Auteur/autrice : Stephane

UNE CLINIQUE DE LA TEMPORALITÉ ?

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ACTES DES COLLOQUES

COLLECTION DU COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

ÉCOLE POUR L’ENSEIGNEMENT ET LA RECHERCHE

Une clinique de la temporalité ?

 JOURNÉES NATIONALES du Collège de Psychiatrie

Samedi et Dimanche 1er et 2 février 2020 à 9 heures 30 Hôpital Henri Ey – 15, Avenue de la Porte de Choisy – Paris 75013

Comment aborder, aujourd’hui, la question du temps, mieux, celle de la temporalité, dans notre clinique ? Nous avons l’intuition, comme beaucoup de cliniciens, et ceci depuis très longtemps, voire depuis l’aube de la clinique, que cette question est centrale. Et cependant nous restons très embarrassés. Embarras qui mérite d’être pris au sérieux et qui participe de la question. En effet avancer sur ce fil suppose, pour nous, faire un pas dans nos repères cliniques.

Si notre réalité est bien organisée par notre fantasme, celle-ci relève d’un lien, d’une solide articulation ou nouage, qui distribue temps et espace. Cependant cette articulation ne va pas de soi puisque la clinique des psychoses nous enseigne qu’un dénouage est possible. Il nous faudrait alors pouvoir un instant s’arrêter sur les conditions d’un tel nouage. LACAN nous a proposé, d’une manière anticipée en 1945, quelques-uns de ses éléments de réponse avec la solution du temps logique qui noue temps et espace en même temps que sujet et collectif. Il en suivra le fil renouvelé tout au long de ses séminaires jusqu’au « Moment de conclure ». Dans ces journées, autour de cette question, nous prendrons le temps de la clinique en balisant notre champ. Aussi bien du côté des psychoses avec les singularités que nous aurions à relever que celle de la névrose avec d’autres singularités, cette fois-ci, dans la mise en jeu de l’espace et du temps.

Mais pas seulement, il nous faut relever, en effet, l’embarras spécifique des philosophes sur ce point et les impasses auxquelles ils se trouvent ainsi introduits. Ces journées sont une introduction à cette question cruciale et inaugure un cycle, une nouvelle séquence de travail avec cette question : y aurait-il une clinique de la temporalité ?

Comité d’organisation : ANQUETIL Nicole, BELOT-FOURCADE Pascale, BENRAIS François, BLANADET Françoise, CAMPION-JEANVOINE Martine, DAUDIN Michel, FROISSART Josiane, GARRABE Jean, JEANVOINE Michel, MOINS Pascale, PONT- MONFROY Marie-Hélène

Samedi 1er février 2020

9 heures 30 – 12 heures 30

Président de séance : Jean-Jacques LEPITRE

Discutants : Marie-Hélène PONT-MONFROY et Bernard DELGUSTE

9 heures 30 : – Michel JEANVOINE : « Une lecture du « Temps logique » de J. LACAN. Remarques et conséquences. »

11 heures 15 : – Alain HARLY : « Remarques cursives sur la temporalité dans la perversion. »

14 heures 30 – 17 heures

Président de séance : Michel JEANVOINE

Discutants : Josiane FROISSART et Pascale MOINS

14 heures 30 : – Marie WESTPHALE : « L’automatisme mental : à travers un cas clinique et les apports de DE CLERAMBAULT. »

16 heures : – Gérard POMMIER : « L’espace-temps résolu dans la séance. »

Dimanche 2 février 2020

 9 heures 30 – 12 heures 30

Président de séance : Martine CAMPION-JEANVOINE

Discutants : Marika BERGES-BOUNES et Alain HARLY

9 heures 30 : – Catherine FERRON : « De quoi le futur antérieur est-il le nom ? »

10 heures 30 : – François BENRAIS et Josiane FROISSART : « Ce n’est pas ce que j’ai dit. »

11 heures 45 : – Michel DAUDIN : « Comment « être de son temps » ? »

14 heures 30 – 17 heures

Président de séance : Michel DAUDIN

Discutant : Françoise BLANADET et Martine CAMPION-JEANVOINE

14 heures30 : – Nicole ANQUETIL : « Temporalité signifiante du sujet. »

16 heures : – Christiane LACOTE-DESTRIBATS : « De quelle manière les psychanalystes peuvent-ils apprendre des poètes et des écrivains sur le temps ? »

 

NUMÉRO 4 – Paris, Février 2020

UNE CLINIQUE DE LA TEMPORALITÉ ?

 

TABLE DES MATIÈRES

 Le collège de psychiatrie – Marie-Hélène Pont-Monfroy

  I – Colloque du 1e et 2 février 2020

Une lecture du « Temps logique » de J. Lacan. Remarques et conséquences – Michel Jeanvoine

 L’automatisme mental : à travers un cas clinique et les apports de Clérambault – Marie Westphale

L’espace-temps résolu dans la séance – Gérard Pommier

De quoi le futur antérieur est-il le nom ? –  Catherine Ferron

 Il était une fois… un père – Josiane Froissart

C’est pas ce que j’dis ! – François Benrais

Comment « être de son temps » ? – Michel Daudin

 Temporalité signifiante du sujet – Nicole Anquetil

Ce que les écrivains et les poètes enseignent aux psychanalystes – Christiane Lacote-Destribats

 II – Autres textes :

Phénoménologie et psychopathologie du temps vécu – Jean Garrabé

 Le Temps logique – Marie-Hélène Pont-Monfroy

« Le point-maison » ou « comment j’ai pu tramer ma réalité » – Michel Jeanvoine

 

LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

Marie-Hélène Pont-Monfroy

Psychologue, psychanalyste, Vice-secrétaire du Collège de psychiatrie, Paris

Au cours des années 2018-2020, le collège de psychiatrie a mis au travail la question de la temporalité dans la clinique.

La temporalité est une dimension (à entendre comme « dit »-mension) tout à fait essentielle et structurale à la mise en place du sujet dans sa parole même. Le sujet parlant, d’être constitué par le langage, est en effet, pris dans une scansion temporelle liée à la discontinuité du signifiant qui ordonne son rapport au manque et son embarras subjectif. Cependant cette scansion ne va pas de soi, elle constitue une véritable opération, qui suppose une forme de rétroaction qui peine le plus souvent à s’opérer dans la psychose.

Les philosophes et les cliniciens, ont de tout temps eu l’intuition que ce rapport à la temporalité était un élément clé de notre rapport à la subjectivité. Freud ne met-il pas les notions « d’après coup » ou de « répétition » au centre de la formation du symptôme dans la névrose ? Et lorsqu’il dit que le rêve ou l’inconscient ne connaissent pas le temps, il pointe à quel point la subjectivité de chacun est organisée sur un mode temporel qui défit la temporalité linéaire et chronologique désignée par la science.

Lacan, pour sa part, nous propose dès 1945, avec « Le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée », une articulation de l’espace et du temps qui noue en même temps le sujet et le collectif. Il ne cessera tout au long de son enseignement de reprendre cette articulation très serrée de l’espace et du temps aussi bien avec le graphe du désir, qu’avec les nœuds ou la topologie qui mettent en lumière les processus de rétroaction, de nouage et d’articulation de la vie psychique de chacun au collectif dans lequel il évolue.  

Ce numéro regroupe les textes des interventions qui ont eu lieu lors des journées organisées en février 2020 à l’Hôpital Henri Ey à l’exception de quelque unes et d’autres travaux qui ont jalonné notre travail de réflexion au cours de ces deux années centrées sur la question de la temporalité.

 

UNE LECTURE DU « TEMPS LOGIQUE » DE J. LACAN.

REMARQUES ET CONSÉQUENCES.

Michel Jeanvoine [1]

 Y aurait-il une clinique de la temporalité ? Tel est le titre de ces journées[2]. Il s’agit d’une interrogation. En effet, déplier cette question et y prendre quelques repères pourrait-il nous aider dans notre écoute, dans notre lecture, soit dans notre travail de clinicien en étant un peu moins aveugle à un certain nombre d’éléments qui concernent cette question du temps ?

Ces questions sur le temps ne sont pourtant pas récentes. Je peux citer sans y revenir, puisque Hubert Ricard avait fait ce travail, Saint-Augustin, mais aussi quelques philosophes comme Hegel, et Heidegger.

Freud, de son côté, n’est pas sans s’en s’être trouvé travaillé par cette question, par le biais du nachträglich et quelques phénoménologues cliniciens comme Eugène Minkowski ou Ludwig Binswanger y consacrent quelques réflexions en s’appuyant essentiellement sur la clinique de la psychose. En effet la clinique de la psychose apporte des éléments spécifiques qui nous donnent à penser que le temps dans lequel sont pris ces patients est très différent du temps de la névrose. Cependant l’ensemble de ces travaux, si essentiels qu’ils puissent être, restent marginaux, sans engager quelques conséquences que ce soit. Que faisons-nous, en effet et jusqu’alors, des quelques remarques de Clérambault dans son « automatisme mental », sur cette question de la temporalité ? Très peu de cas, me semble-t-il, et celles-ci restent à leur mystère.

Il y a donc un intérêt à venir, à revenir, à ces questions. Et à vrai dire c’est en suivant les questions d’un patient que nous nous sommes trouvés engagés dans cette voie. Il sera question de ce patient, cet après-midi, dans le travail de Marie Westphale[3]. Celui-ci avait, en effet, une question très sérieuse puisqu’elle engageait son devenir existentiel : « Pour quelles raisons mes copains savent avant moi ce que je vais faire et ce que je pense… ? » Il y avait là, pour lui, un lieu dépositaire d’un savoir anticipé, qui s’imposait à lui xénopathiquement, et, il faut pouvoir le souligner, dans les modalités d’une énigme.

Tenter de déplier ces questions ne peut aller sans en passer par le travail de J. Lacan et son article sur le temps logique dont une première version date de 1945, l’après-guerre. En effet, ce travail qui pourrait apparaitre comme latéral en est pourtant l’âme et le cœur. Dans ce texte, Lacan ne parle pas d’autre chose que de ce qui a pu l’animer, lui, comme analysant et comme analyste. Et d’ailleurs nous trouvons dans presque tous ses séminaires une référence plus ou moins articulée à ce travail, jusqu’à son avant-dernier séminaire délibérément intitulé Le moment de conclure [4]. Il nous faudra y revenir. 

Comment cela s’inaugure-t-il ? 31 juillet 1936, Congrès de Marienbad [5], Lacan, avec un premier grand saut précipité dans le champ de la psychanalyse, expose les premiers linéaments de l’identification spéculaire. Après l’accueil réservé, fait à ce travail par la communauté psychanalytique, la grande guerre de 1940-45 survient, et c’est seulement après un long silence que celui-ci, sollicité en mars 1945 par la revue « Les cahiers d’art », y propose cet article : « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » avec un sous-titre « Un nouveau sophisme ». Il est à noter que cet écrit lui permet une réécriture de l’identification spéculaire qu’il proposera au Congrès de psychanalyse de Zürich[6] en 1949, en précisant un certain nombre de points et en donnant au « stade du miroir » le statut d’un véritable temps logique. Il s’agit alors d’une précipitation conclusive. Dans le lien transitivé à sa mère, qui conduit le jeune infans à être habité par une image spéculaire trouée, c’est-à-dire, comme il le dira par la suite, au nouage de R, S et I. Soit à la symbolisation d’une fonction.

Ensuite, en 1966, une réécriture du temps logique nous donne ce texte que nous connaissons aujourd’hui dans Les Ecrits [7] et qui fait l’objet de notre lecture.

Quel écart entre ce texte de 1945 et celui-ci de 1966 ? Ce dernier, en effet, fait l’objet d’un travail très précis, millimétré, véritable ciselage, qui n’est pas sans évoquer « L’étourdit »[8]. Dans cette dernière version, le statut de ce qu’il appelle dès lors les « deux motions suspensives » devient signifiant. Et « le temps pour comprendre » prend alors le statut d’un parcours signifiant qui n’est pas sans lien avec les deux tours de la double boucle ou de la coupure moebienne en jeu dans « L’étourdit ». Ces deux motions suspensives sont ainsi conçues comme participant pleinement de la conclusion précipitée au temps pour comprendre. 

Cette lecture que je vous propose, avec la découpe de séquences dans ce parcours logique de J. Lacan nous donne à entendre comment celui-ci se trouve lui-même rythmé par ce temps logique dont il tente de nous rendre compte. Nous pouvons lire, si nous le voulons, comment, avec la topologie borroméenne, le nouage borroméen répond, lui-même, de ce temps logique avec la production de cet objet hâté, toujours à côté.

 Un « à côté » essentiel à souligner puisque ce qui anime ce processus n’est pas autre chose que la constitution d’un trou dont le bord reste toujours à s’écrire.

 Essayons d’entrer dans ce texte, d’entrer dans ce sophisme. Je vais vous en parler à ma manière mais il est indispensable que chacun s’y coltine dans une certaine solitude. En effet il est indispensable que chacun y rencontre ses propres objections et les impossibilités que la logique de son raisonnement va lui proposer. Et c’est de la rencontre avec ces impossibilités que la logique de ce texte se déplie. D’où cette dénomination de sophisme caractérisée par une progression logique alimentée de ses impasses. Pour en faire l’épreuve il est donc indispensable de s’y engager. Ce que je vous propose de suivre, n’est pas autre chose que le fil d’une certaine négativité qui alimente ce sophisme et dont il est le ressort. Ceci n’est pas toujours clairement aperçu et il est cependant essentiel de le souligner. Cette négativité n’est pas autre chose que celle attachée à la dimension du Symbolique et caractérisée par Lacan, à la fin de son enseignement, comme étant le trou (si l’Imaginaire est la consistance et le Réel l’existence). Pas d’élément positivé dans le champ du symbolique, le grand A est vide et s’écrit barré : A.     

 Cet écrit du temps logique se constitue de trois temps de nature différente, l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure. Chacun des trois prisonniers est amené à faire le même parcours logique et à dégager, dans la précipitation, sa conclusion qui s’avère dans un après-coup semblable pour chacun : « Je suis blanc ». Quelque chose de la rencontre de cette négativité évoquée se positive en s’écrivant et chacun sort convaincu, dans l’anticipation, de venir se loger à cette enseigne qui vient faire, dans l’après coup, trait commun.

Quels en sont alors le ressort et la logique ?

Il y a trois prisonniers, A, B et C et le directeur promet la sortie et la liberté à celui qui pourra dire d’une manière argumentée comment il a procédé pour obtenir la réponse quant à la couleur du rond qu’il a dans le dos. Pas le droit de se parler, de se mirer dans un quelconque miroir. Seul le regard est en jeu, et chacun des trois prisonniers se présente alors autre à chacun. Pas de rapport entre les uns et les autres. Par ailleurs nous savons, et chacun sait, qu’il y a cinq rondelles : trois blanches et deux noirs. Quelle rondelle ai-je donc dans le dos et comment vais-je procéder ?

Une seule issue possible, celle de la solution dite parfaite et qui suppose la prise en compte d’une hypothèse et sa vérification, ou son invalidation, par chacun des trois.

En effet si j’avais déjà sous les yeux B et C munis chacun d’une rondelle noire, j’en déduirais immédiatement la couleur de celle qui orne mon dos : blanche ! Et je sortirais sachant qu’il n’y a que deux rondelles noires en jeu.

Or personne ne sort et mes deux compères sont blancs.

Il me faut donc faire non seulement une hypothèse mais la redoubler. Seule manière de trouver une issue. Supposons que je sois noir et que B fasse la même hypothèse, celle d’être noir, celui-ci ne voyant pas C sortir se dira : « mon hypothèse est fausse ». Si A étant noir et moi, B, également, C devrait sortir ayant sous les yeux deux noirs, or il n’en fait rien. « Je suis donc blanc » devrait se dire B et celui-ci d’en tirer la conséquence immédiate en sortant. Or B ne sort pas. Mon hypothèse quant au noir est fausse. « Je suis donc blanc » et je sors. Et chacun, A, B et C, dans le même tempo, de faire le même raisonnement en se dirigeant vers la sortie. Nous faisons le constat, en suivant cette solution parfaite, comment c’est de l’invalidation – et ceci à plusieurs niveaux, chez C, B, puis chez A – de l’hypothèse soutenue que s’en conclut le blanc comme la conséquence de ce que A ne voit pas la sortie de C et de B.

Or cette solution dite « parfaite » repose pour Lacan sur une erreur logique. En effet l’assurance de A, quant à être un blanc, repose sur l’expectative que B et C ont pu donner à voir. Mais B et C sortent avec A et lèvent du même coup cette expectative….  A, comme B et C, ne peuvent alors que suspendre leur sortie, ayant un doute quant à cette conclusion.

Un deuxième tour dans l’opération logique ne peut que s’engager, mais cette fois-ci informé des éléments de la première séquence. En effet, si C ne sort pas, B peut en tirer la conclusion qu’il est blanc si je suis effectivement noir. Mais il ne sort pas, comme C. Avec son temps d’avance sur moi dans son raisonnement, si celui-ci ne sort pas, je peux en tirer la conclusion que je suis blanc.

Cependant à nouveau, alors que chacun vient de refaire le même parcours logique, chacun se met à hésiter devant l’hésitation commune, liée au retard, essentiel au raisonnement logique, fondé jusqu’alors sur le constat d’une expectative.

Le deuxième départ est à nouveau suspendu : ce que J. Lacan appelle une deuxième motion suspensive. Se fait jour chez chacun cette remarque essentielle que B, ayant conclu qu’il était blanc, aurait dû sortir. Or il n’est pas sorti. Je ne peux qu’en conclure que je ne suis pas noir, donc je suis blanc.

Cependant il y a urgence à conclure. En effet si je laisse ce temps d’avance à C, et B ensuite dans le raisonnement, et si je suis toujours le prisonnier de cette expectative, le doute sera toujours là possible quant à ce que je sois un noir. Mettre un terme indispensable à ce temps de retard m’amène à l’urgence de conclure dans la hâte et à conclure avant B, et donc C.

 Il y a alors une assertion qui porte sur une certitude anticipée d’être un blanc. Seule sortie possible, qui vient rendre compte et compléter, ce qui soutient logiquement cet acte. Et les trois sortent dans la précipitation d’un acte anticipé qui conduit chacun à vérifier, dans un après-coup, qu’ils ont généré, chemin faisant, une commune mesure : « Je suis blanc ».

Voilà l’intelligence de ce « sophisme » qui nous explicite et nous propose de résoudre d’une manière fine, et manifestement appropriée, la question de l’individuel et du collectif. Pour l’être parlant, pris dans le symbolique et donc dans la négativité introduite par le symbolique, pas d’opposition entre l’individuel et le collectif : il est d’emblée pris dans le collectif par le jeu du non rapport avec l’autre. Je vous rappelle que ces trois prisonniers ne peuvent se parler, et que le nombre de ces prisonniers est, non pas indéfini, mais défini et comptable. C’est avec la rencontre de ce non rapport que chacun construit logiquement sa réponse précipitée qui prend alors la dimension d’une commune mesure. Ici J. Lacan prend la peine de nous rappeler que, cependant, il n’existe pas de sujet du collectif et qu’il n’y a de sujet que de l’individuel confronté au non rapport. Pas d’issue solitaire à nos embarras, cette sortie ne peut se faire qu’à plusieurs. Prendre sa place dans la dimension du symbolique, c’est-à-dire au champ de la négativité, ne peut se faire et se construire sans ce recours au non rapport actualisé dans le lien à quelques autres.

Tous ces éléments apportés par J. Lacan concernant cette identification sont, non seulement d’une grande portée, mais surtout prennent à contre-pied l’avancée de Freud dans Massenpsychologie. Ce qui ne veut pas dire que Freud se serait trompé mais simplement que l’identification fondée sur le trait de l’einziger Zug ne serait qu’un cas particulier qui rentre dans un ensemble plus vaste dont il nous parlera dans ses séminaires de topologie borroméenne en reprenant la question des trois identifications freudiennes.

Cette manière qui est la mienne aujourd’hui de vous présenter cette question avec, en son centre, la question de la négativité qui vient s’y décliner sous des registres divers, est capitale. En effet, nous sommes déjà, avec cette lecture, dans une certaine topologie qui convoque et tisse les trois registres au titre de ce que, si le symbolique est le trou, l’imaginaire la consistance, le réel en est l’ek-sistence, comme il nous le propose. En ajoutant que ces trois prennent consistance commune dans le nouage… 

Dans ce que je viens de vous proposer, j’ai insisté sur le fait que c’est, de ce qu’ils soient sans rapport, que ce trajet logique qui mène à la naissance de ce nouveau sujet sous le trait blanc est possible. C’est de la rencontre de ce non rapport que se produit, dans une telle opération, un trait d’écriture. Ceci n’est pas sans évoquer, en effet, le nouage borroméen où « c’est de ce qu’ils ne sont pas noués que (ces trois registres) se nouent » et trouvent du même coup commune mesure. J’avais eu l’occasion, il y a déjà quelques temps, de développer ce travail avec un deuxième, concernant cette fois-ci cette remarque de J. Lacan dans Le sinthome [9] appuyée sur « l’identification à un point du groupe » dont le défaut introduirait le patient à la rencontre du mur… Soit un autre abord de la question de la folie négligée jusqu’alors, soit un autre abord que celle privilégiée jusqu’alors de la forclusion du Nom du Père. Il apparaît que ces deux remarques s’éclairent de ce travail sur le temps logique.

Pourrait-on soutenir que ce travail d’écriture qui conduit à un nouveau sujet par la rencontre du non rapport ne soit pas autre chose, en fait que la mise en jeu de cette fonction dite « paternelle », celle du « Nom du Père », soit celle qui noue et celle susceptible de pacifier le sujet par la prise en compte du manque et de son assomption ?

En fait ce travail sur la temporalité s’est imposé par la voie des remarques qu’un patient a pu nous faire lors d’une présentation clinique à Brest. Ce patient nous questionnait sur ce qu’il lui arrivait et sur le mécanisme énigmatique dont il était l’objet et le prisonnier. « Mes copains savent avant moi ce que je vais faire, et ce que je vais penser. » Telle était sa question. Tout ce qu’il pouvait penser et faire était déjà écrit comme écrit dans le lieu de l’autre, ses « amis ». Il était l’objet d’une anticipation de la part d’autrui et la nature de sa relation au temps était donc toute particulière ; ce qui avait attiré notre attention. Relisons les « Mémoires »[10] du Président Schreber, relisons nos grands textes et écoutons nos patients avec cette attention, relisons Clérambault et comment celui-ci, dans toutes les nuances de sa clinique, évoque ces mécanismes temporels. Il est vrai que jusqu’alors ces remarques assez marginales, sur le temps, n’ont pas trouvé beaucoup d’échos. Il en sera question cette après-midi.

Comment alors rendre compte de toute cette clinique, jusqu’alors quasiment inexplorée ?

Du côté de la névrose, là aussi très peu de travaux, sauf sur la névrose obsessionnelle. Mais la remarque est faite, générale, que c’est du temps de l’autre que se soutient le névrosé et qu’il y trouve abri. Ceci nous permettrait assez facilement de penser comment le névrosé fait alors l’économie de la mise en jeu de cette fonction cardinale en évitant la rencontre du non-rapport… Mais en est-on le maître ? Et si notre désir inconscient nous conduit vers cette traversée, le principe même de la cure analytique est de nous introduire, dans et par un lien de transfert, à la mise en jeu de cette fonction d’écriture… avec la naissance d’un neue Subjekt

La question de la perversion sera abordée en fin de matinée par Alain Harly avec un cas clinique.

Toutes ces remarques sur le temps logique nous amènent ainsi à remettre sur l’établi la plupart de nos développements cliniques et à en introduire ainsi à une nouvelle lecture.

Alors quelles en sont les conséquences, pour ce matin, dans notre lecture de la clinique des psychoses ? Essayons d’apporter quelques précisions. 

  1. Lacan, très tôt avait repéré comment le déclenchement de la psychose pouvait relever de données structurales. En effet c’est, disait-il, de la rencontre d’un autre en opposition symbolique que s’ouvre, pour le futur patient, un gouffre, un maelström qui, à terme, avec le travail de la xénopathie, remaniera totalement l’imaginaire du patient. Cette opposition symbolique vient, en effet, présentifier la spécificité du symbolique et nous rappelle comment Lacan en fera, un peu plus tard, le registre du trou en opposition aux deux autres, I et R. Cette dimension est en jeu dans le temps logique avec cette prescription de ne pas se parler ; pure négativité, si nous reprenons un terme de la philosophie. Et c’est de cette rencontre du non-rapport, que peut s’initier avec quelques autres, l’assomption partagée d’un trait d’écriture qui caractérise ce nouveau sujet comme appartenant à la catégorie des êtres symboliques, c’est-à-dire, pour reprendre ce terme, habités par une certaine négativité, ou encore la dimension du manque.

 Certaines situations cliniques, comme celle de notre patient, viennent nous apprendre que, confrontés à ce non-rapport, ce travail d’écriture peut ne pas se faire et que l’anticipation dont il est l’objet reste au lieu de l’autre sans que ce nouveau sujet en jeu dans l’assertion de certitude puisse voir le jour. Incapable d’anticipation le voilà livré à ce que nous pourrions donc appeler une anticipation xénopathique, organisatrice, dès lors, de son destin.

 Voilà quelques-unes des remarques que je voulais faire ce matin. Mais la discussion me permettra très certainement de revenir sur un certain nombre de points.

 

Discussion

Jean-Jacques LEPITRE : Je voulais te remercier pour ce travail intéressant qui ouvre des perspectives et pour ces éclairages, à partir du « Temps logique », qui peuvent porter sur le mouvement des « gilets jaunes » et sur ces grèves sans syndicat. Cela me semble intéressant. En effet, la différence que tu as notée entre l’identification freudienne au chef, que celui -ci soit le chef syndical, le chef politique, etc. et celle introduite par le Temps logique que tu développes, a toute son importance. C’est celle qui circule dans les réseaux sociaux, c’est celle en jeu dans le mouvement dit des « gilets jaunes » ou dans ces grèves sans syndicat. 

Le deuxième point est le suivant. Je me demande si tu n’aurais pas dû, pour les personnes qui ne connaissent pas bien le texte, éclairer un peu mieux le deuxième temps. Après ce que tu as bien décrit, qu’un sujet fasse l’hypothèse qu’un autre sujet se pose la question s’il est noir, alors que lui-même se pose la question s’il est noir, il en déduit que le troisième, ayant sous les yeux deux noirs, devrait immédiatement sortir. Mais il y a un autre temps, c’est le constat que s’il ne part pas, le deuxième devrait en conclure qu’il est blanc et donc sortir. Et c’est seulement au troisième temps, devant le constat de la non sortie des deux autres, qu’il en déduit qu’il est blanc. A chaque fois il y a une scansion sur une logique de l’hypothèse qui ne se vérifie pas…

Marie-Hélène PONT-MONFROY : Merci Michel de nous avoir présenté ce travail avec lequel on se fait volontiers des nœuds dans la tête. Ce que je trouve particulièrement intéressant, c’est le fait que ce moment de conclure ne passe que par l’acte de sortir. Ce n’est qu’une fois que les trois sont sortis que chacun peut avoir la certitude qu’il est blanc. Parce que, sans cet acte, ils peuvent rester indéfiniment à se poser la question, sans que ce temps pour comprendre ne puisse se conclure. Ce moment de conclure passe par un acte qui relève du symbolique et pas de ce qui se voit ; il relève de cette attribution à l’autre et de ce raisonnement qu’on lui attribue et de ce qu’il en déduit.

Et puis un autre élément important est qu’il faut qu’ils soient au moins trois, c’est-à-dire qu’ils constituent un premier collectif qui rend possible cette émergence du sujet et qui nécessite cependant le trajet de chacun. C’est-à-dire que sans le trajet de chacun, aucune conclusion. Il y a cette articulation entre l’individuel et le collectif que je trouve vraiment passionnante. Et quand on arrive un peu à circuler dans tout cela, ces questions deviennent particulièrement intéressantes.

Bernard DELGUSTE : Excusez-moi de mon retard, je n’ai pas pu anticiper ! Je rejoins Marie Hélène, tout ceci est très intéressant. Ce texte est un texte compliqué du jeune Lacan et il faut une certaine dose de courage pour le relire. Cette articulation entre l’individuel et le collectif est en effet intéressante à souligner et ce passage à l’acte, mais pas au sens de la psychopathologie, mais au sens d’un engagement dans une action qui permet, à posteriori, une définition de soi-même. C’est ce qu’évoque souvent Jean-Pierre Lebrun, en Belgique, nous serions aujourd’hui, dans une forme d’individuation qui nie cette dimension collective, alors que le collectif fait partie de la définition même de l’individuation. Dans un mouvement de dialectique où cette logique de l’autonomie et de l’hétéronomie n’est pas scindée, elle est en mouvement.

Michel JEANVOINE : Vous rappelez ceci qu’il s’agit d’un acte, mais d’un acte soutenu par un jugement, par une assertion, avec une certitude anticipée. Et tu le rappelais, Marie-Hélène, cet acte fonde la certitude, qui dans un après- coup se vérifie. Cet acte fonde la certitude et les motions suspensives appartiennent – et c’est en cela qu’elles ont un statut signifiant – appartiennent au processus de construction de cette conclusion, et qu’elles ne sont pas extérieures au temps pour comprendre qui mène au moment de conclure. Avec ce sujet de l’assertion, Lacan nous dit qu’il y a là la naissance d’un nouveau Je psychologique, et j’ai peut-être insuffisamment insisté là-dessus. Il utilise ce terme, en effet. Comme s’il s’agissait d’un nouveau sujet, est-ce le même que celui de Freud lorsque celui-ci parle de neue Subjekt  ? En tous cas le monde ne se voit plus du même endroit, nous n’avons plus les pieds au même endroit, le sujet n’est plus représenté par le même signifiant. Il s’est passé quelque chose. Est-ce de l’ordre, puisque le week-end dernier nous travaillions à l’ALI la question de la fin de la cure, est-ce de l’ordre d’une « traversée », cette « fameuse traversée » en jeu dans une fin de cure ? Nous pourrions le penser. En effet ces deux motions suspensives ne seraient alors à lire que comme les deux tours nécessaires au parcours de la découpe d’une bande de Möbius qui constitue l’acte même de la coupure. C’est de cette manière qu’il nous présente la topologie de l’acte dans son séminaire L’acte psychanalytique, me semble-t-il.

Je pourrais aussi ajouter ceci. Nous avions travaillé à l’ALI le dernier séminaire de Lacan Le moment de conclure et nous sommes passés là-dessus sans nous y arrêter et pourtant, il s’agit de la partie de la plus importante de ce séminaire, partie qui nous donne une indication précieuse. Lacan nous dit en quelque sorte, j’ai bien été obligé de vous mettre en main le nœud borroméen à trois – et vous savez que dans ce séminaire il nous présente le nœud borroméen généralisé – j’ai bien été obligé de vous mettre en main ce nœud borroméen à trois mais il s’agit « d’un abus de métaphore ». Comment l’entendre et que voudrait-il nous dire ? Pour en parler, comme il le fait, encore faut-il en passer par le corps et une certaine consistance. Pour nous donner à entendre le nœud à trois comment faire autrement que nous le mettre en main ? Et pourtant ce nœud, ou mieux ce nouage ne relève pas d’une représentation mais d’une présentation, comme il nous le dit dans RSI.  Mais où lire cette présentation, sinon dans l’acte même du lien à autrui où se génère cette nouvelle écriture. La présentation est là, c’est son cœur même. Le nœud borroméen, mieux le nouage borroméen, serait là au travail, au cœur même de ce temps logique qui suppose la dimension du collectif. D’où la présentation et non pas la représentation. D’où cet « abus de métaphore », parce qu’en nous mettant en main le nœud borroméen, il en fait une représentation et non pas une présentation ; et s’y perd alors ce que chacun a à réinventer pour son compte : s’autoriser, avec quelques autres, d’un nouage. Il y a là une impossibilité majeure qui creuse tout enseignement. Impossibilité que Charles Melman nous rappelle volontiers en nous disant qu’il est bien obligé de se trouver à la tribune pour nous parler et nous rappeler que l’Autre est barré. Et chacun, dans sa solitude de sujet, va rester avec cette question et ce paradoxe.

Nicole ANQUETIL : J’aimerais que tu développes ce que disaient Freud et Lacan. En effet, ce que j’avais retenu dans Massenpsychologie, c’est qu’à partir d’un trait commun qu’une action collective est possible. Ici, dans « le temps logique », les prisonniers ne connaissent pas ce trait, mais ils ont un trait commun… ils ne le savent pas. Ce trait commun a été donné par le directeur de la prison qui fait figure, en quelque sorte, de grand Autre. Comme un paradoxe, celui-ci est là, et d’une certaine manière pas là. Il leur a collé dans le dos ce trait et puis il n’est plus là. Alors Lacan semble prendre les choses dans le sens inverse de Freud. Freud part d’un trait et pour Lacan le trait n’est pas connu. La subjectivité est bien en jeu pour Freud, elle mène à cette action collective. Mais pour Lacan, cependant très différemment, celle-ci mène à un acte commun…

J-J. L. : Il me semble qu’il y a une petite pointe de différence entre les deux, c’est que dans ce que dit Freud ce trait est commun ; il est su et connu comme commun….

  1. A. : …Ici, il n’est pas connu mais cela mène à un acte collectif…

M-H. P-M. : Un acte simultané de chacun mais qui procède de la position de chacun…brouhaha…

  1. A. : …un même raisonnement qui mène à un acte collectif.
  2. J. : Comment ai-je lu cette Massenpsychologie ? Ce qui spécifie l’identification freudienne dite à l’einziger Zug, c’est le fait que ce trait d’identification est déjà là chez le leader. Et c’est un trait que chacun peut prendre en compte, un trait positivé sous lequel chacun peut, ou pas, venir se ranger. On pourrait même ajouter que le savoir est là anticipé. Voilà la petite moustache qu’il me faudrait avoir. Quelques-uns disent, mais je ne sais pas si cela est une bonne chose, quelques-uns opposent une identification verticale, celle à l’einziger Zug, à une identification dite horizontale. Je pense à Jean-Pierre Lebrun, c’est souvent son expression, mais je ne pense pas que cela soit une bonne manière de nous proposer l’identification lacanienne qui se propose ici. Nous pourrions dire que là, avec Lacan, il y a un trait qui est à écrire, qui est à inventer, et qui s’écrit, pour chacun dans la rencontre de l’A(a)utre, une vraie rencontre, c’est-à-dire, dans le manque et avec le non-rapport.

