Auteur/autrice : Emeline

Une équivoque xénopathique, Michel Jeanvoine

Collège de Psychiatrie

Samedi 4 février 2023
Journée d’étude sur
« Les paraphrénies. Paraphrenisation ? » 

 

Une équivoque xénopathique 

Je ne vais pas reprendre ce qui s’est très bien dit ce matin sur cette plus ou moins vaste question. Tout est fonction du zoom avec lequel nous l’abordons et de la passion classificatoire qui peut animer le clinicien. Ma réflexion de ce matin part d’un constat assez simple, un constat de clinicien, à savoir celui-ci: un tableau clinique s’élabore avec les propos d’un patient adressé à un clinicien. C’est-à-dire, ce que nous avons déjà amplement développé, que le clinicien appartient au tableau. Ceci est un premier point à toujours rappeler. La clinique est freudienne, lacanienne, … C’est-à-dire rappeler qu’avec l’adresse les enjeux du transfert sont toujours à la commande.

Et la question suivante vient alors immédiatement à l’esprit, en quoi et comment un tableau clinique est susceptible de se transformer, car ceux-ci se transforment et évoluent, même si cette transformation se tisse autour de quelques fils initiés dans un premier moment que nous pourrions appeler fécond. Et en quoi le transfert pourrait-il être de la partie? Ma question d’aujourd’hui est celle des conditions de cette transformation qui ne conduit pas, ici, vers un état déficitaire, cette fameuse démence, mais vers un état de pacification qui peut prendre des allures variées à couleur interprétative, paranoïaque, imaginative, fantastique, voire confabulante …. Vous reconnaissez là les différentes catégories de notre sémiologie des paraphrénies mais avec ceci, c’est qu’après un moment dit fécond la chronicisation active engagée peut se faire, dans la pleine conservation des capacités intellectuelles et cognitives du patient, vers un état de pacification progressif. D’où le terme proposé de « paraphrenisation », ou que nous pouvons proposer, pour caractériser ce travail. Quels en seraient alors les enjeux ?

Si tout parcours de ce type commence le plus souvent par une effraction xénopathique, dont nous pouvons à chaque fois, avec le patient, en reconstruire les coordonnées symboliques – ce que nous appelons l’entrée dans la psychose – il peut arriver régulièrement, ou pas , qu’un nouveau moment fécond, voire plusieurs, viennent le rythmer. Occasion pour donner un peu mieux à lire comment ces coordonnées symboliques sont toujours actives, et surtout comment le savoir-faire du patient a pu se développer dans ce type de situation critique, et comment celui-ci peut participer activement à cette pacification. Ce sont donc de nos patients qu’il nous faut apprendre. Et nous comprenons peut-être un peu mieux pourquoi il importe de rappeler que le clinicien participe non seulement du tableau clinique mais de l’invention possible ou pas, d’un savoir-faire. 

1921, Paul GUIRAUD publie son article, désormais célèbre, intitulé « Les formes verbales de l’interprétation ». Il fait le constat, après SÉRIEUX et CAPGRAS, de la présence quasiment constante, et tout spécialement dans le mécanisme même de l’interprétation, mais pas seulement, de jeux verbaux comme le rébus, le double sens des phrases ou des mots, des jeux de mots… Il en relève la fréquence, l’importance, sans pour autant aller au-delà. Dans son article, Paul GUIRAUD apporte de nombreux exemples cliniques. Et il peut conclure que les quelques caractéristiques des interprétations verbales sont, tout d’abord, la polarisation de l’association de mots par l’état affectif, et la perte localisée du sens critique, en pointant un essai d’harmonisation entre la nouvelle certitude affective et l’intelligence. La présence d’une activité hallucinatoire résiduelle, d’une exaltation morbide, voire de l’influence, peut se développer, en empruntant l’image employée par Paul GUIRAUD, tel un néoplasme psychologique habillé par les néologismes, les jeux de langage… 

Ce constat tous les cliniciens attentifs le font avec régularité. LACAN s’y arrêtera et pourra même s’appuyer sur les remarques cliniques, très justes, mais trop courtes de Paul GUIRAUD.

En ce qui nous concerne, comment pouvons-nous lire ces manifestations et quel statut leur donner ?

J’avais pu faire, il y a bien longtemps, un premier travail sur cette question, intitulé « De l’hallucination à l’interprétation », 1993 – vous le trouvez, avec d’autres textes, dans « Parcours d’écriture(s) « – où j’étais sensible à la dimension topologique à l’œuvre dans la construction d’une nouvelle réalité, comme le suggère FREUD dans ses commentaires sur les Mémoires du Président SCHREBER. Je faisais référence à la bande bilatere à double tour (BB2T, celle qui, par recollement donne une bande de Moebius) pour rendre compte de l’organisation structurale du délire schreberien en un dualisme (et non pas dualité) . Et je pouvais alors montrer comment ses interprétations, dites délirantes, relevaient d’un même montage topologique, commandé xénopathiquement. Tout semble donc se passer comme si un certain savoir-faire, dont nous pourrions rendre compte topologiquement, opérait, depuis la très bruyante irruption initiale, et xénopathique, de l’hallucination verbale jusqu’aux manifestations les plus fines de l’influence et de l’interprétation. Il y a là, dans l’évolution d’un tableau clinique – évolution, cependant, que nous ne rencontrons pas toujours, mais habituelle – il y a là un processus de pacification, une manière de faire avec ce qui s’impose et ainsi l’aménagement progressif d’une place dans un tissu social. Là où les coordonnées symboliques évoquées l’avaient introduit à une situation où il s’était avéré qu’il n’y avait pas d’autre recours pour lui que tomber dans le trou qui s’ouvrait, un maelström emporte alors son imaginaire. Avec le consentement à ce qui s’impose à lui, et vient faire écriture d’un nouveau bord, un savoir-faire s’invente. Avec l’assomption de ce consentement, et le savoir-faire qui en tombe, une nouvelle réalité se construit, certes délirante, mais une réalité. Celle-ci possède cette caractéristique d’être toujours au travail, sans cesse en construction, et sans le poinçonnage dont le névrosé se soutient avec son symptôme défensif. Si le tissu de cette réalité « délirante » a toujours comme fil la consistance de ses premiers autres xénopathiques, dans leur entre-deux, prend place, s’élabore et se loge progressivement la dimension de l’énigme. Et la progressive civilisation de son monde se fait du même pas, et au même rythme que cette progressive mise en place.

Une énigme de nature xénopathique !
Une énigme qui cherche son bord, pourrait-on dire,et un bord tout à fait singulier puisqu’en dernier ressort c’est du jeu même de la lettre que celui-ci se constitue.

Examinons ce mécanisme, toujours identique à lui-même. En voici un exemple.
Une patiente est reçue par Paul GUIRAUD dans son bureau. Sur celui-ci se trouve disposé un bouquet de dahlias mis en place par l’infirmière. La patiente pourra évoquer un peu plus tard, en interprétant la présence de ces fleurs, les menaces de mort manifestes dont elle fait l’objet… Tout semble se jouer dans le passage de la parole à l’écrit : en effet comment ce « dahlias » présent sur la table, nommé par la patiente, peut-il se décliner dans l’écriture ? « dahlias » / « dalle il y a ». Tout se passe alors comme si le persécuteur pouvait habiter ce « dahlias », et ainsi ce bouquet faire signe et faire résonner ses menaces. C’est par l’écriture que cette double déclinaison s’ouvre, lieu d’un entre-deux où cette énigme prendra progressivement corps, donnant un instant à la patiente un lieu où habiter. Elle se fait l’énigme. Là est un savoir-faire qui s’impose et la commande par ce trait qui fait bord, et qu’elle ne peut que faire sien. Un double bord, une double boucle dont nous pouvons rendre compte par cette bande bilatere, qui cherche à se boucler en trouvant un destin moebien. Opération à réitérer cependant, car cette néo-coupure qu’elle vient habiter ne peut avoir le statut d’un véritable poinçonnage. L’énigme dont elle se soutient n’a aucunement le statut d’un impossible.

Nous pourrions évoquer en cet endroit les travaux de Claude-Levi-Strauss sur la structure du mythe. Le travail de paraphrenisation, si nous adoptons ce terme, semble posséder les mêmes caractéristiques qu’un mythe: un être verbal, en développement concentrique, avec en son cœur une énigme, et qui se présente dans une structure feuilletée. Comme si la réalité du patient était dédoublée, possédait, au delà de celle qui se présente, une autre dimension, qui peut prendre des dimensions les plus diverses,imaginatives, fabulatrices ou confabulatoires, fantastiques… 

Une même condition entre mythe et psychose: pas d’énonciation collective et pas d’énonciation qui spécifie un sujet parlant. C’est alors le bord, avec sa consistance, qui donne corps, soit le lieu sacré des origines avec le mythe, soit l’autre xénopathique chez ce patient en mettant en place le lieu d’une énigme. Ce patient ne peut qu’en faire la radicale épreuve, là où, équipé du refoulement, nous sommes en mesure de ne rien vouloir en savoir au prix masochiste du symptôme. 

N’êtes-vous pas saisi par la proximité, manifestée ici, avec les propositions freudiennes sur la psychopathologie de la vie quotidienne ? Son analyse du mot d’esprit, par exemple ?

N’êtes vous pas saisi par la proximité, manifestée ici, avec la construction du symptôme ? Construction qui ici échoue, et ne peut que se répéter, avec un peu plus de finesse et précisions. La ponctuation n’est pas un poinçonnage. 

Le symptôme, si nous suivons FREUD avec LACAN, peut se lire comme le retour d’un élément refoulé, voire, plus précisément, du refoulement lui-même, où l’analysant peut lire son propre message qui lui vient de l’Autre. Si nous reprenons, à titre d’exemple, cette même séquence, ce « dahlias » occupe un bord, celui du « je », et ce « dalle y a » sur un autre bord, le bord indexé de « l’autre » d’où lui vient son message. L’interprétation lacanienne, en pointant la répétition, conjoint ces deux bords en révélant leur homogénéité insoupçonnée en les mettant en continuité. C’est le travail même sur et avec l’équivoque. C’est ainsi que, par cette mise en continuité, se dénoue ce qui s’est noué par la parole. Un espace temps fantasmatique retrouve sa dimension signifiante. L’objet, en exclusion, s’avère en exclusion interne: le sujet y reconnaît son message inconscient. Nous en avons là un exemple. La remise en jeu de ce signifiant dans le travail d’une cure lève le Réel du symptôme en en dissolvant le bord et en proposant, de fait, un nouveau bord, une nouvelle écriture. Mais il importe de remarquer que ce type d’interprétation, l’interprétation lacanienne, ne porte aucunement sur le sens à donner à ce qui surgit sur un bord en proposant, de fait un nouveau mythe, mais relève d’une scansion mettant au premier plan ce lieu d’un entre-deux qui commande et qui ne trouve consistance qu’à se donner ces deux bords en opposition, la double boucle. 

Dans ces deux situations nous rencontrons la sollicitation de l’équivoque, mais sur des versants opposés.

L’une, avec l’interprétation, lacaniennne, de l’analyste, dans ses effets inconscients et automatiques, qui surprend le sujet et le déplace,avec ses effets d’après-coup. Qui va d’un poinçonnage à l’autre.

Et l’autre, avec l’interprétation délirante et son équivoque où un savoir-faire, s’impose, dont le patient ne peut que s’accommoder. Ici, pas de véritable poinçonnage, seulement une place faite à une énigme xénopathique qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et dont un patient est le produit. Patient qui vient valider auprès de son thérapeute le lieu de cet entre-deux, la doublure qui lui donne corps. Un objet en exclusion externe, internalisé par cette validation, pourrait-on dire, si par le sens, en bon lacanien topologue, il peut ne pas être emporté. Là est sa responsabilité d’analyste. 

Avec ce travail de pacification fondé sur la néo-coupure, la réalité du patient prend alors une possible configuration que nous connaissons bien. À savoir le sentiment d’être habité par une mission vectorisant son monde. Celle-ci peut être soutenue par une élation plus ou moins vive, toujours associée à une mégalomanie plus ou moins latente.

La clinique, mais pas seulement, le champ de la littérature aussi, n’est pas sans nous apporter sur ces mécanismes des éclairages saisissants. Comment lire JOYCE, en effet, et son parcours avec NORA, qui l’amène à réaliser, « dans la forge de son âme, la conscience incréée de sa race », réalisant ainsi sa mission en devenant le plus grand des écrivains. Et faut-il rappeler la place grandissante, dans son œuvre, faite à l’équivoque, par le jeu de mots, le jeu de l’entre-deux langues, jusque dans Finnegans Wake, son dernier livre et le plus abouti, pourra-t-on dire… Comme si son œuvre était emportée par le torrent d’une énigme dont elle ne pouvait que se nourrir ! Mais nous sommes ici dans la littérature, et l’expérience semble bien montrer que la civilisation de certains processus par un savoir-faire n’est pas sans effets et conséquences.

Ainsi, avec nos patients, il apparaît que cette pente qui s’ouvre, depuis les premiers temps bruyants d’une entrée dans la psychose, tisse un parcours que nous pourrions qualifier de « paraphrénisation ». Chaque histoire est singulière, faite de toutes les rencontres contingentes, chaque parcours est singulier, et ouvre un chemin spécifique. Mais serions-nous à même, à chaque fois, d’y lire la mise en jeu d’une logique qui s’impose et qui n’est autre, que la logique du signifiant ?

Peut-être serions-nous plus à même, alors, d’entendre ce que LACAN nous disait dans son séminaire sur « Le sinthome », en disant que nous étions tous parlés, mais que notre statut de névrosé nous le faisait ignorer. Nous ne voulons rien en savoir. Seul le psychotique en fait l’épreuve, sans avoir à son service le refoulement inconscient pour s’en défendre en construisant un symptôme. Là peuvent se lire les effets et conséquences très concrets de ce que LACAN avait pu nommer en son temps, la forclusion du Nom du père, signifiant essentiel à une prise dans l’ordre du signifiant.

La clinique de la psychose nous est donc très précieuse. Et comment aborder de la juste manière celle de la névrose sans cet éclairage ? 

Pour conclure, une question se pose, celle de ce que pourrait être une « psychothérapie des psychoses ». Après ce parcours que je viens de vous proposer, il nous faut rester très modeste. Cette pente qui conduirait un patient à prendre un peu mieux sa place dans le tissu d’une communauté, pourrait quelquefois, donner le sentiment que celle-ci se fait au  » petit bonheur, la chance ». 

Les patients que nous recevons, avec la bonne prise en compte du transfert, s’engagent-ils plus facilement dans cette voie ? La question mérite d’être posée.

Et en quoi, et comment, le juste maniement du transfert pourrait ouvrir, pour un patient, avec un peu plus d’appétence, cette pente ? 

Et quelles autres issues à une possible « psychothérapie des psychoses » pourrait-on mettre en œuvre? Et s’il y en avaient, quelles seraient-elles ? Nous en resterons sur ces questions ce matin.

Michel JEANVOINE

WEB’Séminaire février 2023 – Paraphrénies. Paraphrénisations?

Web’ Journée Nationale d’étude

Samedi 4 février 2023

de 9 heures 30 à 16 heures 30

 

« Les paraphrénies. Paraphrénisation»

Au-delà de l’entité clinique, la paraphrénie, qu’ont pu identifier et décrire nos prédécesseurs, peut-on considérer que le mécanisme imaginatif et productif du délire peut être une évolution possible de la ou des psychoses, en particulier lorsque le sujet s’engage dans un travail thérapeutique. Quels effets produisent la rencontre avec un analyste à l’écoute de leur parole? Quels sont les matériaux cliniques qui nous orientent? Que peut-on en faire? Comment éviter une évolution possible vers un syndrome de persécution en repérant la fonction d’étayage que le délire peut avoir pour s’assurer une place dans l’Autre qui le maintienne en vie et dans son rapport au social?

Programme

 
Samedi Matin :

   Présidente de séance : Marie-Hélène PONT-MONFROY 

   Discutants : Jean-Marc FAUCHER et Jean-Jacques LEPITRE

9h30    Marie-Hélène PONT-MONFROY : Introduction  

9h50    Nicole ANQUETIL : « Elaborations sur la Paraphrénie » 

11h30   Michel JEANVOINE : « Une équivoque xénopathique »

Samedi Après-midi :

   Présidente de séance : Pascale MOINS 

   Discutants : Bernard DELGUSTE et Alain HARLY

14h30   Frédéric SCHEFFLER : « Arno : “ j’ai un trouble bipolaire“ ».

15h30   Pascale MOINS : Conclusion  

à 16 heures 30

ASSEMBLEE GENERALE DU COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

Réservée aux membres à jour de leur cotisation 2022 ou souhaitant devenir membre en 2023

Adhérer au Collège de Psychiatrie est une manière de soutenir son action de réhabilitation de la clinique.

Cotisation 80 euros.

 

Jean GARRABE, « Les leçons cliniques dans les sciences de l’esprit : approche historique »

Les leçons cliniques dans les sciences de l’esprit :

approche historique.

Jean GARRABE

 

     Michel Foucault a fort justement sous-titré son Histoire de la clinique « archéologie du regard médical ». C’est en effet la méthode de l’observation au lit du malade – n’oublions pas que clinique vient du grec kliniké techné «  médecine exercé au lit du malade » dérivé de klinikos,  « qui concerne le lit » –  des phénomènes pathologiques que sont les symptômes et leur interprétation comme signes  d’une maladie  qui permet d’en faire le diagnostic et de déduire de celui-ci le traitement adapté à la personne qui en souffre. Je vous propose d’explorer les couches archéologiques modernes  de cette médecine  clinique.

      Sous l’Ancien Régime l’enseignement donné dans les Facultés royales de Montpellier et Paris était purement théorique et se bornait à  des cours scholastiques donnés en latin  du haut d’une chaire  et sans que les professeurs donnent aux étudiants des leçons au lit du malade. La seule science d’observation enseignée dans ces facultés prestigieuses était la botanique et elles avaient chacune  pour ce faire un magnifique  Jardin des Plantes. Les premières classifications des maladies se sont faites more botanico.

     Ce n’est qu’à partir de la Révolution que des maîtres comme Corvisart à l’ancien hôpital de La Charité ou à celui militaire du Val-de-Grâce donnent des leçons cliniques à leurs élèves en examinant devant eux des malades. Souvent les assistants prennent  pendant l’examen des notes qui seront ensuite publiées sous le titre Leçons cliniques. Philippe Pinel, nommé en même temps professeur de pathologie médicale à l’Ecole de Santé  créée pour remplacer l’ancienne faculté royale abolie par la Convention  et médecin-chef à la Salpêtrière examine de la même manière des aliénées avec ses premiers élèves Landré-Beauvais  et J .E.D. Esquirol. Ceci lui permettra à partir de l’An IX  de distinguer et de décrire des variétés d’aliénation mentale qu’il décrit dans la 2ème édition (1809) de son Traité Médico-philosophique sur l’aliénation mentale qui a été corrigé par rapport à la premières  en fonction des constatations cliniques  faites  au cours de ces leçons. C’est là l’exemple d’un traité qui n’est pas purement théorique  même si Pinel y formule une théorie de l’aliénation mentale, mais qui  s’appuie sur les constatations faites lors de l’examen clinique du malade, qui essentiellement ce que dit celui-ci sur l’origine de ses troubles. C’est le fameux dialogue avec l’insensé, ancêtre de la psychothérapie verbale. Pour Georges Lantéri-Laura c’est là le premier paradigme de la psychiatrie moderne, celui de l’aliénation mentale.

     Entre les deux éditions du Traité Pinel publie en l’an VI la Nosographie philosophique ou La méthode de l’analyse appliquée à la médecine dont on les historiens datent la naissance de la médecine clinique moderne.