M-H. P-M. : Mais peut-être que ces deux modalités peuvent même coexister en même temps dans une collectivité. Nous l’avons vu en Allemagne. Et c’est pour cela que Freud a pu peut-être la décrire en rencontrant ces manifestations dans la vie sociale, et aujourd’hui dans nos démocraties… chacun pourrait se saisir, dans son trajet….

François BENRAIS : Je me repose la question que je t’avais posée l’autre jour.  Trois blancs et deux noirs, 3 et 2, … c’est une fiction, …qu’ils sortent tous les trois ensemble. Qu’ils soient tous les trois mus, oui, mais qu’ils soient tous les trois ensemble…

  1. J. : A propos du directeur nous pourrions faire la remarque qu’il n’est pas du tout à la hauteur à laquelle il devrait être. Que dit-il : « Le premier qui sort a la liberté ». Il semble, en effet, totalement ignorer la logique qui organise le processus auquel il soumet pourtant ses trois prisonniers. En effet, ces trois ne peuvent sortir qu’ensemble. Il n’y a donc pas de premier…brouhaha…

M-H. P-M. :  En tous cas, il les met dans une position de rivalité qui est tout à fait intéressante, rivalité qui met en jeu le spéculaire dont ils doivent sortir en la prenant en compte pour trouver la solution et …brouhaha…

  1. J. : Nous pourrions nous arrêter sur ce travail de logique qui anime chacun. Quel est ce travail de logique ? Il consiste, à partir de ce qui ne se voit pas, qui n’est pas là où il pourrait être attendu, à positiver cette absence dont il fait le constat. Il s’en enseigne. Ce travail est donc commun aux trois et il apparaît que celui-ci spécifie la prise de chacun dans l’ordre du symbolique, dans l’ordre du signifiant qui le caractérise comme être parlant. Ce sont, tous les trois, des blancs parlants….
  2. A. : Oui, mais en même temps c’est quelque chose de l’ordre de la fiction…
  3. J. : Oui, mais à mon avis il ne faut pas trop s’appesantir sur le détail de la petite histoire, ce qui importe est la logique à l’œuvre qui nous amène à cette réflexion…brouhaha…
  4. B. : …ce qui fait ma réflexion c’est que ce n’est pas le même un pour les trois, ça n’est pas un, un et un qui seraient les mêmes. C’est pourquoi dans le fait qu’ils sortent ensemble, il y a quelque chose qui ne va pas…brouhaha…
  5. J. : Ce Un n’est aucunement un Un totalisant puisque ce Un est le produit individuel d’un travail de logique. Ce Un s’avère être le même pour chacun. Et c’est seulement dans un après-coup que chacun fait le constat que ce trait, qu’il a anticipé pour lui-même, est partagé et a le statut de commune mesure, commune mesure qui caractérise et spécifie le fait d’être des êtres de la négativité, parce que parlants… d’où cette idée qu’il y a là, dans le temps logique, la mise en fonction pour chacun, d’une fonction spécifique à l’être parlant, qui caractérise la prise de l’être parlant dans le symbolique. Alors que dans l’identification au trait de l’einziger Zug, celle-ci ne semble pas jouer de la même manière. Une impasse semble se faire sur cette mise en jeu puisque ce trait, prélevé sur le leader, n’est pas – pour chacun – à constituer, voire mieux, à écrire à partir du non rapport. C’est en cela que ce « temps logique » est d’une grande puissance et d’une puissance insoupçonnée.
  6. D. : Est-ce que tu serais d’accord pour dire que ce Un serait la somme de trois manques…
  7. J. : Une somme ?… Je ne suis pas sûr que cela soit une somme mais, pour chacun, plutôt une dialectisation de la rencontre du non-rapport qui tresse ces trois manques… manque mis au travail dans une topologie que Lacan sera amené à nous présenter…
  8. D. : Pour chacun il s’agirait d’un processus de subjectivation, alors qu’avec le trait unaire il s’agirait d’un processus de désubjectivation… ?

Martine CAMPION-JEANVOINE : Non, cela n’est pas un mode de subjectivation, mais un mode de désubjectivation…

  1. J. : Il s’agit de cette désubjectivation progressive évoquée par Lacan, au profit de ce travail de logique et de cette conclusion hâtée. Travail qui anime les trois et les amène à cette sortie commune. Travail qui s’organise autour de la question de la prise en compte de la négativité et c’est pourquoi je proposais que vous en suiviez, tout au long, le fil. Relisons le séminaire …Ou pire . Lacan y pose la question de la nature de « Y’ad’l’un » ? Ce « Y’ad’l’un » n’est pas le Un totalitaire du tout, il n’est pas le Un de l’einziger Zug, il est d’une autre nature. Quelle est donc la nature de ce Un ? Ce sont des questions que je me pose, que je vous pose. Si le réel, avec le nœud borroméen, ne cesse pas de ne pas s’écrire, pourtant avec le nœud borroméen Lacan fait ce tour de force, de l’écrire. En effet, dans le nœud, il fait une place essentielle au réel, R, au même titre que I et S. De ce réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, il est possible d’en attraper quelque chose par cette écriture. Est-ce que dans ce travail de logique qui nous occupe aujourd’hui, il ne serait pas question, pour ce réel, d’en attraper quelque chose, par une écriture ? Voilà ma question. Cela fait écho à notre pratique de tous les jours avec nos patients, adultes ou enfants. Bien souvent, on repère qu’il s’est passé quelque chose, mais comment rendre compte de ce qui vient de se passer ? Quelque chose s’est écrit, a déplacé le sujet, mais quoi et comment ? Et quelque chose s’est écrit en acte, pas d’une manière intellectuelle, mais en acte dans le jeu du transfert… Puisqu’en freudien nous travaillons avec le transfert qui est là, en acte, et qui supporte la dimension du collectif, habité par le non-rapport… Qu’est-ce que ce « Y’ ad’l’un » ?

J-J. L. : Est-ce que cette dimension du réel nous pourrions la percevoir au moment de négativité de l’arrêt de chaque scansion ?

  1. J. : Il va s’écrire et les motions suspensives participent de cette écriture.

J-J. L. : Oui, mais à ce moment-là…, parce que la description que nous pourrions faire est celle-ci : il y a trois lignes temporelles qui sont, à chaque fois pour les trois, coupées au même moment, de la suspension logique que la ligne de discours produit. Si j’étais noir, et si l’autre l’était, l’autre sort, à chaque fois avec cette suspension, avec la ligne temporelle pour les trois, et c’est à ce moment-là que quelque chose se… vient interrompre…

  1. J. : Alors, oui, c’est le travail de la négativité ; ce que j’appelle, là, la négativité, mais est-ce équivalent ou pas ? C’est la rencontre du réel, ça ne marche pas, ça ne colle pas. Il y a du non-rapport. Soit une vraie rencontre, ça ne colle pas. C’est cela qui habite le travail du « temps logique ». Si cela collait, rien ne pourrait s’en écrire. C’est en cela que le nœud borroméen est le nœud du non-rapport. C’est de ce non-rapport que quelque chose s’écrit. Le nœud borroméen n’est pas seulement un nœud d’écrits mais un nœud d’écriture, produit du non-rapport.

M-H. P-M. : Et ceci est posé d’emblée dans le sophisme, ils ne peuvent pas se parler…

  1. J. : Oui, c’est de faire jouer le non-rapport qui est là pris d’emblée en compte par le directeur…

Alain HARLY : Tu articulais le nœud borroméen avec cette temporalité dite logique et tu rappelais « l’abus de métaphore » évoqué par Lacan dans le fait même de nous mettre en main le nœud borroméen. Est-ce que cet abus de métaphore nous pouvons l’entendre comme l’idée que nous pourrions avoir que ce nœud présenté comme tel, nous donnerait une structure du sujet en tant qu’elle serait synchronique. Quand il introduit, quand il souligne que ce nœud – ou plutôt ce nouage – quand il prolonge cette écriture par la chaîne ou la tresse, ne nous donnerait-elle pas, cette tresse, quand même plus facilement une idée d’un nouage, mais d’un nouage dans une diachronie, introduisant à ce moment-là la question du temps. Pour l’articuler avec ce que tu amènes du temps logique, la question se pose de comment concevoir, avec la tresse, ce moment de conclure. Par excellence celle-ci peut se prolonger indéfiniment mais est-ce qu’il n’y a pas quelque chose, avec la tresse, qui reste en suspend ?

  1. J. : En tant qu’être parlant nous sommes déjà habités, nous sommes déjà pris, que nous le voulions ou pas, dans un tissu déjà là, dans une étoffe déjà là, dans des consistances, voire une culture, une langue, nos identifications… Nous pourrions penser que cette étoffe se réanime et vit par le travail de chacun, avec quelques autres, dans la rencontre de ce non-rapport. De nouveaux traits pourraient ainsi s’écrire par la mise en jeu, par chacun avec quelques autres, de cette fonction du nouage, synchronique, dans un tissu déjà là… Il y aurait alors des dénouages et des renouages…

Cela devrait s’articuler, il faudrait pouvoir y revenir, avec le propos freudien de la double inscription. Ce trait vient s’écrire sous la forme du « blanc », mais cependant c’est la question de l’Un qui est au travail. Il faudrait pouvoir reprendre cette question à partir de ce point.

La question que tu poses est une question difficile. C’est celle qui nous est posée avec la question du nœud borroméen généralisé avancée dans son dernier séminaire. Il nous laisse avec des embarras, des difficultés, avec lesquelles nous sommes obligés de nous débrouiller et d’avancer. Un peu d’ailleurs comme dans le temps logique, que chacun puisse prendre à son compte ces embarras et difficultés et fasse son chemin avec cela.

  1. D. : Une question clinique, si tu le veux, puisque tu nous invitais à penser la clinique avec cette logique du temps et de l’anticipation. C’est celle-du « déjà là ». Mais tout sujet humain est confronté à cette question… et le psychotique l’est différemment. Pour lui c’est un savoir qui est déjà là… écrit. C’est quand même un problème.
  2. J. : Cette question est très vive dans le travail que nous pouvons faire avec nos patients. Je pense vraiment qu’il y a une voie pour faire un travail avec ces patients. Il n’est pas question de guérison. En effet que pourrait-elle être ? Mais un tel travail est vraiment chargé d’effets. Il apporte une sédation manifeste et introduit le patient à une réalité apaisée, sans trop de drames. Cela lui permet de faire son chemin dans le social tel qu’il est aujourd’hui et voire même d’y participer d’une manière active.

Et comment cela se passe-t-il dans le transfert ? Nous pouvons nous apercevoir que nous sommes pris dans cette question d’une manière constante et régulière. Il y a bien un transfert. Tellement massif qu’il peut passer inaperçu et ce d’autant plus qu’il n’a pas le destin du transfert plus ordinaire du névrosé. Pour le patient, le thérapeute est bien le lieu d’un savoir déjà là, déjà écrit, même si celui-ci lui est énigmatique. Il avance dans une avenue, dans une ville, dont il nous prête les plans, pourrait-on dire, une xénopathie tranquille. Mais les choses peuvent se compliquer si le thérapeute estime avoir ce savoir en poche, c’est-à-dire s’il n’est plus le porteur de ce trou qui spécifie le symbolique et s’il partage avec lui cette idée que le savoir est déjà écrit. Ce lieu positivé ouvre d’une manière immédiate et quasi automatique le recours à un nouveau bord dans les fracas d’une persécution. Cette xénopathie tranquille se transforme en xénopathie manifeste et le thérapeute se transforme en persécuteur manifeste. Nous avons tous fait cette expérience dont il nous faut tirer des enseignements. Seule manière de tirer ces enseignements. Le risque n’est donc pas de recevoir de tels patients mais de positiver un savoir avec ses conséquences et l’anticipation dont le thérapeute fait l’objet avec ce savoir positivé… Et il arrive même que ces phénomènes d’anticipation ne s’aperçoivent plus tellement, ils y sont réguliers et constants. Et ce d’autant plus que ces mécanismes se rencontrent dans la névrose, mais autrement. Quelques fois il est même très difficile de faire la part des choses, surtout avec des patients qui ont déjà un passé psychothérapeutique. 

  1. D. : Le travail thérapeutique avec des patients psychotiques n’est pas nécessairement du côté de l’extinction du délire mais plutôt du côté d’une tempérance par rapport à ce savoir…
  2. J. : Et à chaque fois où le patient est confronté, dans sa vie amoureuse, dans son travail, à la rencontre du manque, à la déception… c’est-à-dire au non-rapport, tout se passe comme si, plutôt que tomber dans ce trou qui s’ouvre, celui-ci, déjà, enseigné, venait limiter le vacillement de son être et retrouver ses appuis en venant en parler. Il est venu tricoter quelque chose, faire un point avec vous, pour pacifier ce trou qui vectorise le travail du thérapeute : une suppléance, en quelque sorte, à cette fonction métaphorique du nouage qui lui fait défaut. Ce passage par cet (A)autre, qu’est pour lui le thérapeute, s’avère indispensable pour lui. Il ne peut affronter seul cette question, c’est-à-dire, son statut d’être parlant. De l’(A)autre doit être mis en jeu. Il peut l’affronter avec l’(A)autre si cet autre est informé et consent à prendre à son compte cette donnée cruciale qui fait de nous des êtres parlants. C’est-à-dire travailler avec le trou et non pas un savoir positivé. Ou encore, et plus précisément, travailler avec la dimension du réel, ce réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.

M-H. P-M. : Ce travail, dans un hôpital, peut parfois passer par une équipe…. 

  1. J. : Cette question du temps est beaucoup moins travaillée du côté de la névrose. Il y en a pas mal sur la névrose obsessionnelle mais du côté de la névrose hystérique je n’ai jamais rien lu. Si quelques-uns avaient connaissance de travaux qui traitent de cette question ceci pourrait m’intéresser. Mais tout ce travail reste à faire.

 S’il n’y a plus de questions nous allons nous arrêter là. Je vous remercie de m’avoir rendu ce travail possible, car sans ces quelques autres, pas de travail possible.  

[1] Psychiatre, psychanalyste, Paris.

[2] Journées Nationales du Collège de Psychiatrie, « Une clinique de la temporalité ? », 1er et 2 février 2020.

[3] Voir l’article de Marie WESTPHALE, « L’automatisme mental : à propos d’un cas clinique et des apports théoriques de Clérambault », ci-après

[4] LACAN Jacques, Le moment de conclure, Séminaire XXV, (1977- 1978).

[5] LACAN Jacques, Conférence interrompue sur le stade du miroir, XIVe Congrès de l’Association Psychanalytique Internationale (API), Marienbad, du 2 au 8 aout 1936.

[6] LACAN Jacques, conférence « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », XVIe Congrès international de psychanalyse, Zürich, le 17 juillet 1949.

[7] LACAN Jacques, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » in Les Écrits, Seuil, 1966, p. 197-213.

[8] LACAN Jacques, « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.

[9] LACAN Jacques, Le sinthome, Séminaire XXIII, (1975-1976).

[10] SCHREBER Daniel-Paul, Mémoires d’un névropathe, Point Poche, 1985.

 

L’AUTOMATISME MENTAL :

Á PROPOS D’UN CAS CLINIQUE ET DES APPORTS THÉORIQUES DE CLÉRAMBAULT

Marie Westphale [1]

Je remercie le Collège de Psychiatrie de me donner la possibilité d’intervenir cet après-midi et je remercie particulièrement Michel Jeanvoine qui en a déterminé le sujet.

Les questions posées par la psychiatrie sont des questions posées à l’homme d’une manière générale. L’automatisme mental pose les conditions nécessaires à notre subjectivité, c’est à dire qu’il est un témoin du fonctionnement de chacun d’entre nous. L’automatisme mental introduit à une longue controverse notamment sur la question de la relation pensée/langage. Il nous renvoie à ce qui nous apparait comme un assemblage bizarre de perturbations de l’expérience vécue. Il laisse entrevoir qu’il y a là quelque chose qui pourrait concerner de manière plus générale le rapport de tout parlêtre à ce qu’il lui arrive de nommer « sa pensée » ; « nous ne savons pas très bien ce que nous appelons nos pensées » disait Charles Melman en 1991. L’explorer nécessite un retour aux symptômes, à l’écoute des patients, à des écrits descriptifs. C’est ce que je vous propose de faire dans un premier temps à propos d’un patient vu en présentation clinique à Brest, puis je reviendrai sur le travail et les apports de Clérambault sur le sujet.

Tout d’abord quelques repères biographiques et anamnestiques sur le patient que j’appellerai Robert, vu en entretien par le Dr Michel Jeanvoine lors d’une présentation clinique à Brest à la clinique de l’Iroise où je travaille.

Robert, schizophrène, est accueilli à la clinique, il ne dort plus et à des idées noires, malgré les nombreux médicaments déjà prescrits mais, mal ou non pris. C’est un homme grand, costaud. Son crane est dégarni mais il porte une longue barbe non taillée, des vêtements usés mais propres. Il renvoie à une sensation de « paradoxe temporel » : ses habits fanés et sa longue barbe laissent penser que quelque chose est resté suspendu dans le temps.

Il s’engage dans l’armée à 18 ans pour trois ans, période où il raconte avoir été victime d’insultes de la part de ses camarades, vécues comme des menaces. Puis il intègre une formation de BEP électromécanicien, d’où il est renvoyé sans qu’il en comprenne la raison. S’en suit une période d’errance où il « fait la route » selon ses propres termes, jusqu’à sa première hospitalisation en 1981 en Hospitalisation d’office à la suite d’une décompensation délirante après une rencontre. Il a alors 26 ans. C’est le début d’un parcours, émaillé d’hospitalisations sous contraintes, de tentatives de suicide, une par défenestration et une par phlébotomie et de nombreux voyages pathologiques.

Ce qui est intéressant dans ce cas et je vais vous citer quelques extraits, c’est que Robert présentait des hallucinations visuels, auditives mais aussi un automatisme mental où on remarque une tension rétroactive dans l’injonction xénopathique, une anticipation, souligné par Michel Jeanvoine et qui se formule ainsi : « Comment savent-ils ce que je vais faire ? ».  On peut relever deux exemples :

Exemple 1 :

Robert : « Mon père m’a dit : “ il l’fera pas” … Je suis resté à l’regarder mais y f’ra pas quoi ? Et je lui ai pas posé la question hein ! j’ai rien dit et puis je suis parti dans ma vie… Après je reviens, et quelques jours après y m’dit : “ attends”, attends quoi ? Je lui ai pas posé la question, mais attends quoi, il m’a pas dit. Comme si mon père devinait tout… ».

Exemple 2 :

  1. : « A Concarneau, un copain d’école, j’arrive : “ Ah ! salut Robert ! ” et puis d’un coup il s’retourne vers ses copains : “ il va l’faire ! ” Faire quoi ? Bah je… je n’sais pas, moi….

Michel Jeanvoine : Oui c’est énigmatique.

  1. : Ouais, c’est énigmatique parce que c’est comme si les gens y savaient, y connaissaient la vie avant moi !

M.J. : Oui.

  1. : Et que moi, j’ai quelque chose à faire avant de mourir.

M.J. : Oui.

  1. : Voilà, alors, moi, quoi faire ? Qu’est-ce que je dois faire, je sais pas. »

 Il entend aussi des injonctions :

Exemple 1 :

  1. : « “ Toi, un jour tu vas te suicider ” alors je lutte, je lutte pour ne pas me suicider, […] on m’a dit que je s’rais jamais heureux, et quand on m’a dit ça j’étais heureux, “ t’es un mec spécial ”, “Ah tu vas voir, la vie sera pas facile pour toi ”, et quelques jours après il me dit : “ Non tu s’ras jamais heureux ”. »

Exemple 2 :

  1. : « Une infirmière … elle nous dit comme ça : “ça va recommencer ! ” Mais, mais pourquoi elle a dit ça ? Et je lui ai pas posé la question, mais qu’est ce qui va recommencer ? Donc j’ai encore une question sans réponse dans ma tête. »

Schreber a des phrases interrompues, là ce sont des injonctions ou des questions qui lui sont posées, où il est tenu d’apporter des réponses, qu’il est obligé de résoudre. Dans la réalité déjà assumée et connue, il y a la dimension d’une tension rétroactive dans l’injonction xénopathique, une anticipation « comment peuvent-ils savoir ? ». Je continue :

  1. : « C’est invivable, je ne sais même plus si c’est des pensées ou des voix, quoi. […] Quand je me parle tout seul c’est comme si il y avait une personne en moi […] Et puis, ça sort par ma bouche, comme ça : “tiens-toi bien” comme ça. Pop ! Mais ! Et ça, je, je ça vient de mon cerveau et pis ça sort tout seul, mais, mais euh…je le dis pas, mais je l’entends.

M.J. : Vous ne le dites pas, mais vous l’entendez et ça sort par votre bouche ?

  1. : Oui. »

 

Clérambault a été le principal découvreur de l’automatisme mental. Avant lui, Pierre Janet écrivit en 1889 un traité consacré à « l’automatisme psychologique ». Gaëtan Gatian de Clérambault est un psychiatre français, né en 1872 et mort en 1934. Il décrit l’automatisme mental à partir de 1909, sans qu’on puisse en faire vraiment l’historique, mais ce sujet fut porté à l’ordre du jour au Congrès de Blois en 1927 où ses publications furent réunies en un seul abrégé. C’est Jean Frétet qui publiera en 1942 l’ensemble de travaux de son maître sous le titre Œuvres psychiatriques [2].

Jean Garrabé a écrit un article tout à fait intéressant, intitulé « Psychoses à base d’automatisme »[3], publié dans le JFP qui décrit l’évolution des idées concernant l’automatisme mental de 1927 à 2017. Il faut dire que le concept n’a laissé et ne laisse personne indifférent et a suscité des positionnements divers dès son énoncé. Il mentionne que Jean Postel en 1998, dans le Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, le définit ainsi : « une association de phénomènes psychopathologiques entrainant chez le patient le sentiment et la conviction délirante qu’il n’est plus maître de sa volonté et qu’une force étrangère a agi sur lui et contrôle toute son activité psychique, dirigeant ses actes, sa pensée et ses perceptions ».

L’automatisme mental est une clinique du langage, c’est à dire qu’elle vient pointer un rapport particulier au langage. Il faut différentier ce qu’il en serait d’une clinique du comportement qui est très actuelle (déficit, dépression, excitation…) et ce que serait la spécificité du langage, c’est-à-dire le propos même du patient.

On peut noter que le terme d’automatisme mental est absent de toutes les classifications internationales DSM mais aussi de la CIM 10. Il n’est plus reconnu comme entité spécifique malgré les apports décisifs qu’ont constitué la mise en forme stricte, d’abord sous le nom de « syndrome de Clérambault », puis sous le nom de « syndrome S », d’un certains nombres de symptômes décrits par ses prédécesseurs, dont Séglas et Baillarger. Il lui a été reproché de réduire sa signification à un inventaire et à un mécanicisme. Il est englobé dans les phénomènes productifs des psychoses, et on peut éventuellement la comparer aux troubles délirants persistants de la CIM10 et aux troubles persistants du DSM4.

Pour avancer, je propose un petit retour sur la question des hallucinations telle qu’elle se pose au début du XXe siècle, pour voir quels étaient les enjeux, du temps de Clérambault, lorsqu’il a isolé ce syndrome. Tout le problème concernant les hallucinations vient de cette définition que l’on trouve, par exemple chez Esquirol [4] , qui décrit l’hallucination comme « une perception sans objet ». Au fond, une perception fausse. Le problème de cette définition, c’est qu’elle suppose une sorte de transparence du sujet dans son rapport à la connaissance, (un sujet qui serait dans une transparence de soi à soi), donc, posé dans des termes de reconnaissance et de conscience. Après de nombreuses observations et débats, les psychiatres se sont rendus compte qu’un certain nombre de phénomènes qui, visiblement, étaient manifestement vécus de manière hallucinatoire pour un patient, ne faisaient pas appel à la sensation.

Clérambault dans ces Œuvres choisies [5] a tenté de discerner les signes qui, pour lui, pouvaient rendre compte de l’origine du développement des psychoses. De quoi s’agit-il ? Et comment les nommer ? Il les définit comme « les phénomènes classiques : pensée devancée, énonciation des actes, impulsions verbales, tendance aux phénomènes psychomoteurs (J. Séglas) », c’est à dire uniquement des troubles du cours de la pensée et des hallucinations psychiques, qu’il oppose aux hallucinations auditives et psychomotrices caractérisées décrites par J. Baillarger, et qu’il nomme « Petit automatisme mental ».

Il précise les caractéristiques de ces troubles du cours de la pensée et de ces hallucinations psychiques, je le cite :

« – NEUTRE, au début, du point de vue affectif, ils consistent seulement en un dédoublement de la pensée (donc ne s’associe pas forcément à une idée de persécution),

– NON THÉMATIQUE du point de vue idéique, donc « anidéique », il affirme leur caractère non sensoriel, c’est-à-dire que la pensée qui devient étrangère, le devient sous une forme ordinaire de la pensée, dans une forme indifférenciée et non pas dans une forme sensorielle définie. Ultérieurement, divers processus concourent à lui conférer plus ou moins d’hostilité.

– INITIAL dans le décours de la psychose ».

 Ce qui est nouveau avec Clérambault, c’est qu’il défend que ces phénomènes sont le plus souvent (pas de façon constante) les tous premiers signes de la psychose, alors que jusque-là ces phénomènes étaient jugés comme des complications contingentes et tardives. Il soutient que le « petit automatisme » est le point de départ de la Psychose hallucinatoire chronique. Dans sa conception, les hallucinations proprement dites, tant auditives que psychomotrices, seraient plus tardives. L’automatisme mental tel qu’il le définit, serait un processus autonome, parfois isolé, auquel pourrait s’adjoindre un délire et la sensation d’« être persécuté» plusieurs années après le début.  Il s’oppose là, aux théories de Falret et Legrand du Saule.

Clérambault associe cet automatisme mental à deux autres automatismes : « l’automatisme sensitif » et « l’automatisme moteur » et il parle alors de « Triple automatisme » : verbal, sensitif et moteur. Il faut regarder l’automatisme mental dans sa triple dimension : idéo-verbale (j’entends une pensée qui n’est pas la mienne ou écho de la pensée), motrice (mes yeux regarde le pantalon d’une dame alors que je voudrais qu’ils regardent mon chemin) et affective (on m’impose une colère qui n’est pas la mienne, je ne peux que me mettre à l’abri pour hurler ma colère). Dans ces trois automatismes, le trait commun, c’est que le sujet ne reconnait pas sa responsabilité dans ce qui l’anime.

Il évoque plus tard des processus rares et moins étudiés qui peuvent également appartenir à l’automatisme mental. Je le cite :

« – Processus positifs subcontinus : émancipation des abstraits, dévidage muet des souvenirs, idéorrhée.

– Processus positifs épisodiques, accompagnés de sentiments intellectuels : ressemblances, fausses reconnaissances, étrangeté des gens et des choses.

– Processus négatifs divers : disparition de pensées, oublis, arrêts de la pensée, vides de la pensée, perplexité sans objet, doutes, aprosexie, passage d’une pensée invisible, […] jeux verbaux parcellaires. »

Lacan dans son séminaire Les psychoses dit que le phénomène psychotique est, à la fois « l’émergence dans la réalité d’une signification énorme qui n’a l’air de rien et ce, pour autant qu’on ne peut la relier à rien, puisqu’elle n’est jamais rentrée dans le système de la symbolisation » et « la libération de la chaîne du signifiant » [6]. Cela conduit à l’ambiguïté suivante : d’un côté un signifiant qui tourne obsessionnellement à vide, de l’autre une signification qui cherche tant à se dire qu’elle assaille, sourde et aveugle, le champ de la conscience.  L’automatisme mental, c’est le moment où, souvent, dans le début d’une psychose, le sujet se raccroche au symbolique.

Jean-Luc Ferreto l’explique très bien dans son article sur l’automatisme mental [7],  ce à quoi on assiste dans ces moments de décapitonnage, c’est que la chaîne signifiante se met à fonctionner toute seule. Elle n’est plus vectorisée et on voit fonctionner à l’état libre, d’un côté ce qu’il en est de l’énonciation et de l’autre ce qui fait retour au sujet de l’énoncé. Il n’y a plus, comme dans la chaîne signifiante normale, la rétroaction qui permet à la chaîne de tenir. Ce qui se met en place, c’est une espèce de tournage en rond, de bouclage en rond de la question de l’énoncé et de celle de l’énonciation qui se bouclent de manière circulaire sur un mode assez particulier qui est très typique de l’automatisme mental, qui se manifeste par une sorte de jonction-disjonction.  

C’est ce qu’on trouve dans le cas clinique de « l’Homme aux paroles imposées » [8] comme dans le cas de Robert. Il y a toujours un certain nombre de paroles qui sont envoyées au sujet sur un certain mode et il est toujours sommé de répondre : « Mon père m’a dit : “il l’fera pas” […] Je suis resté à l’regarder mais y f’ra pas quoi ? Et je lui ai pas posé la question hein ! J’ai rien dit et puis je suis parti dans ma vie […] Après je reviens, et quelques jours après y m’dit : “attends”, attends quoi ? je lui ai pas posé la question, mais attends quoi, il m’a pas dit. Comme si mon père devinait tout. »

 C’est assez important à comprendre, cela parait peut-être paradoxal, mais c’est juste sur ce mode là que le sujet arrive à se maintenir, dans le battement même de cette disjonction.

Dans l’écho de la pensée, le patient entend ce qu’il reconnait comme sa propre pensée dictée, déclamée par une source autre, étrangère, xénopathique. L’écho de la pensée est, pour Clérambault[9], le phénomène central de l’automatisme mental. Il estime que c’est la conséquence d’un phénomène d’origine mécanique, d’un phénomène de dérivation qui assure une sorte de transition entre le petit et le grand automatisme mental. Il a beaucoup utilisé la métaphore de l’électricité. Il décrit cette dérivation comme « le résultat de la bifurcation d’un courant qui aboutirait à deux expressions séparées d’une même idée. Cette métaphore pourrait être calquée sur la réalité ». L’écho de la pensée avait déjà été décrit par Séglas en 1892. Il conduit au syndrome du grand automatisme mental qui englobe, comme je l’ai dit précédemment, pour Clérambault, l’ensemble des hallucinations psychosensorielles de tout type.

L’écho anticipé de la pensée défi le bon sens. Celui qui, jusque-là, pouvait penser légitimement être à la source naturelle de sa pensée, l’entend articulée alors que lui-même ne se l’était pas formulée. En d’autres termes énoncés par Jean-Marc Faucher, « à mesure que je parle, j’oublie que je m’entends en écho, cependant que j’anticipe sur ce que je vais dire et que j’effectue une rétroaction sur ce que j’ai formulé. Dans l’écho de la pensée, il s’agit d’une pensée que le patient reconnait pour sienne ou dont il considère qu’elle aurait pu l’être, mais qui se présente articulée, formulée, par un autre que lui »[10]. Il bouscule donc le « je pense donc je suis », « je suis la chose qui pense » de Descartes.

Je ne vais développer ici, ni Descartes, ni la pensée transcendantale de Kant. Je voudrais juste souligner que la passivité qui est au cœur de ce que Clérambault articule dans sa description de l’automatisme mental – qu’il avait au début qualifié de « syndrome de passivité » – avait également été repérée par Kant comme centrale chez tout sujet. Elle reste normalement voilée mais la décomposition spectrale qu’opère la psychose, la met en évidence.

La dimension xénopathique est d’emblée indiquée par le patient, tandis que celle d’un retour de quelque chose qui lui serait propre, habituellement méconnue par le paranoïaque, est clairement désigné par le terme même d’écho.

Revenons au cas de Robert : « Quand je me parle tout seul c’est comme si il y avait une personne en moi », « Et puis, ça sort par ma bouche, comme ça : “tiens-toi bien” comme ça. Pop ! Mais ! Et ça, je, je ça vient de mon cerveau et pis ça sort tout seul, mais, mais euh […] je le dis pas, mais je l’entends. ». C’est au moment où il perçoit la formulation d’une pensée qu’il pourrait tout à fait reconnaitre comme la sienne, ici formulée à la deuxième personne, qu’il se trouve le plus exposé à être expulsé de la place qu’il considère comme sienne et souhaiterait occuper. Il est chassé du lieu qu’il occupe.

On peut parler d’éclipse subjective. C’est une chose de méconnaitre un jugement alors que, d’une certaine façon, il s’est déjà opéré quelque part en nous de façon méconnue, mais c’est autre chose que de méconnaitre le lieu où se forme le jugement lui-même, ce qui fait que l’affect qui en résulte sera vécu comme xénopathique. C’est, alors, l’instance elle-même d’où ce jugement procède qui est rejetée comme extérieure au Moi.

L’automatisme mental caractérise le mode d’intuition intellectuelle (la nôtre est sensible), de celui pour qui il n’y aurait pas la temporalité logique de l’après-coup. La spontanéité c’est l’exercice de notre entendement dont nous prenons la mesure, car nous sommes affectés par la pensée, c’est à dire que nous ne pouvons pas nous même, nous reconnaitre comme être spontané.

On peut noter la dimension d’anticipation, ce que Clérambault appelle l’écho de la pensée naissante, c’est-à-dire l’énonciation des intentions : « ils répètent mes pensées avant moi ». Dans le cas de Robert : « Ouais, c’est énigmatique parce que c’est comme si les gens y savaient, y connaissaient la vie avant moi ! »

L’idée qu’il y aurait un original est ainsi supposée par le patient, dans la tentative de ressaisir, en lui-même, ce qui serait comme identité, un lieu non dénaturé de sa propre détermination. Ça le met dans la position de celui qui découvrirait inopinément la présence d’une doublure de lui-même sur une seule et unique scène. Clérambault invite à considérer qu’il y a un dédoublement de la pensée. Il souligne régulièrement combien le combat est ici perdu d’avance par le registre du sens, voué à être envahit par cette personnalité Autre.

 Le patient se retrouve en quelque sorte à incarner un personnage virtuel étrange. Il est intéressé par une séquence verbale qui n’implique aucune adresse. Là, la doublure n’est pas un thème mais un fait de structure. C’est dû à la question de la disjonction des termes de la relation narcissique et donc c’est, à proprement parler, un effet de structure. Le moi et l’image spéculaire ont pris leur autonomie, avec pour conséquence, de se voir sans cesse déployés dans leur dédoublement constitutif.

Lacan parle du Moi idéal comme d’un jumeau qui dans la psychose devient parlant. Freud avait aussi évoqué l’automatisme mental sous le nom de « délire d’observation » et a développé le concept de Verneinung qui fait appel à la notion de jugement d’attribution (attribuer quelque chose à quelqu’un) et seulement dans un deuxième temps, à une représentation de l’existence de la réalité.

Si l’automatisme mental est bien un syndrome structural, dont notre langage peine à rendre compte de l’unité, le nouage borroméen pourrait permettre d’écrire ce qui échappe à cette nomination. La topologie borroméenne de Lacan pourrait constituer l’outil le plus adapté pour l’éclairer. Je vais juste en dire quelques mots repris dans le travail de Nicolas Dissez[11] et qui souligne :

– l’autonomisation du Symbolique par rapport au Réel pourrait rendre compte du caractère anidéique du « petit automatisme mental »,

– l’écho de la pensée, lui, pourrait être lié à un glissement, qui conduit à une disparition de la zone de la jouissance phallique et donner aux registres du Réel et du Symbolique et, à une zone du sens et de la jouissance de l’Autre, des places en miroir et équivalentes, séparées par une zone qui serait celle de l’objet a.

Pour conclure, si la clinique de l’automatisme mental nous interpelle tant, c’est probablement parce qu’elle constitue autant la synthèse, faite par Clérambault, des forces qui conduisent un sujet à se voir éjecté du langage, que l’ensemble des tentatives de ce sujet pour retrouver une insertion dans ce langage. On dit souvent que l’automatisme mental est une structure d’exposition ; cela est vrai, c’est une structure d’exposition pour le sujet lui-même au grand Autre, mais c’est aussi une structure d’exposition des éléments de la structure elle-même. C’est important de pouvoir la reconnaître, au minimum quand on s’occupe de patient psychotique.

[1] Psychiatre à la clinique de l’Iroise et cabinet, Brest, membre de l’ALI Bretagne.

[2] de CLÉRAMBAULT Gaëtan Gatien, Œuvres psychiatriques, PUF, 1942.

[3] GARRABÉ Jean, « Psychoses à base d’automatisme », in JFP, n°45, Eres, 2017, p.26-29.

[4] ESQUIROL Jean-Étienne, Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique et médico-légal, 1838.

[5] de CLÉRAMBAULT Gaëtan Gatien, Œuvres choisies, Édition de la Conquête, 2017, p.102-130.

[6] LACAN Jacques, Les Psychoses, Le séminaire, livre III, (1955-1956), Seuil, leçon du 30 Novembre 1955.  

[7] FERRETO Jean-Luc, « L’automatisme mental », in JFP n°35, Éres, 2009.

[8] CZERMAK Marcel, « l’homme aux paroles imposées », in Patronymies, Considérations cliniques sur les psychoses, Ères, 2012.

[9] de CLÉRAMBAULT Gaëtan Gatien, Œuvres choisies, Édition de la Conquête, 2017, p.185.

[10] FAUCHER Jean-Marc, L’automatisme mental – Kant avec De Clérambault, JFP, Ères, 2011.

[11] DISSEZ Nicolas, « Retour sur la question de l’automatisme mental » paru sur le site de l’Ecole Psychanalytique de Saint-Anne le 15/09/2007

 

L’ESPACE-TEMPS RÉSOLU DANS LA SÉANCE

Gérard Pommier [1]

Je vais commencer par dire un mot à propos de la temporalité humaine en général. Livrés à nous-mêmes, nous n’avons aucune notion du temps. Nous nous repérons plus ou moins grâce au lever et au coucher du soleil, ou grâce à la longueur des ombres portées des arbres, ou d’un bout de bois. Le temps humain est un temps psychique qui cherche à se raccrocher au temps de la nature, au cycle du soleil, de la lune, des saisons.

Dans Une journée de bonheur, Pascal Quignard dit que les hommes se raccrochent à la nature pour s’orienter. C’est sur la nature que sont prélevés les symboles du temps humain, en premier lieu le parricide et sa rédemption. Par exemple, cueillir une fleur pour honorer un mort est l’un des gestes dont il y a trace dans les premiers tombeaux. Cueillir une fleur, c’est d’une certaine façon lui ôter la vie, c’est la tuer, et elle est jetée sur la tombe de l’ancêtre. Ce geste est attesté depuis le paléolithique, dans les tombes de Shanidar en Irak. Cueillir une fleur à Rome, au Japon ou en France c’est une forme de sacrifice, c’est-à-dire d’Ostia. Les cueilleurs de fleurs tuent le temps. On tire aussi les parfums des fleurs qui servent à encenser les morts et les dieux. La temporalité est liée à la cueillette de la fleur, dans les vers d’Horace dans sa célèbre onzième ode, carpe diem, cueille, arrache non pas une fleur, mais le jour. Horace décrit aussi bien une manière de vivre qu’une manière de tuer.

S’il n’a pas les repères de la nature, l’homme ne sait plus où il en est. Il a besoin d’une montre ou d’un chronomètre pour se repérer. Sinon nous n’avons aucune idée de l’écoulement du temps, ni de sa position, ni de sa vitesse d’écoulement. Nous n’avons qu’un seul repère intérieur, c’est le temps de l’inconscient, tantôt contracté, tantôt en brusque expansion, tantôt courant en avant, tantôt tirant vers l’arrière, vers l’enfance qui ne nous quitte jamais. Car il faut bien le rappeler, l’inconscient n’a pas de substance ni de localisation. L’inconscient est le simple adjectif qualificatif d’un processus qui par définition remonte à l’envers du temps. Il remonte en arrière vers ce qui a été refoulé, c’est-à-dire vers l’enfance. Si l’inconscient est inconscient, c’est parce qu’il court à l’envers du temps, c’est-à-dire contre le temps de la conscience.

L’exemple le plus célèbre en est celui du coup de sonnette qui réveille un dormeur. Il vient de faire un long rêve avec de nombreuses péripéties et il est réveillé par un coup de sonnette. En réalité, c’est cette sonnerie qui a provoqué la formation du rêve, et ce dernier est entièrement régrédient.

Maintenant, dans la vie consciente éveillée, dire que la temporalité est « humaine » veut dire qu’elle se déroule au rythme de la parole. Le temps s’écoule plus ou moins vite au fur et à mesure que nous parlons ou que nous pensons. C’est la première remarque que je fais : toutes nos paroles, n’importe lesquelles, sont doublées par un fantasme fondamental. Lorsque nous parlons, en même temps :

1)      Nous nous plaignons (écoutez les gens pleurer : c’est l’enfant battu).

2)      Nous cherchons à séduire (c’est le fantasme de séduction).

3)      Nous agressons quelqu’un (fantasme parricide).

Il faut remarquer que plus le fantasme est actif dans la parole, plus nous vivons dans un temps qui court en avant et devenons les maîtres de notre temporalité. Moins le fantasme est actif et plus nous nous ennuyons dans un temps suspendu au présent. Le temps s’ouvre devant nous au fur et à mesure que nous ouvrons la bouche.

Pour ouvrir la bouche, il faut pouvoir dire « je ». Seul le sujet pronominal de la phrase est le maître de cet infini qui s’ouvre : celui de la pensée et de la parole quand elle s’adresse à quelqu’un, un être quelconque, un Nebenmensch, Aliquid Ens. Quand le « je » est aboli, à certains moments des psychoses, le temps l’est aussi. Il existe des moments d’aplatissement du temps dans les psychoses lorsque brusquement un symbole ou une situation symbolique efface la subjectivité. Cela peut être par exemple le cas après un rapport sexuel, à l’avènement d’une paternité, ou lors du succès à un examen. C’est plutôt une caractéristique de la schizophrénie à son début. Dans les psychoses linéaires, il y a une suspension absolue de l’écoulement du temps dans la mélancolie, lorsque le père, dont le deuil n’est pas fait, réclame la mort de celui qui n’a pas réussi à le parricider. Le suicide est en quelque sorte une manière d’initier à nouveau le temps. Lorsqu’au contraire la manie triomphe, la durée d’une minute ou de trois jours de Carnaval sans dormir sont tout à fait équivalents.

Quelle est la condition d’énonciation du « je » pronominal ? Il est impossible de dire « je » et de prononcer en même temps notre nom propre, c’est-à-dire le nom qui nous a été donné au nom de notre père. Il nous a été donné à notre naissance que nous l’ayons pris ou non.

Si je dis « Gérard Pommier aime les fraises », c’est comme si quelqu’un d’autre que moi les aimait. Si je dis : « j’aime les fraises », alors là, je ne peux pas dire en même temps mon nom. Seul Napoléon peut décréter : « Napoléon envahit la Russie » : il parle de lui à la troisième personne. C’est le propre des dangereux mégalomanes, qui cherchent à parler au nom du père primitif.

Lorsque nous parlons, nous parlons au nom du nom qui a été donné par notre père et nous l’enterrons chaque fois que nous disons « je ».  C’est pourquoi il est si difficile de parler en public, qu’il y a une inhibition et une honte potentielle quand nous ouvrons la bouche. C’est avouer notre crime inconscient. Nous avons souvent besoin de lire un papier pour parler. Chaque fois que nous parlons, les phrases sont explicatives, elles cherchent à nous disculper, c’est la causalité même de la parole. Parler, c’est « causer » : chercher la cause pour nous innocenter. Quand je dis : « Le ciel est bleu », j’explique le ciel par sa couleur. Je déplace une faute intérieure sur la couleur du ciel, qui est extérieure.

Toutes les phrases commencent par un groupe sujet et sont suivies d’un groupe qui le qualifie et qui l’excuse. Le modèle le plus général d’une phrase est : « ceci est cela » comme l’ont montré les grammairiens de Port Royal. La phrase pivote sur le verbe « Être » qui dit tout haut notre Être anéanti. On peut dire aussi bien « le ciel est bleu » que « le ciel, bleu ». L’être est remplacé par une virgule. Nous ne sommes qu’une virgule : aussi bien « Être » que « non Être » (to be or not to be). La linéarité du temps est homothétique à celle de la parole qui manque à dire qui parle. Il y a un trou dans la parole, c’est pourquoi elle ne s’interrompt jamais ! Le sujet n’arrive pas à dire ce qu’il veut exactement en tant que sujet – il est en défaut alors que la pensée n’a pas ce problème, elle est rapidement asubjective, préconciente. Plutôt que « je pense » il vaut mieux dire « ça pense ». Au contraire quand je parle, je m’entends et la temporalité se déploie. Pourquoi se déploie-t-elle sinon pour disculper la faute, la faute d’avoir dit « je » ?

Parler c’est projeter au-dehors la faute, c’est se disculper, chercher la cause, parler c’est causer. C’est causer mais à partir d’une équivoque première qui est la séparation du « je » et du « nom ». La parole est toujours oblique, dans n’importe lequel de ses énoncés. Si par exemple je dis « oui » pour répondre à quelqu’un, il ne saura jamais si je dis « oui » à ce qu’il dit ou bien si je dis « oui » au fait qu’il l’ait dit. De même dans le célèbre aphorisme du menteur d’Épiménide, quand Épiménide dit : « je mens », dit-il la vérité, ou bien est-il encore en train de mentir ? La parole est donc oblique, dès qu’elle commence, elle rate une marche dès le début.

Quand quelqu’un commence à parler, il y a quelque chose qu’il n’a pas réussi à dire. Il y a un manque à dire initial qui le pousse à en dire plus et cela propulse une temporalité psychique : il faut chercher à boucher le trou du temps. C’est dans ce manque à dire initial que quelque chose vient à la place, quelque chose qu’il est habituel d’appeler une métaphore, et ce qui suit c’est la métonymie selon les axes métaphoro-métonymiques qu’on a l’habitude d’employer en linguistique. Mais la linguistique est ici juste une façon de parler tout à fait approximative. La réalité, c’est qu’il y a au départ ce vide du début à la place duquel vient une image, quelque chose de spécifique au sujet qui parle, une particularité de sa langue privée qui vient à la place de rien de commun. Ce n’est donc pas une métaphore au sens rhétorique car la métaphore rhétorique est la métaphore de quelque chose. On appelle ça une métaphore parce que c’est pratique, mais en réalité cela ne vient à la place de rien de singulier et à la place de ce rien il y a une image, quelque chose d’autre que ce qu’on veut dire vraiment, qui tombe dans l’obliquité du dire : un truc, une chose, un machin, etc.

Je dirais que c’est une sorte de poésie originelle de la parole, un argot spontané, une invention nécessaire pour affirmer la subjectivité. Le rien, ce zéro, est initial, parce qu’il est exactement à la même place que le parricide du « Je », c’est un tabou. Et ensuite, une fois faite, cette opération de création d’une métaphore « indécidable », il faut la qualifier, il faut la définir par des qualités : « la lune est blanche », etc. Ce sont des images de choses que nous avons nommées à titre métaphorique au début, et ensuite il faut les qualifier de manière causale. Par exemple « Le ciel est bleu. » et la phrase se termine sur ce point final. Nous nommons nous-mêmes la chose que nous voyons, nous l’appelons nous-mêmes selon des langues tout à fait différentes de par le monde, ce sont à chaque fois des inventions gratuites, subjectives, qui ensuite forment la base d’un vocabulaire refroidi. Mais au départ de la parole, il y a cette nomination métaphorique et cette qualification métonymique.

J’avancerai cette hypothèse : Nous sommes obligés de nommer et de qualifier les choses que nous percevons car sinon elles nous avalent. En effet, ces « choses » sont investies par nos pulsions et les pulsions font une boucle, et celles qui reviennent du dehors sont plus fortes que celles qui partent de nous. Donc, du point de vue du refoulement originaire, la pulsion investit les sensations et nous sommes obligés de les nommer, de les appeler. La parole est en quelque sorte suscitée de l’extérieur, nous sommes obligés de baptiser le monde. Nous n’apprenons pas un mot parce que nous voulons apprendre comment une chose s’appelle. Nous y sommes obligés par l’animisme qui résulte du rejet des pulsions. Et aussitôt les choses appelées, il faut les qualifier pour les maîtriser et en faire notre bien. Nous maîtrisons le monde en parlant, de même que dieu a créé le monde en le nommant. Ainsi nous n’arrêtons jamais de parler en sautant de phrase en phrase (et non de signifiants en signifiants) selon une infinie course en avant, à la recherche de l’innocence (du Paradis).

Il me semble qu’on a là un abord de la temporalité humaine : c’est le temps de la rédemption de la faute, de la honte d’ouvrir la bouche, de dire « je » en enterrant notre père. Ce temps est un temps œdipien, il va du début de la phrase où le sujet prend son nom, jusqu’à la fin de la phrase qui est scandée par un point final. Le temps s’ouvre donc sur une sorte de répétition du parricide et la phrase qui s’écoule est celle d’une rédemption où le point final, le point de rédemption, enterre le père. Et tout de suite après une culpabilité recommence à faire à nouveau défiler la temporalité. Lorsque notre pensée se déroule en parole, elle enchaîne des signifiants jusqu’au point final de chaque phrase, qui est une sorte de pierre tombale du père. C’est le point de Capiton, un tout petit point de ponctuation qui a été tabou dans l’écriture, jusqu’au Xe siècle après J.-C., environ. Mais une fois accompli cet enterrement de fin de phrase, il faut aussitôt recommencer à parler pour se justifier, pour demander la rédemption de notre acte parricide. Et c’est ainsi que les phrases se déroulent à l’infini sans jamais s’arrêter.

À ce déroulement chronologique du temps correspond une position géographique du sujet dans l’espace. La notion d’espace-temps se définit dans le même mouvement. Nous habitons notre corps en un point de l’espace uniquement lorsque nous sommes installés dans la chronologie du parricide. Peut-être vaudrait-il mieux inverser l’ordre et dire « temps-espace ».

Le temps se déroule selon la chronologie du chasseur qui marque un trait sur un os – comme a pu le dire Lacan. En marquant sur l’os les traits des animaux totémiques abattus, le chasseur subjective le temps et il habite l’espace de son corps. Il compte pour lui-même en comptant. Il n’est d’abord rien, un zéro O emporté par la métonymie des phrases, puis il est anéanti dans son rapport incestueux à sa mère. Puis il est quelqu’un lorsqu’il tue l’animal totémique qui représente le père. Cela fait un…deux…trois…, puis ça recommence, selon le déroulement infini des nombres. Vous avez reconnu dans ce nombrage « l’infini potentiel » d’Aristote. Pour Aristote, il existe deux sortes d’infini : « l’infini potentiel », c’est par exemple le déroulement des nombres, qui vont potentiellement jusqu’à l’infini, sans jamais y arriver. Et il y a aussi « l’infini actuel » c’est la caractéristique de dieu, qui est actuellement présent et passé, ici et ailleurs, omniprésent. C’est aussi la magie du poète.

S’il n’y a pas ce repère du parricide, le temps s’effondre comme c’est le cas dans certaines formes de catatonies des psychoses où le temps suspend son vol comme je l’ai remarqué tout à l’heure. C’est seulement quand le sujet prend son nom qu’il habite brusquement son corps. Sinon son image est séparée de lui, étrangère. Par exemple dans le « stade du miroir », c’est lorsque le sujet est appelé par son nom qu’il se localise dans son corps et qu’il occupe sa propre forme. Habiter dans son corps, être dans ses chaussures, c’est une conséquence du parricide. Ce que je viens de dire a une traduction clinique très ordinaire. C’est non seulement dans certaines formes de psychoses, mais dans la banalité du vertige hystérique qu’il y a de grands moments de dépersonnalisation lorsque le repère de l’acte parricide s’effondre, à cause du désir incestueux du père, avec quelque part dans le passé un passage à l’acte. C’est un effondrement de l’espace-temps. En effet, avoir un rapport sexuel avec l’un de ses parents, c’est mourir d’avant sa propre naissance. C’est tomber dans le vertige du « pas encore né » en étant à la fois l’enfant et le parent. C’est tomber dans le trou du zéro (nombre tabou).

La conséquence ordinaire, c’est que selon que nous sommes dans l’action, c’est-à-dire que nous prenons sans arrêt notre nom, le temps passe très vite, ou si au contraire nous ne sommes plus dans l’action, le temps s’arrête et c’est l’ennui. Ce temps œdipien se déroule à l’infini et il est linéaire.

J’ajoute maintenant que ce temps œdipien singulier se situe forcément dans une culture, car c’est selon les croyances d’une certaine culture que le sujet est baptisé et reçoit son nom. Ce temps culturel est différent du temps singulier de l’inconscient, et il permet de se repérer, selon un temps dont la linéarité peut être recourbée en cercle, lorsque le temps accomplit un cycle.

Dans certaines cultures polythéistes, le temps est circulaire. C’est toujours une ligne, mais elle est mise en cercle. Le dieu ne meurt jamais. Ou plus exactement quand les dieux meurent, ils revivent dans leurs statues ou dans l’animal qui les représente. Par exemple, dans la Grèce antique, devant la statue de Jupiter, l’animal qui est son éponyme c’est-à-dire le taureau, est sacrifié devant lui. Il meurt et renaît en quelque sorte sur Terre et instantanément.

En revanche, dans le monothéisme, les idoles sont pulvérisées et le dieu meurt en quelque sorte pour toujours, YAHWE n’a plus ni forme ni de nom. C’est seulement dans cette occurrence que le temps culturel est linéaire, qu’il démarre à partir d’un temps zéro par exemple après YAHWE, il y a la mort de Jésus-Christ, ou de n’importe quel autre prophète ou dieu révélé sur Terre, jusqu’à la fin des temps, jusqu’à l’apocalypse. L’apocalypse signifie la rédemption de la faute pour tous les croyants d’une même culture.

Cela porte à conséquence, car cela veut dire que le temps linéaire œdipien singulier est organisé, mis en forme par le temps d’une certaine culture et il est soit linéaire monothéiste, soit circulaire dans des cultures polythéistes comme l’hindouisme, ou bien la religion du pharaon, ou bien celle des incas. Dans la religion des pharaons, cette circularité est symbolisée par le cycle du soleil lui-même qui meurt au couchant et renaît le matin. C’est Amon du matin ou Amon du soir, représenté par l’épervier Horus du matin, soit Horus du soir. Le recoupement du temps circulaire et du temps linéaire est le repère psychique de la temporalité consciente de ces cultures.

Pour résumer, sur l’instant, le temps humain singulier est linéaire. Il va du début d’une phrase où le sujet prend son nom en disant « je » jusqu’à la fin d’une phrase où le point final marque la scansion du nom propre. Si le sujet n’a pas pris son nom et sa forme, c’est-à-dire si l’image de lui-même ne coïncide pas avec son corps grâce à son nom propre, si cette étape n’est pas franchie, le temps s’arrête dans un éternel présent. C’est ce qui peut s’observer dans certaines formes de psychoses, de catatonies, où le temps arrête son vol.

Le temps humain est proportionnel à la scénographie œdipienne. Il est très long et très ennuyeux lorsque le sujet n’est pas dans une action où il peut prendre son nom et habiter son corps. Il est au contraire très rapide s’il est dans l’action, le temps passe à toute vitesse.

Donc il y a là une très grande variabilité du sentiment du temps, du temps psychique. C’est donc un temps œdipien si l’on considère un sujet isolé. Mais ce sujet ne reçoit pas son nom de n’importe où, il le reçoit d’une certaine culture qui le baptise d’une façon ou d’une autre, dans une église, une synagogue, une mosquée etc. Il existe ainsi un temps culturel qui est un repère commun plus stable que le temps psychique singulier.

Le temps humain, c’est le temps de Chronos, le premier père de la mythologie grecque, qui mangeait ses enfants comme on le voit sur le célèbre tableau de Goya. Ses enfants sont les Titans qui sont nos ancêtres et ils ont mangé Chronos en un festin totémique. Nous sommes les Titans à chaque fois que nous ouvrons la bouche pour dire « je ». Telle est la chronologie humaine, et elle commence par un parricide. Le judaïsme commence avec le sacrifice d’Abraham. Le christianisme commence avec le sacrifice du Christ. La Révolution française commence avec la décapitation de Louis XVI. Elle a inventé un nouveau calendrier. Nous sommes incapables de nous repérer dans le temps si nous n’avons pas au poignet une montre, qui nous raccorde à la Chronologie de notre culture, c’est-à-dire au temps qui succède au meurtre de Chronos. Vous remarquerez l’importance des publicités pour les montres, qui portent des noms de marques prestigieux Rolex, Jaeger-LeCoultre, etc. Ce sont des sortes de « Nom du père », qui nous servent à nous repérer dans le temps. Sans montre, nous sommes perdus. Il nous faut nous raccrocher à un Crime originel qui soit commun à ceux à qui notre parole s’adresse. Le parricide est la clef de voûte du Code civil français dans la rédaction du code Napoléon, jusqu’en 1970.

Je vais maintenant essayer de dire de quelle manière nous incorporons, nous subjectivons le temps, comment nous faisons nôtre le temps partagé dans notre culture. Un enfant entre dans la temporalité lorsqu’il s’engage dans la parole. Il s’engage dans la parole lorsqu’il donne de lui-même et sans l’avoir appris un nom propre à ses parents, tandis que ses parents lui donnent le sien. Tous les enfants du monde le font. C’est ce que montre le magnifique article de Sabina Spielrein : « Pourquoi papa et maman ? ». Lorsque les enfants répètent ces noms, ils font rimer deux syllabes, ils font un acte poïétique. C’est ce premier acte poétique qui donne la première mesure du temps, de même qu’au long de la vie, l’inconscient répète, il cherche à faire rimer ce qui cloche. L’inconscient est un poète lui aussi. Le temps de l’inconscient se mesure sur le rythme de la poésie. En répétant deux fois la même sonorité en faisant rimer ensemble deux images sonores ou visuelles, en faisant des comparaisons ou des « métaphores », nous créons notre temps propre. En grec, « poïésis » veut dire aussi bien « poésie » que « faire », ou bien « créer ».

Je vais vous lire un extrait de la balade – « La geôle de Reading » d’Oscar Wilde, The ballad of Reading gaol. Reading veut dire aussi « En lisant ». Je vous lis donc ce qui nous libère de notre prison. Car nous sommes des prisonniers en liberté conditionnelle, qui tentons de marcher vers le paradis.

And I knew that somewhere in the World

God’s dreadful dawn was red.

« Et j’ai su que de Dieu quelque part dans le monde

La terrible aurore était rouge ».

[…]

For the Lord of death with Icy breath

Had enterred in to kill

« Car le seigneur de mort à l’haleine glacée

Était là entré pour tuer. »

Something was dead in each of us

And what was dead was hope

« Quelque chose était mort en chacun d’entre nous

la chose morte était l’Espoir »

[…]

With Iron Hill it slays the strong

The monstruous parricide

« Avec son talon de fer, il tue l’homme fort

Le monstrueux PARRICIDE ». C’est ce qu’écrit Oscar Wilde.

Vous remarquerez dans ces vers les correspondances poétiques entre ce qui se voit et ce qui s’entend, entre le « voir » d’un côté et « la voix ». C’est la grande ressource de la poésie et pour ce qui nous concerne de la séance psychanalytique, qui est une poésie à deux.

Dans ce poème, il y a une correspondance aux deux premiers vers entre « Dieu » et la « couleur rouge ». Aux deux vers suivants, entre le « seigneur de la mort » et le « souffle glacé ». Et aux deux derniers, entre le « talon de fer » et le « parricide ». À chaque fois, vous remarquerez qu’une sensation rime avec un concept. Un signifié rime avec un signifiant. La pulsion s’accorde avec le symbolique.

J’en viens maintenant à la temporalité de la séance d’analyse que je définirais comme une poésie à deux.

Lorsque le poète fait une métaphore, il fait rimer un mot avec une sensation, c’est-à-dire la pulsion. Car les sensations sont infiniment raccordées entre elles. Par exemple dans l’expression « le ciel est bleu », le bleu se raccorde au bleu de la mer, au bleu de certains yeux et ainsi de suite à l’infini et en un seul instant. Cet « infini actuel » est aussi celui d’un analysant qui grâce à son analyste, fait rimer un événement présent et un souvenir d’enfance. C’est pourquoi j’ai dit que la séance d’analyse était une poésie à deux. L’infini potentiel ne s’arrête jamais, sauf grâce au coup d’arrêt de l’infini actuel, celui de Dieu ou du poète, ou de l’analysant qui sort de séance en habitant de nouveau dans l’espace de son corps.

Deux vers mis en parallèle, ou même un simple mot qui condense en une Eidos, la forme et son Idée, provoquent un retournement enivrant. C’est l’alcool du monde bariolé qui fait de l’infini un monde intérieur, divin. Le vers qui sonne ainsi fait du visible une illumination intime.

Cela peut être grâce au choc d’assonances visuelles et auditives, d’un certain rythme, d’une évocation. Il existe de telles rimes dont la rhétorique ne dit que peu de choses. Cela peut être aussi une rencontre fortuite, condensée en un seul mot.

Ainsi d’un simple vocable au milieu d’un vers d’Horace. Il écrit : muliebriter au deuxième vers d’une strophe. Il était en train de décrire la mort de Cléopâtre, que César venait de vaincre. Elle fuit les lieux où ses vaisseaux ont sombré. Elle cherche une mort glorieuse. Le petit mot muliebriter résume cet instant fatal :

… Quae generosius

Perire quaerens nec muliebriter

Expauit ensem nec latentis

Classe cita reparauit oras

La traduction habituelle dit : « Elle n’a pas, comme une femme, craint l’épée, ni gagné des rives cachées sur son vaisseau rapide… ». Cette traduction dit mal ce mot extraordinaire : muliebriter – Il condense mulier – qui évoque le féminin et ebrius qui fait sonner l’ébriété. Muliebriter pourrait mieux se traduire par « ivre de féminité ». Par la grâce d’un mot bariolé, ce poème enivre.

Il existe dans la description poétique une ivresse du poïkilo : Le visible bigarré est ce geste immédiat qui décroche le chant de sa ritournelle. Ce n’est pas la vision en elle-même, mais son contrepoint avec la musique. Les choses vues sont entendues sous l’angle de leurs bigarrures, lorsque le visible et l’audible sonnent ensemble.

Ainsi de ce poème d’Hopkins « La mer et l’alouette » :  

The sea and the skylark.

On ear and ear two noises too old to end

Trench-right, the tide that ramps against the shore ;

With a flood or a full, low lull-off or all roar,

Frequenting there while moon shall wear and wend.

La mer se voit, l’alouette s’entend. La mer est infinie, le chant est un instant. Hopkins met ensemble l’alouette et la mer et retourne l’infini en lui.

« Dans l’oreille sans fin deux sons trop anciens pour mourir

Se gravent : d’un côté la marée qui se rue au rivage,

Rouleau qui croule, ou basse berceuse, ou lourd tonnerre,

Fréquente-la tant que la lune s’use et s’achemine. »

Hopkins dit qu’il y eut d’abord « deux sons trop anciens ». Il a écrit ailleurs dans ses Carnets : « La seconde note du coucou semble plus proche que la première » : c’est le souvenir qu’au début, il y eut d’abord deux syllabes – (comme Maman et Papa). Le chant du coucou est fidèle à la musique d’enfance – Et puis plus tard, quand l’enfance s’éloigne, le poïkilé du visible et de l’audible se juxtaposent en double sonore de la vision : du bruit de la mer et de la lune. Il y faut deux organes des sens, l’un pour la lune, l’autre pour le fracas de la mer.

Les deux syllabes du cri d’enfance s’accordent sur place avant de sonner avec le visible. La répétition sonore en appelle aux choses bigarrées. Il faut décrire avec des mots qui sonnent, il faut dépeindre, donner des détails : musicaliser le visible. La voix ouvre une brèche en se répétant. C’est un trou de serrure où se voit un monde qui n’est plus au loin, mais dedans.

C’est la sorte d’emportement irrépressible de l’élégie. Elle est en quelque sorte aspirée par le visible qu’elle met en musique, mesure après mesure. « Mis en musique » est une expression bien trop plate. Il faudrait plutôt écrire qu’elle met en larmes (quand le cri initial fait pleurer). Pierre Grimal a écrit dans son article, « Le problème de l’élégie romaine, à propos du rythme de l’élégie » : « [elle]… ressemble beaucoup à une succession de sanglots et l’on comprend cette étymologie que les Anciens avaient imaginé au mot « élégie », en le faisant dériver de ei legein – comme s’il s’agissait d’une suite de soupirs désolés. » … « Un poème élégiaque dessine par son rythme seul une méditation indéfiniment poursuivie… » Ei legein, cela voudrait dire : « hélas », selon l’étymologie proposée par Euripide dans Iphigénie en Tauride.

L’inspiration poétique ne se contente pas de faire rimer deux images sonores comme lorsque le cri du début fut divisé en deux syllabes. Elle montre le son enlevé de lui-même par l’apparition.

« Les grecs dans leurs descriptions ou dans leurs récits – écrit Goethe – ne parlent pas plus de causes que de faits, mais ils exposent dans l’extériorité de sa présence, une apparition qui brille d’un coup » Erscheinung.

Ecrire le poème, c’est chanter une apparition et ensuite la dire sous l’angle de quelqu’autre chose qui l’approprie. Dans le poème cité plus haut, Hopkins juxtapose « la marée qui se rue au rivage », et deux vers en dessous : « la lune s’use et s’achemine ». Vue sous l’angle duplice des vagues et de la lune, la vision de la lune sonne avec le bruit des vagues : c’est mettre à l’intérieur ce qui hante l’extérieur, selon un mouvement enivrant. Ce n’est pas seulement fabriquer une image, mais en même temps entendre autre chose. Une vision binoculaire est un exercice facile pour faire une « métaphore » au sens de la rhétorique classique. C’est une comparaison « passive » qui reste au ras du sol. Mais il s’agit d’une toute autre espèce de la métaphore lorsqu’une image visuelle se retourne à l’intérieur sur une image auditive : elle intériorise l’infini en une résonnance ponctuelle, intime. C’est le moment où voir et entendre s’égalisent : Videre et audire non differt. Le monde est ainsi vu et entendu en même temps, anaphorique. Une chose vue en même temps qu’entendue, se sépare d’elle-même parce qu’elle s’entend : c’est Voir en Voix intérieure.

Ce n’est pas l’image qui crée la métaphore, c’est l’acte du poète qui la soustrait à sa visualité et se l’approprie. Elle le fait se quitter, lui et son lecteur. Cette prise de possession du monde, qui débute par la vision d’une chose, est un acte démiurgique, prométhéen. Aristote écrit dans la Poétique qu’il s’agit d’un acte de folie : « La poésie est le fait d’un homme bien doué naturellement et d’un fou. ».  Elle commence par mettre « devant les yeux » comme l’écrit également Aristote… Cela peut être avec deux yeux : un pour la mer, un pour la lune. Mais si elles étaient fidèles à Euclide, ces parallèles qui partent en ligne droite ne devraient jamais se rejoindre. Chacun peut pourtant voir qu’elles se rejoignent, mais personne ne rejoint jamais ce point sur l’horizon. Sauf lorsque la voix retourne le point de perspective à l’intérieur. Le poète retourne l’infinité de l’espace (qui est à dieu), en la ponctualité de son temps humain.

Cette résolution de l’espace par le temps se retrouve dans des poésies que l’on peut lire partout. Une temporalité historique du poème, de sa simple narration, se résout en un certain endroit de l’histoire du poème, se résout en un certain endroit de l’histoire. C’est son point d’orgue qui est le point de perspective intérieure.

C’est une façon d’aborder l’espace-temps résolu dans la séance. À chaque signifiant prononcé par l’analysant correspondent des signifiés, c’est-à-dire des images pulsionnelles, des Einfall, des souvenirs d’enfance, des odeurs, des couleurs qui ont été refoulées par le refoulement originaire lorsque le sujet a pris la parole et qu’il a dit « je », acte premier du parricide fondateur.