     Pinel signale  en 1809  que son élève Landré-Beauvais publie cette même année sa Séméiotique ou Traité  des signes des maladies. C’est Landré- Beauvais qui lui succédera  à la fois comme professeur de pathologie à la Faculté et comme médecin-chef à La Salpêtrière. Il devait être meilleur élève qu’Esquirol qui est pourtant plus connu que lui, ou plus respectueux de l’enseignement donné par son maître mais son livre qui aura trois éditions sera utilisé pendant tout le début du XIXe siècle pour enseigner aux étudiants en médecine cette nouvelle science des signes. Nous lisons dans l’introduction : « L’enseignement de la médecine clinique, qui est devenu presque général a la fin du siècle dernier, a ramené naturellement à une étude plus suivie et plus judicieuse des signes des maladies. Le professeur qui doit apprendre à reconnaître au lit des malades et à traiter les nombreuses altérations qui surviennent dans notre organise, commence par fixer les sens de ses élèves sur les phénomènes morbides ou symptômes des maladies… il fait distinguer ceux qui sont caractéristiques des maladies, et qui peuvent éclairer sur l’état présent ou futur des maladies. Cette première partie de la médecine clinique, … , était assez négligée, lorsque le professeur Pinel voulut bien, il y a dix ans, m’associer à son enseignement particulier de la médecine clinique » (P. xviij). Cet enseignement particulier est celui des leçons cliniques que Landré-Beauvais cherche ensuite à faire acquérir à ses propres élèves. Dès l’introduction  Landré-Beauvais distingue les phénomènes, les symptômes et les signes et surtout il examine « quelle est la fonction de l’entendement par laquelle un symptôme qui ne frappait que les sens acquiert une signification, et devient un motif de juger de l’existence d’une chose cachée. Cette opération consiste dans recherche du rapport qui unit le symptôme signifiant avec le phénomène signifié, et cette recherche se fait de plusieurs manières : par l’observation physiologique, par l’observation clinique et par l’anatomie pathologique e par l’anatomie » (p.4). Cette expression du  rapport du signifiant et du signifié sera reprise par Ferdinand de Saussure dans son cours de linguistique structurale et ensuite en psychanalyse mais son origine est celle de la séméiologie médicale.

      Dès sa nomination comme médecin-chef des admissions à Sainte-Anne en 1867 Valentin Magnan entreprend d’y donner des leçons cliniques qui seront très suivies par des élèves tant français qu’étrangers ; on peut citer parmi eux le jeune Eugen Bleuler. Elles seront un temps suspendues à la suite d’une campagne de presse dénonçant l’exhibition de fous,  puis rétablies car il n’existe pas d’autres moyens d’enseigner la clinique mentale en train de naître et qu’il ne s’agit plus de fous mais de malades.  Aussi quand est créée à Sainte-Anne même une chaire de Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale tout le monde s’attend à ce que ce soit Magnan qui en soit nommé titulaire, mais à la surprise générale c’est Benjamin Ball qui l’est. C’est d’autant plus surprenant que le service de Ball à l’Hôpital Laennec étant  un service de médecine où ne sont pas hospitalisés des aliénés, il ne peut enseigner la clinique mentale.

     Dans le système universitaire français apparaît le « chef de clinique » jeune médecin qui à la fin de son internat va transmettre aux internes débutant cette science des signes des maladies qui permet de faire un diagnostic.

     Egalement pendant le Second Empire le  professeur d’anatomo-pathologie  à la Faculté Jean-Baptiste  Charcot faisait des leçons cliniques sur les maladies dont souffraient les femmes âgées hospitalisées dans  son service de la Salpêtrière. En utilisant la méthode anatomo-clinique, c’est-à-dire en vérifiant à l’autopsie quelles étaient les lésions du système nerveux central  qui les provoquent il fonde en quelques années la neurologie et devient mondialement célèbre, attirant dans le vieil amphithéâtre où il donnait ses leçons des médecins du monde entier. Ses leçons recueillies par ses élèves comme Désiré-Magloire Bourneville sont régulièrement publiées. Elles sont de deux types : soit des cours théoriques sur les maladies du système nerveux, soit des examens cliniques de malades devant des étudiants.

     Mais après la Guerre de 1870, l’effondrement du Second Empire, le siège et la Commune de Paris Charcot va voir adjoindre à son service de personnes âgées un pavillon d’ « épileptiques simples », malades jeunes qui  les unes font  des crises comitiales authentiques, les autres,  peut-être par imitation,  des crises convulsives que l’on rattache à l’hystérie. Les leçons clinique vont être très différentes de celles d’avant 70 comme celle représentée par André Brouillet (857-1914) dans son célèbre  tableau Une leçon clinique à la Salpêtrière (1887) où l’on voit la malade, Blanche Whitman, tomber dans les bras du chef de clinique  Babinski  en présence d’un auditoire où l’on reconnait, entre autres G. Gilles de la Tourette. Mais Charcot va faire venir dans son service un jeune professeur Pierre Janet lequel, pour sa thèse de philosophie, avait utilisé à l’Hôpital du Havre, avec l’autorisation des médecins de cet établissement, l’hypnose pour explorer l’état mental des hystériques. Charcot  conseille à Janet de faire ses études de médecine et crée pour lui à la Salpêtrière un laboratoire de psychologie expérimentale. Le gouvernement de la IIIe  République crée pour Charcot à la Salpêtrière une chaire de clinique des maladies du système nerveux. Vous savez l’étonnement d’un jeune « nervenartz » viennois qui arrive à Paris pour étudier la neurologie avec une lettre de recommandation de Benedikt à son ami Charcot de voir qu’en fait on s’y occupe maintenant d’explorer l’inconscient, lequel a été découvert il y a fort longtemps. Ce qui est curieux  c’est que Benedikt qui parlait déjà de libido, de pulsion a disparu de l’histoire de la neurologie et de la psychanalyse. Malheureusement Charcot meurt inopinément trois semaines après la soutenance de la thèse de médecine de Janet ; son corps est exposé à l’Eglise Saint-Louis de la Salpêtrière avant ses obsèques civiles au cimetière de Montmartre. Quant Jules Déjerine occupera à son tour la Chaire il mettra dehors tous les collaborateurs de Charcot et fermera le laboratoire de Janet. Heureusement celui-ci a été nommé professeur au Collège de France, en remplacement de Théodule Ribot, et pourra y faire ses cours mais pas de leçons cliniques,  car il ne peut présenter de malades. Il peut  seulement y parler de ce qu’il suit à son cabinet rue de Varennes qu’il désigne  par des pseudonymes. Le seul dont nous connaissions l’identité est Raymond Roussel car celui-ci a lui-même révélé dans  » Comment j’ai écrit certains de mes livres » que Janet a parlé de lui sous le nom de Martial qui est celui d’un personnage d’une de ses pièces de théâtre. Effectivement Janet parle dans De l’angoisse à l’extase d’un nommé Martial. Lorsque Janet a cessé de recevoir des malades rue de Varennes  il a détruit leurs dossiers mais a conservé une liste de leurs noms.

    Les cours de Janet étaient eux aussi sténographiés par des médecins qui y assistaient et publiés. L’assistance au cours du Collège de France étant entièrement libre le public est des plus variés. Je citerai parmi les médecins qui ont assisté au cours de Janet  dans l’entre-deux-guerres Henri Ey, Jacques Lacan et Jean Delay. Celui-ci invitera Janet retraité et âgé pendant l’Occupation à présenter des malades à Sainte-Anne à des étudiants.

    Les professeurs de psychologie à la Sorbonne faisaient assister leurs étudiants à des présentations de malades faites dans différents services de  Sainte–Anne. Je ne vois pas d’ailleurs où ils auraient pu apprendre ailleurs la psychopathologie, certainement pas à la faculté de Lettres.

    Un autre lieu d’enseignement réputé de la séméiologie et de la clinique des maladies mentales étaient  dans l’entre-deux-guerres l’Infirmerie Spéciale où assister à l’examen des individus ramassés par la police dans les lieux publics  dans un état faisant penser qu’ils étaient dans un état d’aliénation mentale par  G.G. de Clérambault  devant quelques auditeurs choisis par le maître des insensés était un privilège rare. Lacan qui y a été interne a pu dire que Clérambault avait été son seul maître en psychiatrie. On sait  que l’ouvrage publié en 1943 par ses élèves sous le titre « Œuvre psychiatrique » n’est ni un traité, ni un manuel mais un recueil d’observations cliniques de malades passés par l’Infirmerie, observations  souvent présentées et discutées lors de séances de sociétés de psychiatrie alors existantes comme la médico-psychologique.

    Dupré quand il sera lui-même médecin-chef de l’Infirmerie maintiendra cette tradition d’examens cliniques de malades avec un auditoire plus mondain comme par exemple l’écrivain Paul Bourget. Je me demande si cette ouverture publique ne vise pas à répondre à la crainte répandue d’un internement arbitraire surtout  s’il résulte d’une procédure policière.

    Pour conclure sur une note plus personnelle je dois dire que c’est ainsi que j’ai appris la psychiatrie. Nommé à l’internat des hôpitaux psychiatriques de la Seine en 1958 j’ai assisté aux présentations de malades que faisait Henri Ey à l’ancien amphithéâtre Magnan, qui étaient suivies d’un exposé théorique dont nous avons retrouvé le contenu dans le Manuel de psychiatrie écrit avec Paul Bernard et Charles Brisset dont la 1ère édition est de 1960. Le premier chapitre de la deuxième partie est consacré à la séméiologie avant que le second n’aborde les méthodes para-cliniques en psychiatrie. Par contre  je n’ai assisté pendant mon internat à Sainte-Anne qu’aux examens de malades  que faisait Lacan à la demande des assistants et des internes  dans le service de Daumézon où à l’époque Georges Lantéri-Laura était assistant et Charles Melman interne ; les conclusions que tirait Lacan de ces examens étaient comme on dit classiques. Mais j’ai assisté aussi pendant ces années de formation à des consultations faites devant les internes par Ajuriaguerra, avant qu’il ne parte à Genève, et pour les enfants par Pierre Mâle.

    Après deux ans de formation à la psychiatrie de guerre dans différents hôpitaux militaires j’ai été nommé en 1964 médecin des hôpitaux psychiatriques. Malheureusement depuis la suppression du service militaire obligatoire les médecins ne sont plus formés à la médecine des catastrophes de guerre, naturelles ou industrielles.

   Dans les services où j’ai ensuite pendant trente ans assumé ces fonctions d’abord à Ville-Evrard puis à l’Institut Marcel Rivière et qui étaient considérés comme qualifiants, j’ai continué à faire ces examens cliniques de malades consentants devant un auditoire d’internes, de médecins étrangers, de psychologues et de soignants surtout pour des malades dits « difficiles », même si je me suis toujours étonné que l’on pense qu’il existe des malades faciles que l’on puisse comprendre tout seul et à partir de connaissances purement théoriques acquises à la Faculté ou ailleurs déterminer la conduite thérapeutique adaptée pour le malade examiné cliniquement. La quasi-totalité des malades était satisfaite quand on leur communiquait les conclusions tirées de cette présentation clinique qu’ils vivaient comme une marque d’attention à leur cas.

    Je sais qu’à un certain moment ces présentations de malades ont été critiquées alors même que l’on proposait, pour diverses raisons,  des examens dans une pièce aménagée avec une glace sans tain qui permettait d’enregistrer l’examen pour le revoir ensuite de manière objective. Il ne s’agit plus d’un examen clinique avec un contact direct de personne à personne.  

    Je suis, bien entendu, particulièrement effrayé de voir utiliser les différentes éditions du DSM, manuel qui, à l’instar de celui  de la Classification Internationale des Maladies n’est conçue que pour recueillir des données épidémiologiques statistiques, dont je ne méconnais pas l’utilité pour les autorités sanitaires nationales ou internationales, comme si elles permettaient d’apprendre et d’enseigner la clinique mentale. Il faut au contraire connaître celle-ci très bien pour pouvoir les utiliser correctement.

    J’ai entendu parler des difficultés que fait la Fédération belge des psychologues qui a un code de déontologie pour que ses adhérents participent à de telles présentations cliniques dans les établissements où elles se pratiquent. Mais le site nous dit simplement que ce code a pour finalité de protéger le public et les psychologues contre le mésusage de la psychologie. Peut-on considérer qu’apprendre la clinique des maladies mentales aux psychologues travaillant dans une institution de santé mentale où sont traités des malades est un mésusage de la psychologie ?  

    Cela aurait beaucoup surpris Joseph Guislain (1797-1860) le «Pinel belge » qui a publié en 1852 le recueil de ses Leçons orales c’est-à-dire le cours de clinique mentale qu’il donnait dans son service de l’établissement d’aliénés de Gand.

   Ou les psychiatres contemporains comme mon maître Paul Sivadon qui, lorsqu’il avait été nommé professeur à l’Université libre de Bruxelles, avait obtenu que la psychologie soit enseignée pendant tout le cursus des études médicales. Le Pr. Jacques Schotte (1928-2007), professeur à Louvain et à l’œuvre duquel  Jean-Louis Feys a consacré en 2009 un livre  qui a reçu le prix de L’Evolution psychiatrique cette même année. Je précise que Schotte était outre un remarquable enseignant des sciences de l’esprit un clinicien distingué et qu’il a transmis cet art difficile de l’examen clinique à de nombreux élèves.

Michel JEANVOINE, « LE POINT-MAISON »

 « LE POINT-MAISON » 

OU « COMMENT J’AI PU TRAMER MA RÉALITÉ » 

Michel Jeanvoine

« Le point-maison », c’est sous ce titre que je vais avancer quelques réflexions et questions. Et, pour ce faire je vais m’appuyer sur ma clinique et tout spécialement sur les propos d’un patient que j’appellerai « Roberval ». Peut-être en comprendrez-vous, dans l’après-coup, le pourquoi. Celui-ci s’était donné pour objet de m’entretenir du « comment il avait pu faire pour reconstruire sa réalité, pour la tramer » disait-il. Réalité qui à un moment s’était étrangement dissociée et fragmentée.


J’avais été amené à rencontrer Roberval alors que celui-ci présentait pour la première fois ce que les psychiatres appellent un « épisode aigu délirant ». Et tout avait commencé, avec son entourage, par ce qui s’était imposé, à savoir une hospitalisation. Dans ses premiers entretiens, à sa sortie, celui-ci m’apprit sa passion pour l’informatique et qu’il « fonctionnait en binaire ». « Oui-non », « Vrai-faux », … Il « avait touché son rêve » et il « s’était perdu » disait-il.  « Il n’y avait plus de profondeur…comme une surface, l’écran de l’ordinateur et je ne savais plus de quel côté je me trouvais… ». « L’ordinateur me parlait… ».


Une maison, sa maison livrée au grand vent de l’Autre. Une barre qui ne remplit plus sa fonction, ou encore en termes borroméens, un dénouage de RSI qui l’introduit à cet espace-temps si particulier qu’il décrit. C’est à partir de là, après cette hospitalisation, que le projet lui vient de m’entretenir de la reconstruction de cette « maison » et de sa « réalité ». « Je suis allé aux confins de l’univers…j’en ai fait le tour… ce que je peux vous dire c’est qu’il n’y a que du positif ou du négatif, de la vie ou de la mort… ou de la matière et de l’antimatière… ».


Peu importe les termes qui qualifient cette opposition puisque ce qui importe est le jeu de cette opposition même. En effet ce qui lui importe est d’être le « trait », « une boule d’énergie pure », comme il le dit, entre ces deux termes, ou bords en tension, en évitant leur collapse. Collapse qui mènerait à « l’apocalypse » ou à « la catastrophe ». Il doit y en avoir « au moins un » qui doit être là pour faire ce travail, pour faire que « cela tienne ». « Cela pourrait être quelqu’un d’autre que moi, … je n’en sais rien. Mais c’est ainsi. » 


Ainsi Roberval nous l’apprend, il n’a pas le choix. Il est nécessairement celui par qui cela tient, indispensable à ce qu’un univers puisse ainsi se déployer sans se collaber brutalement. « Je suis passé ainsi d’un système binaire à un système ternaire. C’est-à-dire qu’il n’y avait plus seulement du « vrai-faux » mais du « peut-être… ». 


« C’est comme cela que j’ai pu reconstituer ma base et élaborer ma sphère. C’est comme cela que j’ai pu devenir autre chose que cette boule d’énergie pure, en faisant le trait. » Vient prendre place ici la constitution d’un objet dont le support est un objet africain qu’il appelle aujourd’hui son amulette :

« Je le regardais… je dépendais de lui… Il me parlait doucement ».

 C’était une « bonne voix » par opposition aux autres.  

« C’est lui qui conservait ma mémoire… Sans lui je n’aurai pas pu faire cela…»

« Ce bijou était ma liberté, c’est lui qui m’a permis de sortir de ma prison. »

« Alors j’ai pu penser par boucle, ça se bouclait, ça se fermait, et puis je pouvais passer à autre chose en oubliant ce qu’il y avait derrière. »

« La difficulté pour se reconstituer, disait-il, c’est qu’il faut avoir un point fixe. Cet objet m’a permis de trouver ce point fixe. Il m’a permis de mettre quelque chose entre moi et les voix. »

« Je l’appelais mon ça… Je me confiais à lui en le regardant et il prenait mes pensées et je pouvais alors passer à autre chose. Il conservait ma mémoire comme une petite graine. »


Cet objet dont il parle est une croix donnée par un touareg. D’un côté, il y situe le « plus » dont il parlait, et de l’autre, en opposition ou en tension, le « moins ». Cette croix, suspendue à une ficelle, pouvait être animée d’un mouvement de rotation. Et c’était là un point manifestement important pour lui et sur lequel il n’a rien dit. Je voudrais insister sur ce que Roberval présente ici comme son « invention » et sur ce qui lui a permis de reconstituer sa maison en retrouvant de la profondeur, son « moi » comme il l’appelle.


« J’étais le trait et pour me dégager j’ai dû choisir un côté, le plus. J’aurais pu choisir l’autre côté… Mais l’important était de faire un choix… J’ai dû compter, un, deux à partir de ce bord (en désignant les deux bords en opposition ou tension), j’ai compté un, deux, et j’avais ainsi, à chaque fois, un coup d’avance, un plus Un… »

« A partir de ce moment où j’ai pu compter plus Un, les hallucinations ont cessé. »

« Je tiens le couple, c’est ma base… c’est comme cela que j’ai pu tramer ma réalité…. C’est le point. » 


« Tenir le couple », « tramer l’étoffe de sa réalité », user d’une telle invention place Roberval dans une nécessaire solitude qu’il assume comme son destin parmi les hommes. Il se voulait auparavant « hors système » et le voilà dans cette situation, paradoxale à ses yeux, de soutenir une invention qu’il appelle lui-même « un système de la conscience » : « un système de la conscience qui lui procure un abri, une maison. En assurant, et en assumant cette fonction de faire le plus Un, il assure son destin d’homme dans un collectif rendu alors vivant et Roberval a le sentiment d’être par l’intermédiaire de cette « base », un « filtre » ou un « médiateur ». Le voilà comme « divisé », c’est son mot, mais « divisé dans le réel », entre « l’immortalité » due à cette « conscience universelle » et sa mortalité liée à son destin d’homme. Ainsi rend-il compte de son travail de médiateur par l’intermédiaire de la mise en fonction de cette « base ».


« Cette invention est pour moi comme une mythologie… » « Où suis-je allé chercher tout ceci ? Où suis-je allé chercher cette invention ? ». « D’où ceci peut-il bien me venir ? ». Telle est sa question.


Voilà quelques-uns de ses propos que j’ai retenus et jugés bon de vous présenter, ceux directement en lien avec ce « point-maison » dont j’ai fait mon titre. Il est toujours délicat de rapporter les propos d’un patient dans le cadre de la présentation d’un travail. Mais mettre ceux-ci en circulation, en tirer des enseignements, les mettre au travail, participe de cette topologie qu’a bien voulu exposer Roberval dans la confiance qu’il a pu nous faire. Le clinicien lecteur en est alors partie prenante et participe, par le lien de transfert de cette topologie.