Le poème d’une séance d’analyse consiste à faire rimer les sensations passées de l’enfance avec les signifiants actuels. En principe, les parallèles des sensations et des mots enchaînés à l’infini ne devraient jamais se rejoindre. C’est tout du moins ce que dit l’axiome d’Euclide, selon lequel deux parallèles se rejoignent seulement à l’infini. Si c’était le cas, le sujet resterait toujours en dehors de lui-même sur l’infini, il serait anéanti, faisant se correspondre le zéro et l’infini. Le propre de l’acte analytique poétique est de faire rimer l’image passée et le signifiant présent. Si cela se produit à l’intérieur même de ce que dit l’analysant, les parallèles se recoupent : elles intériorisent d’un seul coup l’infini. L’infini n’est plus à l’extérieur mais à l’intérieur. L’analysant est brusquement illuminé par une rime, c’est-à-dire une répétition dont il est désormais le sujet. C’est la rime du fini et de l’infini, telle que Freud en a parlé dans son célèbre article « Analyse finie et infinie ». C’est vrai pour chaque séance, si l’acte analytique fait « résonner » et « raisonner » la répétition. C’est un travail d’artiste. C’est le langage des anges selon Saint-François d’Assise. Les anges se parlent par images, alors qu’ils savent déjà tout. Ils se parlent pour la reconnaissance mutuelle, c’est-à-dire par amour. L’amour est la clef de voûte du « Symbolique ». C’est un irrationnel qui commande la rationalité.

[1]  Psychiatre, Psychanalyste

 

DE QUOI LE FUTUR ANTÉRIEUR EST-IL LE NOM ?

Catherine Ferron[1]

 D’abord merci de votre invitation aux Journées nationales du Collège de psychiatrie dans le cadre d’une clinique de la temporalité.

Je vais essayer de vous faire partager mon intérêt pour le futur antérieur et l’embarras qui en résulte, en vous proposant à la suite d’un cas clinique de suivre le parcours de Lacan autour de cette expression futur antérieur ainsi que les élaborations de Jean Bergès, avec lequel je conclurai.

Voici d’abord quelques exemples extraits de différentes grammaires pour nous familiariser avec ce temps particulier mais qui n’ont d’autre d’intérêt que celui de nous rafraichir la mémoire et sans doute pas celui de nous éclairer pour la suite…

« Auras-tu bientôt fait ? » (Molière)

« Nous aurons vite fait de la ramener aux idées saines. » (Mauriac)

« Tu n’es pas gracieux ce matin, pour moi tu auras mal dormi. » (M. Aymé)

« Enfin je l’aurai vue cette pièce ! »

« Au moment même où vous en aurez donné l’ordre, je serai déjà parti. »

« Quand tu auras fini tu viendras. »

« Quand tu auras fini de me regarder comme ça ! »

« Dès mes premières années j’aurai été maltraitée. »

« Dès qu’il aura fini qu’il vienne. »

« J’aurai donné 30 ans de ma vie pour en arriver là ? »

Commençons par la clinique

Dans le service où je travaillais à Sainte Anne nous recevions parfois des enfants en situation d’urgence (à une époque où la préfecture de police n’était pas encore outillée pour cela) et la psychologue responsable du PAV (Paris Aide aux Victimes) me proposa de venir dans une école primaire à la suite de l’appel de la directrice : deux enfants, deux frères, l’un en CP l’autre en CE2 ont été tués par leur père qui a également tué sa femme et s’est ensuite donné la mort.

Je n’entrerai pas dans le détail de mes journées dans cette école dont j’ai parlé il y a quelques années au cours d’un colloque organisé par Alain Harly autour de l’enfant et de la mort.

Pour situer le moment de mon intervention : une semaine s’est écoulée entre le drame et ma venue à l’école au cours de laquelle a eu lieu une cérémonie religieuse réservée à la famille. L’enterrement était prévu pour le jeudi suivant ma visite. La directrice chaleureuse et à l’écoute qui m’accueillit me proposa de commencer par la classe de CE2 celle du frère ainé puis d’aller dans la classe des CM2 dont elle disait que « c’étaient eux qui semblaient les plus touchés et manifestaient le plus d’angoisse et de tristesse » alors qu’aucun des deux enfants morts n’appartenaient à cette classe. Puis de voir enfin les CP, classe de l’enfant décédé le plus jeune.

La relecture de mes notes m’a orientée vers la question de l’anticipation qui s’est révélée sans doute la plus prégnante et marquait un hiatus dans les discours des enfants de classes différentes. Alors qu’aucune question de cet ordre ne s’était fait entendre chez les CP, les CE2 disaient « pourquoi on savait pas ce qui allait arriver ? » alors que chez les CM2 la question avait eu un tout autre impact dont nous allons parler. Au cours de l’entretien avec ce petit groupe de CM2 – rappelons donc qu’aucun des deux enfants victimes n’en faisait partie –, l’un d’entre eux s’est particulièrement effondré en pleurs : « parce que le vendredi, Joseph m’a dit qu’il voulait pas rentrer chez lui… j’aurai pu le dire ». Et comme un chœur antique, les autres enfants reprenaient pour eux : « oui on aurait pu dire quelques chose ». Mais lui était inconsolable.

Alors pourquoi ai-je entendu le futur antérieur chez ce garçon alors que la reprise par le groupe de la même phrase introduite par on (c’est-à-dire un je pluriel mais dans lequel on entend en tiers la troisième personne ils) « oui, on aurait pu dire quelque chose », fait entendre la désinence verbale du conditionnel [2] avec un sujet pluriel indéfini. Ce garçon s’est-il senti dépositaire d’un message, investi en miroir, prévenu de quelque chose, coupable alors de n’avoir pas fait le messager et donc peut-être responsable de n’avoir pu éviter la mort à son camarade ? C’était la prise de conscience d’une perte irrémédiable en même temps que le constat d’une impuissance, mais laquelle ? Que nous dit-il : qu’il aurait pu… parler et donc savoir… savoir avant le drame… et donc anticiper… En somme une tentative de prendre le pouvoir sur le temps… De refaire l’histoire.

Cette question de l’anticipation est abordée par Jean Bergès en plusieurs endroits de ses séminaires. Comment se construit-elle ? Il y a d’abord le regard et l’ouïe dès les premières heures du bébé qui anticipent la voix de la mère et plus tard anticipent la discrimination des différences phonétiques dans l’adresse du discours maternel. Et puis c’est dans la matrice symbolique du stade du miroir que l’enfant anticipe sa totalité. Je cite Jean Bergès : « l’anticipation est dans la jubilation, dans une motricité désordonnée soutenue par le regard de la mère qui réalise ce que le symbolique a d’anticipé par ses commentaires ». Paroles et mouvements donc.

Il insiste[3]sur cette complaisance de la mère à être miroir pour l’enfant (il parle de « décalcophilie »), sur ce moment qui se répète « dans la qualité phasique diachronique de ce miroir, l’alternance de la présence et de l’absence et sa dialectique radicalement prise dans le symbolique, aussi bien en tant que cette dialectique est parlée par la mère que parce qu’elle est anticipée au futur antérieur par l’enfant ».

La mère en place de grand Autre régirait-elle le futur antérieur ? Le futur antérieur est-il la traduction signifiante logique de l’anticipation ? Nous voyons que notre questionnement commence et se poursuit dans le jeu du for-da qui confirme cette dialectique qui met en jeu la présence sur fond d’absence et l’absence sur fond de présence : « avec un certain délai survient la réponse qui était dans le passé, l’enfant déclenche lui-même le futur antérieur » en même temps que la répétition.

Et puis, il y a « les manifestations prophétiques de la famille, les projets implicites, les déclarations de ressemblance ou d’appartenance qui constituent pour l’enfant autant d’impératifs de destinée, autant d’anticipations forcées […] et dans cette tension imaginaire pour y répondre l’enfant se situe à l’état de leurre ». Cette complaisance de la mère à être miroir engage l’enfant à une réponse qui la comble elle-même puisqu’il se situe comme unique objet comblant son désir. Ce leurre entretenu par l’un et par l’autre n’aura évidemment qu’un temps.

Donc anticipation forcée dans laquelle l’enfant se positionne comme leurre, enfant comblant le désir de la mère, enfant idéal. Que se passe t-il quand il y a mise à mal brutale de cette belle harmonie et donc prise de conscience de la dysharmonie[4] ? Réponse de Jean Bergès : « Dès lors s’impose le futur antérieur à la fois projeté dans le leurre et pris dans le raté du passé… ». Tout s’écroule chez notre petit garçon : le passé reconstruit dans un futur (lui-même passé au moment où il me dit cela), un futur qu’il aurait voulu, qu’il voudrait autre, de l’ordre de l’impossible aujourd’hui, mais construction nécessaire puisqu’il est question de nier la mort. Le futur antérieur me permet un instant cette logique en même temps que les faits détruisent toute velléité de doute, d’hypothèse, et même de conditionnel. Je n’aurai pas été celui qui aurait pu dire… mettre en garde… protéger… empêcher ce destin funeste.

Jean Bergès d’ailleurs avec son talent de la formule entend cette proximité du futur antérieur et du conditionnel, proximité qui s’entend également dans la reprise par le groupe d’enfants. Reprenons son raisonnement : « si le destin annoncé (en l’occurrence : la vie suivant son cours c’est-à-dire la non-mort des enfants) ne se produit pas, dès lors le futur aboli va s’exprimer au conditionnel, modalité qui ouvre la voie au jugement, à la culpabilité ; entre le futur et le conditionnel en français tout tient dans une lettre « s » et le leurre tient au si (si j’avais su j’aurais pu le dire). Dès lors s’impose le futur antérieur à la fois projeté dans le leurre et pris dans le raté du passé… ». Et avec les termes de projection, de leurre et de ratage dans le passé, nous entendons une expression de fugitivité, de fugacité de l’instant du futur antérieur. Nous vient à l’esprit l’article de Lacan sur les trois temps logiques : l’instant de voir, le temps de comprendre, le moment de conclure, démonstration qui a toute son ampleur ici nous semble-t-il mais que nous ne traiterons pas dans ce contexte.

Notre petit garçon de CM2 s’écroule en pleurs (paroles et mouvements donc) : « vendredi Joseph m’a dit qu’il ne voulait pas rentrer chez lui… j’aurai pu le dire » : la première personne ne permet pas, à l’écoute, de différencier le futur du conditionnel et l’on entend la culpabilité, le jugement qu’il porte sur lui-même. Le sous entendu est « si j’avais su j’aurais pu le dire » ; mais le si du conditionnel s’effondre en même temps que l’avenir : mon petit copain est mort en même temps que, moi, je ne peux plus faire comme si je pensais ma parole impuissante de n’avoir pas été dite, comme si je pouvais encore me leurrer sur son pouvoir, comme si je pouvais encore combler ma mère quant à ce qui lui manque, je ne la leurre plus, la lettre muette s qui marque le conditionnel et qui ne s’entend pas dans le je, disparait de ce qu’il n’y a plus d’interlocuteur qui partage le leurre. Notre petit garçon est fixé pourrait-on dire à cet instant du passé où son petit camarade lui a communiqué son angoisse dans un futur qui devient comme une impasse temporelle. Je n’aurai pas été [5]… un héros, l’enfant idéal, qui comblait le désir de ma mère. « Dès lors s’impose le futur antérieur à la fois projeté dans le leurre et pris dans le raté du passé… »

« Qu’est ce que j’anticipe dans le futur antérieur sinon quelque chose que je sais » nous dit Freud [6]. Le futur antérieur apparaît comme un temps logique, comme une assertion de certitude anticipée, mais alors comment ce futur antérieur ferait-il preuve par son apparition (guère de mise aujourd’hui dans le discours commun) de la primauté de l’ordre symbolique ? Comment trouver ou retrouver une logique imparable qui n’existe que le temps du dire et une logique qui met à mal tout imaginaire ainsi qu’une longueur de temps, une temporalité étendue ? Le titre du livre de Bachelard L’intuition de l’instant nous revient à l’esprit : fait-t-il référence au futur antérieur ? Nous avons retrouvé une formule concernant son œuvre car ce philosophe est bien loin de nous aujourd’hui : « cette intuition de l’instant : une totale égalité de l’instant présent et du réel. » Lacan va nous permettre d’aborder ce réel.

 

Mais un petit détour par les grammairiens s’impose d’abord.

Après consultation de nos nombreuses grammaires, aucune ne vaut les chéris incontournables de Lacan, Damourette et Pichon[7], qui restent les maîtres, dans le chapitre 25, celui de « l’énarration, troisième répartitoire qui touche le domaine psychologique de la notion de temps et exprime le plus proprement l’idée d’une époque temporelle et combinée à l’actualité et à la temporaineté », ce sont leurs termes. Soyons attentifs parce que le démarrage est abrupt :

N°1857 « l’aurez-su s’appelle classiquement futur antérieur. Cela implique que l’on choisit comme point d’observation un instant de l’avenir et que de ce point on considère l’événement en question comme antérieur à cet instant : telle est bien la fonction du futur antérieur ». Pardon pour cette qualification mais ce sont véritablement de petits malins : ils sont capables de donner un exemple minimaliste qui fait entendre l’imbrication futur-passé, de faire entendre l’importante question du sujet dans la formule ramassée à la seconde personne du pluriel où le vous est remplacé par un article élidé en place de pronom faisant référence à un événement. Et dans le « aurez su » nous avons la contiguïté de deux verbes : avoir et savoir… avoir le savoir !… c’est encore plus fort.

Que dit Lacan du futur antérieur ? Il y a beaucoup de références bien entendu que nous allons parcourir mais d’abord, au hasard de mes lectures – et cité par Philippe Sollers[8] – il se l’applique à lui-même : « Ce qui se réalise dans mon histoire dit-il […] est le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir. »

J’ai donc essayé de repérer le terme de futur antérieur dans les Ecrits et les séminaires où j’ai été entrainée dans une articulation temporelle, à partir de la génération d’un premier signifiant, l’ordre Symbolique impose sa logique. Dans quelle dimension logique se situe le futur antérieur ?

Dans les Ecrits tout d’abord, dans un texte écrit en 1955 appelé « Introduction » et expressément placé après le séminaire de 1956 sur « La lettre volée ». Ce texte écrit avant et placé après ce séminaire, est programmatif des années qui vont suivre : il y démontre la prise, l’emprise du symbolique dans la subjectivité humaine par la mise en avant de la construction en logique d’une chaîne signifiante, bien loin de tout imaginaire. Il me semble que nous avons là en acte les prémisses de cette question d’une inversion de la temporalité et de son ambiguïté que l’on retrouve dans le futur antérieur où, dans l’instant présent, je me « remémore » un temps du futur pris dans un moment du passé. Au présent de l’édition en 1966, Lacan place dans un futur un moment du passé programme d’un futur encore en devenir auquel il adjoindra le texte « Parenthèse des parenthèses » écrit en 1966.

Première apparition donc du terme futur antérieur avec la suite des alpha, beta, gamma, delta, dans les Ecrits dont je vous cite le passage [9] qui ramasse à peu près tout de la construction de notre commentaire d’aujourd’hui : « cette suite pourrait figurer un rudiment de parcours subjectif en montrant qu’il se fonde dans l’actualité qui a dans son présent le futur antérieur. Que dans l’intervalle de ce passé qu’il est déjà à ce qu’il projette, un trou s’ouvre que constitue un certain caput mortum du signifiant, voilà qui suffit à le suspendre à de l’absence, à l’obliger à répéter son contour. La subjectivité à l’origine n’est d’aucun rapport au réel, mais d’une syntaxe qu’y engendre la marque signifiante ».

On a donc un parcours subjectif soit une chaîne de signifiants, un acte (de parole) au présent ou un présent en acte, dans un intervalle duquel des lettres venant à se succéder, un trou s’ouvre où tombent certaines d’entre elles qui ainsi s’absentent et obligent à la répétition d’un contournement. Ce peut être la progression d’une analyse. J’ai donc entendu le futur antérieur chez ce petit garçon et non le conditionnel, (« vendredi Joseph m’a dit…j’aurai pu le dire ») une lettre manque, mais pas n’importe laquelle : ce s au statut d’hypothèse, hypothèse du manque de parole, là où l’enfant se sent coupable en même temps qu’impuissant. J’ai entendu avec Jean Bergès « la trace dans le symbolique laissée par la lettre volée dans son trajet [qui] parcourt le destin du présent jusqu’au futur antérieur[10] ». Ce « jusqu’au » fait entendre un mouvement et l’atteinte d’un but.

Alors poursuit Lacan « Le programme qui se trace pour nous est dès lors de savoir comment un langage formel détermine le sujet » et d’une démonstration logique de ses petites lettres qu’il machine de Markov [11] ou de Turing une syntaxe procède, surgit d’un réel, au hasard de ce qui n’était pas et démontrant de surcroît que la mémoire n’est pas que la propriété du vivant puisque les chaines conservent la mémoire des symboles et de leur rang dans la série.

Rappelons brièvement qu’à cette époque entre 1950 et 1966 dans l’actualité universitaire, il y avait des recherches sur l’analyse formelle des langues naturelles[12] du côté des linguistes, des chercheurs français et étrangers, venus en particulier du MIT[13] où travaillait Chomsky, à la Maison des Sciences de l’Homme jusqu’à l’Université de Vincennes qui n’ouvre qu’en 1968 avec le département de linguistique générale qui reprend toutes ces thèses et ces recherches. Tout se traduit en graphes et en réseaux, la psychanalyse n’y échappe pas.

La logique est donc dans l’air du temps. Ajoutons à cela que le comptage et les mathématiques sont dans notre ADN depuis les battements du cœur du bébé in utéro suivi ensuite de bien d’autres mesures faites au moyen des parties du corps (pouce et pied par exemple) ainsi que le rythme engagé par les mouvements de la mère avec ses signifiants et sa parole qui marque le temps sur tous les orifices et les parties du corps intéressées dans le dialogue avec son enfant dont « le corps est une usine à fabriquer du signifiant », formule bergessienne princeps à ne jamais oublier.

Je ne vais évidemment pas faire de démonstration avec les petites lettres grecques mais je vous conseille de lire dans le Discours Psychanalytique « Le graphe par éléments » de J. Taillandier [14] et « Analyse et algèbre » de Marc Darmon, repris dans son livre au chapitre sur le Graphe[15]. Le premier nous donne l’archéologie du graphe et du signifiant chez Lacan, avec ses avancées, ses retours, ses inversions et inventions dans un subtil questionnement ; le second nous en donne le fonctionnement détaillé qui permet à la lecture du graphe final je dirai d’y prendre, presque un réel plaisir. Mais ne nous imaginons pas tout comprendre entre les erreurs des uns et les corrections des autres.

La suite des « alpha beta gamma delta » figure donc un rudiment de parcours subjectif d’une chaine signifiante abstraite dont la production dans le réel fait émerger une syntaxe, c’est-à-dire une loi. L’ordonnancement des quatre lettres, que l’on peut penser métonymiquement phonèmes, puis dans un deuxième temps de + et de – que l’on peut penser comme présence/absence par groupe de trois, génèrent des régularités, des répétitions, des impossibilités et des trous qui organisent donc cette loi syntaxique : il y a représentation d’un sujet, nous verrons lequel, par un signifiant pour un autre signifiant.

Disons tout de suite un mot des trous appelés caput mortum (tête morte, résidu dans la cornue du chercheur), lettre volée, ou morte que l’on retrouve en plusieurs textes de Lacan et dont j’ai déjà fait état en 1988 lors de Journées de juin à Paris sur La lettre volée ou le palimpseste de Lacan [16] : « De quelle syntaxe le sujet non-lecteur est-il le mémoire ». Pour résumer brièvement ce que j’en disais : à Sainte-Anne nous avions vu beaucoup d’enfants dont les difficultés de lecture et d’écriture, et donc de langage, étaient considérables à neuf ans passés, ce qui avait entraîné notre recherche sur les non lecteurs. Nous savons qu’entre lecture et écriture il y a des lettres qui ne se prononcent pas bien qu’elles soient écrites, qu’en français par exemple quatre ou cinq consonnes qui se suivent sont impossibles et j’ajoute que le destin des lettres postales entre ces familles et nous était pour le moins aléatoire. Dans cet article je donne beaucoup d’exemples, concluant par « la loi a mauvaise mémoire et le refoulement est désœuvré » pour ce qui concernait ces enfants.

Peut-on dire que le futur antérieur a temporairement une fonction de palimpseste puisqu’il donne la possibilité de tordre la ligne du temps qui au moment de la torsion ferait se chevaucher, se recroiser, passé et futur [17] ? et ce lieu serait-il celui du caput mortum du signifiant ? Lacan ajoute dans son texte sur la cybernétique[18] que « l’être humain n’est pas le maître de ce langage primordial, primitif. Il y a été jeté, engagé, il est pris dans son engrenage ». Poursuivons notre recherche du futur antérieur et d’un premier signifiant qui nous détermine dans les expressions contenant ce syntagme futur antérieur dans les séminaires.

 

Dans les séminaires

Dans la leçon 12 des Écrits techniques [19] Lacan est dans la construction du schéma optique. Et à la toute fin de la leçon, il fait référence à un exemple repris justement de la conférence sur la cybernétique [20] « … ce que nous voyons sous le retour du refoulé est le signal effacé de quelque chose qui ne prendra sa valeur que dans le futur, par sa réalisation symbolique, son intégration à l’histoire du sujet. Littéralement ce ne sera jamais qu’une chose qui, à un moment donné d’accomplissement, aura été ». Et voilà, il nous laisse là, le chapitre se clôt sur ce futur antérieur : est-ce le signal effacé de l’instant de voir ? Le signal effacé qui marque la fugacité peut-être de ce moment d’emploi du futur antérieur ? Mais cessons-nous jamais de compter avec cette suite de lettres ? Une patiente me disait hier soir à propos d’un rêve « qu’elle était dans une grande pièce vide au milieu de laquelle il y avait un petit tas (sic) de débris, papiers, lettres, dont elle ne pouvait plus rien faire… ». J’y entendais le fameux caput mortum du signifiant et elle y entendait un rêve de fin d’analyse.

Dans la leçon 14 de La relation d’objet [21] à l’étude l’an dernier donc plus frais dans nos mémoires. Cette leçon reprend l’Introduction des Ecrits et la distribution des + et des – qui démontrent qu’un ordre de lettres entraine un ordre de production des suivantes dans la succession temporelle. Démonstration clinique de cette floculation de signifiants faite dans mon article sur la petite Sandy [22].

La démonstration mathématique de Lacan n’est pas faite pour montrer que le hasard est commandé mais que « la loi sort avec le signifiant, intérieurement, indépendante précisément de toute expérience[23] ». Cette démonstration est faite pour éliminer certains éléments intuitifs comme les scansions, la ponctuation, la poésie en quelque sorte pour ne prendre en compte que la notion de « O ! DéDé ! »… vous savez ce terme anglais « odd » intraduisible, qui signifie à la fois la dissymétrie, l’impair, le boiteux (termes de Lacan dans lesquels nous entendons le rapport de mesure, le pari, l’Œdipe… RSI peut-être) ; elle est faite pour limiter la création et la définition à un strict élément, marquer les éliminations au deuxième et troisième temps (le caput mortum), montrant ainsi ce qui se « précipite » dans un futur immédiat, à partir du moment où il devient par rapport à un but, le futur antérieur. Répétons-le donc : La syntaxe est organisatrice de la loi. Et en particulier de la lettre : dès qu’il y a graphie, il y a orthographe ajoute Lacan et c’est là où il aurait pu, « j’aurai aussi bien pu faire, dit-il, en distinguant l’anapeste du dactyle » [24].

Nous voyons tout de suite ce que cela veut dire. Ce sont des termes de rhétorique grecque, nous sommes dans la métrique, les règles, le rythme, toutes règles régissant le temps qui se marque, se frappe, que l’on entend… Deux termes grecs de métrique dans la versification dont on pourrait croire que les deux s’annulent par leur contexte sémantique étendu et contradictoire mais en fait, ils ne sont différents que parce que dans l’un des deux, deux pieds sont plus légers… vous voyez quand même que la preuve de la syntaxe faisant loi n’est pas facile à faire, même en grec, ou bien ce sont les maths ou bien le grec… Quant à l’orthographe, c’est à dire le contrôle d’une lettre, d’une faute, dans l’analyse c’est avec le signifiant que nous entendons la réalité des conflits.

Dans la leçon 4 du Désir et son interprétation [25] Lacan prend l’exemple du bon vieux flipper pour distinguer désir et plaisir : une machine à sous et la bille qui doit tomber dans le bon trou : le processus primaire vise à retrouver un objet par la voie « d’une Vorstellung réévoquée », d’un premier frayage et l’allumage donne droit à une prime : le principe de plaisir. La machine (encore une) est celle du joueur au moment où il joue, au moment où il rêve, par exemple le rêve d’Anna Freud articulé à haute voix par la rêveuse : c’est une écriture en palimpseste nous dit Lacan, une série de nominations marquées du NON : tout ce qu’elle désire et qui donne du plaisir est interdit, avec message en tête puisqu’elle articule son nom. Nous sommes dans le graphe développé reproduit ci-après. C’est la structure du signifiant dès que le sujet s’y engage : deux chaines superposées : dans l’inférieure la demande, l’interjection ; dans la supérieure le sujet qui parle et se compte et qui entre dans le jeu signifiant « floculé » dans un empilement[26] et Lacan fait remarquer la nécessité du futur antérieur pour autant qu’il y a deux repérages du temps :

– celui concernant l’acte dont il va s’agir dans l’énoncé (mon désir de manger ce qui me fait plaisir)

– et parce qu’on l’exprime au futur antérieur (les paroles articulées du rêve) c’est au point actuel d’où je parle, de l’acte d’énonciation qui me repère en même temps que le sujet que je suis doit refouler son désir.

Il y a donc deux sujets, deux JE ; deux lignes dans une grande duplicité où la ligne de l’énonciation est visée car « comment censurer la vérité du désir qui est une offense à l’autorité de la loi » ? Cette impossibilité se repère d’une tension marquant une différence de temps entre les deux lignes. (Rappelons la chaîne intentionnelle du premier graphe simple, qui coupe à rebours la chaîne signifiante [27] ). Le désir en acte doit refouler le plaisir à venir et déjà acté puisque c’est la diète à laquelle elle est soumise qui provoque le rêve. Le futur antérieur est-il ici un mouvement articulatoire au cours du sommeil ?

Cette question des sujets m’a fait consulter Emile Benveniste [28], que dit –il ?

« Très généralement la personne n’est propre qu’aux positions je et tu (uniques, inversibles) ; la troisième, l’absent, exprimé ou non ne fait qu’ajouter en apposition une précision jugée nécessaire pour l’intelligence du contenu non pour la détermination de la forme, c’est un invariant non personnel ». Dans le futur antérieur, y aurait-il seulement je et il ?

Il ajoute que pour ce qui est de l’antériorité, elle se détermine toujours et seulement par rapport au temps simple corrélatif […] elle crée un rapport logique et intra linguistique, elle ne reflète pas un rapport chronologique qui serait posé dans la réalité objective : l’antériorité intra linguistique maintient le procès qui est exprimé dans le même temps par la forme corrélative simple. C’est une relation temporelle syntagmatique. C’est là une notion propre à la langue, originale [odd ? c’est nous qui questionnons] au plus haut point, sans équivalent dans le temps de l’univers physique ».

J’ai été très étonnée de constater la proximité de vues entre Lacan et Benveniste. La forme d’antériorité ne porte par elle-même aucune référence au temps. Elle est un opérateur logique.

Pour ne pas alourdir notre exposé et finir notre recension des séminaires, nous allons regrouper la leçon du 9 mai 1962 de L’Identification [29] et la leçon du 27 novembre 68 D’un Autre à l’autre [30]. C’est le fonctionnement du graphe qui est commenté simplement : « il a pour fonction d’inscrire ce qu’il en est de la chaine signifiante pour autant qu’elle ne trouve son achèvement que là où elle recoupe l’intention au futur antérieur qui la détermine ».

Il reprend les petites lettres grecques de la chaine signifiante avec les effets de rétroaction, d’anticipation. Il insiste sur l’homologie[31] qui n’est pas analogie[32] souligne-t-il, homologie car « le trait de ciseau du discours taille dans la même étoffe » : nous voyons dans le graphe complet, le dépliement d’un sujet en acte, en devenir ; l’écriture du fantasme $<>a dans la partie gauche et haute de l’Imaginaire et i(a) à l’étage inférieur droit sont en position d’homologie, ainsi que les deux trajets  m.i(a) en bas et $<>a.d en haut : « Le fantasme a une fonction homologue à celle de i(a), du moi idéal, mais cette fonction a une dimension qui anticipe la fonction du moi idéal : c’est par une sorte de retour – en court-circuit par rapport à la menée intentionnelle du discours considéré comme constituant à ce premier étage du sujet – qu’ici, avant que signifié et signifiant se recroisent, il ait constitué sa phrase, le sujet imaginairement anticipe celui qu’il désigne comme moi ».

Le sujet, pour advenir, doit parcourir tous les trajets. Nous sentons bien qu’une topologie plus complexe se prépare qui n’en resterait pas à un « mouvement de succession, à la cinétique signifiante » ainsi que le dit Lacan.

« Le je littéral dans le discours n’est sans doute rien d’autre que le sujet même qui parle, mais celui que le sujet désigne ici comme son support idéal c’est à l’avance, dans un futur antérieur, celui qu’il imagine qui aura parlé : il aura parlé ». Ce il est-il cet invariant syntagmatique décrit par Benveniste ? On retrouverait cette opposition je/il dans le futur antérieur.

La dynamique temporelle est donnée par l’effet rétroactif majeur des deux chaines qui se recoupent et font dire à Lacan « il aura été », la phrase ne se bouclant qu’une fois arrivée à sa fin.

Alors ce sujet toujours évanouissant cherche-t-il sa vérité parce qu’en rapport avec l’autre ou est-ce pure jouissance d’un automatisme articulatoire ? Ainsi que le dit Charles Melman [33] « moi la vérité je parle, je suis pure articulation pour votre embarras… » Y aurait il une jouissance du futur antérieur en rapport avec ce grand Autre vide de sens ?

 

Pour conclure en forme de questionnement

La syntaxe comme loi organisatrice de ce qui est dissymétrique, impair, boîteux fait émerger le signifiant, signifiant qui se répète et fait trou sous certaines conditions qui produisent un caput mortum et un signifiant doté d’une mémoire purement symbolique.

Le futur antérieur dont nous avons remarqué la fugacité, comme un trait d’esprit nous échappe à travers le leurre qui nous poinçonne de l’enfance, dans le fantasme en construction. Mais alors de quel sujet s’agit-il ? Un encodage qui délivre des messages eux-mêmes formatés dans la temporalité de la vie de l’individu ? On comprend mieux le terme de shifter élu par Lacan pour dire je (dont l’une des nombreuses traductions est « machiniste »), indice indicateur d’un parlêtre particulier.

Jean Bergès propose l’élaboration du « deuil articulé aux failles de l’anticipation que l’on pourrait spécifier de deuil du futur antérieur ». Peut-on considérer comme failles le refoulement pour l’inconscient, le leurre dans la constitution du sujet, le caput mortum dans le grand Autre où tombent les lettres mortes ou qui s’absentent ?

Nous entendons l’ambiguïté de l’expression « deuil du futur antérieur » : est-ce le futur antérieur qui est en deuil (d’une lettre, par exemple le s qui abolit le conditionnel), qui fait un deuil, ou l’être humain qui doit renoncer aux promesses qu’il s’est faites ou qu’on lui a fait ? Le sujet pour Lacan n’est ni le sujet psychologique ni celui de la grammaire mais le sujet du désir dans la langue et dont nous constatons dans l’analyse les remaniements. C’est un « effet du langage qui ek-siste (il se tient hors de) au prix d’une hypothèse sur la différence des sexes, d’une perte, de la castration ».

Le futur antérieur peut-il se retrouver à l’état de trace dans la Verneinung ou comment déjà le refoulement originaire aurait anticipé son retour sous forme de création de la négation d’une affirmation ?

Nous le retrouvons dans le stade du miroir où la parole de la mère réalise par ses commentaires la jubilation anticipatrice c’est-à-dire les mouvements désordonnés du corps de son bébé. Le futur antérieur se retrouve dans le jeu du for/da créateur d’un sujet dans un mouvement répété d’aller et retour où /da/ marque la présence de la bobine mais l’absence de la mère alors que son rejet /for/ de ne plus la voir, la fait avoir. Le sujet n’est ni celui qui est désigné ni celui qui désigne et Lacan invoque la barre du lit qui oblige le signifiant à redoubler son effet pour être entre je/moi et elle.

Le futur antérieur est-il la marque d’un caput mortum, lui-même marque de la pulsion de mort qui surgit quand on ne l’attend pas en tant que la lettre qui fait trou est ainsi messagère de mort mais peut réapparaître ailleurs et ponctuer alors la vie d’un lieu de message sur un code : celui de la mort, limite qui organise la vie.

 Dans la dépression de l’enfant le sujet est pris dans la modalité du futur antérieur : « j’aurai pu… » qui porte sur quelque chose que je sais déjà.  Le futur antérieur est-il un temps d’opération dans l’ordre du symbolique, un temps obligé dans la construction d’un sujet de l’inconscient lié à un temps de mouvement, de passage à la perte ? Nous le pensons comme un opérateur logique, un temps de l’inconscient. Et Jean Bergès de conclure : « Le futur antérieur fonctionne comme une création signifiante : c’est pour le grand Autre que les choses se passent ainsi ».

[1] Psychologue, psychanalyste, Paris.

[2] Le Bescherelle, Tome 1, L’art de conjuguer, Hatier, Paris, 1980, Conditionnel première forme.

[3] BERGÈS Jean, « Leçons cliniques d’un psychanalyste d’enfants » in Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse, Ed. Érès, 2005, p.50.

[4] Tel est le titre du premier chapitre de L’enfant et la psychanalyse, de Jean Bergès et Gabriel Balbo, Ed. Masson, 1994.

[5] Soulignons ici un petit problème : la liaison qui se fait entendre entre la négation et l’auxiliaire et qui n’a rien à voir avec la désinence verbale du futur antérieur : est-elle la résurgence d’une pointe de conditionnel ?

[6] Cité par Jean Bergès.

[7] DAMOURETTE Jacques, PICHON Édouard, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, 1911-1936, Tome 5 sur 8, Le verbe, Édition d’Artray.

[8] SOLLERS Philippe, Discours Parfait, Passions de Lacan, p.338-341.

[9] LACAN Jacques, Écrits, Le Seuil, p 50.

[10] BERGÈS Jean, « La lettre volée ou le palimpseste de Lacan, Lettre et symptôme “la lettre ça me regarde” » in Le trimestre psychanalytique, publication de l’Association freudienne, 1989 n°2, p.17.

[11] Machines abstraites que l’on appelait automates à état fini (état fini = expression rationnelle) d’après Chomsky (1950).

[12] CHOMSKY Noam, MILLER Georges Armitage, L’analyse formelle des langues naturelles, trad. 1968, Ed. Gauthier Villars, Paris et GROSS Maurice, LENTIN André, Notions sur les grammaires formelles, 1967 même éditeur.

[13] Massachusetts Institute of Technology.

[14] TAILLANDIER J., « Le graphe par éléments » in Discours Psychanalytique n°1, Octobre 1981.

[15]DARMON Marc, Essais sur la topologie lacanienne, « Le Graphe » Ed. Association Lacanienne Internationale, p. 161.

[16] FERRON Catherine, « De quelle syntaxe le sujet non-lecteur est-il le mémoire ? » in le Trimestre Psychanalytique n°2, page 63 à 75 (non répertorié au sommaire) juin 1988, Paris, Journées sur La lettre volée ou le palimpseste de Lacan.

[17] Je fais référence à une bande de Moebius (une bande de papier dont on recolle les deux bouts après retournement pour obtenir un 8 figurant l’infini).

[18] LACAN Jacques, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Séminaire II, Conférence Psychanalyse et cybernétique, Ed. Seuil, p.339.

[19] LACAN Jacques, Les Écrits techniques de Freud, Séminaire I, Leçon 12 du 7 avril 1954.

[20] La cybernétique, op. cit.

[21] LACAN Jacques, La relation d’objet, Séminaire IV, leçon 14 du 20 mars 1957, ALI, 2018, tome 2.

[22] FERRON Catherine, La petite Sandy, phobie et mythe côté fille, aout 2019, site de l’ALI.

[23] LACAN Jacques, La relation d’objet, op. cit.p.19.

[24] REY Alain, Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris 1993.

L’anapeste c’est frapper à rebours ; un pied est composé de deux brèves et d’une longue. Le dactyle (de dactylos : doigt, allusions aux trois phalanges) est composé d’une longue et deux brèves ; on pourrait croire que les deux s’annulent quoique dans l’un des deux, deux pieds sont plus légers… En effet comment les distinguer ? si ce n’est peut-être ­– car je n’en ai pas cherché la preuve – en se souvenant que ana est (un recueil de pensées) emprunté au grec et correspond à trois sémantèmes : de bas en haut, en arrière ou en sens inverse, de nouveau (répétition donc). Nous sommes devant les signes cabalistiques d’une partition musicale et d’un traité de métrique.

[25] LACAN Jacques, Le désir et son interprétation, Séminaire VI, leçon 4 du 3 décembre, Seuil 1958, p. 76.

[26] LACAN Jacques, Écrits, Graphe p. 817.

[27] LACAN Jacques, Écrits, Graphe p. 805.

[28] BENVENISTE Emile, Problèmes de linguistique générale, Tome 1, « Structures des relations de personnes dans le verbe », p.230 et 247.

[29] LACAN Jacques, L’identification, Séminaire 9, Leçon du 9 mai 62 (p.218 de la version Michel Roussan) et p.284 version ALI 1995.

[30] LACAN Jacques, D’un Autre à l’autre, Séminaire 16, Leçon du 27 novembre 1968, Seuil, p 50.

[31] Homologie : en mathématique qui est en harmonie, qui se correspond exactement dans un rapport de forme, de fonction, d’activité.

[32] Analogie : en lexicographie, relation sémantique entre unités lexicales ; en mathématique : dérivé de analogos (proportionnel), qui s’applique strictement à l’identité des rapports entre les termes de deux ou plusieurs couples d’éléments.

 

[33] Le Trimestre Psychanalytique n°2, op.cit. p.24.

 

IL ÉTAIT UNE FOIS… UN PÈRE

Josiane Froissart[1]

Qu’est-ce donc que le temps ?

Le concept de temps est pluriel, il est multidisciplinaire, de l’univers scientifique, au vécu psychique en passant par les normes sociales, l’expression est si courante, si familière qu’on ne la remarque même plus : « Je n’ai pas le temps, le temps presse, se donner du temps…… Jusqu’aux poètes : « Á la recherche du temps perdu », « Le temps retrouvé », « Ô temps suspend ton vol ».

Qu’en disent les grands penseurs ?

« Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, dit Saint Augustin, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent.

« Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité, Donc, si le présent pour être du temps doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut qu’être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus » Saint Augustin, Les Confessions XI.

Ce que nous pouvons retenir de cette longue citation c’est que, quelles que soient les théories que nous élaborons pour donner réponse à la question même du temps, nous engendrons toujours un non-savoir. Cette question du non-savoir, importante en psychanalyse, nous nous y référerons et la reprendrons plus longuement par la suite.

Quant à la temporalité, qui n’est pas le temps des physiciens, nous pourrions la définir comme le temps vécu par la conscience, celui dont nous faisons l’expérience et qui déploie, à partir du présent, un passé et un futur. La temporalité exige la structure du langage. « Le temps, dit Merleau-Ponty, n’est pas un processus réel, une succession effective que je me bornerais à enregistrer. Il naît de mon rapport avec les choses, » [2] et j’ajouterais aux autres. La temporalité se déplie dans un espace temporel donné offrant un système de repères à un sujet, et comme l’esprit humain a l’expérience du temps sans en avoir la représentation, il se représente nécessairement le temps au moyen d’images spatiales. Ce sont les dates qui créent l’écart donc l’espace.

Dans un livre récent, Je ne reverrai plus le monde [3], Ahmet Altan parle de sa rencontre avec le temps alors qu’il est en prison, avec ce temps qui n’existe plus et qu’il est obligé, pour survivre, de réinventer. Je vous laisse découvrir ce livre.

Comment les enfants appréhendent-ils le temps ?

C’est par la mise en place du circuit pulsionnel que l’enfant va entrer dans la temporalité. Tout d’abord, l’enfant est l’objet du désir parental et c’est la mise en place du circuit pulsionnel qui lui permettra le passage d’objet au statut de sujet de sa parole, et lui permettra de prendre sa place en s’inscrivant dans une filiation. Les trois temps de la pulsion, par exemple : regarder, se regarder (une partie de son corps propre), se faire regarder, se faire voir, conduisent à la naissance du sujet.  Le temps est lié à une conjugaison des pulsions. On peut tout de suite dire que l’absence du troisième temps de la pulsion dans l’autisme et la psychose, a de graves répercussions.

Remarquons que Lacan se réfèrera à la pulsion pour parler du « Temps logique »[4]. Pour parler de la mise en place d’un sujet de la parole, nous sommes bien obligés d’en passer par la diachronie même si tous les éléments que nous avançons s’interpénètrent synchroniquement. Le repère lacanien du stade du miroir nous permet de distinguer :

– Un temps préspéculaire où les limites corporelles ne sont pas en place, où le moi n’est pas constitué, c’est le temps d’avant la temporalité. C’est le fondement du pulsionnel comme cause du désir. L’enfant cherchera à se faire l’objet du regard du grand Autre maternel et à y lire l’investissement phallique. L’enfant avant d’être un sujet de la parole, tient un discours sans paroles : vocalismes, lallations… (la lalangue).

– Et un deuxième temps, le temps spéculaire, le stade du miroir proprement dit vers 6 mois, où l’assomption jubilatoire de l’image du corps, de l’image de soi, bref de l’unité corporelle se réalise.

Le stade du miroir est à la fois une opération logique et une jubilation instantanée, fulgurante. Moment crucial qui permet grâce à l’anticipation, l’articulation entre le présent, le passé et le futur et la mise en place d’une chronologie. L’enfant psychotique s’en sort mal avec le miroir, la temporalité n’a pas été vécue, la temporalité subjective moïque lui échappe. Nous sommes dans une logique d’atemporalité. C’est au réel que l’enfant psychotique est confronté. La relation imaginaire à l’autre ne se faisant pas, nous « sommes confrontés à un intemporel du langage qui ne trouve pas d’origine ».

Comment l’enfant va se subjectiver dans le temps, comment va-t-il se confronter aux questions du sexe et de l’origine, de la mort, de la généalogie, etc. Les questions de l’enfant telles que : « J’étais où avant de naître ? », « D’où je viens ? », « On va où quand on est mort ? », sont abordées au travers de la construction de ses théories sexuelles infantiles.

Les théories sexuelles infantiles et le roman familial que nous repérons dans la clinique des très jeunes enfants permettent au sexuel de trouver un lieu d’invention et d’expression fantasmatique. De nos jours les parents de plus en plus s’empressent de répondre de façon rationnelle, scientifique aux questions de leur enfants venant contrarier toute élaboration fantasmatique à ce sujet. Le cas de Freud, « Le petit Hans », est très instructif : comment aborder la question de la différence des sexes ? Hans a la réponse qui confirme l’hypothèse de la présence du pénis chez tout le monde, fille comme garçon, « T’inquiète pas, dit-il, à Hanna, il va grandir », « Ce n’est juste qu’une question de temps ».

L’abord de la différence des sexes comme celui des origines est lié aux pulsions et le fantasme varie selon la pulsion en question.  On fait un enfant en s’embrassant sur la bouche (pulsion orale) ou en déféquant (pulsion anale) par exemple. Tel est ce non-savoir « il n’y a pas de rapport sexuel » auquel suppléent les théories sexuelles infantiles. Pourquoi un enfant est-il amené à inventer un roman familial, à réécrire son histoire, une histoire secrète qui lui permette de retourner à l’origine ? Après avoir voulu être semblable au parent du même sexe, l’enfant veut s’en débarrasser en lui en substituant un autre. Il devient étranger à cette famille.

« Le roman familial actualise un écart et une distance à parcourir entre un père réel et un père idéal » écrit Sylvie Le Poulichet dans L’œuvre du temps en psychanalyse [5]. Mais l’écart et la substitution d’un père idéal à un père réel produit la nostalgie de ce qui n’était pas, engendre la construction d’un mythe, d’un arrière temps mythique (il était une fois un père…) « Pour Freud, le roman familial permet un travail de détachement et une mise en opposition des générations ». Le roman familial met en place trois temporalités :

– le réel actuel.

– le possible idéal.

– l’arrière temps mythique.

 

L’origine est un lieu vide et il sera recouvert par les théories sexuelles infantiles et le roman familial et plus généralement sur le plan culturel par les mythes qui instaurent un temps primordial. Le mythe est important dans l’œuvre de Freud et en écoutant ses patients adultes, il va élaborer les théories sexuelles infantiles qui vont nous permettre de comprendre les mythes en établissant une correspondance entre le matériel inconscient et les mythes. Là où il y a un trou, un non savoir, le mythe prend sa place.

Hans se sert d’instruments logiques pour élaborer ses constructions mythiques. Le mythe se définit comme un modèle logique qui permet de résoudre une contradiction. Nous nous référons à Lévi Strauss dans Anthropologie structurale [6]. L’analyse du petit Hans va montrer qu’à un moment bien précis de son analyse, la seule et unique intervention de Freud : « Bien avant qu’il ne vint au monde, déjà j’avais su qu’un petit Hans naîtrait un jour, qui aimerait tellement sa mère qu’il serait forcé d’avoir peur », va amener des changements dans l’appréhension que Hans a du temps, temps qui n’est plus linéaire. Bernard Vandermersh a bien traité cette question. Il y a une mise en place d’une temporalité avec une logique du futur antérieur : déjà … pas encore, (ce qui doit advenir est déjà là). « Tu sais, elle était déjà au monde même quand elle n’était pas encore là ».

Les mythes construits par Hans mettent en jeu une temporalité où ce qui n’est pas encore est déjà là et cette progression mythique va lui permette de sortir de sa phobie. Freud met en place un ordre temporel où ce qui doit advenir dépend d’un déjà là. Cette structure temporelle participe donc d’un grand Autre auquel le sujet peut se repérer et qui peut répondre à sa question : « D’où je viens ? », « Que me veut l’Autre ? », « Comment veut-il que je sois ? ». « Ce qui se réalise dans mon histoire n’est pas le passé défini par ce qui fut, puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurais été pour ce que je suis en train de devenir » Lacan in Ecrits [7].

Freud dira que l’inconscient est hors temps. Les processus inconscients ne sont ni ordonnés temporellement ni modifiés par le temps qui passe : ils n’ont aucune relation au temps, ils sont atemporels et s’articulent autour du temps logique tel que Lacan le définit dans « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », ce temps logique s’étaye sur le signifiant et rend compte de l’incidence du langage sur le corps. Rien à voir avec le temps chronologique, le temps linéaire.

Dans cette expression Wo Es war, soll ich werden, Freud suppose un avant et un après, mais un avant qui ne se révèle que dans l’après, une première fois qui ne se révèle que dans la seconde fois, le refoulé n’est présent que dans son retour. Le temps chez Freud n’est pas seulement linéaire mais aussi rétrograde.

Dès que l’enfant parle, il utilise avec délice et malice cette langue du temps. Il sera très influencé par ce que ses proches ont pu lui raconter (contes…comptines, chansons etc.) Il les reprendra en les faisant siens et en utilisant principalement les temps de conjugaison tels que le passé simple, le conditionnel : « On dirait que je serais la maman et toi tu serais le bébé ». Très tôt, dès 18 mois, l’enfant va faire objection à ce que l ‘Autre lui demande. C’est un « NON » d’opposition. Mais ce qui revient de l’Autre c’est fondamentalement « NON ». Pour que le temps du désir advienne, il faut qu’à la demande, on n’y réponde pas. A l’école maternelle, on apprend aux enfants l’accès au temps. Celui-ci peut s’appréhender intuitivement comme se déroulant selon le principe qui lie la cause à l’effet ou selon un ordre chronologique. Un enfant pourra dire : « Je mange, je me lave les dents, je vais me coucher et maman vient me raconter une histoire » en réponse à la question, « Quand vas-tu te coucher ? » L’enfant vers 3-4 ans est capable dans un récit de coordonner des événements entre eux dans une succession temporelle grâce à un système avant/après quand on leur pose une question : « Quand vas-tu au lit ? » ou bien quand ils doivent anticiper des événements à venir.

Eugène Minkowski dans Le temps vécu [8] rapporte un souvenir. Il accompagnait chaque matin son fils à l’école, ils prenaient ensemble le petit déjeuner, lui fumait une cigarette puis se rendaient ensemble à l’école. Un jour, il dit à son fils, qui prenait son petit déjeuner, de se presser car ils allaient être en retard et celui-ci lui répondit : « Mais papa nous ne pouvons pas être en retard, tu n’as pas encore fumé ta cigarette ». Très tôt le jeu va entrer dans la vie de l’enfant.

Giorgio Agamben dans son livre Enfance et histoire [9] dira : « Les enfants, ces brocanteurs de l’humanité jouent avec toute antiquaille qui leur tombe sous la main. Tout ce qui est vieux peut devenir jouet, indépendamment de son origine ». Tout objet qui n’est pas sorti de l’usage par exemple une voiture, un piano, une cuisinière se transforment en jouet grâce à la miniaturisation.

« Ce que le jouet conserve de son modèle, ce qui survit de lui, dit-il ce n’est rien d’autre que la temporalité humaine, dont il est le réceptacle, sa pure essence historique ».  Le jouet transforme en signifiants d’anciens signifiés. « C’est avec l’histoire que les enfants jouent et cette histoire n’a pas pour objet la diachronie mais l’opposition entre diachronie et synchronie qui caractérise toute société humaine et réciproquement ». L’enfant n’a pas accès au réel du temps, à son irréversibilité. Dans ses jeux, les morts ne sont pas morts pour de vrai, on les tue et ils ressuscitent. Le fait que la vie soit envahie par le jeu a pour effet une transformation et une accélération du temps.

 

Est-ce que l’analyse d’Agamben tient encore aujourd’hui où nous sommes dans l’ère du « tout, tout de suite » ? La temporalité est ponctuelle pourrions-nous dire. Les enfants ne peuvent plus attendre. D’ailleurs force est de constater que les enfants, à part les très jeunes enfants, ne jouent plus avec les mêmes jouets qu’autrefois, tels qu’en parle Agamben. Les jouets n’auraient-ils plus d’histoire, se réduiraient-ils aux nouveaux jeux de la tablette ?

Il y a quelques jours, je lisais un article dans le Monde, « Dépêche- toi !!! » [10] où inversement ce sont les parents et non plus les enfants qui sont dans l’urgence de tout, en voulant faire rentrer leurs enfants « dans le moule de nos urgences préfabriquées en leur imposant au quotidien une dictature de l’horloge ». Ce que Catherine Dolto qualifie de « maltraitance temporelle ». « Dépêche-toi de manger ta soupe, de faire tes devoirs et même en ajoutant une petite dose de culpabilité : « A cause de toi on va être en retard chez le dentiste ».

Nous allons maintenant aborder les phénomènes cliniques liés au temps : symptôme, passage à l’acte, acting-out, traumatisme, névrose phobique, névrose obsessionnelle, dépression. Quand nous écoutons les enfants nous dire leurs rêves, leurs cauchemars, leurs questions sur les générations, nous entendons qu’ils sont travaillés par la mort. Un enfant déprimé de sept ans me dit : « A quoi ça sert de vivre puisque je vais mourir ? » ou bien cette fillette de 4 ans qui refuse de grandir, qui a peur de grandir « parce que, dit-elle, je vais après mourir », ou bien, une petite fille de 4-5 ans demande « On va où après la mort ? » Cette dimension de la mort est prise en compte par la psychanalyse à travers le concept de pulsion de mort.

Dans la clinique avec les adolescents, fréquents sont les phénomènes temporels. Prenons l’acting out et le passage à l’acte par exemple. L’acting out est une mise en scène, une monstration-précipitation adressée à l’autre afin d’obtenir une réponse, voire une interprétation. C’est une réponse sans parole à ce qui ne peut pas être pensé ni dit, c’est une énigme pleine de sens adressée à l’autre. L’acting out n’est pas de l’ordre du signifiant mais de l’ordre du signe, il fait signe à quelqu’un. C’est une production de l’inconscient tenant lieu de remémoration qui se joue dans la réalité.  L’analysant devient actif et met en scène le discours qui le mettait en scène. Nous sommes au temps logique de voir. Dans la mesure où c’est une adresse à l’autre le travail de l’analyse va permettre d’introduire le temps de comprendre. L’acting out n’est pas un saut dans le réel, comme le passage à l’acte, son discours s’adresse à un autre.

J’ai déjà parlé de cette adolescente qui accompagne sa copine dans sa fuite. Elle est alors embarquée dans un cercle infernal et pendant plusieurs jours poursuit avec sa copine sa fugue. Les parents ont fait un signalement, elles sont finalement retrouvées et au moment où ses parents viennent la chercher, elle saute par la fenêtre. Elle dira au cours de l’hospitalisation : « J’ai réalisé qu’ils ont pu penser avoir perdu leur seconde fille, comme ils avaient perdu leur première fille ». Elle est identifiée à la sœur morte dans le regard maternel. Dans ces acting out, elle cherche à ne pas être là où elle est attendue par l’Autre comme objet. A travers ses fugues subsistent la relation objectale alors que dans sa défenestration, son identification à l’objet « a » conduit au passage à l’acte qui ne lui laisse plus aucune chance. Le discours du passage à l’acte s’adresse à l’Autre avec un grand A.

Si nous voulions définir le transfert en le replaçant dans le thème de nos journées, nous dirions que le transfert c’est le temps.

Il y a certaines situations traumatiques qui peuvent arrêter le temps, détruire le temps dans les images, faire arrêt sur image avec des effets de sidération et projeter le sujet hors du temps. Je pense au peintre Edward Hopper, mais aussi à ce peintre danois Vilhelm Hammershoi, qui ont su très bien rendre compte de cet arrêt sur image, de cet univers immobile suspendu dans l’espace et le temps dans un contexte chargé d’Unheimlich.

Sylvie Le Poulichet évoque Blanchot, dans Le livre à venir [11] qui rapporte un souvenir de Proust quand il marchait sur les dalles inégales de Guermantes et que tout à coup, c’est ce même pas qui trébuche sur les dalles du baptistère de Saint Marc. Le temps est alors aboli : il n’y a plus un évènement passé et un évènement présent mais une même présence. Le signifiant traumatique fait table rase du temps et se répète sans fin. Il est hors-temps.

Tel cet ado qui retrouve sa mère morte dans son fauteuil à son retour du lycée alors qu’il l’avait quittée le matin même en pleine forme. L’expérience traumatique de la rencontre avec la mort fait surgir un réel, jusque-là masqué par l’écran du fantasme. Réel, qui soudain mis à nu provoque l’effroi, laissant le sujet aux prises avec un irreprésentable qui ne peut s’inscrire dans aucune chaîne signifiante. Le trauma est un trou, « troumatisme », dira Lacan, dans le temps où l’événement n’a pas constitué ou a perdu son texte : « c’est l’ouverture du trauma dans la cure par une levée des identifications qui déclenche un temps réversif par lequel le passé viendra de l’avenir pour s’inscrire dans l’histoire » comme l’écrit Sylvie Le Poulichet dans L’œuvre du temps en psychanalyse [12]. L’acte incestueux est vécu comme traumatique pour la victime, quelque chose d’irreprésentable, pas de mots pour en parler, sauf pour dire, qu’à chaque fois c’était la mort qui surgissait.

Le temps chez Lacan est un temps de l’avenir, la cause est à venir. Winnicott a parlé de ce qu’il appelle la crainte clinique de l’effondrement, qui est la « crainte d’un effondrement qui a déjà été éprouvé », a déjà eu lieu, et que le patient cherche dans le futur.

Pour aborder la question du temps dans les névroses, revenons à Hans, la phobie dresse une image, « du cheval qui mord quand Hans le voit », c’est-à-dire qu’il y a une image qui spatialise le temps. Quant à la névrose obsessionnelle, il y a une maîtrise du temps et du même coup de la mort, par des mécanismes d’annulation, de procrastination etc.

La temporalité freudienne se réfère au champ diachronique, le temps de la remémoration. Mais le temps freudien n’est pas que rétrograde, comme nous l’avons évoqué plus haut, car comment penser alors, la question du Nachträglich, de l’après-coup ? Certains événements, expériences apparemment neutres vécus dans le passé peuvent être réveillés et réinterprétés à l’occasion d’un nouvel événement. C’est le cas du traumatisme. L’après coup, dans sa rétroaction sur le passé, inverse la flèche du temps et le principe de causalité. La cause est dans l’avenir.

Pour Lacan, les manifestations qui émergent de l’inconscient instaurent une discontinuité (ouverture et fermeture de l’inconscient) et s’articulent sur le temps logique construit à partir du signifiant, qui amène le sujet à un temps pour comprendre. Le temps de Lacan est celui de l’avenir. « Le temps psychique n’est-il pas celui qui procède de la répétition, de ce qui n’existe pas encore réellement ou celui qui produit son propre antécédent en le répétant ». « L’histoire n’est pas le passé. L’histoire est le passé pour autant qu’il est historisé dans le présent parce qu’il a été vécu dans le passé » écrit Sylvie Le Poulichet, dans L’œuvre du temps en Psychanalyse.

 

[1] Psychologue, Psychanalyste, Paris.

[2] MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p 469.

[3] ALTAN Ahmet, Je ne reverrai plus le monde, Textes de prison, Chapitre : Rencontre avec le Temps, Actes Sud, 2019.

[4] LACAN Jacques, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », in Les Ecrits, Seuil, p197-213.

[5] LE POULICHET Sylvie, L’œuvre du temps en psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2006.

[6] LÉVI-STRAUSS Claude, Anthropologie structurale, Pion, Paris, 1958.

[7] LACAN Jacques, « Fonction et champs de la parole et du langage » in Les Ecrits, Seuil, p 300.

[8] MINKOWSKI Eugène, Le temps vécu, PUF, 2013.

[9] AGAMBEN Giorgio, Enfance et histoire, Payot, 2002.

[10] Article du Journal le Monde du 25 Janvier 2020, intitulé « Parentologie : les enfants aussi ont une charge mentale » de Nicolas SANTOLARIA qui décrit comment chaque matin, les mêmes cris résonnent dans le petit couloir de son immeuble : « Il est 8 h 30 ! Dépêchez-vous d’enfiler vos chaussures, on est déjà hyper en retard ! Allez, ­allez ! ».

[11] BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Gallimard, 1959.

[12] LE POULICHET Sylvie, L’œuvre du temps en psychanalyse op. cit.

 

C’EST PAS CE QUE J’DIS !

AU REVOIR LÁ-HAUT

François Benrais [1]

 1/Enfants adultes, Ce ne sont pas les mêmes J’eux !

Les enfants ainsi que les adultes peuvent s’exclamer de la sorte, du moment qu’au fil de leurs discours, leurs propos ont été reçus autrement que ce qu’ils auraient voulu faire entendre.

« C’est pas ce que j’dis ! ». Cette exclamation accompagne les manifestations de l’échec d’une d’anticipation de parole, laquelle a trébuchée et parfois peut être perçue par le sujet lui-même. Lapsus, actes manqués, peu importe, tous ces ratés de la « psychopathologie de la vie quotidienne » et bien d’autres tout à fait dénombrables, font la série des scansions qui ont porté Freud à émettre l’idée d’une répétition et donc d’un inconscient. Cet inconscient diffère d’avec celui des philosophes. Un Unbewust, que l’on ferait mieux ce me semble, de traduire en français littéralement par « un non-savoir », un inconscient qui ignore le temps, la négation, la contradiction, la mort ! Ces manifestations suggèrent que pour chacun une temporalité lui fait parler d’une histoire propre, au point que parfois sa vie a pu lui apparaitre rêvée, interrogée de ses ratages, faisant symptôme et l’on peut rester simplement alors assuré qu’il y a eu un quelque chose….

Sur ce point, la « chose » me semble tout à fait bien explicité par le philosophe des mathématiques Pierre Simon de Laplace dans son Essai sur les Probabilités : « Les événements actuels ont, avec les précédents, une liaison fondée sur le principe évident, qu’une chose ne peut pas commencer d’être, sans une cause qui la produise. Cet axiome, connu sous le nom de principe de la raison suffisante, s’étend aux actions mêmes que l’on juge indifférentes. La volonté la plus libre ne peut sans un motif déterminant, leur donner naissance ».[2]

Nos connaissances ne sont que probables. Cependant que quelques fables les soutiennent !

Paul Valéry parle de cette puissance d’attraction d’un non savoir. Au début se trouve la fable, nous dit-il : « C’est une sorte de loi absolue que partout, en tous lieux, à toute période de la civilisation, dans toute croyance, au moyen de quelleque discipline que ce soit, et sous tous les rapports, – le faux supporte le vrai ; le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, – et le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi-même engendré. Toute antiquité, toute causalité, tout principe des choses sont inventions fabuleuses et obéissent aux lois simples. » [3]

 

Ainsi, il nous faudra nous affranchir de l’idée d’une clinique de l’enfance découverte dans le continuum de celle de l’adulte, sans pour autant traiter les enfants de menteurs en puissance comme ce fut souvent le cas dans certains courants d’éducation pas si reculés. Ce rappel me paraît nécessaire ces courants feront retour. 

Ce non savoir se manifeste avec et dans la répétition : ce qui fait que nous pouvons parler de temporalité subjective d’une relation individuelle telle qu’elle vaut pour le sujet, soit qu’il la rêve, soit qu’il s’adresse à un autre. 

  1. Freud le découvrira et franchira un pas qui inaugurera la pratique analytique de l’association libre, mais pas aussi libre que ça, du fait de la découverte concomitante d’une sexualité qui vient ponctuer. C’est la découverte de la mise en place très tôt d’une fonction libidinale d’avant la maturation sexuelle. Cette découverte permet une autre lecture des symptômes pour chaque cas dans sa singularité historique. Le sexuel est présent inévitable dès ce temps de l’enfance pour un adulte, il n’y échappe pas quand il fait retour sur son histoire propre … cette découverte du jeu d’une séduction, même si elle ne fait pas dogme théorique, restera probablement assurée, pas systématiquement rassurante. Elle positionnera que les certitudes du savoir peuvent parfois bénéficier d’un suspens …

Voilà qui clarifie les notions de temps et de temporalité pour les psychanalystes, les mathématiciens, les philosophes.

 Ainsi l’inconscient se lit, doté d’une connaissance de nos actes et d’un savoir en attente. Toute  réalisation que se propose le sujet aura sa part d’aléatoire. Malgré cela le soleil tourne autour de la terre, au quotidien l’approche du temps nous paraît tous les jours linéaire dans la petite et grande histoire, et aussi en philosophie. Malgré la découverte de Freud, une psychologie avec un début, un milieu et une fin s’est maintenue.  L’inconscient est remisé au rang de l’un des outils grâce auquel se déchiffrerait les « maux de l’âme », c’est l’inconscient des philosophes, inauguré avec le mythe de la caverne de Platon.

Ce pas de Freud ne sera pas perdu pour tous. Lacan avec les notions de Réel, Symbolique, Imaginaire apporte un vrai décalage sur notion de réalité au sens freudien.

D’où mon titre, ce « c’est pas ce que j’dis ! » est proféré fréquemment par les enfants, avec cette élision du « ne ». Je cite cette exclamation pour illustrer que la négation est plus anticipée, précipitée dans la hâte que réalisable. La temporalité me semble devoir être examinée différemment dans l’enfance. Ce n’est pas la même chose qui se passe pour le sujet dans l’enfance que dans la vie adulte historicisée d’une enfance. Le retour de ce qui a été entendu, n’a pas les mêmes effets, ni les mêmes conséquences lorsque ce genre de faux pas des lapsus, des actes manqués etc.… se produisent.

Le « faut pas » est plus fréquemment usité par les enfants que le il ne faut pas. D’ailleurs ce Faut Pas vaut pour commandement.

Dans un groupe de travail portant sur la prévention de la délinquance pédophile en milieu enseignant dans le primaire m’a fait réfléchir sur ce « ne faut pas » dans l’enfance. Le cas rapporté était celui d’une petite fille de huit ans, fille d’une collègue médecin de santé scolaire, très active dans la prévention et les formations en signalements des enfants victimes.  Cette consœur avait pris connaissance par une collègue que le nom de sa fille était inscrit dans une liste d’enfants concernés par les pratiques pédophiles d’un enseignant. Sa fille ne lui en avait rien laissé savoir. Son désarroi a été d’autant plus grand que son activité était connue de la famille, ses enfants étaient avertis et informés, leurs parents avaient pris soin de leur expliquer qu’il ne fallait pas se taire dans de tels cas, qu’il fallait en parler etc…. C’est d’ailleurs de cette façon que le cas m’avait été rapporté en groupe de travail : même des enfants avertis par leurs parents se taisent, qu’en dites-vous ?  D’autant que la réponse de cet enfant interrogée par sa mère avait été la suivante, surprenant tout le monde : « mais c’était ce que tu ne veux pas qu’il arrive, alors je ne t’en ai pas parlé ». J’ai fait remarquer que l’enfant indiquait dans sa réponse à la question, ce qui éclairait et renvoyait à celle qui m’était posée. Les enfants peuvent penser d’abord à protéger leurs parents quand il se passe des choses graves. L’histoire est en construction et la fonction de la négation est contextualisée du moment où le sujet se produit dans l’enfance, l’activité ludique y ayant son rôle. Ceci est à considérer et donne à réfléchir, sur l’usage que nous faisons non seulement de la notion d’immaturité neurologique du petit enfant, mais aussi de l’observation de l’articulation d’un fonctionnement libidinal, également en évolution dans la construction de l’image du corps. 

Les débats récents dans l’actualité quotidienne, font se pencher à nouveau sur la notion de consentement, devant être distingués des faits de soumissions, à propos de relations sexuelles entre enfants, mais aussi adolescents et adultes. Si une temporalité signifiante est produite versus traumatique dans l’enfance, force est de constater à propos de temps vécu, qu’il y faut un deuxième temps dans le fait de le dire. Ceci n’a rien à voir avec un droit prétendument interdisant ou autorisant à dire, quel que soit sa fermeté. Il ne suffit pas de dire que etc… il faut encore que la relation de confiance pour un enfant ne se traduise pas en volonté de protéger son parent. Beaucoup d’enfants anticipent d’éviter la peine qu’un parent éprouverait d’un échec parce qu’il lui serait arrivé, à lui l’enfant, quelque chose. Rappelons-nous des surprises des pédiatres constatant des signes évidents de maltraitance chez des enfants qui dissimulent quasiment cette maltraitance. Que veut dire pour un enfant de devoir passer aux aveux à partir de quoi il serait protégé par des inconnus. Il ne s’agit pas de renoncer à reconnaitre les maltraitances et leurs conséquences, mais de trouver les moyens de temps, d’entretiens, pour ce faire et de ne pas pour autant attendre des psychiatres qu’ils répondent de cette part obscure d’un travail d’éducateur. La question du transfert concerne aussi les éducateurs. 

En conclusion, un rappel : les contes de l’enfance sont d’horribles fables, légendes, histoires qui sont les allégories diverses de la vie d’adultes, sans que les choses soient nommées pour ce qu’elles sont comme histoires de mœurs – mot banni aujourd’hui, sa proximité avec morale étant jugée indécente –. Les enfants écoutent ces histoires au mot près quand vous les leurs relisez. Ils surveillent ce qui défaillirait dans la narration. Les enfants sont en quête de cet embrayage vers ce qui met en logique une fable en advenir, cette disjonction d’avec la réalité peut les faire rêver dans l’enfance, du moment qu’ils ne sont pas soumis à devoir répondre de ces logiques.

L’essentiel, pour eux, est que soit entendu chez l’adulte, qu’ils ont, eux les enfants, trouvés que personne ne peut garantir un vrai dire sur un dire vrai. Que nous sommes tous, adultes, enfants, happés par une part de non-sens. Part qui n’est pas indépendante de cette fonction libidinale.

2/ Du signe au Signifiant, (a) temporalité ?, (a) chacun son temps ?

Revenons aux problématiques posées pour une définition du temps en philosophie, j’en ai retenu une qui s’avançait à distinguer le présent de l’Éternité… :

Répétition, Instant, Éternité…. Où est le sujet ?  Où est le présent !

Ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent… il serait l’éternité.

La répétition se concrétise dans le discours qui interroge littéralement le non savoir du présent.

Qui est l’auteur de ce « WO ES VAR SOLL ICH VERDEN » ? Ici ce sera Saint Augustin, dans le Livre XI des Confessions[4], ce n’est pas Freud. Car cette relation logique au passé revient à une psychologie avec un début et une suite. Un instant cette faille qu’engage la réflexion aura été pressentie. Cela présente une « esquisse » de la répétition et d’un non être ? « cela est le présent mais ce n’est pas le cas ». Ce que Freud découvre c’est bien au contraire la fonction d’un imprévu du présent. Un Réel dont l’implication est inattendue.