Que dire de ces enseignements ? 


Je commencerai tout d’abord par quelque chose que nous connaissons bien, que nous avons appris à repérer, premier dans son propos et qui se vérifie une nouvelle fois. A savoir la présence d’une tension sociale qui fonctionne comme un appel dans le réel et qui se donne, à la lecture qu’en fait Roberval, dans le statut d’une béance, voire d’une coupure. Il y a une opposition énigmatique à laquelle il a à faire. Et il s’agit pour lui de pacifier cette tension qui s’impose au monde au risque d’un collapse. Et c’est dans le réel que cette béance prend la parole par la consistance voisée donnée à ces deux bords qui la présentent. Qu’importe comment nommer les deux bords en opposition, matière/antimatière, +/-. Il y a là une faille qui commande son être, une tendance au collapse qu’il a à relever afin que du corps puisse se soutenir, la consistance d’un « peut-être ».


Nous pouvons lire communément ce lieu comme spécifié par la dimension même du signifiant. En effet, avec Jacques Lacan nous avons pris le pli de lire le signifiant comme non identique à lui-même, par opposition à la lettre dont la spécificité est d’être identique à elle-même. C’est en ce lieu, celui de la barre, que celui-ci nous dit constituer son être et qu’ainsi il pourrait trouver son statut de parlêtre dans le registre du signifiant. C’est en faisant, mieux, en étant le « trait » entre ces deux espaces pourtant en opposition, que celui-ci maintient ouvert une faille qui donne la vie et évite le collapse redouté. Il est à noter que ce champ s’impose à lui xénopathiquement et que ces deux bords s’adressent à lui dans des registres différents et opposés, avec des hallucinations de natures différentes et opposées.


En ce lieu, et faisant trait, il devient la cause de l’univers qui peut ainsi se déployer. Son consentement à faire trait lui assure sa raison en lui donnant la place qui s’était avérée lui faire défaut. « Il en faut au moins Un pour faire ce travail, … et je suis celui-là ». Peut-être aurions-nous à remarquer que le trait que celui-ci consent à soutenir n’est pas sans évoquer pour nous le trait de la pure différence qui spécifie l’ordre du symbolique. Qu’en est-il vraiment et comment qualifier ce pseudo « einziger Zug » ?


Ici se trouve le point de certitude de Roberval, énigmatique. Un univers se déploie dont il est, par son travail, la cause et l’ombilic. De la même manière Schreber nous avait appris comment il était tenu d’assurer à Dieu son éternité perdue dans et par l’actualisation d’un conflit entre espaces divins. Une même topologie autour d’une faille. 


C’est en ce lieu que Roberval fait valoir son « invention ». Le travail du chiffrage sur les deux bords xénopathiques de cette faille lui assure, nous dit-il, un temps d’avance par un +1 qui le met à l’abri des sollicitations hallucinatoires dont il était habituellement l’objet. Sur ce point il parait d’une grande précision et d’une grande assurance : « C’est à partir du moment où j’ai pu compter plus 1 (+1) que les hallucinations ont cessé. » Quel est ce travail de « comptage » ? Comment entendre ce +1 et le lire ? « Je compte un, dit-il, en désignant un côté quelconque, et puis deux en désignant l’autre bord de la faille. Ce travail de comput lui assure ainsi un « coup d’avance, un +1 ». 


Aussi pourrions-nous avancer avec prudence que le choix de faire avec ce qui s’impose à lui, lui donne ce « coup d’avance », ce « +1 ». Gagne-t-il dans cette opération une maîtrise imaginaire toute relative de cette faille réelle qui n’a de cesse de s’ouvrir, et de se réouvrir… faille qu’il vient combler et dont il fait le fondement de son être. « Par ce comptage je tiens le couple ».


Tout semblait se passer pour lui comme si cette formalisation à laquelle il se livrait avait été la formalisation de l’engendrement d’une réalité. Et par ce défilé, où il tient la place du « médiateur », il « filtre » pour l’univers qu’il soutient, une « conscience universelle » qui s’impose xénopathiquement. Nous aurions alors là, réalisées par sa mission, les conditions d’une « humanisation », voire d’une « domestication », de ce qui fait retour, et s’impose dans des modalités xénopathiques, à savoir une « grande soupe primitive »… « Ma pensée peut alors se boucler… et une mémoire s’inscrire. »


Cette « invention » apparaît comme n’étant pas autre chose qu’un travail de logique, comme une formalisation susceptible d’une écriture. Elle vise le statut d’une fonction qui lui assurerait un « moi », voire comme il le dit, « une maison ». Et son projet n’est pas moins que de la faire connaître au monde entier.


Cet engendrement n’est pas, pour nous, sans évoquer ce que nous pouvons savoir par ailleurs de l’engendrement des nombres. Lacan a su, le moment venu, prendre un appui indispensable sur les travaux des logiciens et tout spécialement sur ceux de Frege. En effet celui-ci nous présente l’engendrement des nombres comme un travail de comput où s’invente le successeur par la prise en compte, à chaque fois, du zéro compté comme un « Un », un « +1 ». Nous avons là, chez ce logicien, présentée la manière de faire advenir du zéro sous la forme du 1, en lui donnant corps au champ de l’identique. Ainsi de l’engendrement, ou de l’enchaînement des nombres peut-il être rendu compte. Que faire de ces remarques ?


Par ailleurs, cette « invention » où il est question de pouvoir faire trait entre l’un et l’autre en opposition, entre les deux bords d’une faille, mérite que nous nous y arrêtions. En effet une même topologie se découvre à lecture des « Mémoires du Président Schreber », si nous savons le lire. Tout semble se passer comme si la constitution de ce trait médian donnait à ces deux bords en opposition la propriété de n’être qu’un seul et même bord et de fonder, créer un univers. Un espace-temps se constitue par le bouclage d’allure moebien de ces deux bords qui restent en opposition, mais cependant en continuité. Cet exercice de topologie pourrait être pensé comme un simple exercice de topologie sur le recollement d’une bande bilatère à deux tours en lui conférant ainsi la propriété moebienne recherchée. Cette piste de réflexion semble en effet précieuse et lourde de perspectives nouvelles. 


La mise en œuvre d’un tel engendrement, d’un tel exercice de topologie, le met à l’abri de ses voix, nous dit-il. Nous pouvons penser en effet qu’une telle opération ne peut que pousser à la civilisation d’un processus jusque-là non symbolisé. Quel(s) rapport(s) et quels liens entretient-elle avec la question de la symbolisation de la métaphore paternelle qui, ici, chez Roberval, ferait défaut, si nous suivons l’enseignement de Lacan et ses repères. Cet exercice serait-il en mesure de palier, voire de suppléer son défaut ? La question mérite d’être posée.


Mais sur quoi, et avec quoi, opère cette « invention », quelle est la nature de cette « soupe primitive » dont il se fait le médiateur ?


Ces éléments ont assurément une certaine consistance, celle tout d’abord de la voix, mais ne peut-on pas faire l’hypothèse que s’imposent à lui les éléments d’un social déjà tissé, déjà humanisé, auquel il est radicalement étranger, et qu’il ne peut recevoir que dans des modalités xénopathiques d’intensité variable ? Ainsi, sur ces éléments déjà tissés et xénopathiques, se prend un appui « contre » qu’il décrit, et s’y forge ainsi une place et un destin. 


Une même topologie semble soutenir le propos et l’écriture joycienne. Lacan nous fait remarquer que contenant et contenu, ou encore par exemple, le cadre et l’image, sont mis en continuité, assurant ainsi à Joyce, dans cet effet de balance entre l’un et l’autre, son savoir-faire d’écrivain. « Je me livre à des pensées… je suis une balance cosmique… » nous dit Roberval.


Tout semble alors se passer comme s’il y avait là le déploiement des termes de la structure telle qu’elle nous intéresse et avec laquelle nous travaillons. A ceci près – et ceci n’est pas mince – que ces termes ont une consistance déjà écrite et garantie par un Autre énigmatique qu’il s’agirait de trouer pour y prendre une place et assumer le destin d’élection qui va avec.  


Cette « invention » n’est pas autre chose que « l’invention » d’un « point » avec lequel il tisse, il « trame », pour reprendre son mot autrement connoté, une réalité pacifiée, là où celle-ci partait en morceaux. S’agit-il de la constitution d’une « maison », ou encore de son « moi » ? S’agit-il d’un nouvel égo ? D’un néo-égo ? 


A la fin de son enseignement Lacan nous propose la topologie borroméenne avec le nœud borroméen qui noue trois registres R, S et I. La manipulation, essentielle au nœud, nous apprend qu’une infinité de présentations, avec leur mise à plat, est possible. En voici quelques-unes au tableau.


Cette présentation de la structure lui, permet d’avancer l’hypothèse de la paranoïa comme relevant exclusivement de la mise en continuité des trois registres : soit relevant d’un nœud de trèfle. Nous pourrions en avoir ici, dans et avec la dynamique de ce délire, une illustration, mieux une présentation. Pris dans la torsion hyperbolique et le morcellement de sa réalité, l’« invention » de ce « point » pacifiant ne relèverait-elle pas de cette opération de mise en continuité ? Lorsque celui-ci nous dit qu’il « tient le couple » en faisant « trait » ne s’agit-il pas d’un nouage qui mettrait en continuité ces trois registres en lui assurant une consistance commune ? 


Or cette opération est amenée à se répéter avec ses bouclages successifs. Comment serait-il possible d’en rendre compte avec la topologie borroméenne ? Si cette tentative reste vaine, dans la mesure où l’éventuel dénouage par le défaut de symbolisation de la métaphore paternelle est toujours possible, elle apporte cependant un effet pacificateur.


Quelques propositions viennent ainsi à notre main par la manipulation de ce nœud Bo. Il me faut vous les proposer et tester ainsi leur validité. 


En effet si nous examinons le nœud à trois, celui-ci peut se concevoir comme l’enlacement de deux ronds pliés qui forment « faux-trou » et d’un troisième qui vérifie ainsi le trou formé par le « faux-trou », ce que Lacan appelle aussi un « cycle ». Le nœud Bo peut se construire de cette manière en nous donnant une présentation simple de ce que nous pourrions appeler aussi « le point de la métaphore ». 


La solution proposée par Roberval ne serait-elle pas une réponse, la sienne, à cette question : comment fabriquer, créer de la consistance ? Mieux, comment créer de la consistance avec ce qui parle dans le réel et s’impose à lui, avec ce qui se présente dans un état de désintrication ? Cette manière de « tenir le couple », de « faire la balance » et le « trait » ne serait-elle pas une manière de palier le défaut de symbolisation de la métaphore paternelle – défaut qui ouvre sur « l’apocalypse » – en usant d’un savoir sur ce point de la métaphore, sur le jeu de la structure, et qui l’introduit ainsi progressivement au champ des paranoïas ? Ainsi avec la consistance d’un réel déjà là, pourrait s’opérer un nouage pacifiant, tout en laissant Roberval en appui xénopathique… soit une position de « filtre médiateur ».


Dans son séminaire sur « Le sinthome » Lacan explore, entre autres, les conséquences du nœud à quatre. Soit trois cordes déliées qui tiennent borroméennement par une quatrième qui les noue, en introduisant, de fait, la propriété borroméenne en défaut. Cette quatrième est nommée par lui « sinthome ».


Une manière de présenter cette « invention » ne serait-elle pas, ici, de concevoir une mise en continuité dans ce qui, dans cette chaîne à quatre, fait cycle entre le symbolique et le sinthome ? L’ensemble de la chaîne tiendrait par sa consistance ainsi établie, dans cette mise en continuité, entre S et le sinthome : « Je tiens le couple ».


Voilà les quelques réflexions bien téméraires que je voulais vous livrer aujourd’hui. Et encore merci pour m’avoir rendu ce travail possible.     

 

Marie-Hélène PONT MONFROY « LE TEMPS LOGIQUE »

LE TEMPS LOGIQUE

Marie-Hélène Pont-Monfroy 

Le bureau du collège de psychiatrie a décidé d’aborder un cycle de travail sur la question de la temporalité dans notre clinique et pour introduire cette phase de travail, je vais vous proposer ce soir, une lecture serrée du texte de Lacan « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipé »  qui me semble être un texte tout à fait fondamental pour aborder cette question. Dès lors qu’on s’intéresse à la clinique et à la subjectivité, on s’aperçoit en effet, que la temporalité ne peut pas être réduite à un temps linéaire et continue, tel qu’on se le représente dans une frise chronologique, par exemple.


Le sujet parlant, d’être constitué par le langage, est pris dans une scansion temporelle liée à la discontinuité du signifiant et on se rend compte que le temps du calendrier ou de la montre sont avant tout des constructions sociales qui ne prennent leur consistance que de la référence phallique. Freud disait d’ailleurs, que l’inconscient ne connaissait pas le temps et son étude du rêve a montré à quel point des strates de mémoire très éloignées les unes des autres peuvent se télescoper dans la vie psychique d’un sujet.


Si la répétition et le fantasme sont au cœur de l’organisation des symptômes dans la névrose, Lacan a souligné que c’est sur le mode du futur antérieur que s’organise notre rapport à la mémoire dans une forme de circularité entre futur, passé et présent. Il a, en effet, insisté sur l’emploi du futur antérieur comme constitutif de cette circularité diachronique de la vie psychique prise dans les rets du langage. Je vais prendre un exemple : « Cela aura été difficile mais j’y suis arrivé », dans cette phrase la forme grammaticale utilisée est le futur, mais ce qu’elle exprime est un événement passé qui se trouve ensuite articulé à l’actualité du sujet. L’utilisation du futur antérieur met donc bien en lumière le nouage qui s’opère pour un sujet entre présent, passé, et futur.


Néanmoins, cela fonctionne-t-il de la même façon pour un sujet psychotique ? Peut-on réellement parler de répétition lorsque le discours d’un sujet vient se désarticuler au point parfois de nous faire perdre tout repère temporel et toute historisation de ses symptômes, ou bien encore, lorsque la fixité de son discours holophrastique empêche toute projection et fige le sujet dans une fixité mortifère. Le rapport à la temporalité d’un sujet est souvent un point de repère clinique très précieux quant au repérage de sa structure et nous aurons probablement l’occasion de décliner cela au cours de la prochaine journée du Collège de Psychiatrie organisée en février prochain.


Mais, arrêtons-nous, tout d’abord, sur le texte de Lacan : « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». Ce texte date de 1945, c’est-à-dire de l’immédiat après-guerre. Il est paru dans un premier temps dans la revue « Les Cahiers d’art 1940-1944 » et sera ensuite remanié par Lacan avant d’être publié dans Les Écrits en 1966. Il se situe donc peu de temps avant l’article sur « le stade du miroir » qui date de 1949 et il en constitue d’ailleurs, d’une certaine façon, les prémices.


Dans ce texte assez précoce de son enseignement, Lacan aborde une conception tout à fait nouvelle de la mise en place de la subjectivité qui fait prévaloir la structure temporelle sur la dimension spatiale, bien que ces deux dimensions soient toujours inévitablement associées. Lacan opère d’ailleurs ici, me semble-t-il, un premier nouage entre le langage, l’espace et le temps, nouage inaugural de tout ce qu’il ne cessera d’articuler ensuite avec le graphe du désir, puis la topologie et les nœuds. Le Temps logique est donc un pas décisif dans son enseignement, auquel il ne cessera pas de se référer tout au long de son séminaire.


Le sophisme 

 

Venons-en à la présentation du sophisme qu’il nous propose pour illustrer son propos. J’ai cherché si ce petit problème logique qu’il nous soumet, était l’invention de quelque logicien auquel il se serait référé, mais je n’ai pas trouvé, et d’ailleurs il dit lui-même dans son séminaire sur Le Moi qu’il est de sa propre invention, il le désigne comme « son petit sophisme » :


Le directeur d’une prison réunit trois prisonniers et promet la liberté au premier d’entre eux qui découvrira la couleur du disque qui est fixé dans son dos. Ce disque sera choisi parmi trois blancs et deux noirs (○○○●●). Les prisonniers n’ont aucun moyen d’apercevoir leur propre disque, ni le droit de communiquer entre eux.


Il y a donc trois combinaisons possibles : deux noirs et un blanc (●●○), un noir et deux blancs (●○○), trois blancs (○○○). Or chacun des trois prisonniers voit dans le dos des deux autres un disque blanc. Après s’être considérés entre eux un certain temps, nous dit Lacan, les trois prisonniers se dirigent ensemble vers la sortie et chacun conclut avec le même raisonnement, qu’il est blanc, ce qui est exact.


Ce raisonnement tient, précise-t-il, en trois étapes :


1 – Chacun des prisonniers va pouvoir se dire : « Etant donné que je vois deux disques blancs (○○), je sais instantanément que la première combinaison, c’est-à-dire deux noirs un blanc (●●○), est fausse étant donné qu’il n’y a aucun noir. » Reste donc deux hypothèses possibles : soit un noir et deux blancs soit trois blancs.


2 – Chacun des prisonniers va alors pouvoir penser : « Si j’étais moi-même noir, chacun des deux autres aurait pu alors se dire : « Si j’étais moi aussi un noir, le troisième voyant alors deux disques noirs, aurait pu reconnaître immédiatement qu’il était blanc et il serait sorti aussitôt» Or aucun des deux autres n’a bougé … » … cela exclut donc la deuxième combinaison (●○○).

 

3 – Je me hâte donc de sortir pour dire que je suis blanc comme eux (○○○).

Et ce n’est, nous dit Lacan, que parce que les trois prisonniers sortent précipitamment, en même temps, qu’ils peuvent avoir la certitude d’être blanc. C’est-à-dire qu’ils ne peuvent avoir la certitude que la deuxième combinaison est fausse qu’à condition que chacun des trois ait eu le même raisonnement et les mêmes temps d’arrêt : le premier temps d’arrêt, immédiatement, puisqu’ils ne voient aucun noir, et le deuxième temps, ensuite, lié au temps de réflexion nécessaire pour aboutir à la conclusion. Cette simultanéité de leur raisonnement suppose donc qu’ils aient le même degré d’intelligence et de déduction logique … ce qui n’est qu’incertain dans une mise en situation réelle! 


Néanmoins, bien que cet apologue constitue un véritable sophisme, ce que Lacan désigne lui-même dans ce texte comme « une erreur logique »  ce qui l’intéresse, c’est qu’il constitue un outil intéressant nous permettant d’appréhender une certaine forme de vérité quant à la constitution du sujet du désir.


Les 3 temps du procès logique

 

Il va donc reprendre, pas à pas, les différentes étapes du « procès logique », comme il l’appelle, qui transforment les trois combinaisons possibles en trois modulations du temps subjectif : La première combinaison correspond nous dit-il à l’instant du regard qu’il l’appelle également l’instant de voir, la deuxième au temps pour comprendre et la troisième au moment de conclure.


La première combinaison : deux noirs et un blanc (●●○) correspond donc, à l’instant du regard, c’est-à-dire à l’évidence que cette hypothèse n’est pas la bonne dès lors que chacun voit que les deux autres sont affublés d’un disque blanc. L’instant du regard, c’est la « valeur instantanée de l’évidence », « ce temps de fulguration égal à zéro où il suffit de voir, pour savoir » dit-il. Il correspond « à un mode du sujet impersonnel, désigné ici par la formule « on sait que » … qui ne nécessite aucune subjectivisation, un petit appareillage, dit-il, pourrait aussi bien faire l’affaire pour aboutir à cette conclusion ». Il ajoutera, néanmoins, dans son séminaire Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse en 1965, que « cet instant de voir, constitue le temps inaugural du sujet dès lors qu’il s’insère dans la dimension du langage. »  C’est-à-dire qu’il constitue une première étape logique de la constitution du sujet même si à ce stade il ne relève encore d’aucune subjectivation.