La psychanalyse nous enseigne qu’il est commun aux deux temps de l’enfance et de la vie adulte de se trouver confrontés au fait que la vérité peut faire obstacle au semblant du dire, que le réel ne s’inscrit et ne se manifeste que lors d’une impasse de la formalisation, et ainsi … dès lors : aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années…?

Freud après avoir bataillé à maintenir l’idée d’une continuité temporelle … et corporelle découvre cette impasse de la formalisation. Celle qui rompt avec celles de la philosophie, des religions et du culte des sciences obscures, certes.

Si je rapproche la démarche de Saint Augustin et le « Soll Ich Verden » de Freud, c’est pour souligner à propos de subjectivité, combien l’idée d’un trouble de la Conscience dans sa majesté, dans sa permanence, leur est problématique mais est traitée différemment. Quand avec Lacan nous avons parlé de déclenchement des psychoses paranoïaques, nous n’étions pas loin d’un contre sens si nous relevons combien la notion de conscience pérenne et linéaire est affichée dans la Paranoïa … en ne résistant pas à cette néantisation du sujet.

Quelles conséquences, en termes d’analyse d’enfant ?

Nous aurions quelques difficultés à suivre ce conseil d’un Freud qui n’a pu résister à sa découverte : Dans son article « Construction en Analyse » Freud énonce : « Ce que nous souhaitons, c’est une image fidèle des années oubliées par le patient, images complètes dans toutes ses parties essentielles »[5] Ce conseil sera revu dans  « Note sur le bloc magique » : « Je supposais en outre que ce mode de travail discontinu du système Pc-Cs […] était au fondement de l’apparition de la représentation du temps. »[6] Et enfin, dans la Métapsychologie : « Les processus du système inconscient sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, qu’ils ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont aucune relation avec le temps. La relation au temps elle aussi est liée au travail de l’inconscient. »[7]

Ceci nous rappelle les temps d’accolements des fleurs au col du vase de la phase du miroir, partant du bouquet de Bouasse, à sa complète réalisation avec la variation du miroir plan. Voilà qui aiguise la réflexion sur ce qu’il y aurait à discerner des troubles autistiques de Kanner, des troubles nommés psychotiques dans une observation hâtive issue de l’application et de la généralisation de la clinique adulte aux enfants (comme l’autisme d’ailleurs). Les outils théoriques forgés par Freud, puis en retour ceux forgés par Lacan, mais aussi par Wallon afin d’expliciter les faits cliniques de l’enfance me semblent devoir être appréciés comme consistants pour les éclairages qu’ils apportent et leurs conséquences dans un travail de prise en charge thérapeutique.

L’embarras subsiste et pèse lourd en pédopsychiatrie d’une pauvreté gênante du langage usité par la transposition qui est faite de diagnostics élaborés et issus d’une séméiologie clinique propre aux adultes sur les sujets de l’enfance et leurs troubles. 

À chacun son temps.

Freud, plus rigoureux a voulu absolument vérifier ses constructions théoriques en visitant in vivo avec le petit Hans, puis l’homme aux loups, ces souvenirs de l’enfance qu’apportent systématiquement les patients.  Freud en vient à constater une solution de continuité entre maturation sexuelle et puberté. Le trajet de l’enfance à la vie adulte ne présente pas un développement chronologique harmonieux et linéaire quand il découvre qu’il s’agit de sexualité et d’expériences singulières – où la phonétique à sa place – d’entrée dans le langage. Il étudie et théorise avec le recueil de ces moments anachroniques et hétérogènes quant aux choses vécues. Au lieu d’une psychogénèse, les faits cliniques témoignent avec Freud de la formation d’un complexe structural où s’intègrent sans difficulté le caractère asynchrone des développements libidinaux et moïques. La structure, il la retrouve également dans la logique d’un mythe : le complexe d’Œdipe.

Après Freud, il y aura deux courants, lesquels tournent autour d’une question de temporalité, laquelle implique différemment la mise en place d’une fonction libidinale chez les enfants :

– celui d’Anna Freud, elle propose une forme nouvelle de pédagogie éclairée par la psychanalyse. Il y est théorisé une psychologie génétique. Elle considère le trajet d’un développement ordonné où une étape est indispensable à la suivante pour une forme définitive et achevée qui conduira à l’adolescence. Le consentement des parents supporte les problématiques du transfert.

– celui de Mélanie Klein, est l’exploration psychanalytique du fonctionnement psychique à la lumière du complexe d’Œdipe qui est présent pour elle très tôt sui generis. Mélanie Klein impose la notion de transfert très tôt chez les enfants. Elle admet la conception de fantasmes précoces, au lieu de faire reculer l’Œdipe jusqu’à la puberté comme Anna Freud, elle en infère les traces in utéro. Elle accorde une interprétation œdipienne précoce, le cas clinique Dick en est l’illustration…

Vite dit, la position de Mélanie Klein interprète d’emblée ce qui fait répétition à la lumière du complexe d’Œdipe reconnu par Freud, Ana Freud organise la répétition des étapes qui permet d’éclairer les phases du complexe d’Œdipe aux parents qui seront aidés par l’enseignement Freudien.

Le « c’est pas ce que j’veux dire » n’est toujours pas retenu pour ce qu’il doit être d’une temporalité subjective, dans la version Cornélienne du meurtre du père, où l’acte manqué tiendrait sa place. La question se pose d’ailleurs de savoir s’il est convenable de parler d’acte manqué ainsi dans l’enfance, sans l’intervention de cet Autre dont il n’est pas dit qu’il ait le même statut chez l’enfant que chez l’adulte.

Il faut souligner que ces deux grandes dames ne sont pas sans nous apprendre ce qui fait symptôme dans la pratique : la valeur éducative qu’elles attribuent à la psychanalyse. Cette remarque peut-elle être tenue en réserve de ce qui dans l’avancée de la psychanalyse fait « histoire de la psychanalyse ». Pour Anna Freud, elle adresse aux parents une ressource éducative à partir de l’enseignement de la psychanalyse, pour M. Klein, elle éduque les enfants, guidée par son interprétation de l’Œdipe, assurée d’un transfert du seul fait qu’il s’agit d’enfant, identifiable en place de parent (la Tripière y met ses tripes), elle juge même inutile de préciser que ses publications concernent des personnes de sa parenté directe et familière. Est-ce une position de forçage transitiviste ? Lacan avait déclaré pour le cas Dick : elle le fait passer par le chas de l’aiguille, il accède au symbolique.

Avoir le savoir de l’éducation ou être pratiquante de ce savoir, leurs fait méconnaitre l’enfant du désir auquelle elles se réfèrent : celui d’un savoir de Freud. Elles s’illusionnent à reconnaitre ou retrouver celui que Freud supposait et dont Freud demandait à savoir si ses hypothèses étaient fondées. Ce qui soulève une autre remarque pour conclure ce temps : l’enfance plutôt son avatar, l’enfant c’est lui qui est en position d’analyste.

Pour conclure sur cet épisode survenu dans les suites immédiates de l’enseignement de Freud, nous retiendrons que les enfants ont fonctionné d’une place de sujet supposé savoir pour Freud et cependant cette place n’a pas été retenue comme telle pour ces deux célèbres élèves. Voilà un nouage temporo-spatial qui n’est pas sans évoquer le « temps logique », la fonction de la Hâte, comme Lacan nous y invite.

Lacan, lui, ne s’est pas occupé directement d’enfant, toutefois à la lumière de son enseignement ses élèves sortent de cette ornière éducative. C’est d’autant plus surprenant qu’il prend la problématique à bras le corps : « la famille n’est pas naturelle, n’est pas un fait biologique, elle n’est qu’un fait social ». La prématurité de l’enfant est centrale dans la pensée de Lacan pour ce qui est de son avènement au langage.  L’immaturité propre à l’organisation néonatale est confrontée aux positions désirantes de la mère où la libido tient sa place. La mère sollicite l’enfant, implante en lui comme par effraction, par intrusion un environnement de signifiants …

Il ne s’agit pas d’éducation.

La Naissance devient une venue à la parole et au langage, elle est une expérience initiale pour chaque enfant. C’est la séparation inaugurale dont chacun aura à répondre d’une singularité à lui-même inconnue. C’est de la réponse de L’Autre qui transforme le cri en appel, grâce à quoi l’enfant entre dans le langage. Cette idée d’entrée est liée à l’accueil qui a pu être fait à ce supposé petit humain en train d’advenir.

Pareillement c’est une expérience pour la fonction maternelle, une véritable invention et non une expérimentation, sinon ce ne serait pas le meilleur des cas. Une venue au monde est le fruit de deux expériences qui n’ont aucun protocole d’expérimentation dans le champ éprouvé du savoir : celle de l’enfant, celle des parents : on ne sait pas ce qui tient au hasard. En aucun cas elle ne  reproduit l’exactitude d’une expérience scientifique où rien n’est laissé au hasard. Dans une expérimentation, rien n’est laissé au hasard, elle vérifie la certitude du savoir. S’expérimenter à faire venir scientifiquement des enfants désirés (dit–on !) est une recherche contemporaine.

Et cependant, dans une maternité malgré le savoir, bien qu’il soit présent ce savoir, il ne permet pas pour autant de prévoir.  Chaque naissance est une expérience chaque fois renouvelée qui tient aussi du hasard. Du point de vue philosophique et clinique, le fait de la naissance est une répétition intemporelle et il n’est pas assuré qu’elle se produise ! Avec Freud la naissance est un trauma, vivre est un détour avant le retour à l’inanimé, la répétition signe de l’existence d’une pulsion de mort.

Si la répétition est au cœur de ce qui scande une temporalité subjective, je fais maintenant remarquer une différence de la fonction du signifiant symbolique chez Freud et chez Lacan.

Freud mettait l’accent sur un rapport unissant le symbole à ce qu’il représente. Il engagea à faire reconnaître un mode de représentation indirecte et figuré d’une idée, d’un conflit, d’un désir inconscient, mais restera sur une retenue que Lacan va utilement franchir. Freud notait une symbolique. Il restera dans la logique d’une symbolique où la sexualité humaine trouve son fonctionnement. Le symbole avec Freud est donc à prendre dans une acception qui évoque le symbolisme, tel qu’il était dans un déploiement littéraire et philosophique de son époque.

Lacan a fait un autre trajet. Il vient à la psychanalyse par la clinique de la psychose paranoïaque. Il rend compte autrement des faits, il ne s’embarrasse pas de l’insuffisance d’un symbolisme qui ne dépouille pas un idéalisme de principe. Lacan s’applique à respecter l’aridité et la chronologie des faits de langage. C’est sa thèse du cas Aimée, qui permet, me semble-t-il, de dire le pas qu’il franchit. Il enlève tout pathos à une histoire familiale, tout idéalisme ou effet de style littéraire, non plus pour parler d’une symbolique, mais pour nommer le registre symbolique lié à la libido. Plus encore, une castration symbolique fait défaut dans la genèse des troubles à partir de l’histoire familiale. Lacan analyse les troubles du langage de la psychose dans leur défaite symbolique, laquelle ouvre le chemin à une relecture symbolique susceptible de discerner une élaboration délirante. Avec Lacan le délire est saisi dans son a temporalité.

Avec Lacan, le registre symbolique est premier et le lien avec ce qui est symbolisé est second. Si avec Freud, nous avons eu La symbolique de ce qui est produit, avec Lacan nous aurons le symbolique.

Lacan, dans les complexes familiaux, nous débarrasse de la compassion et de la sympathie débilitante pour un nouveau-né égaré dans la jungle et nous fait entendre d’emblée que son immaturité est débordée par la fonction anticipative des Imagos : « c’est notre privilège que de voir se profiler, dans notre expérience quotidienne, la pénombre de l’efficacité symbolique ».

 J’ai peut-être fait un assez long détour sur les différences d’analyse entre Freud et Lacan sur la temporalité subjective, donc sur la notion de répétition, j’ai aussi voulu faire remarquer les approches différentes de l’enfance avec l’enseignement de Freud et de Lacan, pour en situer les implications pratiques dans une clinique propre à l’enfance qui impliquent la notion de la répétition.

Cette clinique de la répétition dans la psychanalyse est dotée, à la différence de tous les cycles de la nature, de quelque chose qui brise la circularité des philosophes et donne une temporalité pour le sujet. Freud observe à chaque tour qu’il y a un après coup, le jeu de la bobine repéré par Freud a donné statut de ce qui fait Acte. C’est l’institutionnalisation d’une perte, acte fondamental où le sujet s’engendre comme tel de la répétition du signifiant, d’autant qu’il est clair que la bobine ne revient pas dans un état identique à son départ. 

L’enfance c’est le jeu de cette découverte. La vie adulte c’est sa continuation par d’autres moyens et avec d’autres conséquences. L’infantile de la névrose de l’adulte serait-il quasiment la récusation de ce que l’enfance poursuit son chemin, même à l’âge adulte ? Plus simplement, Lacan nous dit : « à partir du moment où l’enfant a su appeler “ouah-ouah” un chien, il appellera “ouah-ouah” un tas de choses qui n’ont absolument rien à faire avec un chien, montrant donc tout de suite, par là, que ce dont il s’agit, c’est bien effectivement de la transformation du signe en signifiant qu’on met à l’épreuve, de toutes sortes de substitutions par rapport à ce qui, à ce moment-là, n’a pas plus d’importance, que ce soient d’autres signifiants ou des unités du réel. Ce dont il s’agit, c’est de mettre à l’épreuve le pouvoir du signifiant. » [8]

En conclusion, dans l’enfance le symbolique introduit ce qui est de l’ordre du jeu de cette discontinuité du rapport du sujet au réel, ce n’est pas pour autant qu’il en surgit de manière semblable un trébuchement, celui sur le quel nous nous arrêterons pour entendre ce que nous nommons le sujet dans la clinique adulte. Avant l’adolescence : les enfants nous enseignent une clinique de l’inter-dit, c’est un forçage de parler de leur liberté de parler vrai. Les enfants n’ont pas le même recul à l’endroit de la langue que les adultes. Ce recul perdu chez les adultes nous fera diagnostiquer l’automatisme mental. 

 3/ Déclinaison d’une « Tuile », c’était pas ça … !

Lacan souligne « La tuile » pour les enfants, que sont les parents qui les réprimandent pour ce qu’ils expérimentent du langage. S’ils lui disent que c’est autre chose qu’il y a à dire, et bien les parents forcent le sens là où il n’y a pas lieu de le faire. « Ils prennent le risque de déclencher les choses insurmontables dont ils auront à se plaindre ». Je me permets de prolonger l’affirmation : l’apparition du plombier dans le rêve de Hans n’aurait-il pas valeur d’acting out consommé dans le groupe familial. D’ailleurs, il est rare de constater chez les enfants des passages à l’acte, du moment qu’ils n’ont pas été concernés directement sur leur personne, par ceux des adultes.

Ceci, je le précise pour ajouter que la clinique en exercice avec les enfants, peut nous permettre d’apprécier les conditions dans lesquelles une énonciation est en advenir. Le jeu de la logique couvre le paradoxe du sens. Ce qui est désigné n’est pas forcément signifié, c’est ça le jeu. Par là, le jeu illustre le rapport du sujet au réel, comme pure discontinuité.

Un exemple de ce genre de bévue se trouve dans l’article du Monde qui s’appelle « Dépêche toi … » [9] : Injonction qui souligne pour les parents, leur difficulté à supporter ce qu’ils supposent chez leurs enfants d’avoir une capacité à jouir de l’instant présent, d’une manière qui oblitère leurs décisions présentes aux intérêts de l’enfant. Le corollaire à cette injonction est « A cause de toi on va être en retard ». Je note que le rapprochement des deux phrases, instaure une fausse parité quant à la jouissance du présent tout en appelant à une question : quel est cet usage d’un ON lequel désigne des sujets indéfinis réciproques d’un temps logique.

Jouir de l’instant présent nous renvoie à Saint Augustin là où Josiane Froissart a fait très justement remarquer que ce temps présent fait témoignage des relations entre le Je et un non savoir.

Si les enfants expérimentent les jeux de langage, voire en sont captifs, ils ont la particularité de ne pas apprécier tant ce qui nous en amuse, que le fait que nous intervenions à parité. Un Philosophe contemporain Giorgo Agamben a produit un ouvrage qui interroge cette disparité de la temporalité enfant/adulte, Enfance et Histoire[10] ;dépérissement de l’expérience et origine de l’histoire, je le recommande vivement car il est d’actualité. Il remarque que la Science a pu unifier en un nouvel ego science et expérience … qu’il a été fondé un sujet unique, celui de la science expérimentale. En quoi les enfants échappent aujourd’hui à ce que les adultes organisent un avenir qui ne doit rien au hasard et s’organisent autour de l’expérimentation d’un savoir qui ignore le passé.

Un ami m’a fait remarquer qu’il y avait différentes manières de qualifier ce qui est passé, ainsi les Celtes auraient été résolument tournés vers l’avenir, car les Celtes auraient compté le temps en référence aux nuits sous prétexte que la nuit donne naissance au jour. Au moins, si les jours passés n’entrent pas en ligne de compte, on aura pu espérer que les hasards de leurs nuits feront l’Aube de leurs jours.

Restons près de cette expérience du langage chez l’enfant, elle est d’emblée sexuelle, sa réalisation symbolique est consécutive à l’impuissance native à être saisi d’un fonctionnement qui déborde la fonction. L’immaturité neurologique fonde une expérience du langage précoce où la libido intervient : « La libido n’est que la notation symbolique de l’équivalence entre les dynamismes que les images investissent dans le comportement. C’est la condition même de l’identification symbolique… sans pouvoir être rapporté à une unité de mesure, l’efficience des images est déjà pourvue d’un signe positif ou négatif et peut s’exprimer par l’équilibre qu’elles se font. » Rappelons l’issue de cette phase du miroir où l’image spéculaire semble être le seuil du monde invisible, c’est là qu’un enfant trouvera une reconnaissance par la nomination qu’un tiers symbolique va opérer. Lacan parle de jubilation à cette découverte.

Cette jubilation aura d’autant lieu d’être qu’elle alternera avec des moments où ce tiers aura autre chose à faire ; et là, si l’inscription symbolique ne serait pas faite, il perdra l’image cependant il peut avoir aussi acquis le jeu de la bobine. Je pense que les jeux langagiers de logique d’Alice au pays des merveilles jouent sur ce registre.

Lacan la présente : « Alice au Pays des Merveilles, quand serviteurs et autres personnages de la Cour de la Reine se mettent à jouer aux cartes en s’habillant de ces cartes, et en devenant eux-mêmes le roi de coeur, la dame de pique et le valet de carreau, vous êtes engagés à partir d’une parole, […] et quand bien même la Reine changerait à tout moment la règle, que ça ne changerait en rien la question, c’est à savoir qu’une fois introduit dans le jeu des symboles, vous êtes tout de même toujours forcés de vous comporter selon une certaine règle. En d’autres termes, chacun sait que quand une marionnette parle, ce n’est pas elle qui parle, c’est quelqu’un qui parle derrière. »

Ce n’est plus à l’ordre du jour : il fut une époque où enfants nous jouions au docteur, à la famille, au marchand, à la guerre …. Nous savions, selon les places définies, quel rôle tenir, pouce levé la suspension était possible pour reprendre avec plus d’énergie, là où nous supposions en avoir été … Dans ces jeux, le choix de places était déjà un enjeu. Mais la formalisation était de pouvoir se comporter selon les règles d’un jeu. Là, nous sommes dans un idéal. Le transitivisme est moteur dans ces jeux de rôle.  Le temps logique de Lacan pourrait-il être joué par des enfants ? Je n’en suis pas sûr, surtout tel que présenté par Lacan. Cependant, je m’interroge à partir du Temps logique [11] sur ce que je retrouve d’un nouveau transitivisme avec les jeux vidéo et numériques. Ce qui pousse à la jouissance avec les ordinateurs probablement, se joue sur la pérennisation d’ « un temps pour comprendre » organisée par les créateurs de ces jeux. Au fur et à mesure où justement les joueurs auraient compris la symbolique de la marionnette, avatar de celui qui écrit et remanie les jeux, leurs victoires permettent d’écrire leurs prochains échecs. Tant est si bien que dans l’absolu, le moment de conclure est mis en perspective inatteignable ce me semble. Ce point de perspective est une illusion réelle, pas symbolique, car ce n’est pas un point inatteignable pour tous, ce n’est pas une négativité communément partagée, bien au contraire. C’est une organisation qui pousse à la répétition, à la masturbation. Le joueur a transmis ce qu’il sait faire pour déjouer le piège logique tendu par le concepteur. Autrement dit cette carotte fait fonctionner la motricité de l’âne en lice d’un prochain jeu. Ce sont des jeux participatifs au travail supposé des créateurs de jeu.  Voilà une illusion de temporalité, une temporalité virtuelle. Sauf que nous ignorons à quel point nous les produisons nous même en entrant dans cette collectivité de producteurs et de joueurs. Ces jeux parlent de nous sans que nous ayons à le savoir. On saisit la réponse active motrice constante de ces enfants qu’on ne peut pas interrompre … comme justement l’a dit l’auteur de l’article : « Bon petit soldat faisant mine de donner le change, l’enfant mouline, sous sa casquette Pokémon, les mêmes préoccupations corrosives qu’un quadra flippé », je reviendrai sur cette conclusion miroir sur laquelle dévisse l’auteur.

 Avec le Temps logique, Lacan nous fait saisir que le sujet impersonnel, c’est celui dont on se dégage par l’acte de l’assertion par un moment de conclure, « il faut que je sois pour penser ». C’est ainsi que l’on s’extirpe d’un transitivisme spéculaire, pour appeler des conclusions qui ne sont pas vraiment là !  C’est notre penchant naturel pourrait-on dire, assurément celui de cet enfant auquel on dit « dépêche-toi » que de rester suspendu à ce temps pour comprendre.

Le commentaire de Michel Jeanvoine sur le temps logique insistait pour faire entendre que dans le collectif s’organise pour chacun de nous, sans le savoir, une répétition à partir du fait qu’inévitablement, nous sommes amenés à partager ce qui y fait commune mesure. Ce qui annonce quelque chose d’une automaticité partagée inévitable dans ce collectif. Ce terme de collectif surprend. Une famille n’est pas une collectivité à moins que l’on tienne une collectivité pour ce que Blanchot appelle communauté inavouable … celle qui a perdu le trait qui oblige à la réciprocité.

La justesse de ces remarques est primordiale pour ceux qui s’occupent d’enfants. Car elles conduisent à repérer ce qui dans le transitivisme se charrie d’identification en gésine. C’est un fait, dans les consultations d’enfant, cela tranche dans ce qui fait querelle entre d’Anna Freud et Mélanie Klein. Avoir la chance de recevoir des parents qui élaborent leurs questions au cours d’un suivi de l’enfant autorise ce jeu des identifications, permet aux signifiants de se constituer au carrefour des jeux du transfert. Dans ces cas nombreux, on a pu se poser des questions sur le statut psychopathologique des symptômes de l’enfant. Des symptômes de l’ordre de voix entendues s’imposaient-ils à partir d’une radicale extériorité ou bien trouvaient-ils leur source dans l’ère transitionnelle d’un lien ? L’accueil de tels symptômes méritent d’être déplié avec ce que des parents peuvent en recevoir et en dire dans l’accompagnement de leur enfant. Il est connu que des entretiens familiaux, « Il y a une négation propre à la pensée transitiviste qui est toujours la négation du réel éprouvé de l’autre afin que l’autre éprouve spéculairement et réellement ce qu’il est supposé devoir éprouver de la part de celui qui le situe dans son transitivisme. » Fabrique de rapport réciproque de mêmeté ….

Je voudrais ainsi terminer sur ce qui est un réel abandon de l’enfance dans sa temporalité. Son trait clinique c’est de déjouer la transitivité dans l’exercice ludique. J’ai rappelé que dans les Ecrits techniques Lacan pose ce fond de l’identification symbolique comme liée à la réponse qui est faite au cri reconnu dans sa fonction d’appel, ce qu’il en est de la reconnaissance du cri.

Valère Novarina assidu du séminaire de Lacan, l’a bien entendu. Son œuvre se résume pour l’essentiel à un théâtre de paroles, il fait dire dans l’opérette imaginaire, à un de ses personnages : « Nous n’appelons les choses ainsi, que parce que nous ne pouvons pas nommer – nous ne faisons qu’appeler. Nous n’appelons les choses que parce qu’elles ne sont pas vraiment là. » À écouter son théâtre en notre for intérieur nous éprouvons ce qui ne se dit pas … de manière constante…

Que se passe-t-il en jouant pour les enfants ?

Le morcellement dans l’enfance conduit à une scansion d’unités virtuelles successives dans les rencontres enfantines, celle d’un semblant, toujours appelé, rappelé, et non ressemblant dans les retours qui lui en sont fait, non conforme à l’image qu’il s’en faisait, à l’idée qui lui est venue. C’est une jubilation du jeu qui n’est pas un rêve et qui est empreint de sérieux dans l’enfance.  Le sérieux du Jeu est une jouissance qui illustrant la quête de faire correspondre de manière biunivoque et amboceptive à la fois ce qui manque pour soi et pour l’autre. Le symbolique intervient en levant la confusion qui pourrait en résulter.

Plus que la répétition pour les enfants, il y a réédition dans le jeu. Elle n’est pas lassante, car elle est toujours variée et jamais identique, même si elle apparait à l’adulte comme répétitive. Ce qui prime dans l’échange, ce qui fait circuler les objets, ce n’est pas qu’ils aient valeur marchande. Enfin, oui, mais toutefois pas en tant qu’objets. Ils sont reconnus que pour ce qu’ils manquent pour l’un et/ou pour l’autre, pour chacun, de manière donc univoque l’objet manque, il s’appelle revient à cet autre. Un rappel : nombreux, nous avons pu symboliser cela en écrivant sur sa gomme « elle s’appelle Revient ». Ce qui est une manière métonymique d’évoquer le manque, précisément cette communauté du manque. Habituellement, la gomme que l’on prêtait, ne revenant jamais, on apprenait alors le prix du manque, de ce travail intime étrange d’avoir supposé que l’autre vous rendrait quelque chose, à l’identique.

Ce que l’on a donc appelé valeur d’usage concerne des objets quant au manque. C’est un prix de revient qui est reconnu. Très exactement ce qui ne sera jamais décidable et appréciable pour sa valeur pour chacun dans le futur monde du travail. A travail égal, salaire égal, c’est un jeu d’enfant. Un jeu sérieux, car reconnu pour ne pas être automatique, mécanique, allant de soi, un jeu très vivant, mortifiant certes mais pas mortifère.

J’insiste sur ce mortifiant. Car, la figuration d’un manque à jouer, c’est ce que trichent les machines numériques qui organisent la perte sur un manquer à réussir binaire entre soi et une machine miroir formée à nous distraire de votre manque car tout doit vous revenir. Au fond la machine calcule votre répétition à manquer et ne vous permet pas de rééditer un jeu où l’oubli, l’erreur, le hasard  ont leur place chez l’autre ; car en vrai il n’y a rien qui vous regarde dans ce qu’on appelle la phase du miroir pour être trompé. Elles vous réduisent à votre propre appel : « Nous n’appelons les choses ainsi, que parce que nous ne pouvons pas nommer-nous ne faisons qu’appeler. Nous n’appelons les choses que parce qu’elles ne sont pas vraiment là. »[12]

Conclusion

J’ai essayé de dire et de préciser comment une réflexion sur ce qui fait la différence entre clinique des cures avec les enfants et clinique des cures avec les adultes, peut nous conduire à suivre ce qui ne fait linéarité dans une « histoire » de la psychanalyse.

 Et pourtant ce ne sont que le fait de rupture successive …

Ce retour des adultes vers l’enfance est marqué d’un probable savoir qui souligne combien il n’est que probable. C’est ce « je parle » de l’adulte, ce je embrayeur, souligné par Lacan dans la fonction de shifter qui désigne le sujet de l’énonciation mais ne le signifie pas, celui qui a soif de vérité se présente marqué par les signes de la tromperie. Il n’y a pas d’unité antérieure du sujet à la discontinuité que manifeste le discours du patient. Freud, rapporté par Lacan, dit à propos de la prise de parole en analyse « quoi qu’il en soit il faut y aller »[13].

L’hypothèse d’une particularité dans l’enfance d’une énonciation suspendue à une fonction de shifter qui ne se met pas en place dans l’instant, est-elle envisageable ? Elle semble représenter l’impossible effacement d’une disparité d’avec ses parents. Il y a dans la phase du miroir de J. Lacan ce temps essentiellement moteur de retour où le sujet peut se trouver absenté mais reconnu « dans l’échange des regards, (qui se) manifeste lorsque l’enfant se retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste, fût-ce seulement de ce qu’il assiste à son jeu. »[14]

À l’adolescence la parité entre adultes se met en place, et remarquons que les adolescents s’appuient rarement sur leurs souvenirs si ceux-ci ne sont pas marqués d’un traumatisme. Le type même de mémoire que les enfants s’étaient précédemment appliqués à faire disparaître.

Pour terminer, il me semble important de reconnaître que ce temps de conclure reste prématuré, précoce…  En suspend avec les cures d’enfants.

[1] Psychiatre, psychanalyste.

[2] de LAPLACE Pierre-Simon, Essai philosophique sur les probabilités, Édition numérique européenne, Édition du Kindle, p.7.

[3] VALÉRY Paul, Variété I et II, Editions Gallimard, Édition du Kindle.

[4] SAINT AUGUSTIN (353-430), Livre XI, Les Confessions, Édition du Kindle, p.97.

[5] FREUD Sigmund, Constructions dans l’analyse (1937), in Résultats, idées, problèmes, PUF, Tome II, p. 269.

[6] FREUD Sigmund, Note sur le bloc magique (1925), in Résultats, idées, Problèmes, PUF, Tome II, P 124.

[7] FREUD Sigmund, Métapsychologie, Folio, Gallimard, (1968), p.9.

[8] LACAN Jacques, Le désir et son interprétation, Séminaire VI, Ed. Seuil, p.135.

[9] Article du Journal le Monde du 25 Janvier 2020.

[10] AGAMBEN Giorgio, Enfance et histoire, Payot, 2002.

[11] LACAN Jacques, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » in Les Écrits, Seuil, 1966, p. 197-213.

[12] NOVARINA Valère, L’Opérette imaginaire1998.

[13] LACAN Jacques, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, p.33-p.37.

[14] LACAN Jacques, De nos Antécédents in Les Écrits, Seuil, p.70.

 

COMMENT « ÊTRE DE SON TEMPS » ?

Michel Daudin[1]

 Je vais poursuivre nos interrogations très diverses sur la question clinique de la temporalité, en faisant aujourd’hui un parcours contemporain, (c’est-à-dire la période écoulée depuis trois, quatre générations, certains en France, la situe à partir de la Révolution française), pour tenter de cerner quelques problématiques et conséquences liées à l’évolution scientifique et technologique sans précédent dans laquelle nous sommes pris pour la première fois de notre histoire, pendant une période aussi courte. Pour vous indiquer l’orientation de mon propos et tenter d’éviter trop de dispersion, je vais tout d’abord vous donner la trame de ce qui va être mon développement en vous présentant les différentes étapes et quelques-unes des références qui m’ont servi d’appui.

Je commencerai par une conférence de Paul Valéry intitulée « Le Bilan de l’intelligence »[2] qui a été tenue en 1935 à l’Université des Annales. Ce texte témoigne du souci de comprendre les nécessités de l’évolution des progrès techniques et de la révolution qu’elle amène dans les modes de vie. Cette interrogation était, d’ailleurs, déjà présente dans son allocution d’entrée à l’Académie française en 1927. J’aborderai ensuite le texte de Freud L’avenir d’une Illusion [3] de 1927. Puis la conférence de Jacques Lacan « La Cybernétique »[4] qui s’est tenue en présence du professeur Jean Delay en 1955 et qui fut transcrite dans son Séminaire Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse.

La question du temps dans l’évolution des techniques sera ensuite abordée principalement à partir du livre récent de Bernard Stiegler, La technique et le temps [5], paru en 2018, mais aussi par la transcription d’une de ses conférences dans un entretien avec Charles Melman que vous retrouverez dans la Revue Lacanienne numéro 20, intitulée Du Refus de savoir [6]. Cette revue est riche de nombreux exposés très diversifiés sur ce thème.

Nous essaierons également d’en repérer les conséquences dans l’évolution des discours, aussi bien dans le social que dans leurs répercussions dans nos relations avec les personnes que nous suivons individuellement ou dans les institutions. Vaste programme me direz-vous !  C’est dans la conscience du temps imparti et de mes propres limites, que j’ai souhaité vous donner un aperçu des thèmes que nous allons aborder et quelques-unes des références non exclusives pour notre discussion.

Dans la transcription de la conférence de Paul Valéry, il y a cette citation en exergue « Nous ne supportons plus la durée ». Paul Valéry souligne que depuis l’ère industrielle, il n’y avait jamais eu d’aussi nombreuses et rapides découvertes majeures qui vont changer notre rapport sensible au monde. Il évoque la découverte de l’électricité par Edison vers 1880 et les centaines d’applications qui en ont découlé, telles l’ampoule électrique ou le phonographe, capable d’enregistrer et de reproduire la voix. Autant de découvertes qui se multipliaient à un rythme si rapide que cela les rendaient difficilement assimilables, au sens d’une compréhension rationnelle, c’est-à-dire dans leur intelligibilité immédiate. Cette perte de l’intelligence des choses serait dommageable et pourrait entraîner, craignait-il, la perte de la sensibilité caractéristique de notre rapport à l’autre. A peu près à la même époque, en 1945, Paul Morand publiait L’Homme pressé [7], parodie dramatique d’un rapport à la gente féminine de la famille Boirosé, dont les coutumes békées matriarcales indolentes, contrastent avec l’hyperactivité de notre homme pressé qui veut jouir de toutes les nouvelles découvertes de son époque.

Ce livre se termine lorsqu’il se rend à la maternité, ne voulait-il pas que la grossesse ne dure que cinq mois puisque la science médicale pouvait permettre la vie dans la prématurité ! En chemin, il s’arrête dans sa précipitation, il s’assoit sur un banc, ne peut se résoudre à aller voir son enfant, une petite fille, née à terme et fait alors demi-tour en se disant à « quoi bon ». Notre homme pressé se savait cardiaque (depuis une crise dans un avion ultra-rapide) et il va mourir peu de temps après d’un infarctus. Notons cependant, que la nouvelle rapidité des moyens de transport a permis à Paul Morand, riche ambassadeur, de parcourir le monde et d’écrire des carnets de voyage d’une grande qualité littéraire, lui permettant d’évoquer les transformations culturelles des mœurs dans les différents pays où il va séjourner. Son style très particulier fera dire de lui à Marcel Proust « qu’il a découvert et noué les rapports nécessaires entre des objets que leur contingence laissait séparés » et Philippe Sollers le qualifiera de « surréaliste sec ». Voilà une lecture partielle autour de Paul Valéry, qui n’a pas entretenu de rapport explicite avec la découverte de Freud. Il ne méconnaissait pas l’inconscient mais reprenait dans ses réflexions la suprématie de l’intelligence pour un progrès. Je termine cette première incise pour insister sur les paradoxes déjà très présents dans les bouleversements culturels et économiques de cette époque. 

Je vais aborder maintenant une lecture de l’Avenir d’une illusion [8](1927) de Freud, en le séparant volontairement de deux ouvrages majeurs, non sans leur référence implicite, à savoir Psychologie des masses et analyse du moi [9](1921) et Malaise dans la culture [10](1929). Ce texte s’organise dans un dialogue avec un interlocuteur imaginaire qui serait le pasteur Oskar Pfister, pédagogue et humaniste important, pour que la psychanalyse ne soit pas réservée qu’aux médecins. Freud insiste sur la conviction que le domaine de la raison, du fait de la découverte de l’étiologie des névroses et de son lien, dans de nombreuses formes pathologiques, avec les croyances et pratiques religieuses, pourra de façon plus ou moins rapide favoriser leurs guérisons par l’abandon de « l’illusion religieuse ». La religion apparaît comme néfaste à une bonne éducation de la sexualité et serait propice à la formation des névroses. L’intelligence humaine devrait, à plus ou moins long terme, permettre de s’en séparer sans préjudice pour la société. Ce carrefour avec les sciences humaines aura de nombreux développements. Il participera à l’acceptation de la psychanalyse et à sa vulgarisation dans de nombreux domaines. Je n’insisterai pas, laissant si je puis dire ce débat, pour aborder la question des sciences et de la psychanalyse telle que Lacan l’évoque dans sa conférence sur la Cybernétique [11]. Lacan s’intéresse au développement des sciences exactes mais aussi et au même titre aux sciences conjecturales. Voici ce qu’il nous dit de la cybernétique : « C’est un domaine aux frontières extrêmement indéterminées. Trouver son unité nous force à parcourir du regard des sphères de rationalisation dispersées qui vont de la politique, de la théorie des jeux, aux théories de la communication, voir à certaines définitions de la notion de l’information ». « Il s’agit de la transcription des savoirs sur un mode numérique d’alternance de 1 et de 0, notation de la présence et de l’absence dans une machine qui permet à partir de cette écriture de l’incarner sur un rythme, une scansion fondamentale et à partir de là, quelque chose est passé dans le réel », nous dit-il. « Mais de là à dire qu’une machine pense … certains esprits qui ne sont pas négligeables franchissent le pas ». Nous savons qu’aujourd’hui, des investissements financiers massifs sont alloués au développement de l’intelligence artificielle tant au niveau économique, politique, militaire que culturel. Voilà quelques réflexions préliminaires de Lacan qui nous amènent à considérer, dans le langage, le rapport fondamental du symbolique avec le réel et à ne pas adosser, dans notre pratique, le langage à une représentation imaginaire. Nous sommes parlés par une chaîne symbolique qui a son rythme, ses scansions, dont l’écriture est régie par une syntaxe dans une chaîne orientée qui a fait notre histoire. Mais si « ce qui dans une machine ne vient pas à temps, tombe tout simplement et ne revendique rien. Chez l’homme, ce n’est pas la même chose, la scansion est vivante, et ce qui n’est pas venu à temps reste suspendu. Ce qui insiste pour être satisfait ne peut être satisfait que dans la reconnaissance. La fin du procès symbolique, c’est, que le non-être vienne à être, qu’il soit par ce qu’il a parlé ». L’être est parlé par sa chaîne signifiante. Néanmoins, nous précise Lacan « quelque chose n’est pas éliminable de la fonction symbolique du discours humain et c’est le rôle qu’y joue l’imaginaire… c’est ce qui donne son poids, son ressort et sa vibration émotionnelle, au langage humain ». Pour avancer vers des observations qui sont plus proches de l’actualité et de la vectorisation de la chaîne, c’est l’année suivante que Lacan abordera, dans Les structures freudiennes des psychoses [12], la question de la vectorisation phallique en corrélation avec la métaphore paternelle.

 Je vais maintenant passer à l’autre point de mon exposé concernant l’évolution de la technologie et la temporalité. C’est aussi une façon de reprendre la question de l’imaginaire que nous venons d’évoquer. Si les machines ne pensent pas, elles sont performantes pour stocker un nombre d’information de plus en plus considérable, dont Lacan nous indiquait dans sa conférence l’extension des champs qui peuvent être concernés. Je vais reprendre un des points importants développés par Bernard Stiegler concernant l’espace et le temps. Je viens de faire allusion à la vectorisation phallique de la chaîne signifiante. Celle-ci nous est représentée, dans le graphe figurant dans « Subversion du sujet et dialectique du désir »[13], dans la double dimension d’un lieu et d’une temporalité.

Aujourd’hui, les moyens de télécommunications apportent une simultanéité, en tout point du monde, de l’information par l’image et par le son en temps réel.  Il y a une transposition de l’information algorithmique des enregistrements de nos réactions émotionnelles et de nos comportements qui vont s’inscrire dans les messages qui nous sont adressés en retour. Ces inscriptions sont orientées, elles aussi, mais c’est maintenant par leur valeur marchande, dans tous les domaines de production aussi bien culturels, de loisirs ou autres. Ces messages par leurs informations de proximité vont cibler la sphère des émotions. L’émotionnel vient saturer les conduites en tendant à éliminer les scansions subjectives et faire de chacun, non plus le sujet d’un désir, mais un partenaire dans l’échange. Cette évolution, Lacan l’introduit à Milan[14] en 1972, dans l’écriture du Discours capitaliste qui vient substituer au désir, l’accès direct du sujet à l’objet. L’impératif de jouissance devient objectal. Plus d’impossible, ni d’impuissance, comme dans la ronde des quatre Discours mise en place dans le séminaire L’envers de la psychanalyse [15]. Cela n’est pas sans conséquence et peut se remarquer par le développement de l’agressivité propre au registre imaginaire, soit-elle ou non masquée par un humanisme égalitaire, qui va infiltrer tous les domaines y compris sexués. Les lois de la cité vont transcrire dans le réel de nouvelles obligations et de nouveaux codes de conduite dans la vie individuelle et collective. Les débats sur ces questions sociétales provoquent généralement des oppositions frontales et l’appel à des experts pour justifier une position éthique. Ces manifestations, visant à éliminer l’altérité, vont créer un nouveau type de malaise dans cette « nouvelle économie psychique »[16] dont parle Charles Melman, et se manifestent collectivement dans ce que nous appelons psychose sociale ou perversion généralisée. Vous connaissez les nombreuses publications sur ces thèmes.

Les nouvelles pathologies, souvent masquées, sont symptomatiques de nouvelles manifestations de jouissance festives, dépressives ou anxieuses de la relation d’objet, qui peuvent en imposer pour des psychoses. Bernard Stiegler et les équipes avec qui il collabore dans le domaine de la santé, nous fait ce témoignage de nourrissons dont les mères ont des problèmes de lactation et qui s’emparent, quasiment dès la naissance, des smartphones comme objet transitionnel. Ces nourrissons, dans cette étude, présentent un tableau clinique qui pourrait en imposer pour un autisme. Sont bien connus aussi, particulièrement au Japon, où ils ont été en premier décrits, les enfants Hikikomori qui se retranchent dans leur chambre devant les écrans, coupant toute relation familiale et sociale et qui passent également pour être des autistes… Il y a sûrement nombre de formes mineures qui échappent à nos observations ou que nous avons du mal à décrire. Ces nouvelles modalités de jouissance sembleraient davantage relever du comportementalisme, mais ce monde de discours détérioré reste néanmoins dans une humanité signifiante qui peut demander à être entendue. Nous sommes souvent surpris par des patients présentant des troubles de cet ordre qui retrouvent après l’engagement dans une psychanalyse, ou parfois seulement quelques entretiens, une assise psychique suffisamment consistante pour redémarrer dans une vie dont ils ne savaient que dire sinon leur solitude.

 Le passage de Lacan à la topologie des nœuds est une indication pour de nouvelles lectures cliniques. Dans son livre L’économie de la jouissance [17], Pierre-Christophe Cathelineau nous donne des pistes de transformation nodale à partir du nœud borroméen généralisé mais il nous indique également la place que peut prendre la raison pour accompagner les personnes engluées dans leurs difficultés.

D’autres travaux prennent également en compte les champs de la jouissance dans la logique de la contingence à partir de cet apport clinique très fructueux du « réel de l’effet de sens » ou en faisant une lecture du tableau de la sexuation construit par Lacan dans le séminaire Encore [18].  Nous pouvons citer, dans cette orientation, le livre de Christiane Lacôte-Destribat, Le passage par Nadja [19]qui, dans ma lecture, présente un temps de passe pour Breton par « le cesse de ne pas s’écrire ». Mais nous pouvons aussi découvrir ce que pourrait être l’émergence poïétique d’un nouveau discours dans les solitudes singulières à la lecture du livre de Gérard Pommier, Occupons le Rond-point, Marx et Freud [20] où une prosodie de plusieurs pages, au rythme du Rap, nous invite, me semble-t-il, en fin de son ouvrage à découvrir ce que pourrait être une tentative de fin des patricides et une nouvelle invention à partir de la chose Freudienne.

 On peut lire également le dialogue d’Alain Badiou et Barbara Cassin dans leur dernier livre en commun, Homme, Femme, Philosophie [21] qui aborde dans sa quatrième partie, « les figures de la féminité », l’esquisse d’un avenir qui pourrait situer le point de résurgence d’un nouveau discours après la chute du patriarcat. Alain Badiou voyant émerger, dans l’injonction du discours actuel de « ne pas penser », une nouvelle jeune fille pour l’avenir de l’homme et Barbara Cassin, pour sa part, jouant davantage des pluralités inventives des divisions féminines.

Je vous laisse découvrir ou redécouvrir tous ces ouvrages et bien d’autres encore. 
Nombre de philosophes engagés dans les études des nouveaux modèles sociaux économiques explorent ce monde en pleine évolution de la cybernétique. Je vous conseille deux ouvrages, L’informatique céleste [22] de Mark Alizart et L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle anatomie d’un antihumanisme radical [23] de Éric Sadin. 

[1] Ancien psychiatre des hôpitaux, psychanalyste, Vice-président du Collège de Psychiatrie, Paris.

[2] VALÉRY Paul, Le Bilan de l’intelligence, Éd. Allia, 2011.

[3] FREUD Sigmund, L’Avenir d’une illusion, Coll. Quadrige, PUF, 2002.

[4] LACAN Jacques, Conférence du 22 Juin 1955, « Psychanalyse et Cybernétique, ou de la Nature du Langage » in Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre II, Seuil, 1978.

[5] STIEGLER Bernard, La technique et le temps, Fayard, 2018.

[6] STIEGLER Bernard, MELMAN Charles, « Identification, non savoir et technologie », in La     Revue Lacanienne N°20, Du refus de savoir ? Ères, 2019.

[7] MORAND Paul, L’Homme pressé, L’imaginaire, Gallimard, 1990.

[8] FREUD Sigmund, L’Avenir d’une illusion, Coll. Quadrige, PUF, 2002.

[9] FREUD Sigmund, Psychologie des masses et analyse du moi, Coll. Quadrige, PUF, 2019.

[10] FREUD Sigmund, Malaise dans la culture, Flammarion, 2010.

[11] LACAN Jacques, « Psychanalyse et Cybernétique, ou de la Nature du Langage », op. cit.

[12] LACAN Jacques, Les structures freudiennes des psychoses, Le Séminaire, Livre II, (1955-1956), Seuil, 1981

[13] Lacan Jacques, « Subversion du sujet et dialectique du désir dan l’inconscient freudien » in Les Ecrits, Seuil, 1966, pp 793-827.

[14] LACAN Jacques, Conférence du 12 mai 1972 à l’université de Milan, in Lacan en Italie (1953-1978), Rome, La Salamandre, ouvrage bilingue, 1978.

[15] LACAN Jacques, L’envers de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre XVII, (1969-1970), Seuil, 1991.

[16] MELMAN Charles, La nouvelle économie psychique, Ères, 2009.

[17] CATHELINEAU Pierre-Christophe, L’économie de la jouissance, éd. EME, 2019.

[18] LACAN Jacques, Encore, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Seuil, 2016.

[19] LACÔTE-DESTRIBAT Christiane, Le passage par Nadja, Galilée, 2015.

[20] POMMIER Gérard, Occupons le Rond-point, Marx et Freud, Le Retrait, 2019.

[21] BADIOU Alain, CASSIN Barbara Cassin, Homme, Femme, Philosophie, Fayard, 2019.

[22] ALIZART Marc, L’informatique céleste, PUF, 2019.

[23] SADIN Éric, L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, anatomie d’un antihumanisme radical, Ed. L’échappée, 2018.

 

TEMPORALITÉ SIGNIFIANTE DU SUJET

Nicole Anquetil [1]

Avec cet angle de vue qu’il s’agit d’un temps vécu par la conscience dans la structure du langage.

En réécoutant l’enregistrement de la soirée du 27 Novembre [2] sur mon travail de lecture de Milan Kundera et de Pascal Bruckner, j’ai été frappée par ce que cela a suscité comme commentaires et réflexions. En effet, il est apparu alors que cette temporalité ne pouvant qu’être subjective, tout en étant liée à l’Histoire avec un grand H et à la petite histoire de l’être qui y participe, soit en la subissant, soit en y résistant, ne peut-être qu’un instant précis, indépendant du temps écoulé ou du temps à venir, mais un instant où tout bascule, comme le soulignait Michel Jeanvoine, du côté de l’inanité de pouvoir échapper à un destin organisé par les signifiants qui ont présidé à l’édifice d’un sujet dans un temps et un lieu. L’affaire de Milan Kundera est politique, nous avons été amenés à considérer que les lois de la vie politique et celles de la vie intime sont les mêmes, comme l’a éclairé aussi Michel Jeanvoine. Il nous faut alors revoir de plus près ce qu’en dit Feud dans sa Massenpsychologie. D’autres intervenants, notamment Martine Campion et Pascale Fourcade ont introduit un débat sur la castration particulière qui s’est imposée chez les personnages clés des romans de Milan Kundera ; castration qui n’est nullement cette nécessité de se soumettre aux lois dites de la cité, celle imposée dans le système signifiant qui est celui de l’être parlant pour arriver à l’assomption de son désir, mais castration qui vient au contraire couvrir d’une chappe de plomb ce qu’il en est du désir d’un sujet. Castration donc très éloignée de la conception freudienne, il s’agit de la castration du dictateur et de tous ceux qui subissent cette dictature, celle qui organisent la mort du sujet. François Benrais et Marie-Hélène Pont-Monfroy se sont également intéressés à cette castration. Cette castration qui est une mise sous le boisseau de sujets qui, de ce fait en sont réduits à des comportements de morts-vivants, les induisait à se présenter en quelque sorte masqués par des comportements incompréhensibles pour les oppresseurs, avec des rondes et des rires manifestant un intime collectif incommunicable et dépourvu du moindre sens, non sans accointance avec ce que Lacan a décrit comme « le discours de la liberté ». Françoise Blanadet a eu cette formule très ramassée pour définir la situation : « s’il y a un autre, il est renvoyé ailleurs ».

 D’autres que les personnes citées ont pris part à cette discussion jusqu’à former une sorte de brouhaha inaudible sinon celui de la manifestation d’un très grand intérêt porté au débat.

Il était assez rigolo dans le récit du livre étudié, de voir mentionné qu’un simple coup de pied aux fesses, donné par l’étudiante Sara à deux étudiantes américaines a suffi pour réanimer une position subjective organisé par la castration comme assomption du désir. Façon somme toute timide et risquée de la part de Milan Kundera de faire valoir que le désespoir n’était pas la seule pente fatale dans l’enfer politique dans lequel vivait sa ville de Prague.

Cette temporalité de sujets soumise à l’Histoire avec un grand H, n’a rien à voir avec ce qu’il en serait de notre contemporanéité. En effet, son tempo serait plutôt celui de la grande affaire de la vie, à savoir l’amour. Autre temps, autre lieu, le contexte historique est radicalement autre, il ne s’agit plus d’une subjectivité revendicatrice d’une liberté d’expression, d’une parole, d’actes, nous ne sommes pas en dictature. En ce qui concerne l’amour, la question est plus sociétale que politique, du moins dans nos pays occidentaux, quoique…

A cet égard, Luc Ferry a certaines idées, aussi bien en tant qu’ancien homme politique, il a été ministre de l’éducation nationale, qu’en tant que philosophe. S’il a écrit un livre La révolution de l’amour dont la temporalité est à l’aune de l’amour, c’est bien dans l’intention de nous démontrer combien, de façon fondamentale, l’amour s’inscrit dans le temps du sujet. Et ce n’est pas pour rien qu’il cite d’emblée Stendhal : « L’Amour, la seule grande affaire de la vie ».

Ainsi il trace trois lignes de force :

– L’amour a remplacé peu à peu tous les autres principes pourvoyeurs de sens, toutes les autres sources de légitimation de nos idéaux les plus puissants.

– L’amour, l’amitié, la fraternité ; nouveaux socles de nos valeurs, le cœur de nos préoccupations. Un antique proverbe arabe « un homme qui n’a pas rencontré dans sa vie un motif de la perdre est un pauvre homme, car cela signifie qu’il n’a pas trouvé le sens de son existence ».

– La question du sens dans la temporalité que nous vivons, se trouve liée à la question de l’amour et à celle de l’autre, de ce fait même.

Dans cet ouvrage qui traite de ce qui organise notre temporalité assez récente, Luc Ferry se réfère souvent à Philippe Ariès et à Viviana Zélizer. Il introduit la notion de « spiritualité laïque ». On remarquera qu’elle est calquée sur le modèle chrétien. C’est une façon différente de considérer le sacré ; non plus dans le sens religieux tel qu’il a été récupéré aux premiers temps du christianisme, mais dans le sens de son acception étymologique et philosophique comme « ce pourquoi on peut se sacrifier, risquer ou donner sa vie ». Les valeurs sacrées ne sont plus l’apanage des religieux mais bien celles des athées et des agnostiques avec refonte de ce qui peut être l’axe de la vie.

Ce qui retient notre attention est à la fois la question du sens et ce pourquoi on est prêt à sacrifier sa vie.

Contrairement au XIXe siècle, le déclin des idéologies et des nationalismes, du moins en occident, (il n’est pas interdit d’espérer que les fanatismes qui se manifestent çà et là ne sont finalement que la contrepartie de l’aspiration à la tolérance de la plupart des peuples soumis aux lois des intégristes religieux) réaffirment l’aspiration à la liberté de conscience et aux choix dans la sphère privée. Si les idéologies sont quelque peu en berne, la sphère privée devient essentielle. C’est ainsi que nous arrivons à considérer que l’autre, notre semblable mérite amour et considération par un choix sociétal de façon individuelle, l’autre n’est plus exigé comme devant se fondre dans une masse.

On en vient à l’exigence d’une vie privée avec l’idée que l’on peut avoir du bonheur et du respect venant de l’autre, en s’efforçant à une réciprocité. Bien entendu si ce genre d’aspiration il y a, son l’application est loin d’être universelle, néanmoins ce qu’il y a d’intéressant, c’est que l’individu se réclame désormais comme étant le seul juge de ses besoins et de ses désirs. Et pourtant… En tout cas cela peut être une aspiration.

L’épanouissement individuel demandé, n’est cependant, ni un chemin qui se fraye facilement, ni qui arrive à ses fins dans son propre concept, dans ce sens où il peut aboutir exactement au contraire des buts initialement exprimés. Par exemple son propre bien-être peut tourner au cauchemar quand la considération de l’autre l’en exclut, il peut choisir alors une option sacrificielle. De même, puisque c’est l’individu qui décide, il lui est possible de changer ses propres aspirations s’il a la lucidité de conserver un certain sens critique sur lui-même. En tout cas il n’accepte plus qu’un autre lui impose ses choix. Cela se révèle surtout dans ce qui est devenu l’aspiration la plus précieuse, l’aspiration à l’amour devenue une exigence ; or, cela peut-il être une exigence. N’est-ce pas là plutôt la porte ouverte à tous les déboires ? Ce qui est remarquablement intéressant, c’est que cette aspiration à l’amour qui a fondamentalement bouleversé ce qu’il en était du mariage et de la place de l’enfant, a bouleversé du même coup, ce qu’il en était de l’organisation sociale et du politique. Exactement l’inverse de ce que décrivait Milan Kundera dans Le livre du rire et de l’oubli. Le politique organisant les choix amoureux.

Je ne vais pas m’étendre sur les alliances politiques ayant présidées à l’assise des royautés en Europe et ailleurs, ni à la femme comme objet d’échange décrit par Lacan lisant Lévi-Strauss. Je vais plutôt m’attacher à la lente évolution sociétale qui a abouti aux réflexions de Luc Ferry.

La grande révolution sociétale qui s’est concrétisée durant le XXe siècle est l’introduction de l’amour comme fondement du mariage, remplaçant le mariage comme convention sociale et contrat social, une alliance entre familles par groupement d’intérêts. Cela n’empêchait pas que l’amour puisse exister, mais il allait le plus souvent se manifester ailleurs, de façon tacitement admise, pourvu que le socle du mariage n’en soit pas ébranlé. Le Moyen Âge avait instauré le charivari dans tous les milieux sociaux quand la tromperie des époux risquait de troubler l’ordre établi du groupe social quel que soit sa taille. Inutile donc de dire que les plus grandes précautions étaient prises pour cacher une liaison ou bien si celle-ci se produisait, elle était codifiée et l’amant ou la maîtresse était éloigné de façon à ne pas mettre en péril ce qu’il en était des alliances entre notables dans les régions et dans les pays. Ni amour, ni choix, écrit Jules Ferry, mais en revanche, poids de la communauté et souci majeur du lignage, de la biologie et de l’économie. Voilà donc en résumé, le mariage ancien, ajoute-t-il.

Comment donc s’est imposé le mariage d’amour ? C’est la question que se pose Luc Ferry.  Nous avons vu récemment que si le poids social de l’union disparaît et que ce qui la fonde est simplement l’amour, la logique veut que rien ne puisse s’opposer au mariage pour tous, cela même si d’autres questions se posent et d’autres problématiques s’ouvrent, en particulier celle de l’enfant.

On peut aussi se demander s’il y a aussi une castration dite sociale et comment elle opère alors que nous avons appris l’importance de la seule castration œdipienne dans l’opération structurale de la subjectivité, avec le surgissement de la possibilité d’un Je s’opposant à un autre même si Je est un autre. Peut-on dire absolument que la castration sociale et politique n’existe pas ? Nullement, mais elle ne relève pas de la dictature. Elle existe, mais elle est tout autant, dans un même mouvement, en quelque sorte dénoncée au bénéfice de ceux qui transgressent l’ordre établi. L’individualité n’a nullement effacé l’ordre établi, avec cette ambiguïté que, dénoncer cet ordre est en quelque sorte le renforcer, comme le fait qu’une exception grammaticale confirme une règle ! Un ordre établi dénoncé, hélas peut en créer un autre tout à fait despotique. On pourrait y consacrer des journées d’étude. Mais examinons un aspect de la modification sociétale.

Si la vie privée n’est plus contrainte par le regard de l’Autre, pouvant lui imposer ses lois et dicter sa conduite, toujours dans nos sociétés occidentales, la vie privée est dictée par les penchants amoureux et les sentiments et elle a pu étendre ses prétentions dans la valorisation des fruits de l’amour, dans la valorisation de l’enfant. Pour des raisons diverses, l’enfant ne représentait nullement un attachement sentimental, loin de là. Il avait simplement l’importance liée à la transmission des biens et à la valeur économique de son travail. On s’y intéressait quand il était jugé avoir acquis une certaine maturité intellectuelle pour un travail précis.

S’il venait dans un couple, un nombre d’enfants dépassant les possibilités de son exploitation économique, le surplus était abandonné, et cela paraît-il dans tous les milieux, du plus humble au plus élevé. Les religieux les recueillaient au seuil des églises, les élevaient et les envoyaient ensuite dans des séminaires. Ce concept d’exploitation, venu plus tard dans le vocabulaire marxiste, qui n’avait pas cours à ce moment, n’en n’est pas moins le mot à employer.

Les abandons d’enfants avaient cours dans tous les milieux sociaux car les parents, quel que soit le milieu social, envoyaient leurs enfants en nourrice et souvent les y oubliaient purement et simplement. Ils les récupéraient vers l’âge de sept ans quand ils devenaient productifs. Beaucoup mourraient dans la plus grande indifférence sans que l’on demandât la moindre explication aux nourrices. Parfois, les nouveaux nés dormaient entre leurs deux parents, au risque d’être étouffés, ce qui arrivaient souvent. Manière plus ou moins consciente de s’en débarrasser.

C’était la mentalité ordinaire même si des attachements sentimentaux pouvaient aussi s’autoriser et s’imposer. Luc Ferry donne en exemple les vicissitudes de Montaigne, notre grand penseur, qui selon Jean-Louis Flandrin, déclarait à un de ses amis avoir perdu « deux ou trois enfants en nourrice ». Il n’y avait pas que la grande mortalité infantile qui expliquerait le manque de l’attachement immédiat à un nourrisson, il y avait aussi la valeur qu’il pouvait représenter, les cadets et les filles ayant nettement moins de valeur dans la transmission des biens et des charges.

Le mariage, d’inclination, le mariage d’amour a complètement remanié ce rapport à l’enfant. L’enfant, objet n’étant plus estimé à l’aune d’une capacité ou non de raisonnement devint l’objet d’amour et de toutes les attentions car issu de l’amour. Comment s’est imposé le mariage d’amour ? est la question de Jules Ferry.

La mise en place du capitalisme et du salariat avec ce qu’il s’ensuivit pour les femmes. Les femmes qui travaillaient auparavant étaient, peut-on dire, considérées comme des outils, elles travaillaient dur à la maison, aux champs, chez les particuliers. Pour la première fois, elles ont pu accéder au travail rémunéré et du fait de l’exode vers les villes, elles ont pu disposer de leur argent loin de la pression sociale du clocher. Luc Ferry parle d’une formidable émancipation par rapports aux poids des communautarismes. Il faut ajouter que jusqu’à il y a fort peu de temps, dans les années soixante du siècle dernier, les femmes mariées recevant un salaire devaient avoir l’autorisation de l’époux pour ouvrir un compte bancaire. Parler des différences salariales serait aussi matière à nombre de discussions, mais ce n’est pas le propos du jour. La femme est passée du travail contraint au travail rémunéré.

Temporalité subjective : changements radicaux sociétaux avec le mariage d’amour et le travail des femmes rémunéré.

Cela ne veut pas pour autant dire que la femme échappe totalement à la contrainte du regard de l’autre, aussi bien féminin que masculin. Il lui faut faire beaucoup plus d’efforts que ses soi-disant égaux masculins pour accéder aux mêmes postes hiérarchiques. Seules les professions libérales sont préservées de ce poids, quoique… De même, l’usage persiste de demander aux parents un aval pour le mariage – pour ne pas rompre les liens familiaux – ou de compter sur les naissances pour abolir ce qui a été conflictuel, cela bien sûr dans le meilleur des cas, sa famille on y tient. Et même sans le mariage ne s’impose plus aujourd’hui comme obligation, les jeunes couples préfèrent toujours l’accord entre les familles aux relations conflictuelles. Il arrive même, et cela de plus en plus souvent, que l’un des partenaires abandonnés reste dans une relation affective cordiale avec les parents et les proches de son ex.

Les mariages ou les liaisons d’amour et d’inclination ont engendré divorces ou ruptures, pour les mêmes raisons qui les ont fait s’imposer. Les bases du mariage d’inclination sont les mêmes que celles qui les brisent ; l’amour n’y trouve plus sa satisfaction et le couple engendre sa propre souffrance. Le gain toutefois obtenu dans les nouvelles façons d’inscrire notre temporalité subjective dans le primat de l’amour, a été celui d’une moindre violence dans les conflits. Toutes les personnes engagées dans des relations précédemment impensables, tant sur le plan sexuel qu’amoureux tendent à dédramatiser la rupture. Bien évidemment cela n’exclut nullement que des passions puissent se déchaîner surtout quand il y en a un de plus tacite que l’autre ! Néanmoins, divorces ou ruptures, dans l’ensemble se font plus paisiblement.

Auparavant, des nourrices étaient payées pour s’occuper des enfants jusqu’à l’âge de sept ans, âge de raison, âge où l’enfant représentait un investissement économique, où il pouvait apporter quelque revenu, âge auquel il pouvait être éduqué aux charges futures qui l’attendait, s’il était l’aîné, ou placé dans un séminaire. Son destin était tracé lorsqu’il n’avait pas été abandonné. On était loin du fameux « l’enfant est une personne » de Françoise Dolto.

 Il en est tout autre donc actuellement où l’enfant est devenu « hors de prix » quant à ce qu’on considère comme ce qui lui est dû en matière d’éducation, de soin, d’investissements pour lui assurer le meilleur avenir qui soit. Enfant roi, rien n’est trop beau pour lui selon Viviana Zelizer [3]. Cet investissement de l’enfant serait beaucoup plus une conséquence heureuse du mariage d’amour que d’un progrès scientifique ayant pu remédier à la mortalité infantile qui était l’argument par lequel l’investissement affectif n’était pas indiqué du fait que cet enfant pouvait très vite disparaître. On peut constater, cependant que les progrès médicaux n’ont pas pour autant supprimé l’indifférence affichée pour l’enfant par certains. D’aucuns, selon des théories dites de l’effondrement, revendiquent une exclusion de l’enfant dans tout type d’union. On voit malgré tout que des enfants, disons, rescapés de la science, s’ils sont privés d’amour sont toujours défavorisés.

La position de certains, alarmistes sur l’avenir de notre planète, consiste à refuser de faire des enfants, sont-ils vraiment sincères dans leurs arguments ?

L’adoption, au prix fort a pris la place de l’abandon qui ne coûtait rien, ni pécuniairement ni moralement car aucune instance civile ou religieuse n’était habilitée à demander des comptes, apparemment cela ne venait à l’esprit de personne de s’envelopper dans ce rôle. On était loin d’un ministère sur les droits de l’enfant.

Les problèmes que l’on jugeait privés naguère, sont les problèmes collectifs d’aujourd’hui. Michel Jeanvoine le disait un peu différemment lors de la soirée à Henri Ey sur Milan Kundera « les lois de la vie politique et de la vie privée sont les mêmes ».

L’amour comme curseur des rapports individuels a entraîné une plus grande ouverture vers l’autre, une empathie, une diminution des jugements négatifs sur les écarts et les manquements. Mais en même temps une surveillance accrue de l’État sur les manquements éducatifs et sur la maltraitance.

De façon plus philosophique, Luc Ferry va parler d’un nouvel humanisme post-nietzschéen et post-métaphysique. Par-delà ce qu’on appelle le politiquement correct qui est une posture assez contestable, va se constituer un humanisme de l’amour, humanisme du sacré à visage humain.

Il aborde ces chapitres chers aux philosophes que sont les questions de l’éthique et de la morale pour arriver à cet humanisme du cœur et de l’affectivité qui viendra en supplémentarité de l’humanisme du droit de la raison. Il va s’attacher à ce qu’il en est du juste et de l’injuste à travers les différents courants philosophiques de notre humanité.

Tout d’abord à la logique cosmologique, le cosmologico-éthique :

La logique aristocratique basée sur l’excellence quel que soit le terrain, la nature ou l’homme, le juste c’est le meilleur, il n’a pas besoin de le prouver, il l’est de naissance. Socrate en aura été le meilleur représentant. On remarque alors que Juste équivaut à Justesse. Celui qui, de façon naturelle, n’est pas le meilleur est ainsi esclave par nature et il doit travailler, son aptitude est d’être la chose d’un autre.

La logique de l’être et du devoir, dans la conception du juste, devrait être sous-jacente au fait que la nature doit être magnifiée, instauration d’une logique des dons naturels. L’aristocrate, doué par définition, ne travaille pas. L’ordre dit « naturel » est profondément inégalitaire. Si nous sommes égaux en droits, nous sommes loin d’être tous pareils et égaux, nous ne sommes pas des fourmis indifférenciées.

Par contre, ensuite, la théorie théologico-éthique, la morale judéo-chrétienne, viendra en rupture de ces considérations. Elle veillera à l’égalité due au mérite aussi bien qu’à la valeur de la personne elle-même quelques soient certaines inégalités naturelles comme par exemple, l’intelligence, la beauté, la grâce. La valeur « travail » remplace celle du don naturel.

L’éthique républicaine, s’imposant en sus, en est venue à la notion de laïcité. La morale se fonde, alors d’abord, sur l’homme lui-même, s’inspirant de Pic de La Mirandole. L’homme étant devenu libre d’inventer son futur, Luc Ferry souligne qu’il peut dès lors choisir toutes les identités et toutes les destinées.

L’implication immédiate ; universalisme républicain, antiracisme, antisexisme, droits de l’homme et paradoxalement, colonialisme et tout aussi bien décolonialisme, ajouterons-nous. Et alors, cerise sur le gâteau, la femme devient un homme comme un autre avec Simone de Beauvoir.

Je vais m’arrêter là car cela m’entrainerait vers un autre débat que celui qui nous rassemble aujourd’hui. Je me tournerai cependant vers Freud pour le regard fluctuant des sociétés sur l’enfant. Je suis allée faire une énième lecture de la Massenpsychologie. Psychologie de masse, ou psychologie des foules ? dans les nouvelles traductions de 1981. Dans l’introduction de cette nouvelle traduction, il est question de l’opposition entre psychologie individuelle et psychologie sociale ou psychologie des foules. Cela introduit la question sociale qui est susceptible d’être différenciée par les différences des sociétés elles-mêmes et leurs évolutions. C’est un peu ce que fait Luc Ferry dans son regard sur l’évolution de la place de l’enfant dans certains environnements sociaux. Il ne s’agira pas pour nous de nous placer au niveau des codes de la morale mais de ceux du comportement.