Ce qui intéresse Lacan et sur lequel il va s’arrêter, c’est le fait que cette première étape du raisonnement correspond à un premier temps d’arrêt, puisque les prisonniers ne bougent pas, qui est lié à cette première évidence. Je reviendrai sur la valeur de ces temps suspensifs qui jalonnent le procès logique et qui sont essentiels à la mise en place de la subjectivité. Leur rôle est, en effet, tout à fait crucial.



LE SOPHISME DES TROIS PRISONNIERS


  Les données de départ 

 

  3 prisonniers et 5 disques : ○○○●●

  Ils se voient mais ne se parlent pas.


  3 combinaisons possibles : 


              ●●○                                    ●○○                                     ○○○

L’instant du regard | Le temps pour comprendre | Le moment de conclure                                                           

           

… correspondants à 3 modulations du temps subjectif :


Sujet impersonnel   |   Sujet indéfini réciproque   |  Assertion subjective


 

  Le raisonnement en 3 étapes

 

1e – Étant donné que je vois ○○, je sais immédiatement que la 1e combinaison ●●○ est fausse car il n’y a aucun noir.


1e scansion suspensive

 

 (Temps de fulguration)

 

2e – Reste donc 2 hypothèses : ●○○ ou ○○○

 

  Chacun des 3 prisonniers va pouvoir penser : « Si j’étais un , chacun des 2 autres aurait pu se dire : « si j’étais moi-même un , le 3e voyant 2 noirs aurait pu reconnaître immédiatement qu’il était et sortir aussitôt». »  (Référence à la première combinaison éliminable immédiatement). Or aucun des 2 autres n’a bougé. 

 

La deuxième hypothèse ●○○ est fausse.


2e scansion suspensive


(Temps de doute et de méditation)

 

 3e – C’est donc que je suis ○ comme eux, je me hâte donc de sortir.

  C’est le mouvement simultané des trois sujets qui confirme la certitude de chacun d’être blanc.


  La 3e hypothèse est la bonne ○○○ !


La deuxième combinaison, un noir et deux blancs (●○○), correspond, nous dit Lacan, au temps pour comprendre c’est-à-dire à l’étape du raisonnement, que je viens de déplier à l’instant : « Si je suppose que je suis noir, alors chacun des deux autres aurait pu se dire à son tour « Si j’étais moi aussi un noir, le troisième voyant deux disques noirs, aurait pu reconnaître immédiatement qu’il était blanc et sortir». Or aucun des deux autres n’a bougé, c’est donc que cette hypothèse est fausse ».  Ce deuxième temps est décrit par Lacan comme un temps de méditation marqué par le doute et le mode du sujet est qualifié ici de « réciproque » parce que c’est le temps où chacun spécule sur le raisonnement de l’autre. Chacun fait l’hypothèse qu’il est noir et règle sa déduction sur la sortie ou l’immobilité des deux autres.


Ce deuxième temps introduit donc non seulement la forme de l’autre, du petit autre, en tant que tel comme pure réciprocité mais également la forme du grand Autre dans la mesure où chaque prisonnier, pour pouvoir résoudre l’énigme, doit en passer par une forme de dialectisation qui convoque la dimension du grand Autre. Ce temps d’hésitation et de réflexion correspond, nous dit Lacan, à l’entrée en jeu du signifiant. Le sujet n’est plus dans un pur jeu de signe comme dans le premier temps du processus logique.


Le temps pour comprendre a souvent été associé, dans le travail de la cure, à ce temps de la perlaboration, de l’association libre où le sujet déplie son histoire et constate les répétitions dans lesquelles il est pris. Mais Lacan pose la question : « ce temps comment en objectiver la limite ? », il peut, en effet, devenir interminable si les trois sujets restent pris dans une oscillation imaginaire. Tant que les trois compères spéculent, ils sont prisonniers, c’est le cas de la dire, du spéculaire, c’est à dire de la logique du stade du miroir.


Car en effet, pour aboutir au résultat, c’est-à-dire au moment de conclure qui correspond à la dernière combinaison des trois blancs (○○○), il est nécessaire de sortir de ce temps de cogitation imaginaire, de ses deux formes transitivistes du sujet que sont le sujet impersonnel et le sujet indéfini réciproque qu’il a désignés précédemment. Cette dernière étape du raisonnement est formulée ainsi par Lacan : « Les autres ne sont pas encore sortis, je me hâte donc de sortir pour déclarer que je suis blanc ». Ce moment de conclure est donc essentiellement marqué par la hâte, il se présente comme « l’urgence de sortir fasse à la peur d’avoir un temps de retard », nous dit Lacan.


« Le «je» psychologique se dégage d’un transitivisme spéculaire indéterminé, par l’appoint d’une tendance éveillée comme jalousie » …  ajoute-t-il, c’est-à-dire que c’est la subjectivation de la concurrence avec l’autre, de la jalousie qui permet de sortir de l’agressivité spéculaire. Cette concurrence avec l’autre, est d’ailleurs, représentée ici par la mise en place même du sophisme, qui ordonne une situation de rivalité entre les prisonniers. Le directeur leur dit que seul l’un d’entre eux pourra sortir de prison. Or, ce que dit ce sophisme c’est que la résolution du problème ne peut s’opérer que si les trois sujets sortent de la pièce tous ensembles simultanément, c’est-à-dire se reconnaissent mutuellement « en tant qu’ils sont autres les uns pour les autres » ajoute-t-il.

La certitude d’être blanc repose, donc avant tout sur l’acte qui est nécessaire à ce que la déduction arrive à son terme. C’est-à-dire que c’est l’acte qui anticipe la certitude et non pas le contraire. Car faute d’agir, c’est-à-dire de sortir, chacun des trois prisonniers ne pourrait pas conclure et resterait dans l’hésitation.


Cette émergence du sujet, du « je » en première personne, ce que Lacan appelle ici « l’assertion subjective » nécessite donc une coupure dans le défilé autrement infini de la répétition signifiante. Coupure propre à toute forme d’engagement subjectif qui procède également d’une séparation vis-à-vis de l’Autre. 


Cette question de l’acte constitue une indication quant à la direction de la cure. On sait, en effet, que se remémorer les événements du passé est un temps nécessaire de la cure mais pas suffisant. Il faut un acte pour que la jouissance corrélée à cette répétition signifiante cesse de s’écrire et dans la cure, c’est la scansion interprétative de l’analyste qui peut permettre qu’est lieu cet acte.


La valeur du sophisme

 

Pour tenter d’aller un peu plus loin dans la lecture de ce texte, j’ai cherché les références que Lacan fait au Temps logique dans ses différents séminaires.

Dans Le désir de son interprétation, il parlera de « précipitation identificatoire », pour aborder ce qu’il nomme ici assertion subjective, c’est-à-dire que ce processus du Temps Logique n’est pas sans lien avec la question de la mise en place des identifications : cette transformation produite chez un sujet lorsqu’il assume une image et peut dire « je suis blanc » ou plus exactement, « je suis un homme » ou « je suis une femme », c’est-à-dire lorsqu’il peut se compter comme un. Et il ajoute : « La subjectivation de chacun est la transformation qui se vérifie à la suite de cette succession d’oscillations, de scansions par où le sujet se repère, en fonction de ce que les autres voient de lui-même, dans ses trois formes de temps qui sont fondamentalement trois formes de manque. »


Cet acte, cette émergence du sujet suppose donc la mise en place de l’objet a, c’est-à-dire de la perte, du manque qui est ici représenté par les deux scansions successives, les deux temps d’arrêt qui scandent les trois temps du Temps logique.


En effet, avec le premier temps, ce que les prisonniers savent positivement vient de « ce qu’ils ne voient pas de disque noir ». C’est donc d’une certaine façon, ce manque à voir aucun noir qui constitue la première scansion suspensive. Le deuxième temps suspensif, celui qui est lié à l’étape du raisonnement, est marqué par le doute. Il renvoie à une deuxième forme du manque, un manque à comprendre.

 

D’ailleurs, dans le séminaire Les non-dupent-errent Lacan dira : « C’est curieux que j’aie mis au second temps, le temps pour comprendre, car la seule chose à comprendre dans ce Temps logique … c’est que le temps pour comprendre ne va pas sans les deux autres, ça ne vaut rien s’il n’y a pas les trois : à savoir l’instant de voir, puis la chose à comprendre, et enfin le moment de conclure… » et il ajoute « de conclure de travers ».


Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, il ajoutera que « l’émergence du sujet de l’identification procède avant tout d’une structure scandée par ce battement de la fente ». Le sujet n’est « qu’apparition évanouissante entre les deux temps, initial et terminal, de ce Temps logique, entre cet instant de voir où quelque chose est toujours élidé, voire perdu […] et ce moment élusif où la saisie de l’inconscient ne conclut pas, où il s’agit toujours d’une récupération leurrée ».


Dans les relectures successives de son sophisme Lacan met donc l’accent sur le fait que la mise en place de la subjectivité s’opère dans les interstices de ces différents temps logiques et il insiste sur l’incomplétude du sujet qui ne peut jamais se saisir totalement et procède toujours d’une forme de certitude leurrée. Dans ce « je suis un homme », l’être dont il s’agit, renvoie donc plus à un « manque à être » qu’à une affirmation existentielle assurée.


Je me suis d’ailleurs demandé pourquoi Lacan utilise le terme de « certitude anticipée » pour évoquer cette naissance du sujet. Il me semble que la certitude dont il parle ici pourrait être de l’ordre de la bejahung, c’est-à-dire de cette affirmation nécessaire à la mise en place du Moi, affirmation qui n’est peut-être pas sans lien, d’ailleurs, avec la dimension paranoïaque du Moi. Mais cela n’empêche pas que ce Moi soit fondamentalement un leurre puisque qu’il s’appuie, avant tout, comme il le déclinera dans le stade du miroir, sur l’image de l’autre, qui peut tout aussi bien être sa propre image spéculaire, qui relève fondamentalement de l’imaginaire.


Cette possibilité de se compter comme Un, de dire « je » dépend donc de l’ensemble des trois temps, qui ne sont nullement à prendre comme une succession d’évènements chronologiques mais bien comme une nécessaire coexistence de trois temps logiques indissociables les uns des autres ; coexistence qu’il illustrera dans Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse par la figure de la Bouteille de Klein, cet objet topologique qui se caractérise par son auto-pénétration. C’est-à-dire que c’est dans cette circularité entre les trois temps qu’il faut penser la naissance du sujet. L’acte conclusif, dont il parle ici, ne peut avoir un effet de subjectivation qu’à condition de se renouer avec les deux autres temps du processus logique. C’est probablement, d’ailleurs, ce qui fait la différence entre le passage à l’acte et un acte qui produit un effet de sujet au sens de l’engagement subjectif. Nous pourrions d’ailleurs peut-être, nous servir de cet outil pour aborder la clinique de l’acte.


D’une logique collective

 

Enfin, en dernier lieu, ce sophisme des prisonniers éclaire de façon saisissante, l’interdépendance subjective des sujets, c’est-à-dire à quel point la subjectivité de chacun s’articule dans son rapport à l’(A)autre (l’autre avec un petit a, mais tout autant avec un grand A) . En effet, chacun pour résoudre son énigme doit en passer par le raisonnement qu’il suppose aux deux autres, et il ne peut fonder son raisonnement que sur leur réaction et leurs temps d’arrêts. Lacan souligne combien, dans cette course à la vérité, tous dépendent de la rigueur de chacun, et … aucun n’y arrive sinon par les autres. »


Cet apologue démontre que la mise en place du sujet, son assomption n’est pas qu’affaire privée mais dépend d’une « intelligence collective et concurrente » comme il dit. On sait bien en effet, combien dans les familles par exemple mais également dans le lien social en général l’un règle sa position sur la position de l’autre. Lacan conclut d’ailleurs, son article sur la valeur de son sophisme comme forme fondamentale d’une logique collective.


Ces trois personnages à eux seul représentent, en effet, déjà une collectivité dit Lacan, et il va déplier rapidement comment cette logique peut tout aussi bien fonctionner pour quatre, cinq ou plus d’individus à condition de prévoir toujours un rond blanc de plus qu’il n’y a de noir.


Il définit « La collectivité comme un groupe formé par les relations réciproques d’un nombre défini d’individus » s’opposant, en cela, à la conception jungienne d’un inconscient collectif qui se fonderait sur la généralité, c’est-à-dire sur « une classe comprenant un nombre indéfini d’individus. »


Et Lacan de conclure sur ceci : « cette appréhension d’une collectivité, donne la forme logique de toute assimilation humaine en tant précisément qu’elle se pose comme assimilatrice d’une barbarie ». N’oublions pas que ce texte a été écrit au sortir de la guerre. C’est-à-dire que « cette assertion subjective anticipante », dont il parle, est le seul processus qui puisse permettre que les « hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes » et puissent lutter par-là même, contre la part de barbarie qui peut surgir à tout moment. 

Jean GARABE, « Temps et temporalité : phénoménologie et psychopathologie du temps »

TEMPS ET TEMPORALITÉ : 

PHÉNOMÉNOLOGIE ET PSYCHOPATHOLOGIE DU TEMPS 

Jean Garrabé 

Mon ami Alain de Mijolla qui vient de mourir en janvier 2019 m’avait demandé en son temps d’écrire, pour le monumental Dictionnaire international de la psychanalyse  dont il a dirigé l’édition en 2002, les quatre entrées : Évolution psychiatrique, Brokmann-Minkowska Françoise, Minkowski Eugène et Hôpital Sainte-Anne. Il est indiqué que je suis alors président de l’Évolution Psychiatrique et vice-président de la Société Médico-Psychologique, et c’est en effet dans l’entre-deux-guerres, qu’ont été discutées la phénoménologie et la psychopathologie du temps, notamment à travers l’ouvrage publié en 1933 par Eugène Minkowski.


Le Dictionnaire culturel en langue française  dirigé par Alain Rey, définit en 2005  la « temporalité » comme un terme «  philosophique » : « Caractère de ce qui est dans le temps, le temps vécu, conçu comme une succession, considérée dans son ordre « avant-après » (Statique temporelle) et dans le fait que « après » devient un « avant » (Dynamique temporelle) et renvoie sur cette question à L’Être et le Néant, ouvrage que Jean-Paul Sartre (1905-1980) a publié à Paris en 1943, donc  pendant la Seconde Guerre Mondiale et l’Occupation nazie. Nous venons de voir à propos des textes de Heidegger qu’il est important de les situer par rapport à la politique nationale et internationale et pour ceux publiés au XXe siècle par rapport aux deux guerres mondiales.


Ce même dictionnaire culturel définit le « temps », du latin tempus, temporis, comme le « moment où quelque chose se produit » et consacre plusieurs pages à donner des définitions de temps réparties en 3 parties :


A. 1 – Milieu indéfini où paraissent se dérouler irrésistiblement les existences dans leurs changements, les évènements et les phénomènes dans leur succession. 2. – Portion limitée de cette durée globale (avec une citation tirée du livre de Marcel Proust, tirée Du Côté de Guermantes).


B.- Musique : chacune des divisions égales de la mesure.


C.- Le milieu temporel considéré dans sa succession (chronologie) avec de nombreuses significations et à nouveau une citation de Marcel Proust : « Oui, à cette œuvre, cette idée du Temps que je venais de former me disait qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps, et cela justifiait l’anxiété qui s’était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m’avaient donné la notion du temps perdu, était-il temps encore et même étais-je encore en état ? » in Le Temps retrouvé.


En lisant cette définition de la « temporalité » par Sartre, j’ai aussitôt pensé aux textes sur le « temps vécu » pour situer leur lecture dans ma propre formation de psychopathologue, qui ne s’est pas faite uniquement par la lecture de Marcel Proust (1871-1922) lequel est mort une dizaine d’années avant la parution de l’ouvrage d’Eugène Minkowski.


Car pour nous autres psychopathologues cliniciens « Le temps vécu » évoque d’abord le titre d’un ouvrage plus ancien que celui de Sartre, publié en 1933 à Paris dans la collection de L’Evolution psychiatrique [je souligne ce point car il est important de bien préciser la date et l’éditeur de certains des ouvrages cités] sous le titre Le temps vécu. Etudes phénoménologiques et psychopathologiques par Eugène Minkowski (1885-1972), qui le signe en tant que « médecin consultant à l’Hôpital psychiatrique Henri Rousselle ». Ce psychiatre-philosophe unit donc dans l’étude du temps vécu, la phénoménologie et la psychopathologie et ce texte fondamental va me servir de guide pour explorer le temps vécu, mais aussi l’espace vécu en psychopathologie. Notons que le texte de Minkowski est de dix ans, antérieur à celui de Sartre et qu’il a, lui, été publié dans l’entre-deux-guerres, période où la psychiatrie de langue française a connu de grands changements, en particulier sous l’influence du groupe de L’Évolution Psychiatrique qui va publier une revue sous ce nom, sous-titrée « Cahiers de psychologie clinique et de psychopathologie générale », sous-titre toujours utilisé en 2019. J’ai eu l’occasion lors des réunions du Collège de psychiatrie à l’Hôpital Henri Ey, de parler des articles publiés par Jacques Lacan dans cette revue. 


Lors de cette réunion du Collège de psychiatrie à l’Hôpital Henri Ey en novembre dernier, consacrée à l’article « Le temps logique » publié par Jacques Lacan en 1945 dans les Cahiers des arts, revue qui reprenait alors sa publication interrompue pendant la guerre, article repris ensuite dans Les Écrits . J’ai souligné l’importance de bien préciser la date et la revue où sont publiés, ou republiés plus tard, certains textes. 


Mais y a-t-il des rapports entre le « temps logique » lacanien et le « temps vécu » de Minkowski ?  


Dans l’avant-propos du Temps vécu, Eugène Minkowski prend soin de nous donner quelques éléments biographiques le concernant et nous dit qu’il avait terminé ses études médicales en 1900 (ce qui me paraît un lapsus calami puisqu’il est né en 1885), « mais ensuite, attiré vers les problèmes philosophiques, je m’étais éloigné de la médecine, j’étais même sur le point de l’abandonner entièrement. La guerre me ramena à la médecine et plus particulièrement à la psychiatrie » . En effet, Eugène Minkowski, né à Saint-Pétersbourg en 1885 d’une famille juive, qui a compté plusieurs rabbins, originaire de Vilnius, ville qui faisait partie avant la Première Guerre Mondiale de l’Empire tzariste, a fait avant la Grande Guerre ses études de médecine et de philosophie en Allemagne, car les juifs ne pouvaient pas faire d’études supérieures en Russie. En 1914, à la déclaration de guerre, il se réfugie d’abord dans un pays neutre à Zurich où Eugen Bleuler lui offre un poste d’assistant bénévole à la clinique universitaire du Burghölzli et où il fait la connaissance de sa femme Françoise Minkowska qui y faisait ses études de médecine comme d’autres jeunes femmes juives qui ne pouvaient pas les faire en Russie. Mais Eugène Minkowski considère qu’il ne peut rester neutre dans le conflit mondial et s’engage volontairement comme médecin dans l’armée française – il n’y a rien de tel qu’une guerre pour nous ramener à l’exercice de la médecine quand nous sommes sur le point de l’abandonner. Minkowski racontera d’ailleurs plus tard, comment c’est cette forme de guerre si particulière, dite « de tranchées » qui l’avait ramené à pratiquer à nouveau la médecine. Alors qu’il se cachait dans une tranchée avec un camarade, les allemands déclenchèrent une attaque par les gaz et ils n’avaient qu’un seul masque pour se protéger de la mort par asphyxie. Contrairement à l’adage qui dit que « la médecine militaire est à la médecine ce que la musique militaire est à la musique », laissant entendre qu’elle n’est pas très sophistiquée, elle doit en réalité traiter des situations génératrices de troubles mentaux beaucoup plus graves et complexes que ceux que les psychiatres civils traitent en temps de paix.


Quand il publie Le Temps vécu Minkowski ne se doute pas que la guerre dont il parle est la première des deux guerres dites « mondiales » et que six ans après, il va en éclater une seconde, pendant laquelle la vie de sa famille sera mise en danger en raison de la législation contre les juifs qui sera appliquée en France sous le Régime de Vichy, Eugène Minkowski, sa femme et leur  fille Janine qui vivaient à Paris, échappant miraculeusement à la déportation. Paradoxalement, Minkowski pourra, par contre, en tant qu’ancien combattant de 14-18, conserver sous l’Occupation son poste de consultant à l’Hôpital Henri Rousselle, remplaçant même des collègues empêchés pour diverses raisons et continuant à suivre en psychothérapie des schizophrènes. Il lui sera cependant interdit de publier en France et d’ailleurs L’Évolution Psychiatrique cessa la publication de sa revue pendant l’Occupation, ne la reprenant qu’à la Libération. Plusieurs membres de la vaste famille des Minkowski furent victimes à travers toute l’Europe de massacres commis, soit par les nazis, soit par les Soviétiques pendant la Seconde Guerre Mondiale.


Minkowski s’est installé en France après la Première Guerre Mondiale et il a soutenu à Paris, pour pouvoir exercer dans notre pays, une troisième thèse La schizophrénie, psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes , qui a été publiée à Paris en 1927, donc six ans avant ces études phénoménologique et psychopathologique que je vais tenter d’analyser.


Cette thèse aura une deuxième édition revue et augmentée, publiée en 1953, dans la « Bibliothèque de Neuropsychiatrie de Langue Française » publiée chez Desclée de Brouwer où ont été publiés plusieurs autres textes importants dans l’histoire de la psychiatrie française, révélateurs des modifications qu’elle va connaître pendant la seconde moitié du XXe siècle, notamment les actes de deux des colloques organisés à l’Hôpital psychiatrique de Bonneval par mon maître Henri Ey, qui y avait été nommé juste avant la guerre. Cette Bibliothèque de Neuropsychiatrie de Langue Française nous donne ainsi l’air du temps de la psychiatrie française pendant la seconde moitié du XXe.


 Le Temps vécu


Cet ouvrage fondamental de la psychopathologie française, est construit en diptyque avec deux livres d’importance à peu près égale :


 – le Livre I, plus philosophique, intitulé «Essai sur l’aspect temporel de la vie», est composé de six chapitres :


I.- Le devenir et les éléments essentiels du Temps-qualité.

II.- Les caractères essentiels de l’Élan personnel. (Je souligne ce terme d’Élan).

III.- Le contact vital avec la réalité. Le synchronisme vécu.

IV.- L’avenir (Phénomènes à base de « plus loin » et « d’horizon ». 

V.- La mort.

VI.- Le passé.


Minkowski note en bas de la page 138 : « Le lecteur sera peut-être surpris de voir que je n’étudie pas le passé immédiatement après l’avenir. Mais au fond le passé ne saurait être compris sans le phénomène de la mort, et c’est pourquoi il m’a paru naturel de parler d’abord de celle-ci ». Cette note est très importante, elle me fait penser à cette remarque qu’ont faite plusieurs aliénistes français du XIXe siècle, que certains aliénés au moment de mourir se souviendraient avec une grande exactitude du déroulement chronologique de leur vie passée et d’évènements vitaux qui ont pu contribuer à la genèse de leurs troubles. Cependant, je me demande s’ils ont vraiment observé ce phénomène au lit du malade.


J’avais aussi été très étonné d’apprendre au cours d’un colloque à Melbourne que les aborigènes pensent que l’avenir est derrière nous et le passé devant.


Le livre II, qui est plus clinique que le premier, traite des « structures spatio-temporelles des troubles mentaux ». Je souligne ce terme de « structure » qu’utilise ici Eugène Minkowski qui annonce l’arrivée du structuralisme en psychopathologie. Georges Lantéri-Laura a avancé, dans son Étude sur les paradigmes de la psychiatrie moderne , en 1998, que le troisième paradigme de la psychiatrie moderne était, après le premier, celui de l’aliénation mentale, puis le second, celui des maladies mentales, celui des structures psychopathologiques, paradigme dont mon ami datait ironiquement la fin, à la mort de notre maître Henri Ey en 1977, annonçant qu’il n’y aurait pas de quatrième paradigme à la fin du XXe siècle, prédiction qui s’est avérée exacte.


Dans le chapitre 2 du Temps vécu – Schizoïdie et syntonie – Minkowski dit que pour le diagnostic différentiel entre folie maniaco-dépressive et schizophrénie, « il y avait lieu de tenir compte non pas tant de la présence de tel ou tel symptôme que de toute la façon d’être du malade par rapport à la réalité ambiante. Bleuler traduisait la différence existant de ce point de vue entre le schizophrène et le malade atteint de folie maniaco-dépressive, par une formule devenue célèbre, il disait que nous n’avions plus de contact affectif avec le premier, tandis que ce contact se maintenait avec le second. Cette formule était lourde de conséquences. Elle voulait dire que nous ne pouvions plus nous contenter, pour apprécier la façon d’être de nos malades, de décrire et d’enregistrer en savants les symptômes qu’ils présentaient, mais que nous devions faire entrer en jeu toute notre personnalité, pour confronter avec elle, le caractère particulier qui, du point de vue affectif, se dégageait de l’ensemble de leurs réactions. Le diagnostic par simple observation cédait ainsi le pas au diagnostic par pénétration, dont la portée a surtout été mise en relief par L. Binswanger »  et il renvoie, sur ce point, à sa propre thèse de médecine. Il parle ensuite de « la description par Ernst Kretschmer (1868-1964) sous les noms de schizoïdes et de schizothymes, d’une part, et de cycloïdes et de cyclothymes, d’autre part, de types d’hommes anormaux d’abord et de types normaux ensuite qui, malgré leur variété apparente, peuvent être rattachés, quant à leurs traits saillants, les premiers à la schizophrénie et les seconds à la folie maniaco-dépressive ».

 

Ce livre I du Temps vécu dont j’ai dit qu’il était avant tout phénoménologique, renvoie cependant    fréquemment à des travaux plus cliniques publiés par des psychiatres de langue allemande que Minkowski a connu lors de ses études de médecine à Munich.


Le livre II du Temps vécu, intitulé « Structures spatio-temporelle des troubles mentaux » est composé de sept chapitres :


I.- Orientations générales des recherches.

II. – La notion de trouble générateur et l’analyse structurale des troubles mentaux.

III.- La schizophrénie.

IV.- La psychose maniaco-dépressive.

V.- Quelques formes particulières d’états dépressifs.

VI.- Les hypophrénies (Débilité mentales, états démentiels).

VII.- Vers une psychopathologie de l’espace vécu.


Nous voyons que dans quatre de ces chapitres Minkowski étudie des entités classiques de la nosographie même si le regroupement, sous le terme d’hypophrénies, des débilités mentales et des états démentiels peut surprendre.


Eugène Minkowski publie dans le chapitre I du livre II du Temps vécu, intitulé « orientations   générales des recherches » deux textes qui sont extrêmement intéressants, car ils témoignent de ses propres recherches dans ce domaine, dans les années 1920-1930 de l’après-guerre. Ce sont, en effet, des observations cliniques assez détaillées de malades qu’il a personnellement connus et suivis pendant, comme on dit, « un certain temps » :


–  Dans le premier, intitulé « Nos propres réactions en présence du malade en tant que moyen d’investigations », il explique qu’il était lui-même employé dans une maison de santé lorsque fut admis A.L., ancien colonel de l’armée russe âgé de 49 ans, qui, à son admission, ne présentait aucun trouble mental apparent. Au bout de plusieurs jours, mis en confiance, il confia à Minkowski un délire très étendu qui remontait à plusieurs années. Ce délirant chronique lui adressera ensuite, après sa sortie de la maison de santé, une lettre qui constitue une sorte d’auto-observation. Je me demande dans quelle langue ils échangeaient, vraisemblablement en russe, bien que Minkowski ne le précise pas. La langue utilisée pour parler d’un phénomène psychopathologique à un interlocuteur a une très grande importance et l’on voit des délirants ne confier leur délire qu’à des thérapeutes parlant leur langue maternelle. J’ai eu personnellement l’occasion de recevoir, parfois des années après leur hospitalisation, des lettres de malades qui critiquait, a postériori, les idées délirantes qu’ils avaient eues pendant un temps et qui avaient justifié leur admission dans une institution.

  

– Dans le second chapitre, intitulé « Données psychologiques et données phénoménologiques dans un cas de mélancolie schizophrénique » figure une autre observation faite par Minkowski qui remonte à 1923. Il l’a recueillie après qu’il ait, nous dit-il, « passé deux mois, en tant que médecin particulier, jour et nuit, auprès d’un malade âgé de 66 ans qui manifestait un délire mélancolique accompagné d’idées de persécution et d’interprétations très étendues ». Il explique que « nous ne pouvons conserver 24 heures sur 24 une attitude médicale, aussi réagissons-nous à l’égard du malade comme les autres personnes de son entourage. Compassion, douceur, persuasion, impatience et colère font tour à tour leur apparition […] C’est comme deux mélodies que l’on jouerait simultanément. Ces deux mélodies sont dysharmoniques au possible, toutefois, une certaine équivalence s’établit entre les notes de l’une et de l’autre et nous permet de pénétrer un peu plus avant dans le psychisme de notre malade ». Cette dysharmonie permet cependant à Minkowski de différencier dans les plaintes du malade, des faits de « nature psychologique » de ceux d’« ordre phénoménologique » et d’interpréter d’un point de vue phénoménologique, cette chimère qu’est une « mélancolie schizophrénique » si l’on s’en tient à la nosographie psychiatrique classique de langue allemande qui, depuis Emil Kraepelin au début du XXe siècle, sépare Psychose maniaco-dépressive, d’une part, et Dementia praecox et schizophrénies de l’autre. Notons qu’Eugène Minkowski est toujours resté fidèle à cette nosographie kraepelinienne sur laquelle s’est appuyé Eugen Bleuler pour décrire en 1911 le groupe des psychoses schizophréniques.


On voit que dans ces deux cas rapportés par Minkowski en 1922, le temps physique mesuré en journées et en saisons, a joué un rôle déterminant pour permettre à un malade réticent de confier, au bout d’un certain temps, à un soignant constamment présent auprès de lui le contenu de son délire et même de le mettre par écrit.


La glischroïdie d’après Mme Minkowska 

Minkowski à partir de la question « Pourquoi le délire épileptique revêt-il si souvent un aspect mystique ? » parle ensuite des recherches sur l’hérédité de l’épilepsie faite par Madame Minkowska qui compara sur  six générations l’arbre généalogique de la famille d’un schizophrène, F., et celui de la  famille d’un épileptique, B., qui lui permirent de dégager une constitution épileptoïde (glischroïdie) « qui vient d’une part se ranger en entité équivalente à côté de la schizoïdie de Kretschmer et de la syntonie de Kretschmer et de Bleuler et qui projette de l’autre une lueur  nouvelle sur la pathogénie des troubles épileptoïdes ». Il renvoie, sur ce point, à un article publié par sa femme, Françoise Minkowska dans les Annales médico-psychologiques en 1923, qui contrairement à son mari n’a pas soutenu de thèse en France, n’exerçait pas la médecine à Paris mais se consacrait à l’étude du Test de Rorschach. Elle avait connu à Zurich pendant la Grande Guerre, l’épouse d’Hermann Rorschach (1884-1922) laquelle étudiait, comme elle, la médecine en Suisse. Á l’enterrement au cimetière de Bagneux de Françoise Minkowska, morte en 1950, ce fut Jacques Lacan qui prit la parole au nom de l’Evolution psychiatrique.


L’automatisme mental de M. de Clérambault. 

Dans ce chapitre, Minkowski retrace rapidement l’historique du délire chronique depuis Magnan, puis Séglas, jusqu’à l’automatisme psychologique (sic) de M. de Clérambault qui est selon lui « une notion purement psychiatrique. Il vise des phénomènes que la conscience morbide […] n’arrive plus à rattacher à elle-même et qui lui apparaissent par conséquent comme se déroulant indépendamment d’elle et qu’elle tend à attribuer à des causes extérieures ». Il parle ensuite de l’organicisme de Clérambault, mais pour lui, « derrière le symptôme et encore davantage derrière le syndrome, il existe pour nous la personnalité tout entière », puis il dit qu’ « actuellement avec Bergson les états psychologiques ne sont pas des fragments du moi, mais ils en sont des expressions, car chaque état psychologique, du fait qu’il appartient à une personne, reflète et exprime l’ensemble de sa personnalité ». « C’est ainsi que naît en psychopathologie l’idée de troubles générateurs. Le syndrome mental n’est pas pour nous une simple association de symptômes, mais l’expression d’un modification profonde et caractéristique de la personnalité tout entière ». Henri Bergson (1959-1941) dont le nom apparaît ici sous la plume de Minkowski, était à cette date la grande référence philosophique. Professeur au Collège de France de 1900 à 1914, il était aussi proche d’un autre professeur au sein de ce prestigieux collège, Pierre Janet, philosophe qui a fait comme vous le savez à la fin du XIXe siècle, ses études de médecine sur le conseil de Charcot, soutenant sa thèse devant un jury présidé par celui-ci, trois semaines avant la mort brutale du fondateur de la neurologie en 1893. Henri Bergson avait reçu, en 1927, le Prix Nobel de littérature. De nombreux médecins français du XXe siècle, comme par exemple Henri Ey, Jacques Lacan et Jean Delay ont suivi dans l’entre-deux-guerres les cours de Pierre Janet au Collège de France.


Minkowski nous dit qu’il a surtout étudié la décompensation phénoménologique dans la schizophrénie, groupant ses manifestations dans ce qu’il nomme les attitudes schizophréniques, mais pour lui « c’est dans l’analyse phénoménologique des rapports spatiaux-temporels du moi vivant que nous devons rechercher la base de l’aspect structural des troubles mentaux ». Je souligne cette formule qui souligne que les structures psychopathologiques reposent, d’un point de vue phénoménologique, selon Minkowski, sur ces rapports du moi vivant dans l’espace/temps.


Dans le chapitre suivant, le III, Minkowski traite de « La schizophrénie » et commence par un résumé de sa conception. Je cite l’incipit : « mes premières recherches avaient porté sur la psychopathologie de la schizophrénie. Elles s’inspiraient de l’œuvre de Bergson qui oppose deux principes dans la vie. L’intelligence et l’intuition, le mort et le vivant, l’être et le devenir, l’espace et le temps vécu sont les divers aspects sous lesquels se manifeste cette opposition fondamentale […] J’ai exposé le résultat de mes recherches dans mon livre sur la schizophrénie […] en m’appuyant sur la notion d’autisme, je faisais de la perte de l’élan vital avec la réalité, le trouble essentiel de la schizophrénie ». Il rappelle qu’il a d’abord, avec Rogues de Fursac (1872-1942) parlé de rationalisme morbide puis, en se basant sur un cas étudié avec Mme Minkowska, de géométrisme morbide et de pensée spatiale chez les schizophrènes. Il poursuit : « L’activité des schizophrènes n’avait pas échappé à Bleuler […] C’est ainsi qu’en me basant sur la notion de cycle de l’élan vital, j’ai parlé, chez les schizophrènes, d’actes sans lendemain, d’actes figés, d’actes à court-circuit, d’actes ne cherchant pas à aboutir ». C’est là une intéressante interprétation de l’apragmatisme des schizophrènes.


On va, en France à cette époque, commencer à parler de la schizophrénie dans les manuels français de psychiatrie comme par exemple celui de Maurice Dide et Paul Guiraud, ou bien celui de Joseph Levy-Valensi et présenter, en les opposant ou en les différenciant, la conception d’Eugène Bleuler sur le groupe des psychoses schizophréniques et celle d’Eugène Minkowski sur la schizophrénie. Pour moi, la différence entre ces deux conceptions est que la première repose essentiellement sur la description de signes cliniques dont l’autisme, alors que la seconde repose également sur la phénoménologie. Minkowski définit d’ailleurs dans sa thèse, l’autisme comme la perte de l’élan vital au sens de Bergson.


Dans le chapitre IV du Temps vécu consacré à «La psychose maniaco-dépressive», Eugène Minkowski pose la question : que sont la schizoïdie et la syntonie et quelles en sont les modifications pathologiques ? Puis il fait des suggestions au sujet de l’excitation maniaque, et à propos de la dépression mélancolique, il rapporte une observation publiée en 1928 par Gebsatell, d’une jeune mélancolique de 20 ans qui décrivait ainsi les phénomènes qu’elle ressentait : « J’ai toute la journée un sentiment d’angoisse qui se rapporte au temps. Je suis obligé de me dire sans discontinuer que le temps passe. Maintenant, pendant que je parle avec vous, je pense à chaque mot prononcé : “passé”, “passé ”, “passé” ». Pour analyser le cas de cette malade, Gebsatell oppose à la méthode historique-génétique, la méthode constructivo-génétique, « … le temps ne fait que passer. C’est par cet aspect du temps qu’est dominée la malade ». Minkowski cite, toujours d’après Gebsatell, l’écrivain Dostoïevski (1821-1881) qui, fort de sa propre expérience, décrit un homme qui, sous la menace d’une exécution capitale imminente, enregistre avec une prévision extrême des détails sans la moindre importance : le bouton d’un uniforme, la cravate d’un passant, les pavés.


Minkowski clôt ce chapitre sur la psychose maniaco-dépressive en signalant la parution en 1933, du livre de Ludwig Binswanger (1881-1986), qui avait été l’assistant de Bleuler au Burghölzli, sur la fuite des idées qui a ouvert, en effet, comme il le dit « des voies nouvelles à l’étude des structures des états d’excitation maniaque » , ce qui s’est en effet confirmé plus tard.


Binswanger, dans les années vingt, s’efforçait de faire la synthèse entre les théories phénoménologiques de Edmund Husserl (1859-1838) et celle de Heidegger. On sait que la diffusion des œuvres de Husserl sera, comme celles de Freud, interdite durant l’Allemagne nazie, de sorte qu’elles seront d’abord traduites en français par Paul Ricoeur (1905-2004), alors prisonnier de guerre dans un Oflag dont les gardiens devaient ignorer cette interdiction. Je signalerais volontiers que Paul Ricoeur a été, beaucoup plus tard, membre de l’Évolution psychiatrique. Quant à Martin Heidegger (1889-1976), élève de Husserl, il a fait l’objet en France après la Seconde Guerre Mondiale, notamment de la part de Sartre qui fait référence à L’Être et le Temps (1927), d’un véritable culte, alors qu’il est maintenant considéré comme un philosophe nazi. Je ne sais pas si Eugène Minkowski connaissait l’œuvre de Heidegger. Je me souviens de l’indignation de mon ami Jacques Schotte, psychanalyste et philosophe, grand admirateur de Martin Heidegger et de Jacques Lacan, (qui allait le voir à Gand et à Louvain, villes où Schotte enseignait la philosophie en flamand et la psychiatrie en français) lorsqu’on on traitait Heidegger de philosophe nazi.


Minkowski  parle ensuite de « formes particulières d’états dépressifs » avec toute une série d’observations cliniques concernant des malades de tous âges : dépression presbyophrénique, automatisme mental associé à un délire, dépressions ambivalentes, rappelant ce que Pierre Janet avait dit dans L’évolution de la mémoire et la notion du temps à savoir que « ni les aliénés, ni les psychasthéniques ne connaissait l’ennui et qu’il rapporte  cette particularité à l’absence d’effort qui caractérise leur vie » .

 Minkowski traite dans le chapitre VI  de ce qu’il nomme  « hypophrénies » en se référant à un « Essai sur la personnalité du débile mental » publié en 1932 par E. de Greeff dans le Journal de Psychologie, puis fait quelques remarques sur la psychopathologie de la démence sénile : « Les vestiges de l’activité mentale observés chez les déments séniles, reposent avant tout, sinon exclusivement, sur des facteurs essentiels de la vie ayant trait au temp ».


 Il parle même d’un délire de négation chez un paralytique général à propos d’un malade L. qu’il semble avoir suivi un certain temps puisqu’il reproduit dans les notes qu’il avait prises pendant qu’il suivait ce malade. Ce qui frappe dans cette observation, c’est qu’Eugène Minkowski maintient pendant un certain temps un dialogue, ou une tentative de dialogue avec des malades souffrant de troubles mentaux organiques comme le nommé L., ce que ne ferait de nos jours aucun neurologue avec un patient chez lequel le diagnostic de paralysie générale, évoqué cliniquement pour une mégalomanie, aurait été confirmé par la sérologie. Je dois dire, qu’ayant fait jadis un semestre d’internat dans le pavillon de Sainte-Anne qui abritait les malades femmes souffrant de paralysie générale, avant la découverte de la pénicilline, j’imagine mal quel dialogue j’aurais pu avoir avec elles, si ce n’est d’écouter leur délire mégalomaniaque. On les laissait s’habiller avec des sortes de costumes de scène évoquant les personnes mythiques pour qui elles se prenaient : Cléopâtre, la Reine de Saba ou Marie-Antoinette. Les infirmières, qui avaient pour certaines fait toute leur carrière dans ce pavillon fantasmagorique, évoquaient le souvenir du jeune Jacques-Marie Lacan qui avait, lui aussi, été interne dans ce pavillon dans l’entre-deux-guerres.


Il est curieux de penser que ces malades qui se « prenaient », comme on dit, pour des personnages historiques connus, depuis longtemps disparus, s’habillaient en somme avec des habits ressemblant à ceux que portaient les personnes historiques auxquels ils s’identifiaient dans leur mégalomanie. Au XXe siècle, l’image du fou a été celle de l’aliéné se prenant pour Napoléon, coiffé comme l’Empereur d’un bicorne en papier et glissant sa main dans sa camisole comme si c’était un gilet.


 Des décennies après mon internat dans ce pavillon de Sainte-Anne, un psychiatre en formation m’a demandé d’examiner un chercheur rapatrié du Vietnam qui venait d’être admis dans le service que je dirigeais alors, à l’Institut Marcel Rivière, pour lequel il ne parvenait pas faire de diagnostic, alors que le malade prétendait que la découverte qu’il avait faite allait lui valoir le Prix Nobel. Il fut stupéfait de me voir faire, au premier coup d’œil, celui de délire mégalomaniaque au cours d’une syphilis tertiaire, ce qui fut confirmé par le test de Nelson. Je vous avoue que j’ai un peu triché, car ce n’est pas à la manière d’Eugène Minkowski en parlant longuement avec L.,  mais sur les signes physiques caractéristiques que j’observais, à savoir le  tremblement digital et lingual et le signe d’Argyll- Robertson, que j’ai fait le diagnostic de Paralysie générale, à la grande surprise de cet interne qui n’avait jamais pu auparavant examiner cliniquement de Paralysie générale, puisque cette maladie mentale, la plus fréquente en France chez les hommes au XIXe siècle, a disparu dans la seconde moitié du XXe siècle. Réapparaitra-t-elle au XXIe avec l’augmentation des maladies vénériennes dans le monde occidental ?


 Où en est la pensée médicale en ce début de XXIe siècle ? On est surpris de voir que de nos jours quand un malade consulte un médecin, surtout si c’est un spécialiste et que l’on redoute une  « longue et douloureuse maladie » comme on dit dans les faire-parts de décès, que le praticien se réfère, avant tout, à des examens complémentaires de laboratoire ou d’imagerie médicale, pour faire le diagnostic et que les indications thérapeutiques sont également posées en  fonction des résultats de ceux-ci, qui permettent d’ailleurs de suivre l’évolution sans avoir à procéder à l’examen clinique du malade. Peut-être n’en est-on pas encore arrivé là en psychiatrie, mais on peut craindre une évolution en ce sens.


Le jeune collègue dont je viens de parler, a fait ensuite une brillante carrière à l’ASM 13 de Paris et il a dirigé l’édition en 2012 d’un excellent Manuel de psychiatrie clinique et psychopathologique de l’adulte, où nous lisons : « Désormais exceptionnelle, la paralysie générale était très répandue dans les asiles au XIXe siècle. La folie qu’elle engendrait a influencé plus d’une œuvre des artistes de cette époque, à l’image d’un des personnages de Maupassant (lui-même ?) hanté par Le Horla. Le tableau est celui d’une démence d’installation progressive associée à des troubles de l’humeur, mélancoliques ou mégalomaniaques, des hallucinations, un délire de persécution, et plus tardivement un syndrome neurologique (dysarthrie, tremblement et signe d’Argyll-Robertson ». Guy de Maupassant (1850-1893) a en effet admirablement décrit dans Le Horla, publié en 1887, par auto-observation, les signes cliniques de la paralysie générale dont il souffrait et dont il est mort peu après en 1893 dans la célèbre clinique du docteur Blanche à Passy.


Le dernier chapitre du Temps vécu, intitulé « Vers une psychopathologie de l’espace vécu » est consacré à ce problème, dont Minkowski nous dit qu’il est de date récente, et qui vient d’être traité par Maurice Dide dans un article « Variations psychopathiques de l’intuition durée-étendue » paru dans le Journal de Psychologie de 1929 et par son ami Ludwig Binswanger, dans un article publié en allemand en 1933. Il étudie plus particulièrement le phénomène de distance : « intervalle qui sépare deux points de l’espace ou du temps » mais où il distingue la distance qualité et la distance vécue. Il rappelle ce qu’il avait dit en 1923 avec Rogues de Fursac à propos de l’autisme, sur l’importance de la notion de « hasard » dans la vie. A nouveau, il illustre cette vision phénoménologique d’une vignette clinique : « une schizophrène hallucinée, délirante et entièrement désinsérée de la réalité qui, depuis des années, se trouve dans le même état dans une maison de santé. Un jour, elle me conte ce qui suit : “En me promenant hier au jardin, je constate qu’une des malades de l’établissement a une vague ressemblance avec une personne que j’avais connue jadis. Je suis allée alors vers elle pour lui demander si elle ne connaissait pas cette personne”. Ici, nous nous trouvons, d’une part, en présence d’un des caractères bien connus de la pensée schizophrénique qui souvent se contente d’une « ressemblance vague » pour établir un rapport étroit allant jusqu’à l’identité entre les personnes et les choses, nous voyons, de l’autre, la même tendance que précédemment à la conglomération dans l’espace. […] Cette tendance repose sur une déficience de la distance vécue… ». Un de mes maîtres en psychiatrie le docteur Hélène Chaigneau nous demandait lorsque nous examinions un malade d’indiquer à quelle « distance » de lui nous nous sentions être, distance que l’on ne peut pas mesurer en mètres.


 Minkowski nous dit ensuite «Voici maintenant un schizophrène dont l’affection évolue lentement […] sur un fond de schizoïdie hyperesthésique telle qu’elle a été décrite par Kretschmer mais pour mettre, dirait-on, sa sensibilité excessive à l’abri des heurts possibles de la vie, il s’éloigne progressivement de la réalité, se confinant dans une attitude autistique de plus en plus marquée » . Minkowski nous dit qu’il a parlé dans son livre sur la schizophrénie de ce malade qui « non dépourvu de talent littéraire avait jadis publié quelques essais, à qui deux médecins, appelés par sa mère, avaient prescrit le même sédatif nervin et dont il pensait qu’ils s’étaient concertés au préalable pour cette prescription sans conclure d’ailleurs à une malveillance ». Puis, il nous livre à propos d’un sujet halluciné quelques réflexions sur le problème des hallucinations et le problème de l’espace. « Chacun de ces deux mondes, où vivent les sujets hallucinés, paraît être doué de propriétés d’ordre spatial […] l’idée de deux espaces superposés l’un à l’autre dans les perceptions de notre malade nous vient à l’esprit, comme un reflet naturel en nous de la façon dont il conçoit la réalité ». Pour cela Minkowski essaie de préciser la structure particulière du monde morbide du malade. Et la recherche de ce phénomène l’amène à l’étude des deux façons de vivre l’espace, distinguant non pas au sens sensoriel mais phénoménologique l’espace clair où il voit des objets et l’espace vide de la nuit noire, obscurité qui paraît bien plus matérielle, bien plus « étoffée que l’espace clair qui lui, comme nous l’avons vu, s’efface pour ainsi dire, devant la matérialité des objets qui s’y trouvent. [ … ] Nous pouvons dire que le monde morbide de notre malade est constitué sur le monde de l’espace noir ».


Nous voyons, qu’à cette époque, auteurs de langue allemande et auteurs de langue française, étudiaient en parallèle l’histoire de la schizophrénie ou plus exactement du groupe des psychoses schizophréniques, introduit en 1911 par Eugen Bleuler, en substitution à la Dementia Praecox de Kraepelin.


J’ai publié en 1992, une Histoire de la schizophrénie  ouvrage qui a eu un certain succès puisqu’il a été traduit dans les années suivantes en italien, en portugais et en russe, lorsque mon ami Hector Pérez-Rincon proposa à un éditeur mexicain de le traduire en espagnol pour qu’il soit publié au Mexique celui-ci accepta à la condition qu’on lui donne un titre plus accrocheur. Je proposais alors celui de La noche oscura del Ser, inspiré par celui d’un des poèmes du grand mystique espagnol de la Renaissance, San Juan de la Cruz (1542-1591), titre que la maison d’édition de Mexico trouva excellent car très « commercial ».  Cette nuit noire de l’Être évoquait pour moi, de façon poétique, cet espace vide de la nuit noire dont nous parle Minkowski dans la schizophrénie.


Je voudrais souligner, du point de vue de l’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, que dans cette période dite de l’entre-deux-guerres, plusieurs auteurs qui avaient vécu l’expérience de la Première Guerre Mondiale et les traumatismes qu’elles a provoqués, redoutaient la survenue d’un deuxième conflit qui serait encore plus mortifère que le premier. Je pense que c’était le cas de Minkowski et que c’est là une des sources d’inspiration du Temps vécu.


Hommage à Eugène Minkowski

Une dizaine d’années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, en 1956, L’Evolution psychiatrique qui avait repris sa publication, consacre le premier numéro de l’année à un « Hommage à Minkowski » avec trente-quatre articles signés d’auteurs français et étrangers, notamment de Ludwig Binswanger, Manfred Bleuler, Étienne De Greef, dont nous avons déjà parlé car Eugène Minkowski citait leurs travaux dans Le Temps vécu, et d’autres français plus jeunes, comme Henri Ey, Jacques Lacan et Paul Sivadon. Henri Ey publie un article « Rêve et existence », Jacques Lacan « La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse, amplification d’une conférence prononcée à la clinique neuro-psychiatrique de Vienne, le 7 novembre 1955 », texte qu’il a repris dans Les Ecrits, et Paul Sivadon « L’investissement de l’agressivité comme technique sociothérapique ».


Dans « Rêve et existence », Ey fait référence au livre publié en 1930 par Ludwig Binswanger Rêve et existence, dont la traduction en français a été publiée en 1955 avec une préface de Michel Foucault.


Quant à Paul Sivadon, il avait pris, à la demande des responsables de la MGEN, la direction médicale du dispositif psychiatrique parisien de cette mutuelle centrée sur l’Institut Marcel Rivière construit sur le domaine du Château de La Verrière dans les Yvelines où j’ai moi-même fait la plus grande partie de ma carrière. Eugène Minkowski curieux de connaître une institution de ce nouveau type est d’ailleurs venu la visiter alors qu’il était déjà très âgé pour voir comment nous comptions utiliser, dans un sens thérapeutique, les relations sociales qui se nouent entre soignants et soignés dans l’espace d’une institution, ce que l’on a nommé le « transfert institutionnel » qui se fait simultanément sur plusieurs des personnes présentes dans l’institution quand le malade y est admis.


Lorsque l’Encyclopédie médico-chirurgicale décida de séparer en deux le Traité de Neuropsychiatrie qu’elle publiait jusque-là, elle confia la direction du Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique [je souligne] à Henri Ey qui chargea des membres de L’Evolution psychiatrique d’écrire certains chapitres, Jacques Lacan écrivant dans la partie « psychanalyse », le chapitre « Variantes de la cure type » qui a ensuite été retiré du traité de psychiatrie sans être remplacé lors d’une « mise-à-jour » écrite par un autre psychanalyste.


Conclusion


Je vais en guise de conclusion me permettre de divaguer un peu dans l’espace, le temps et aussi les langues.


En espagnol le même mot « sueño » signifie à la fois « sommeil » et « rêve », comme en plus la langue castillane a gardé le gérondif, je peux dire « estoy soñando » alors que je suis éveillé. Une pièce du théâtre classique espagnol du Siècle d’or, écrite par Pedro Calderon de la Barca et représentée à Madrid vers 1645, est intitulée La vida es sueño. On traduit ce titre en français par « la vie est un songe » mais le héros, le prince Segismundo, rêve-t-il ou délire-t-il ? Un jeune étudiant en lettre classique hospitalisé à l’Institut Marcel Rivière que je suivais en psychothérapie pour un état psychotique et qui me parlait au cours des séances tantôt en français, en latin ou en grec classique m’offrit un jour un exemplaire de La vida es sueño en espagnol, qu’il avait trouvé chez un bouquiniste du Boul ‘ Mich’. Qu’a-t-il voulu me signifier ainsi ?  


Lorsque le 6 mai 1856 naquit dans la ville de Freiberg en Moravie le fils de Jakob Freud, négociant en laines, celui-ci inscrivit dans la Bible familiale en hébreu les prénoms de Sigismund Schlomo pour ce nouveau-né. Mais ce fils n’utilisa jamais ce deuxième prénom qui était celui de son grand-père maternel, et dès ses dernières années au Gymnasium de Vienne et lors de son entrée à l’Université, il utilisa celui de Sigmund. Comme le note Peter Gay dans Freud, Une vie : « Comme il n’a jamais fait de commentaires sur les raisons qui l’incitèrent à raccourcir son prénom, toutes les hypothèses quant au sens que cela a pu avoir pour lui demeurent d’ordre purement spéculatif . Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris vient de consacrer à ce médecin autrichien une exposition « Sigmund Freud. Du regard à l’écoute » avec édition d’un remarquable catalogue illustré.


Quant à mon autre divagation, elle tourne autour de la question de la découverte dans les années cinquante par le psychiatre et psychanalyste nord-américain William Charles Dement, des phases de sommeil avec des mouvements rapides des yeux que l’on a qualifiées de « sommeil paradoxal » puisque c’est lorsque le dormeur est le plus profondément endormi qu’il rêve le plus, découverte qui  a bouleversé complétement la bio-chronologie des espèces animales qui dorment et rêvent, et qui me semble avoir eu, jusqu’à présent, peu d’échos dans la psychopathologie des psychoses délirantes aigües, telles que  la « bouffée délirante polymorphe » des auteurs français ou l’amentia décrite par Meynert. L’étude de la chronobiologie a été, depuis cette découverte, reprise en main par des neurophysiologistes qui ne sont ni des rêveurs, ni des psychopathologues, mais des scientifiques purs ce qui me fait craindre que ce ne soit pas par cette voie que nous ressoudions l’énigme du temps vécu.


Analyse par Lacan du « Temps vécu ». 


Michel Jeanvoine a bien voulu me prêter, pour que j’ai des lectures édifiantes pendant la période de Noël, le numéro 1935-36 de la revue Recherches philosophiques intitulé « Méditations sur le temps » qui contient entre autres, des articles d’E. Minkowski « Le problème du temps vécu », de E. Pichon « Le temps et l’idiome », de P. Klossowski, de G. Dumézil « De quelques aspects du temps », de Lévy-Bruhl « Le fait historique », de G. Bataille « Le labyrinthe et de E. Lévinas « De l’évasion ». 


Mais surtout, on peut lire dans la partie consacrée à « Psychologie et esthétique », une analyse par J.-M. Lacan du Temps vécu de Minkowski, texte qui est plus long que ce qu’est habituellement une analyse de livre dans une revue. C’est, nous dit Lacan, une « œuvre ambitieuse et ambigüe dont le contenu est triple : objectivation scientifique, analyse phénoménologique, témoignage personnel, le mouvement même de notre analyse devant en donner la synthèse, si elle existe ». Lacan critique les communications qui sont alors faites dans les sociétés dites savantes, oubliant sans doute qu’il a lui-même été membre de la Société médico-psychologique et de L’Evolution psychiatrique, mais il note que « la nouveauté méthodique des aperçus du Dr Minkowski consiste dans sa référence au point de vue de la structure, point de vue assez étranger, semble- t-il, aux conceptions des psychiatres français, dont beaucoup croient qu’il s’agit là d’un équivalent de la psychologie des profondeurs […] Il ne s’agit pas là d’enregistrer les déclarations du sujet que nous savons dès longtemps […] ne pouvoir de par la nature même du langage, qu’être étranger à l’expérience vécue que le sujet tente d’exprimer » et il fait référence à « une remarquable étude d’ “un cas de jalousie morbide sur fond d’automatisme mental ” reproduite ici des Annales médico-psychologiques de 1929  ». (Toutes les publications dans cette revue ne sont donc pas sans intérêt). Mais Lacan poursuit son analyse : « aussi bien par son attitude ouvertement hostile à la psychanalyse [ je souligne] M. Minkowski tend à établir dans la recherche psychiatrique un nouveau dualisme théorique qu’il renouvellerait de l’opposition périmée de l’organogénèse et de la psychogenèse, et qui opposerait maintenant la genèse qu’il appelle idéo-affective et qui est celle des complexes qu’a définis la psychanalyse d’une part et d’autre part la subduction structurale qu’il considère comme à tel point autonome qu’il va jusqu’à parler de phénomènes de compensation phénoménologique ».


Une opposition si exclusive ne peut être que stérilisante. Nous avons tenté nous-même dans un travail récent de démonter dans le complexe typique du conflit objectal (position « triangulaire » de l’objet entre le toi et le moi) la commune raison de la forme et du contenu dans ce que nous appelons la connaissance paranoïaque. C’est aussi bien que nous ne croyons pas que ce soit la destination de l’homme à « manier les solides » qui détermine la structure substantielle de son intelligence.


« D’où la fonction quelque peu disparate des diverses intuitions du temps dans les entités nosographiques où elles sont étudiées dans cet ouvrage : ici elle est apparente dans la conscience et décrite comme symptôme subjectif par le malade qui en souffre, là au contraire elle est déduite comme structurale du trouble qui l’exprime très indirectement (mélancolies). Seule apparaît très fondamentale, la subduction du temps vécu dans les états dépressifs : on peut tenir dès à présent ces états pour enrichis d’un certains nombres de types structuraux ». Ici Lacan renvoie aux pages 169-182 et 286-304 de l’ouvrage de Minkowski.


« On ne peut, d’autre part, qu’être reconnaissant à monsieur Minkowski d’avoir démontré la fécondité analytique de l’entité avant tout structurale dégagée par Clérambault sous le titre d’automatisme mental. Les beaux travaux de ce maître dépassent, en effet, de beaucoup la portée de démonstration de la vérité “organiciste ” où lui-même semblait vouloir les réduire et où certains de ses élèves se confinent encore ». Il ne peut s’agir ici de Henri Ey qui ne s’est jamais considéré comme un élève de Clérambault. « Il reste que l’attention du psychiatre en contact clinique avec le malade est désormais sollicitée d’approfondir la nature et les variétés de ces troubles de l’intuition corporelle ».


Lacan poursuit en parlant de la phénoménologie, terme né en Allemagne nous dit-il, et que l’ouvrage de Minkowski tend à fixer, mais sous le mode pratique de l’ « intuitionnisme bergsonien ». Lacan est ensuite plus critique : « La tentative, même pas déguisée de faire surgir d’une pure intuition existentielle, tant le surmoi que l’inconscient de la psychanalyse, “niveaux” incontestablement attachés au relativisme social, nous apparaît une gageure ».


Il discute ensuite de l’élan vital ou personnel qui est pour Minkowski la forme de l’avenir vital. « Nous avons-nous même, dans un travail récent, put démontrer dans le complexe typique du conflit objectal (position « triangulaire » entre le toi et le moi) la commune raison de la forme et du contenu dans ce que nous appelons la connaissance paranoïaque ». Ce travail récent est-il sa thèse de médecine ?


Lacan signale que Minkowski ignorait la pensée de Heidegger, quand il rédigea le Temps vécu. Après avoir regretté à nouveau la méconnaissance de Freud, Lacan nous dit que « tant de parti-pris nous valent pourtant des analyses partielles parfois admirables. […] La structure phénoménologique du désir est bien mise en valeur au degré médiat des relations de l’avenir. Un chef d’œuvre de pénétration nous est offert dans l’analyse de la prière : et c’est sans doute, est-ce là la clé du livre, livre de spirituel dont l’effusion s‘épanche tout entière dans le dialogue qui ne saurait s’exprimer hors du secret de l’âme ».


Á la fin, à propos de la distinction « espace clair » et « espace noir » et d’une citation de Minkowski « une prison, dût-elle se confondre avec l’univers, m’est intolérable », Lacan conclut : « c’est à la nuit des sens, c’est à la « nuit obscure » du mystique que nous croyons pouvoir dire sans abus que nous voilà portés ». Cette référence au poème « la noche oscura » du grand mystique espagnol San Juan de la Cruz que fait Lacan à propos du Temps vécu d’Eugène Minkowski, m’a beaucoup troublé car, comme je l’ai dit, lorsque mon histoire de la schizophrénie publiée en 1992 a été traduite en espagnol, l’éditeur mexicain a demandé un titre plus accrocheur et il a été enchanté de celui que j’ai proposé : « La noche oscura del ser ».


Notre langue ne dispose que d’un seul verbe « être » alors qu’en castillan nous disposons de « ser » et « estar », et ce n’est pas la même chose de dire « estoy loco » ou « soy un loco ». Salvador Dali, pour citer un philosophe célèbre proche de Jacques Lacan dans l’entre-deux-guerres, déclarait en français dans une spot publicitaire télévisé « Je suis fou de chocolat Lanvin » avec un regard qui nous disait que sa pensée était paranoïaque.  

 

Acte des colloques. JANVIER 2017, « figures de la mélancolie »

  
FIGURES DE LA MELANCOLIE

 Journée clinique
Samedi 28 janvier 2017, 9 heures 30
Hôpital Henri EY
15, Avenue de la porte de Choisy 75013 Paris
 

   Le travail du Collège de Psychiatrie se poursuit sur le fil de la clinique, ou les cliniques, de la mélancolie. Notre manière à nous de nous rappeler qu’il y a un siècle FREUD nous avait  mis entre les mains ce texte, toujours d’actualité, intitulé « Deuil et mélancolie ». Véritable exercice freudien de lecture topologique qui fait encore aujourd’hui toute notre admiration.
 
  Cette journée clinique prolonge celles de février 2106 « Comment aborder aujourd’hui mélancolie et dépression ? » à Paris et celle plus récente d’Ottignies en Belgique « La mélancolie : embarras théorico-cliniques ».
 
  Ce sera, une nouvelle fois, l’occasion de présenter le travail de construction et de lecture en jeu dans la clinique. Et celle-ci ne peut être que plurielle puisqu’elle est à chaque fois le produit de l’engagement d’un désir, celui du clinicien, et qu’une écriture singulière en tombe, celle du cas.
 
  Cependant de ce trajet, de ces trajets, de ces lacets, de ces nœuds, une topologie s’impose dont nous avons, après Freud, à faire l’écriture. Cette topologie -et c’est en cela que la mélancolie est exemplaire- traite de la question de l’objet et de sa nature: de cet objet qui commande l’être parlant.
Chacun, du même coup, s’y trouve alors engagé.  
 
   D’où, peut-être, cette place centrale donnée à ces « figures de la mélancolie » dans notre culture.
 
Comité d’organisation: ANQUETIL Nicole, BENRAIS François, BLANADET Françoise, CAMPION Martine, DAUDIN Michel, DELGUSTE Bernard, FROISSARD Josiane, GARRABE Jean, GORGES Pierre, GRINARD Monique, JEANVOINE Michel, MOINS Pascale, PONT-MONFROY Marie-Hélène et WILTORD Jeanne. 
Entrée libre
 
Samedi matin
9 heures 30 à 12 heures 30
 
Présidence : Dr JEANVOINE Michel
Discutant : Dr BLANADET Françoise
– Introduction par le Dr JEANVOINE Michel
– Dr GARRABE Jean : « Portraits de la mélancolie dans l’histoire de l’art et dans celle de la médecine.»
– DELGUSTE Bernard : « Quelques particularités cliniques de la prise en charge du patient mélancolique à l’hôpital.» 
 
Samedi après-midi
14 heures 30 à 17 heures
 
Présidence : Dr MOINS Pascale
Discutants : Dr DAUDIN Michel et Jean Jacques LEPÎTRE
– PONT-MONTFROY Marie Helene : « Rapport au corps et nomination imaginaire dans la mélancolie.»
– Dr ANQUETIL Nicole : « Les voies(les voix) de la mélancolie. »
– Dr JEANVOINE Michel : « Quels enseignements à tirer de cette clinique de la mélancolie ? Remarques et conséquences. »
– Conclusions par le DR Jean GARRABE.
 
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  • Portraits de la mélancolie dans l’histoire de l’art et de la médecine 
Jean GARABE
  • Comment lire la structure du sujet quand la mort se fait contrainte 
Marie-Hélène PONT-MONFROY

Une clinique de la mélancolie


Michel JEANVOINE


Les voix, voies de la mélancolie 


Nicole ANQUETIL


Quelques particularités cliniques


Bernard DELGUSTE

Nazir HAMAD, « L’Autre maternel comme une dynamique du nœud »

L’Autre maternel comme une dynamique du nœud

 Nazir Hamad

 

      J’évoquerai ici trois que des parents biologiques ne s’engagent pas toujours auprès de leur progéniture. Leurs enfants sont habituellement placés ou adoptés et cela les inscrit dans une nouvelle filiation et une nouvelle identité. Ils évoluent normalement et sans trop points qui vont constituer la base sur laquelle je soutiens cette hypothèse. L’enfant est l’enfant de ses parents biologiques, cela va de soi en principe, mais l’expérience nous apprend de séquelles parce que le bébé a ce quelque chose de spécifique en lui qui lui permet de s’adapter aux parents et au milieu dans lequel il est élevé.

 

 

I-           Le bébé humain est l’hypothèse de son Autre maternel. J’entends par là que cet Autre n’a pas besoin d’être la mère biologique. Cet Autre est toute personne qui s’engage auprès d’un enfant et qui l’inscrit dans son histoire et dans sa lignée. Autrement dit, cet Autre est l’incarnation par laquelle passe le Nom, qui est aussi le « non » qui castre autant la mère que l’enfant. Le « non » qui lui interdit d’intégrer l’enfant comme phallus imaginaire, et qui interdit en même temps à l’enfant de venir occuper cette place pour sa mère.

 

II-        Le bébé humain est disposé à apprendre toutes les langues et de se spécialiser dans la langue de son Autre maternel.

 

III-         Le bébé humain parle du fait même qu’on lui parle, et du fait qu’on lui parle, il est l’enfant de la langue et de la culture de son entourage familial.

 

i- La difficulté principale pour le petit d’homme réside dans le fait que son humanité est le pari de son Autre maternel. Le petit d’homme n’accède à son statut de sujet désirant que dans la mesure où son Autre le compte comme sujet désirant et s’adresse à lui en tant que tel.

 

 

       C’est la mère ou la tutrice qui assure par sa présence et par son engagement auprès de son enfant tout-petit la fonction de cet Autre. Cet Autre par son savoir qui lui permet de recevoir tout signe que le bébé envoie en tant que demande inscrit l’enfant dans cette relation particulière que Winnicott appelle « la folie maternelle » une sorte de repli schizoïde qui permet à la mère de s’occuper exclusivement de son bébé. Grace à cette « maladie normale », la mère est en mesure de savoir sur le désir de son enfant. Quand elle lui parle, cette parole qui dit non, le « non que dit le père », elle lui ouvre le champ du symbolique. L’enfant n’accèderait jamais à son statut de « parlêtre », pour emprunter un terme à Lacan, que grâce à ce pari, le pari de son humanité. C’est justement cet Autre qui fait que la pulsion n’est pas que biologique. Elle est déjà une articulation et un montage grammatical.

 

         Il faut donc que quelqu’un incarne pour le bébé cet Autre, la mère en l’occurrence, pour qu’il puisse s’en passer grâce à son entrée dans le langage. Parler se fait au prix de la perte de cet Autre incarné.

 

         Un bébé n’est parlêtre, n’est humain, que de ce pari, le pari de ceux qui le comptent déjà comme sujet désirant et qui l’inscrivent dans leur filiation. Et pour tout dire, notre humanité n’est autre qu’un pari qu’il faut savoir tenir continuellement contre les attaques qui la menacent sans cesse.

 

 

         ii- De ce fait, l’enfant est l’enfant de celle ou de ceux qui lui parlent. Il est un phonéticien universel. Il arrive au monde avec une disposition qui lui permet d’entendre et de retenir ce que l’oreille de l’adulte n’arrive plus à entendre et à cerner. Cette disposition nous dit Steven PINKER in The Language Instinct, (Penguin Books, 2015, PP261/63), n’est pas le fruit de l’apprentissage. Les chercheurs comme Jacques Muller et Peter Jusczyk ont remarqué que les enfants Kikuyu (Une des ethnies du Kenya et qui représente 22% de la population), sont capables d’entendre et de faire la différence entre le son ba de le son Pa de la langue anglaise alors que la langue kikuyu n’a pas ces sons dans le langage parlé de son groupe. Trois groupes d’enfants de 6 à 8 mois, de 8 à 10 mois et de 10 à 12 mois ont été comparés pour leur capacité à discriminer les distinctions « rétro réflexe dental » en hindi comme (Ta/ta) et guttural vélaire/uvulaire (Ki/qi) de l’inslekampx, (Un groupe de natifs d’Amérique du nord). Tous les enfants de 6 à 8 mois étaient capables d’entendre et de discriminer les deux contrastes alors qu’entre 10 et 12 mois, il n’y avait plus qu’un seul enfant sur les dix soumis à ce test qui les a entendus. La même expérience menée auprès d’adultes anglophones révèle qu’ils étaient incapables d’apprendre et de prononcer correctement ce contraste de sons après 500 essais.

 

         Le babil

 

         Ces mêmes psychologues ont démontré qu’un enfant français de 4 jours suce plus énergiquement sa tétine quand il entend la langue française que quand il entend la langue russe par exemple. Le bébé retrouve le même pic de vigueur quand il réentend la langue française après avoir entendu la langue russe. La même expérience démontre que ces bébés préfèrent le français parlé de vive voix au français enregistré. Bien que la voix enregistrée suscite toujours quelques réactions chez eux. En revanche, jouer le texte enregistré à l’envers laisse le bébé indiffèrent comme si, au fond, le bébé était d’emblée sensible à la structure grammaticale de la langue. Le texte joué à l’envers n’a plus sa sonorité habituelle, et ni sa prosodie et surtout, et l’énigme est là, plus son sens. Pour le bébé, le texte joué à l’envers n’est plus que chaos. A l’âge de 6 mois, le bébé ramasse des sons divers et en constitue des phonèmes tout en continuant à pouvoir distinguer les sons de la langue maternelle des autres sons. A l’âge de 10 mois, un bébé n’est plus un phonéticien universel. Il n’est plus capable de distinguer le tchèque de l’inslekampx que s’il était tchèque ou natif de cette tribu nord-américaine. Et bien qu’il fasse cette transition avant de comprendre ou de parler la langue maternelle, tout laisse entendre que le bébé est déjà pris dans un processus de spécialisation initié par la langue de son Autre maternel.

 

 

         Entre 7 et 8 mois, les bébés commencent à babiller en formant de vraies syllabes comme ba-ba-ba, neh, neh, neh, ou encore dé, dé. S. Pinter nous dit : « Les sons sont pareils dans toutes les langues. Ils se constituent en phonèmes et en patterns syllabiques qui sont communs dans beaucoup de langues. A la fin de la première année, les bébés ont une variété de syllabes et mélangent leur usage pour constituer des vraies phrases ‘babilles’ ». P.263

 

 

         Pourquoi le babil est-il important chez les bébés ? L’enfant, nous dit Pinter, est comme une personne adulte à qui on vient de donner un synthétiseur sans le mode d’emploi. Alors, faute de mieux, il se met à toucher aux divers boutons, aux diverses touches, expérimente et joue des sons afin de voir ce que cela va donner. C’est pareil pour le bébé. « Il lui a été donné tout un ensemble de commandes neuronales qui peuvent faire bouger les articulateurs dans n’importe quel sens, produisant des effets totalement variables sur le son. En écoutant leur propre babil, les bébés écrivent en effet leur propre mode d’emploi. Ils apprennent comment bouger un muscle dans un sens ou un autre pour produire un changement de son. C’est une condition première pour pouvoir imiter le discours de leur parent. »

 

         Le babil ne s’arrête pas du fait que l’enfant accède au langage parlé. Le babil est constitué d’une série de sons similaires aux sons du langage précoce que l’enfant aura à parler par la suite. Le cerveau contrôle les deux de la même manière, de sorte que le langage parlé va puiser ses sons dans les bagages des sons du babil.

 

 

         La langue maternelle

 

         Nous avons là une description scientifique de « lalangue » de Lacan. On voit dans ce passage comment le bébé prend la responsabilité d’extraire dans la carrière des sons qui est lalangue, des morceaux qu’il module afin de se signaler comme « parlêtre ».

 

         L’expérience inconsciente chez l’être humain est l’effet de la parole et du discours de l’Autre maternel sur le corps. Cela commence très tôt, bien avant la naissance. L’enfant reçoit le discours de son entourage et s’imprègne du langage, et notamment de celui de la mère. Et nous voilà devant un vrai problème. De qui parle-t-on quand on dit mère ?

 

 

         Les trois niveaux qui font la mère

 

         Dire mère implique déjà une première difficulté. Car elle ne peut transmettre le langage à son bébé que d’une perte. Une perte subie par chacun comme prix à payer pour accéder à son statut de « parlêtre ». Une mère inscrit son bébé dans le lien selon trois modalités : elle est un corps sexué qui jouit, et de ce fait, elle inscrit son enfant dans cette jouissance. Le bébé est aussi l’enfant de cette jouissance. Deuxièmement, Elle parle, répond à ce qu’elle croit recevoir comme demande venant de son bébé, et quand elle répond, elle le fait avec son incomplétude. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a pas de mère idéale. Troisièmement, « La mère » est un signifiant qui par la spécificité de son lien au bébé : c’est-à-dire satisfaire ses besoins afin de lui préserver la vie, lui parler afin de donner au nourrissage une valeur symbolique autant que jouissive, que le signifiant quelconque prend une haute valeur subjective donnant à une mère son statut de maman, le sien.

 

 

         Nous verrons plus loin qu’il suffit qu’une de ces modalités ne se mette pas en place pour empêcher le lien de parenté de se faire normalement en adoption.

 

 

         Pour qu’un petit enfant devienne « Mon bébé »

 

Comme je l’ai dit en parlant de la mère, le bébé, lui aussi, est pris dans ce lien selon trois modalités : il y est inscrit comme organisme vivant, et en tant que tel, il est objet de médecine. Cet organisme a été longtemps chosifié par les médecins et la médecine. Il est publiquement connu que des bébés ont été opérés sans anesthésie jusqu’à la deuxième moitié du vingtième siècle. En 1987, une publication importante démontre que le nouveau-né souffre de douleur. A cette date le Docteur KJS Anand a mis en évidence que le système nerveux du nouveau-né et du prématuré véhicule les messages nociceptifs de la périphérie jusqu’au niveau cortical. (KJS Anand and Hickey: Pain and its effects in the human neonate and fetus. The new Engel Journal of Medecine No. 317, 1987). Autrement dit, pendant longtemps la médecine a refusé de faire l’hypothèse de la souffrance chez le bébé le réduisant à un organisme dont la mise en place en tant que corps humain n’est pas encore achevée. En 1981, j’ai assisté moi-même dans un célèbre hôpital parisien à une intervention sur les canaux lacrymogènes d’un bébé de 8 mois sans la moindre administration d’un anesthésiant. Quand j’ai fait remarquer au médecin que le bébé souffrait, il m’a répondu qu’il avait seulement peur. Ce qui était vrai en médecine, l’était aussi dans la prise en charge de l’enfant. Je me souviens d’une discussion avec F. Dolto au cours de laquelle elle m’a affirmé que quand elle s’était mise à parler aux bébés, ses collègues médecins l’avaient prise pour une folle.

 

 

      Deuxièmement, se mettre à parler aux bébés et prendre en compte l’hypothèse de leur statut de sujet désirant change complètement notre perception du nouveau-né. Il n’est plus compté comme un organisme en voie de maturation, mais en tant que corps affecté par les symptômes, autrement dit, par le langage et la jouissance.

 

 

         Troisièmement, dire qu’il est affecté par les symptômes veut dire que le nouveau-né s’inscrit dans le discours de son entourage comme sujet défini par les signifiants. Autrement dit, le corps est biologique certes, mais aussi symbolique, affecté définitivement par les récits qui président à sa naissance ainsi que par le discours de ses parents, un discours qui fait de lui « notre bébé ».  Comme il peut aussi faire de lui : « cette chose horrible que j’ai portée dans mon ventre » comme l’avait écrit au sujet de sa grossesse      une célèbre actrice française. Le corps « se corporise de manière signifiante », dit Lacan. Le corps n’est corps que quand il est pris dans le langage et la jouissance dans un lien intime avec le corps maternel et sa parole. L’Autre maternel incarne l’Autre pour un bébé humain certes, mais il s’agit là d’une condition nécessaire pour son humanisation mais pas suffisante pour se sortir de « de la maladie ordinaire » dans laquelle il est pris avec sa mère. Si le corps se corporise par les signifiants, tout dépend alors de comment le signifiant phallique s’introduit-il pour opérer la séparation.

 

 

         Voici un petit résumé que je vous propose en guise de conclusion : la fonction de la mère est complexe et peut paraître contradictoire. C’est elle qui fait de son enfant l’objet d’exception, son trésor, et c’est elle aussi qui l’amène à abandonner cette place pour devenir un sujet désirant qui prend le risque d’aller découvrir le monde de son âge et d’apprendre à l’apprécier. C’est elle qui partage la jouissance avec lui, et c’est elle aussi qui sait mettre des limites à cette jouissance. C’est elle qui introduit l’enfant dans la musique de la lalangue, et c’est elle encore qui insiste pour que l’enfant adopte ses mots pour l’amener à s’inscrire dans le langage parlé. La fonction maternelle apparaît ainsi délicate et paradoxale à la fois. Mais dans cette présence auprès de son bébé, elle n’est pas seule, sauf quand elle cherche à l’être. Son bébé est le fruit de son désir pour un homme, et cet homme a normalement toute sa place auprès d’elle et auprès de leur enfant.

 

 

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– Auteur : HAMAD Nazir 

– Titre : L’Autre maternel et la dynamique du noeud. Les racines du noeud Bo 

– Date de publication : 29-03-2018

– Publication : Collège de psychiatrie

– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=188

Michel JEANVOINE, « Liaison et déliaison. Etat des lieux…. et propositions. »

Liaison et déliaison 

Etat des lieux…. et propositions

Michel JEANVOINE

 

Ce titre, « L’Imaginaire et ses avatars », se présente tout spécialement comme un titre à entrées multiples. Chacun le lira donc à sa manière, mais comment faire autrement ? Pour ma part je suis en charge d’une introduction. Et le titre qui s’impose est le suivant : « Liaison et déliaison. Etat de lieux ». Je conclurai, après ces quelques points de suspensions, par quelques propositions, un point conclusif au sens structural du terme.


« Liaison et déliaison », ce titre vient pour essayer d’éclairer notre travail de clinicien, à savoir comment dans notre vie de clinicien nous sommes amenés à rendre compte d’un certain nombre d’embarras, mais pas seulement dans notre vie de clinicien avec nos patients, comme vient de le rappeler Nicole ANQUETIL, mais aussi dans la vie de notre collectif. En effet il semblerait que celle-ci soit régie par les mêmes lois de la structure, comme nous l’a appris FREUD dans « Massenpsychologie ». Les lois qui viennent organiser la vie du sujet et de son moi sont les mêmes lois qui organisent la vie de notre collectif. Et le Moi est une affaire bien particulière dans laquelle FREUD est entré pour une première fois, à sa manière.


Cette introduction je vous la propose construite à partir d’un point. L’image qui me vient est celle de la randonnée en montagne. Un exemple topographique. Je suis sur une hauteur, ou pas, et ma position va déterminer et commander la perspective qui se propose à ma vue. J’ai fait le choix d’un de ces points remarquables pour vous proposer cette introduction.


J’ai transmis il y a quelques temps, et à quelques-uns d’entre vous, cette dernière conférence de LACAN, en 1978, chez DENIKER (vous pouvez la trouver sur internet avec « LACAN DENIKER 78 »). Celle-ci est contemporaine de son dernier séminaire « La topologie et le temps ». Ce sera notre point remarquable de la matinée. Elle est intéressante, et ceci à plusieurs titres. En effet pour lui, chez DENIKER en 78, il s’agit d’un deuxième tour. Dans un premier tour en 1953, il était   venu y parler de « Symbolique, Imaginaire et Réel » où il venait exemplifier la manière dont le travail d’une cure est susceptible d’être présenté par le tressage de ces trois cordes. Dans ce deuxième tour, 5 ans après « RSI », il vient nous proposer « SRI » pourrait-on dire. Le R, avec sa consistance, entre S et I comme écriture de ce non-rapport. Ce que nous pouvons retenir ce matin- et ceci est ma lecture, une interprétation en quelque sorte- ce serait ceci. Je n’ai rien entendu au séminaire d’été où était mis au travail ce dernier séminaire « La topologie et le temps », sur cette question pourtant centrale. Et c’est très dommage. En effet LACAN nous dit qu’avec le nœud simple, c’est-à-dire le nœud à trois, il nous a introduit à un abus de métaphore. « Je me suis laissé aller à vous glisser en main cette corde… ». En effet comment faire autrement ? Vous savez qu’il avait pu dire que son seul défaut était d’être là à nous parler. Il faut bien être là à vous parler, et pour vous parler encore faut-il du corps. Même chose avec le nœud. Lui donner corps pour en parler et nous faire rencontrer ses propriétés singulières par la manipulation. Ce qui nous fait immédiatement entrer dans un malentendu. Est-ce que la consistance donnée à R, S et I a une épaisseur, et si oui laquelle, et d’où provient-elle ? Nous sommes en effet sur cette pente qui prête à l’entification de cette corde. Où réside cet abus de métaphore ? Si le nœud Bo relève, par le nouage, d’une fonction cette consistance n’est que le produit du nouage. Elle est générée par le nouage lui-même. LACAN insiste longuement sur le fait que le nœud n’est aucunement une représentation mais une présentation…Cette consistance n’est-elle pas à concevoir comme n’ayant que la seule consistance d’un trait, d’un trait d’écriture mathématique puisque ce nouage relève d’un travail de logique, le travail de l’inconscient. Donner à ce trait le statut d’une corde en nous mettant ce nœud en main est un abus de métaphore et ce malentendu, auquel nous ne pouvons qu’être introduit, ne manque pas de trouver ses fruits. Nous pouvons en juger lorsque nous entendons, quelques fois, parler de topologie. Mais cette question reste difficile et la manière dont le malentendu nous habite est toujours riche d’enseignements.


 C’est à partir de ce point que je vous propose cette lecture et cette introduction.


 Une toute première remarque s’impose. « Liaison et déliaison » ne concerne pas seulement un imaginaire lié ou délié du symbolique. Encore faudrait-il l’écrire avec un grand I. Si celui-ci se trouve délié c’est qu’il ne ferait plus nœud, non seulement avec S mais avec R et qu’à partir de ce dénouage une clinique singulière pourrait trouver sa place. C’est ce que nous allons examiner.


 A cet Imaginaire FREUD a été un des premiers à s’y intéresser. Et vous savez que pour ce faire il invente et nous propose le Moi. De quelle manière y vient-il ? De quelle manière est-il contraint à la logique de cette invention ? Comme pour nous, par les mêmes voies, dans et avec notre clinique. Ceci le mène à des élaborations, à des constructions, que nous nommons freudiennes. Suivons-en le fil. Tout semble partir de cette clinique de la psychose et tout spécialement de ce cas princeps « Les mémoires du Président SCHREBER ». En effet pour un certain nombre de patients le retour du refoulé où FREUD était habitué à lire le retour d’un désir refoulé que le sujet pouvait assumer, et ainsi s’en trouver déplacé, ne s’avère pas pertinent.  FREUD ne pourra dire, devant ce constat de l’hallucination et du phénomène de projection, qu’une chose : il s’agit d’autre chose que d’un retour d’un élément refoulé, comme nous pouvons le rencontrer dans la névrose. Nous sommes dans un autre cas de figure. Les enjeux sont autres. Il y a là quelque chose qui fait défaut et qui introduit le patient à cette impasse, mais quoi ? Dans ses commentaires sur SCHREBER FREUD nous promet que le moment venu il lui faudra, sur ce phénomène de projection, en dire un peu plus et travailler cette question. Quelques-uns, déçus, nous disent que celui-ci n’a pas tenu parole et qu’il n’est jamais revenu sur cette question. Son travail de 1914 intitulé « Pour introduire le narcissisme » n’est-il pas un élément de réponse à ses questions posées précédemment ?


Que nous dit-il ? Dans ce texte il nous propose, pour la toute première fois, de concevoir le « Moi » organisé par le jeu et l’articulation de deux instances l’Idéal de moi et le Moi Idéal. C’est la première fois que FREUD dans ce texte nous en parle de cette manière. Il met en place cet Idéal de Moi pour cette simple raison que chez certains patients cette voix qui commande n’est pas entendue comme la voix du surmoi mais a pris le statut d’une voix xénopathique. Elle se trouve déliée du Moi Idéal. Tout se passe donc comme si l’invention du Moi n’avait son intérêt que pour caractériser un certain nombre de situations où celui-ci, par son défaut, laissait le patient à son destin d’halluciné et de mégalomaniaque. Par opposition il se trouve ainsi dans la nécessité de penser le Moi comme relevant d’une construction qui, le cas échéant peut faire défaut.


 LACAN, avec sa lecture de FREUD, et après Aimée, fait le pas suivant qui va consister à rendre compte de cette étape où le Moi se constitue comme instance : le stade de l’identification spéculaire. Il nous le propose de manière anticipée, pourrait-on dire, en 1936 et donc précipitée. Un peu à la manière dont FREUD travaillait. Celle qui est la nôtre également. De fait, dans un temps logique. Des éléments de réponse sont apportés dans un moment précipité et conclusif ; ceux-ci se trouvent démentis ou contredits. Le travail consiste alors à remettre sur le métier, à retisser ces nouveaux éléments qui viennent dire non à ceux déjà avancés. C’est de cette manière assumée que FREUD travaillait, comme LACAN, et c’est là que nous sommes également conduits : à l’assomption d’un temps logique dont LACAN fera très tôt l’effort d’en dégager la logique.


En ce qui concerne cette identification spéculaire LACAN y reviendra par la suite dans un certain nombre de ses séminaires où il aura l’occasion d’articuler beaucoup plus finement cette question avec le jeu des trois registres, et de dégager ainsi, des premiers liens de cet infans avec ses premiers autres, les enjeux structuraux.


Je ne veux pas revenir sur cette question de l’identification spéculaire que vous connaissez déjà sinon pour rappeler brièvement que celle-ci est une première identification qui fait du corps, et qui confère au corps une unité. Le corps comme un Un troué, un tore pourra-t-il ajouter plus tardivement. En effet c’est au lieu de l’Autre, ici le regard d’un premier Autre, l’Autre maternel, que s’anticipe ce Un avec la jubilation afférente. La précipitation anticipée d’Un troué noue la dimension symbolique de l’Idéal de Moi et celle imaginaire du Moi Idéal. De ce nouage tombe le réel d’une écriture, i(a), qui fait de ce moment un moment structural et donne ainsi à l’identification spéculaire la propriété de devenir le lieu de toutes les identifications dites secondaires qui vont lui succéder.


Ce (a), sans image spéculaire, a cette fonction tout à fait particulière de se trouver en exclusion interne et d’assurer ainsi le passage vers toutes ces identifications. Et la néoténie du jeune infans donne à ce moment structural le statut d’un faire trace qui l’ouvre à faire sien le message inversé qui lui vient de l’Autre. Il l’ouvre ainsi, dans et avec son corps, au mouvement même de la civilisation, c’est-à-dire au langage.


A cette première manière de présenter ce temps structural où le symbolique vient se nouer à l’imaginaire et au réel en faisant écriture LACAN viendra donner une suite ; et toujours dans les modalités de l’anticipation. Il pourra même ajouter beaucoup plus tard que le Moi est un trou. Laissant ouverte, et à chacun, la question centrale de savoir ce qu’est un trou et la question de la consistance de son bord…


En effet en 1953, dans une première conférence intitulée « Symbolique, Imaginaire et Réel » chez DENIKER, LACAN propose à son assistance surprise, mais prête à le suivre dans cette traversée qui s’ouvre, comment il serait possible de rendre compte du travail de la cure par le simple jeu du tressage de ces trois registres : c’est-à-dire le travail de la symbolisation dans le jeu du transfert qui ouvre sur la prise en compte du Réel.


En 1973 LACAN pourra, dans un tour suivant intitulé « RSI », revenir à ce nouage et à ce tressage. Mais cette fois-ci il ne s’agit plus de « Symbolique », « Imaginaire » et « Réel » mais de trois lettres R, S et I qui prennent consistance imaginaire. La différence est de taille et a toute son importance car le nœud va s’avérer avant tout relever d’une nomination : ce nœud il nous faut le faire, et le faire relève d’une écriture, d’un faire trait. D’où les « écritures borroméennes » … En effet ce nœud borroméen qui noue ces trois registres leur donne, par le nouage, consistance commune, sans cependant les mettre en continuité. J’ai insisté tout à l’heure, en introduisant mon propos, sur la nature de la consistance. En effet, un fois encore, c’est le nouage qui génère cette consistance commune au trois et lui donne sa légitimité. Celle-ci relève, dans un après-coup logique, du travail d’écriture du nœud.


 Mais ici dans ce nœud triple, ou dit encore nœud de trèfle, par quelle voie cette légitimité se fonde-t-elle ? Se fonde-t-elle nécessairement du travail du nouage, ou se fonde-t-elle, comme dans la paranoïa (puisque ce nœud triple est le nœud de la paranoïa comme nous le propose LACAN) dans l’appui xénopathique pris, à chaque fois singulier, sur le persécuteur. Toute personnalité relève de ce nœud triple, névrotique ou pas, mais cependant dans la paranoïa pas d’autre appui pour constituer cette consistance que l’appui vital au persécuteur bien-aimé : là où chez le névrosé l’anticipation assumée de l’impossible du Réel ordonne son destin.


Nous sommes là pour poser des questions et celle de ce matin qui m’anime en vous parlant est d’attirer votre attention sur la différence de nature des consistances dans ces deux types de nœuds : nœud bo à trois et nœud triple dit encore nœud de trèfle. Elle est essentielle. J’y reviens. En effet cette consistance générée par le nouage a quel statut ? A-t-elle un autre statut que le statut du trait d’écriture mathématique ? Dans ce nouage qu’il nous faut faire ne s’agirait-il pas de redoubler, d’une certaine manière le travail de l’inconscient puisque l’inconscient répond, dans et avec le travail analytique, à l’efficace du trait symbolique d’écriture ? Entre l’Un et l’Autre, au lieu même d’un non-rapport, venir lire, et donc écrire, un trait qui va permettre l’assomption de ce non-rapport et ouvrir ainsi au travail d’une sublimation ; et non d’un refoulement. Y’a de l’Un nous dit LACAN. Y’a de l’Un qui parle. Et je voudrais vous faire remarquer que ce Un a la propriété d’être un Un en trois. Nous sommes très près des avancées et des réflexions des théologiens chrétiens de la Trinité à ceci près qu’ici, à cette consistance, il est donné le statut d’une « ousia » divine déjà là. Pas question de considérer celle-ci comme produite par l’effet d’une traversée et d’une perte radicale capable de refonder le sujet : un nouage. Elle est déjà là. C’est pourquoi, me semble-t-il LACAN nous dira que nous ne pouvons qu’en rajouter sur ces travaux en présentant la genèse de toute consistance comme le produit de ce nouage dans son statut de pur trait d’écriture.


Et dans l’hypothèse où cette fonction capable de nouer fait défaut le trait d’une consistance déjà là, déjà écrite, soutenue et assumée par un autre ne peut faire que s’imposer, et s’imposer xénopathiquement, du dehors.


Dans ces journées intitulées « L’Imaginaire et ses avatars », et avec ces quelques points de repères avancés que pourrions-nous proposer ? Nous sommes là dans un travail de logique comme pouvaient l’assumer FREUD ou LACAN dans leurs travaux. Il y a ce « grand automatisme mental » de DE CLERAMBAULT avec lequel nous sommes entrés dans la carrière, pourrait-on dire. Et si nous suivons ces quelques remarques nous pourrions poser la question de qu’est-ce qui fait retour, pour le patient, dans des modalité xénopathiques voisées, comme a pu l’isoler très bien DE CLERAMBAULT. En effet la voix a une consistance voisée et l’hallucination est déjà, comme nous l’a appris FREUD – et nous avons pu consacrer des journées à ces questions- une tentative de reconstruction d’une réalité disloquée. Cette voix qui s’adresse à lui, il en a la certitude, prend le commandement de sa vie ; mais un commandement énigmatique. En effet si la certitude porte sur la signification personnelle dont il est l’objet, tout se passe comme si une question lui était posée dont il était, à son insu, la réponse énigmatique. A lui d’en construire, d’en inventer, les éléments de réponse. Cette consistance voisée se présente comme un premier linéament d’une suppléance possible à la déliaison. C’est la formule que je vous propose.


Or s’il est question de suppléer au défaut du nouage et de recomposer la continuité de la corde du nœud de trèfle, s’impose la nécessité d’explorer- après ce qui fait retour dans la consistance symbolique sous la forme de l’hallucination voisée- ce qui fait retour dans la consistance imaginaire, cette-fois-ci. Comment la penser et l’envisager ? La clinique des sosies ne serait-elle pas, et n’apporterait-elle pas quelques éléments de réponse dans ce sens ? De la même manière nous pourrions considérer que nous avons à explorer ce qui est susceptible de revenir xénopathiquement dans les modalités d’une consistance réelle. De quoi s’agirait-il alors et comment cela viendrait-il se présenter ? Je pense que nous aurions à examiner la clinique de la psychose maniaco-dépressive sous cet angle. En effet les phénoménologues ont depuis longtemps évoqués les particularités spatio-temporelles de cette clinique et je soutiens que nous aurions à faire ce pas de nous y intéresser dans cette perspective. Mais nous ne sommes pas là aujourd’hui pour traiter de cette question mais pour seulement nous intéresser à « l’Imaginaire et ses avatars ».


Comment envisager cette consistance imaginaire où ferait retour ce qui n’est pas symbolisé ? Où la repérer dans notre clinique, si elle s’y trouve ? Ne serait-t-elle pas déjà à repérer dans ce qui prend statut de corps, dans une certaine corporéisation que nous pourrions qualifier de xénopathique ? Il n’est pas rare, même assez fréquent, si nous savons y porter attention, que tel patient nous dise que tout se passe pour lui comme s’il se trouvait sur une scène ou s’il habitait un décor, un « dé-corps ». Ceci est très proche de cette clinique des sosies dont nous allons parler en fin de matinée avec un « cas de sosie ».


Cependant cette déliaison a déjà été examinée, mais d’une manière un peu différente. En effet les travaux de Stéphane THIBIERGE prenant en compte l’avancée de CAPGRAS sur l’agnosie d’identification nous propose, d’une manière homogène, une déliaison entre « reconnaissance » et « identification ». La clinique viendrait en témoigner pour un peu que nous sachions la lire. En effet qu’est-ce que le syndrome de FREGOLI sinon l’affirmation xénopathique d’une identité dénouée d’une reconnaissance absente et le syndrome de CAPGRAS, ou encore dit syndrome d’illusion des sosies, une reconnaissance xénopathique dénouée de l’identification ? Nous faisons, avec ce que je vous propose, le pas de lire autrement ces éléments. En effet cette déliaison concerne S et I, bien entendu, et les remarques sur « reconnaissance » et « identification » sont pertinentes mais il faudrait pouvoir les situer dans le contexte plus général d’une déliaison qui concerne également le R ; et plutôt que d’opposer les enjeux attachés aux registres du S et du I savoir mesurer en quoi ils partagent les mêmes éléments de structure. En effet le retour voisé dans le registre du symbolique se caractérise par la dimension de l’injonction et de l’appel. La certitude porte sur la signification personnelle c’est-à-dire sur le fait qu’il est concerné et que cet appel lui est adressé. Cet appel est vide et l’introduit à la dimension d’une énigme dont il a à rendre compte. Et celui-ci est itératif et xénopathique. Le retour corporéisé dans la consistance imaginaire n’a-t-il pas les mêmes propriétés ? Il est xénopathique et énigmatique, il est lu comme un appel qui s’impose, il est itératif. Le sentiment de « dé-corps » fréquemment décrit généralise la question des sosies et donne à ce syndrome une place moins énigmatique. Qu’en dit ce patient dont nous parlerons en fin de matinée ? « Il ressemble à mon père mais ce n’est pas lui ». « Les mains… ses habitudes…il ne se lève plus à la même heure… ». Ce n’est pas, ou plus, cette réalité que j’ai connue. Elle lui ressemble, mais cependant elle a perdu ce caractère de véracité. La vraie réalité est ailleurs. Et pourquoi m’introduire, dès lors, à cette mascarade, à ce scénario déjà écrit ? Ainsi vont les propos des patients. Il nous suffit de relire SCHREBER.


Voilà ce que je voulais mettre en évidence et dégager dans ce travail de logique. Nos maîtres cliniciens, comme CAPGRAS avec le syndrome de « l’illusion des sosies », et beaucoup d’autres, ont isolés des petites perles cliniques en attente, en attente de quoi ? En attente d’un travail de logique capable de leur donner une place. Et c’est avec cette logique que nous lisons notre clinique, et qu’une clinique s’invente. Si cette logique n’est pas autre que le travail de l’inconscient et si elle lui est homogène, nous pouvons penser que ceci n’est peut-être pas sans conséquences pour nos patients : leur permettre, dans le champ du transfert et avec le transfert, de construire et d’inventer leur suppléance, à chaque fois singulière. Voilà pour ces quelques propositions que je voulais soutenir avec vous. 

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– Auteur : JEANVOINE Michel 

– Titre : Liaison et déliaison.Etats des lieux… et propositions 

– Date de publication : 06-03-2018

– Publication : Collège de psychiatrie

– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=187