Cela pourrait éclairer le fait que des foules se soient déplacées pour « l’enfant pour tous » ou l’enfant issu de l’amour d’un couple. On peut rappeler, quand même, que dans cette démarche on oublie qu’un couple est constitué d’un mâle et d’un femelle en vue de la fécondation. Nonobstant, dans « le mariage pour tous » concernant n’importe quel type d’union ou de compagnonnage, on en revient en quelque sorte à une conséquence du mariage d’amour et de l’inclination qui veut que la fécondation au sein d’une union, quelle qu’elle soit, devienne tout à fait secondaire. Ce n’est plus Dieu qui y pourvoira, mais la science. PMA et GPA pour tous. Le prix de l’enfant peut alors être exorbitant.

C’est ensemble, dans la foule, qu’une opinion, qu’un droit se renforce. C’est le principe même de l’organisation des manifestations : « Si on est nombreux, on aura raison. » On peut appeler cela avec Freud, la contagion de l’affect. On peut aussi dire de façon chrétienne, l’amour justifie tout et a raison de tout. Confer Paul dans l’épître aux corinthiens. La foule est alors du ressort des pulsions libidinales, elle est libidinale de structure. N’en sont pas pour autant exclus les renversements en haine. Méfions-nous donc des foules !

Quant à l’identification qui s’ensuit dans une foule organisée libidinalement, il est tout à fait à remarquer que les couples homosexuels, « couples » entre guillemets, s’identifient à des couples, sans guillemets, hétérosexuels par définition. Tant pis pour Œdipe !

Voilà comment, pourrait-on penser, le mariage d’amour, venant se substituer au mariage dit de raison, basé sur des alliances et ses lignages au sein de groupes, quelle que soit leur taille, en est venu au mariage d’amour, dissociant celui-ci des liens de l’union mâle-femelle, couple par définition, dont l’enfant revendiqué est un objet de production. Capitalisme à l’usage humain !

La question éthique alors fondamentale : Que deviennent les droits de l’enfant ?

Quelle sera la temporalité subjective de l’enfant devenu adulte ?

[1] Psychiatre, psychanalyste, Paris

[2] Intervention lors des Mercredis d’Henri Ey, le 27 novembre 2019 : « Temporalité » où Nicole Anquetil se proposa d’explorer quelques œuvres d’écrivains-philosophes tels que Milan Kundera dans « Le livre du rire et de l’oubli », Luc Ferry dans « La révolution de l’amour », Pascal Bruckner dans « Une brève éternité ».

[3] ZELIZER Viviana, Pricing the Priceless Child, Princeton University Press, 1985.

 

CE QUE LES ÉCRIVAINS ET LES POÈTES ENSEIGNENT AUX PSYCHANALYSTES

Christiane Lacôte-Destribats[1]

Je vais prendre les choses un peu différemment de Nicole Anquetil qui nous décrivait ce qui se passait aujourd’hui et les différences par rapport au passé.  Je dirais simplement, sur ce qui se passe actuellement, à propos des mouvements qui militent au nom de l’amour, que je me tiens aux réflexions de Michel Serres et de François Jullien sur ce point : quand on dit je t’aime à quelqu’un on ne sait pas ce qu’on dit. Et cela n’est jamais la même chose venant de l’une ou de l’autre personne. C’est une dimension qu’il ne faut jamais oublier dans toutes les campagnes faites au nom de l’amour. Auparavant, on ne savait pas plus ce que c’était que l’amour, mais, dans nos contrées du moins, il y avait un dieu qui garantissait l’amour, ou une certaine attention à sa créature.

Je vais donc prendre les choses autrement sur le temps et sur ce que les écrivains et les poètes nous apprennent au plus profond de la cure et même, peut-être, syllabe après syllabe, phrase après phrase sur ce qui « troue » la parole. En cela je critique, mais je l’ai déjà fait ailleurs, la notion d’expérience sur le temps. C’est, en effet, une notion extrêmement vague et qui ne donne lieu qu’à des vagabondages qui peuvent être agréables, d’une jouissance tragique parfois, mais finalement futiles dans l’auto-suffisance qui interdit la critique, que le temps soit considéré comme un argument pour l’action ou que ce soit comme la vanité de toutes les vanités. Je ne parle pas ici des temps mesurés et conçus par la science physique. Nous sommes, pour reprendre la réflexion sur notre temps présent, dans un moment où, du moins dans nos contrées, nous avons, dit-on, l’Apocalypse devant nous. Le langage écologique est là pour nous dire que la catastrophe ultime va arriver. J’ai fait mon dernier séminaire à l’Association Lacanienne Iternationale sur des cas d’anorexie mentale qui s’argumentaient de cela. J’ai parlé en particulier de celui d’une petite anorexique de dix ans, pour qui l’horizon semble bouché. Par rapport à cela, nous sommes, comme psychanalystes, plutôt des résistants. Nous essayons d’élaborer une idée de temporalité qui ne soit pas ce temps borné. Nous luttons, en effet, contre les limites de ce qu’on appelle destin.

Nous ne pouvons pas tabler sur la notion d’expérience subjective, pour parler du temps, en tout cas, pas en ce qui concerne la cure psychanalytique. Nous essayons de faire des passages, nous essayons de faire qu’il y ait des déplacements subjectifs. Tout cela est autre chose qu’une expérience, c’est plutôt de l’ordre de l’écriture, de l’inscription. Donc, au lieu de parler en termes d’expérience, je parlerai en termes d’inscription et d’écriture. Je critiquerai aussi l’idée de souvenirs dans la cure. Je pensais à ce que disait très justement Gérard Pommier hier après-midi quand il parlait des idées, einfall, qu’on traduit par paroles incidentes à propos de la névrose obsessionnelle. Il est vrai que ce qui tombe dans l’esprit ce n’est pas exactement ça. Ce à quoi nous avons affaire, le plus souvent, ce sont plutôt des mots, des images, des affects, des motions personnelles qui se raccordent plus ou moins non pas à un événement passé mais à plusieurs événements passés et surtout aux paroles qui ont été dites par le sujet lui-même ou par son entourage. C’est tout de même important parce que nous n’avons pas affaire à proprement parler à des souvenirs, sauf peut-être à ce qu’on appelle depuis Freud, un souvenir écran, qui est tellement bien cadré qu’on peut parler de souvenir mais qui est désamorcé tout de suite par les jeux de mots. Je pensais à quelqu’un qui, malade, fiévreux, dans sa petite enfance, il avait sept ou huit ans, me disait : « J’ai un souvenir très vif, je voyais par la fenêtre – et voilà le cadrage d’un tableau –   je voyais, donc, un seringa en fleurs ». Tout cela se défait, ou s’interprète, dans le jeu de mots « sœur-un gars ». Est-ce donc un souvenir cela ? C’en est un au sens trivial du terme, mais c’est tout à fait autre chose, c’est quelque chose qui qui crève l’écran.

  A propos des souvenirs je me réfère, comme Josiane Froissart, au texte de Blanchot Le livre à venir. Nous n’avons pas retenu les mêmes phrases et c’est très intéressant.  Il dit, à propos de Proust, des choses qui m’ont éclairée sur mon admiration restreinte et légèrement agacée pour cet écrivain. Non parce que ce n’est pas de mon goût, mais pour ce que je voudrais essayer de vous faire entendre : ce n’est pas compatible avec la psychanalyse, en tout cas lacanienne. « Á la recherche du temps perdu », « le temps retrouvé », qu’est-ce qu’on a perdu et qu’est-ce qu’on retrouve ?  Qu’est-ce que le « coup » de la madeleine ou le « coup » du pavé sur lequel on pourrait trébucher ?  C’est pourtant très intéressant ce sur quoi on peut trébucher. Proust fait une coalescence des deux moments, comme pour produire une sorte de positivation du temps, à l’inverse de ce que nous pouvions saisir à propos de l’analyse d’un souvenir écran.

 Maurice Blanchot dit de Proust qu’il « étudie toutes les manières dont le temps devient temps ».[2]   Il dit encore : « La recherche, œuvre massive, ininterrompue a réussi à ajouter aux points étoilés le vide comme plénitude. » J’expliquerai ce que je pense de cela. Citons encore Blanchot : « Proust a peu à peu éprouvé que l’espace d’une telle œuvre devait se rapprocher, si l’on peut ici se contenter d’une figure, de l’essence de la sphère ». Il parle du texte de Proust comme marqué par une sorte de « giration volumineuse », formulation incisive et tellement juste ! C’est à dire qu’il vous emporte dans une giration volumineuse, toute positive donc, et qui n’est trouée en aucun point. Il faut dire aussi que tout chez Proust est cadenassé par la jalousie. La jalousie qui éternise le rapport à l’autre. Qui a un jour guéri un jaloux ou une jalouse ? Blanchot parle encore, à propos de Proust, de « la maturité de cette expérience pour laquelle l’espace de l’imaginaire romanesque est une sphère, engendrée grâce à un mouvement infiniment retardé, par des instants essentiels eux-mêmes toujours en devenir et dont l’essence n’est pas d’être ponctuels, mais cette durée  imaginaire que Proust, à la fin de son œuvre, découvre être la substance même de ces mystérieux phénomènes de scintillation…(le récit) ne peut lui-même se réaliser qu’en allant vers de tels instants comme vers son origine et en tirant d’eux le mouvement qui fait seul avancer la narration. »[3] C’est important de lire ces remarques si pertinentes et si libres sur de tels monuments littéraires, où Blanchot, cependant, comme marqué par cette lecture, a allongé ces phrases à la manière de Proust.  Scintillation : il s’agit du pavé, de la madeleine, de tous ces points qui font ressurgir le souvenir.  Mais remarquons les termes choisis, une sphère, un mouvement infiniment retardé, des instants essentiels, et pas ponctuels et dont il découvre être la substance des phénomènes de scintillation. Cette plénitude vide de l’espace chez Proust me semble en opposition avec ce que nous expérimentons, plus exactement avec ce que nous essayons de produire dans une cure, c’est à dire des trouages, des espacements, des effets d’après-coup. C’est ce que je vais essayer d’esquisser ici. Le temps, pour l’analyse, c’est par son aspect de réel que nous l’aborderons.  C’est le temps de l’après coup qui est le temps fondamental d’une cure, ce temps de l’après-coup et qui peut se décliner, comme Catherine Ferron l’a dit, à la suite de Jean Bergès, au futur antérieur dans la tristesse dépressive par exemple comme il l’avait très bien montré. Ce temps de l’après coup est justement le temps où la parole est trouée puisque le sens ne peut se boucler, successivement d’ailleurs, sur des sens tout à fait différents au fur et à mesure, ne peut se boucler qu’autour d’un vide qui est adressé à l’analyste.  Mais ce n’est pas l’analyste qui remplit ce vide, il n’en fait pas une plénitude ; au contraire, et c’est en cela que la discipline peut paraître rude, il en fait le risque même d’une parole dans sa singularité.

Ce temps de l’après-coup, est celui de Breton, après sa rencontre avec Nadja. J’ai écrit ce livre Passage par Nadja [4] à propos du roman de Breton, son seul roman, d’ailleurs, Nadja.  J’ai appelé cela Passage par Nadja parce que je considère que les analystes pourraient être un peu modestes en face des grands poètes et écrivains qui sont des passeurs parfois, et qu’ils ont à apprendre de certaines œuvres, pour leur propre pratique. Lacan lui-même lors des quelques années où il était proche du groupe surréaliste et ne s’était pas encore brouillé avec Breton, avait beaucoup travaillé sur ce qui produit la poésie. C’est toute l’histoire de la thèse de Lacan sur le cas Aimée, enfin toutes ces choses sont très connues.

 Ce que décrit Breton au début de Nadja est légèrement ennuyeux. Nadja se promène avec Breton dans Paris, ce sera une pérégrination de peu de jours. Ils se sont connus neuf jours, c’est très court.  Ce que je voudrais vous montrer c’est que Breton s’ennuie et il ne s’ennuie pas seulement parce qu’il a quelque désagrément, mais il s’ennuie parce que c’est ennuyeux de voir Nadja relever à chaque coin de rue et sans relâche, des signes. Elle relève sans cesse non pas seulement des coïncidences, mais aussi des signes et même des signaux. Je disais ceci : « Nadja, elle, crée quelque chose de différent, qu’on pourrait appeler un charme, avec ce que cela induit de figure féminine et de magie, et où tout retourne au même, les signaux plus que les signifiants se renvoyant l’un à l’autre pour la spectatrice voyante de ce tout. Breton au contraire est au lieu même de la possibilité ou non de l’étincelle poétique qui ne renvoie pas à lui-même, ni particulièrement à ce qu’il verrait, mais à la précarité invisible et silencieuse du langage. » C’est sur ce point que les psychanalystes ont à apprendre.

On tourne en rond et on s’ennuie lorsqu’on va de signaux en signaux qui ne sont pas, d’ailleurs chez Nadja interprétés de façon persécutive mais se renvoient l’un à l’autre car il n’y a pas de coïncidence de hasard, il n’y a que des signes. Le texte de Breton va être une critique philosophique et aussi politique du mot « même ». Une critique de l’identité semble plus que jamais nécessaire actuellement. Ce qu’il m’importe de dire ici, c’est qu’à l’intérieur de la métaphore et de la métonymie, à l’intérieur de ces deux tropes, si l’on peut se permettre d’imaginer ainsi l’intervalle qu’ils permettent, étant faits de substitution, une altérité doit être supposée, c’est-à-dire une critique d’une identité à propos de chaque mot.

 Prenons un texte de Berkeley[5], pris dans le texte que lisait Breton au moment de sa rencontre avec Nadja : « Qui ne voit que la dispute roule sur un mot ? A savoir si le mot. Ou bien alors supposez une maison dont les murs, ou tout le dehors sont restés intacts, tandis que dedans, les anciennes pièces seraient détruites, et de nouvelles construites à leur place ; et supposez que vous, vous appeliez cette maison la même, et que moi, je dise que ce n’est pas la même : ne serions-nous pas, malgré tout, d’accord dans ce que nous pensons de cette maison considérée en elle-même ? »  Le dialogue entre Hylas et Philonous, ici, montre son enjeu : le temps, le temps, comme opérateur d’altérité, c’est ainsi, du moins pour notre propos, que nous l’interprétons.

 Le très beau livre d’Emmanuel Levinas, le Temps et l’Autre [6] marque que le temps c’est l’altérité même et que dire une métaphore, c’est susciter l’altérité et donc être dans le temps. Pas de la même manière que Derrida le situe, comme je l’expliquais à un récent séminaire de l’ALI, mais je ne peux pas reprendre tout ici. Bref, avec l’identité nous tournons en rond, et le temps intime de la parole dans une cure que nous devons, nous analyste, relever, c’est cette altérité interne aux signifiants, les uns par rapport aux autres.

 Quant au surréalisme – je m’attache aux textes de Breton et pas seulement par rapport à Lacan –  il est important de montrer que ce mouvement n’est pas une affaire d’imaginaire mais une révolution sur le symbolique lui-même. Je ne résiste pas à vous lire quelques beaux fragments de texte : « Les mots, dit-il, de par la nature que nous leur reconnaissons, méritent de jouer un rôle autrement décisif. Rien ne sert de les modifier puisque, tels qu’ils sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que notre critique porte sur les lois qui président à leur assemblage. »[7] Cela est très proche du texte de Berkeley : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! Le langage peut et doit être arraché au servage. Plus de descriptions d’après nature, plus d’étude de mœurs. Silence, afin qu’où nul n’a jamais passé je passe silence ! – Après toi, mon beau langage ! »

Voilà un texte fondateur pour nous aussi. Comme analyste nous disons aussi : « Après toi, mon beau langage ! »  Je ne passerai qu’après toi, parole et langage de mon patient ! Après toi, langage tout court que j’entends du seul fait que moi-même je parle ! Lisons encore, et cela nous importe dans notre discipline : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! » C’est là le seul point d’action, d’efficacité, que nous puissions avoir. Nous qui sommes pris dans les idéologies en particulier dans celles qui se fondent sur l’amour. Nous n’avons que les mots pour résister un peu à l’air du temps.

Qu’est-ce qui se passe dans une analyse au niveau de cette radicalité ? Il s’agit que des choses passent, il s’agit qu’il y ait des événements subjectifs qui s’inscrivent et effectivement, ce qui a été rappelé par vous aussi, c’est que ce qui est de l’ordre de l’inscription se fait alors à partir du contingent. Or le surréalisme a fait de la rencontre l’événement contingent que l’on veut voir inscrit et qui ne s’inscrit que par, j’allais dire avec Lacan, un forçage de l’impossible. Il faut qu’il y ait de l’invention et le temps se remet en marche. Ce contingent, pour Breton, c’était la rencontre, la rencontre amoureuse et désirante mais c’était aussi la merveille du jeu de mots. Notons que c’était un mot qu’employait Lacan assez fréquemment. Lorsqu’il disait aux femmes « vous êtes merveilleuse », ce n’était pas du tout que nous ayons pu l’être, c’était plutôt : « il y a de la merveille dans le langage », il y a quelque chose qui fait avancer dans le savoir inconscient et qui lui semblait un pur surgissement de l’invention à partir des signifiants.

 Alors quelle est la place de l’écriture dans une cure et comment marque-t-elle, scande-t-elle le temps ? Car on ne peut pas dire tout même que dans une métaphore il y a un pur trou entre des signifiants, c’est le réel de l’objet petit a qui y est situé. Mais ce réel n’est pas tout à fait saisissable tout de même, ce qui est saisissable pourtant, c’est son aspect de lettre : il y a quelque chose qui se scande et qui s’inscrit dans le meilleur des cas. Je m’appuie sur une citation de Lacan que je trouve très forte : « Il n’y a donc pas de métalangage mais l’écrit qui se fabrique du langage pourrait peut-être être matériel de force à ce que s’y change nos propos. Je ne vois pas d’autre espoir pour ceux qui actuellement écrivent. »[8] Voilà le ressort de nos interventions analytiques. Ce qui peut faire passage à un déplacement subjectif possible, c’est que nous arrivions à ce que quelque chose s’inscrive et que ce soit « matériel de force », puisque c’est un forçage de l’impossible, « matériel de force » à ce que nos propos changent. Ce qui est tout de même très difficile car nous sommes plutôt fixés sur de l’impossible, mais encore faut-il que nous soyons passés par cet impossible pour que nous prenions en compte la marque du Réel. 

Alors à partir de là, la cure, doit être conçue plus comme une lecture qu’une écoute. C’est une lecture qui est première, comme « condition suffisante d’une inscription qui est faite d’ailleurs que de là où la trace était portée »[9], dit encore Lacan. C’est là que se marque aussi le trouage, c’est-à-dire que ce qui caractérise l’humain, par rapport à la horde de loups qui laisse des traces dans la neige et qui hurle dans les steppes, c’est qu’il ne peut inscrire que là où la trace a été faite. C’est cela qui peut aussi déplier ce futur antérieur dont tu parlais, Catherine, car dans le texte cité, on part d’un ailleurs qui est aussi un ailleurs temporel. Ce que j’essaie de vous montrer, c’est, par le passage par l’écriture, un nouvel enjeu subjectif, un événement d’inscription qui tient compte du contingent, c’est-à-dire de quelque chose qui fait irruption de façon imprévisible.

 Alors que s’est-il passé pour Nadja ? Je l’ai dit dans ce livre, à un moment Breton a fait une imprudence. Nadja et lui étaient tous les deux dans un jardin près des Champs-Élysées. Dans ce jardin, il y a une fontaine et un jet d’eau et Nadja y voit l’image, qui lui fait signe, d’un amour qui s’élève et redescend dans une sorte de mouvement perpétuel de renaissance. Il s’agit d’un mouvement qui dépend de l’art des fontaines, quelque chose de circulaire. Breton lui dit alors quelque chose comme cela : « Comment se fait-il que tu parles de cela, alors que je suis en train de lire Berkeley, et, dans le traité de Berkeley il s’agit effectivement des mots qui se répandent “comme” en gouttelettes de façon aléatoire et qui s’assemblent ». A ce moment-là Breton confirme Nadja dans son rôle de prophétesse, de devineresse, de quelqu’un qui aurait anticipé ce qu’il pensait. Il faut dire aussi que Breton l’avait prise comme le réceptacle d’un savoir qu’il voulait, comme il l’avait fait d’ailleurs avec Les champs magnétiques, chercher dans l’inconscient. C’est à partir de là et, sans doute d’autres éléments de cette sorte, que tout bascule et que Nadja, déjà très fragile, va très mal, car dans l’éternisation confirmée des signes, elle ne peut concevoir qu’un signifiant anticipe et ne se résout dans un sens, qu’après coup. 

Que se passe-t-il s’il n’y a pas de coup du tout ? C’est ce que nous pouvons lire dans le livre d’Atiq Rahimi, Maudit soit Dostoïevski.[10] De quoi s’agit-il ?  Dans les cures, ce qui fait souvent le temps stérile et lassant dont on sort peu, c’est la culpabilité de nos patients. La culpabilité produit un temps interminable. Maudit soit Dostoïevski, c’est, maudite soit la culpabilité, celle de Raskolnikov, dans Crime et châtiment. Ce que j’ai apprécié dans ce livre, c’est un certain comique, qui est souvent la marque de la vérité. Rassoul, le héros, a commis un meurtre, croit avoir commis un meurtre, mais qui n’y a pas de trace. Il ne peut pas en avoir de culpabilité avant qu’il n’y ait une trace, et il voudrait que ce soit inscrit par un jugement et une condamnation. Or, il se trouve que la hache qu’il avait dans la main et qu’il lâche, tue une vieille maquerelle qui essayait de prendre sa fiancée, sous son aile non protectrice. Voici le texte : « A peine Rassoul a-t-il levé la hache pour l’abattre sur la tête de la vieille dame que l’histoire de Crime et Châtiment lui traversa l’esprit. Elle le foudroie. Ses bras tressaillent, ses jambes vacillent, et la hache lui échappe des mains. Elle fend le crâne de la femme et s’y enfonce.  Sans un cri, la vieille s’écroule sur le tapis rouge et noir. Son voile aux motifs de fleurs de pommier flotte dans l’air avant de choir sur son corps replet et flasque. Elle est secouée de spasmes. Encore un souffle, peut-être deux. Ses yeux écarquillés fixent Rassoul, debout au milieu de la pièce, l’haleine suspendue, plus livide qu’un cadavre. Il tremble, son patou tombe de ses épaules saillantes. Son regard effrayé s’absorbe dans le flot de sang, ce sang qui coule du crâne de la vieille, se confond avec le rouge du tapis, recouvrant ainsi ces tracés noirs, puis ruisselle lentement vers la main charnue de la femme qui tient ferme une liasse de billets, l’argent sera taché de sang. »[11] 

Rassoul ne prend pas l’argent et il s’ensuit une errance tout à fait à la fois dramatique, car la ville est à feu et à sang, mais plutôt comique. Elle ressemble un peu à ce que décrit Stendhal : Fabrice del Dongo est sur le champ de bataille et ne voit rien. Dans le livre d’Atiq Rahimi, au centre de Kaboul, il y a la guerre, les bombes, des supplices, des sacrifices, il y a des choses abominables. Rassoul revient dans la maison de la vieille non pas pour prendre l’argent mais pour revoir le lieu du crime. Mais le cadavre a disparu, que s’est-il passé ? Le crime a-t-il eu lieu ? Quel est ce temps où sa subjectivité vacille, où il ne peut pas être coupable ? Où on lui dit, où les juridictions de Kaboul lui disent : mais non il n’y a pas de preuve et s’il n’y a pas de preuve, il n’y a pas de crime. 

 Qu’est-ce que ce temps-là qui ne s’écrit pas ? Qu’est-ce que ce temps qui n’est pas le temps ? Cela pourrait évoquer ce que vous connaissez bien de la psychiatrie française, celle de Paul Guiraud et de sa description des crimes immotivés. Quel est ce moment d’annihilation subjective où il n’y a plus de temps parce qu’il n’y a même plus de culpabilité, ni surtout de châtiment qui inscrive un acte ? Tout l’effort de Rassoul c’est d’essayer de se faire condamner. Mais la hache lui échappait, c’est l’objet qui commandait. 

Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’il n’y a pas de temps s’il n’y en a pas d’inscription. C’est pour cela qu’on peut critiquer, à ce propos, toute invocation d’une expérience. A la condition de la faire, bien sûr. On peut enfin dire, sur ce point, que pour que le temps permette à la parole de ne pas être du bavardage, mais un dire, de l’ordre de l’écriture donc, il faut que ce temps soit troué et que ce trouage soit inscriptible.

[1] Ancienne élève de l’ENS, Agrégée de philosophie, Psychanalyste, Paris

[2] BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Gallimard,1959, p.20.

[3] Op. Cit. p.35.

[4] LACÔTE-DESTRIBATS Christiane, Passage par Nadja, Editions Galilée, 2015, p.30.

[5] BERKELEY George, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, Premier dialogue, 1712-13, Trad. Flammarion 1998.

[6] LEVINAS Emmanuel, Le Temps et l’Autre, PUF, 2011.

[7] BRETON André, Introduction au discours sur le peu de réalité, in Œuvres complètes, La Pléiade, Tome II, Gallimard, 1992, p.276.

[8] LACAN Jacques, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Leçon du 12 mai 1971.

[9] LACAN Jacques, D’un Autre à l’autre, Leçon du 14 mai 1969.

[10] RAHIMI Atiq, Maudit soit Dostoïevski, P.O.L., 2011.

[11] RAHIMI Atiq, Op. Cit. p.11-12.

 

II – AUTRES TEXTES

 

TEMPS ET TEMPORALITÉ :

PHÉNOMÉNOLOGIE ET PSYCHOPATHOLOGIE DU TEMPS

Jean Garrabé [1]

Mon ami Alain de Mijolla qui vient de mourir en janvier 2019 m’avait demandé en son temps d’écrire, pour le monumental Dictionnaire international de la psychanalyse [2] dont il a dirigé l’édition en 2002, les quatre entrées : Évolution psychiatrique, Brokmann-Minkowska Françoise, Minkowski Eugène et Hôpital Sainte-Anne. Il est indiqué que je suis alors président de l’Évolution Psychiatrique et vice-président de la Société Médico-Psychologique, et c’est en effet dans l’entre-deux-guerres, qu’ont été discutées la phénoménologie et la psychopathologie du temps, notamment à travers l’ouvrage publié en 1933 par Eugène Minkowski.   

Le Dictionnaire culturel en langue française [3] dirigé par Alain Rey, définit en 2005  la « temporalité » comme un terme «  philosophique » : « Caractère de ce qui est dans le temps, le temps vécu, conçu comme une succession, considérée dans son ordre « avant-après » (Statique temporelle) et dans le fait que « après » devient un « avant » (Dynamique temporelle) et renvoie sur cette question à L’Être et le Néant, ouvrage que Jean-Paul Sartre (1905-1980) a publié à Paris en 1943, donc  pendant la Seconde Guerre Mondiale et l’Occupation nazie. Nous venons de voir à propos des textes de Heidegger qu’il est important de les situer par rapport à la politique nationale et internationale et pour ceux publiés au XXe siècle par rapport aux deux guerres mondiales.

Ce même dictionnaire culturel définit le « temps », du latin tempus, temporis, comme le « moment où quelque chose se produit » et consacre plusieurs pages à donner des définitions de temps réparties en 3 parties :

B.- Musique : chacune des divisions égales de la mesure.

C.- Le milieu temporel considéré dans sa succession (chronologie) avec de nombreuses significations et à nouveau une citation de Marcel Proust : « Oui, à cette œuvre, cette idée du Temps que je venais de former me disait qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps, et cela justifiait l’anxiété qui s’était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m’avaient donné la notion du temps perdu, était-il temps encore et même étais-je encore en état ? » in Le Temps retrouvé.

En lisant cette définition de la « temporalité » par Sartre, j’ai aussitôt pensé aux textes sur le « temps vécu » pour situer leur lecture dans ma propre formation de psychopathologue, qui ne s’est pas faite uniquement par la lecture de Marcel Proust (1871-1922) lequel est mort une dizaine d’années avant la parution de l’ouvrage d’Eugène Minkowski.   

Car pour nous autres psychopathologues cliniciens « Le temps vécu » évoque d’abord le titre d’un ouvrage plus ancien que celui de Sartre, publié en 1933 à Paris dans la collection de L’Evolution psychiatrique [je souligne ce point car il est important de bien préciser la date et l’éditeur de certains des ouvrages cités] sous le titre Le temps vécu. Etudes phénoménologiques et psychopathologiques[4] par Eugène Minkowski (1885-1972), qui le signe en tant que « médecin consultant à l’Hôpital psychiatrique Henri Rousselle ». Ce psychiatre-philosophe unit donc dans l’étude du temps vécu, la phénoménologie et la psychopathologie et ce texte fondamental va me servir de guide pour explorer le temps vécu, mais aussi l’espace vécu en psychopathologie. Notons que le texte de Minkowski est de dix ans, antérieur à celui de Sartre et qu’il a, lui, été publié dans l’entre-deux-guerres, période où la psychiatrie de langue française a connu de grands changements, en particulier sous l’influence du groupe de L’Évolution Psychiatrique qui va publier une revue sous ce nom, sous-titrée « Cahiers de psychologie clinique et de psychopathologie générale », sous-titre toujours utilisé en 2019. J’ai eu l’occasion lors des réunions du Collège de psychiatrie à l’Hôpital Henri Ey, de parler des articles publiés par Jacques Lacan dans cette revue.

Lors de cette réunion du Collège de psychiatrie à l’Hôpital Henri Ey en novembre dernier, consacrée à l’article « Le temps logique » publié par Jacques Lacan en 1945 dans les Cahiers des arts, revue qui reprenait alors sa publication interrompue pendant la guerre, article repris ensuite dans Les Écrits [5]. J’ai souligné l’importance de bien préciser la date et la revue où sont publiés, ou republiés plus tard, certains textes.

Mais y a-t-il des rapports entre le « temps logique » lacanien et le « temps vécu » de Minkowski ? 

Dans l’avant-propos du Temps vécu, Eugène Minkowski prend soin de nous donner quelques éléments biographiques le concernant et nous dit qu’il avait terminé ses études médicales en 1900 (ce qui me paraît un lapsus calami puisqu’il est né en 1885), « mais ensuite, attiré vers les problèmes philosophiques, je m’étais éloigné de la médecine, j’étais même sur le point de l’abandonner entièrement. La guerre me ramena à la médecine et plus particulièrement à la psychiatrie » [6]. En effet, Eugène Minkowski, né à Saint-Pétersbourg en 1885 d’une famille juive, qui a compté plusieurs rabbins, originaire de Vilnius, ville qui faisait partie avant la Première Guerre Mondiale de l’Empire tzariste, a fait avant la Grande Guerre ses études de médecine et de philosophie en Allemagne, car les juifs ne pouvaient pas faire d’études supérieures en Russie. En 1914, à la déclaration de guerre, il se réfugie d’abord dans un pays neutre à Zurich où Eugen Bleuler lui offre un poste d’assistant bénévole à la clinique universitaire du Burghölzli et où il fait la connaissance de sa femme Françoise Minkowska qui y faisait ses études de médecine comme d’autres jeunes femmes juives qui ne pouvaient pas les faire en Russie. Mais Eugène Minkowski considère qu’il ne peut rester neutre dans le conflit mondial et s’engage volontairement comme médecin dans l’armée française – il n’y a rien de tel qu’une guerre pour nous ramener à l’exercice de la médecine quand nous sommes sur le point de l’abandonner. Minkowski racontera d’ailleurs plus tard, comment c’est cette forme de guerre si particulière, dite « de tranchées » qui l’avait ramené à pratiquer à nouveau la médecine. Alors qu’il se cachait dans une tranchée avec un camarade, les allemands déclenchèrent une attaque par les gaz et ils n’avaient qu’un seul masque pour se protéger de la mort par asphyxie. Contrairement à l’adage qui dit que « la médecine militaire est à la médecine ce que la musique militaire est à la musique », laissant entendre qu’elle n’est pas très sophistiquée, elle doit en réalité traiter des situations génératrices de troubles mentaux beaucoup plus graves et complexes que ceux que les psychiatres civils traitent en temps de paix.

Quand il publie Le Temps vécu Minkowski ne se doute pas que la guerre dont il parle est la première des deux guerres dites « mondiales » et que six ans après, il va en éclater une seconde, pendant laquelle la vie de sa famille sera mise en danger en raison de la législation contre les juifs qui sera appliquée en France sous le Régime de Vichy, Eugène Minkowski, sa femme et leur  fille Janine qui vivaient à Paris, échappant miraculeusement à la déportation. Paradoxalement, Minkowski pourra, par contre, en tant qu’ancien combattant de 14-18, conserver sous l’Occupation son poste de consultant à l’Hôpital Henri Rousselle, remplaçant même des collègues empêchés pour diverses raisons et continuant à suivre en psychothérapie des schizophrènes. Il lui sera cependant interdit de publier en France et d’ailleurs L’Évolution Psychiatrique cessa la publication de sa revue pendant l’Occupation, ne la reprenant qu’à la Libération. Plusieurs membres de la vaste famille des Minkowski furent victimes à travers toute l’Europe de massacres commis, soit par les nazis, soit par les Soviétiques pendant la Seconde Guerre Mondiale.  

Minkowski s’est installé en France après la Première Guerre Mondiale et il a soutenu à Paris, pour pouvoir exercer dans notre pays, une troisième thèse La schizophrénie, psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes [7], qui a été publiée à Paris en 1927, donc six ans avant ces études phénoménologique et psychopathologique que je vais tenter d’analyser.

 Le Temps vécu

Cet ouvrage fondamental de la psychopathologie française, est construit en diptyque avec deux livres d’importance à peu près égale :

 – le Livre I, plus philosophique, intitulé « Essai sur l’aspect temporel de la vie », est composé de six chapitres :

I.- Le devenir et les éléments essentiels du Temps-qualité.

II.- Les caractères essentiels de l’Élan personnel. (Je souligne ce terme d’Élan).

III.- Le contact vital avec la réalité. Le synchronisme vécu.

IV.- L’avenir (Phénomènes à base de « plus loin » et « d’horizon ».

V.- La mort.

VI.- Le passé.

Minkowski note en bas de la page 138 : « Le lecteur sera peut-être surpris de voir que je n’étudie pas le passé immédiatement après l’avenir. Mais au fond le passé ne saurait être compris sans le phénomène de la mort, et c’est pourquoi il m’a paru naturel de parler d’abord de celle-ci ». Cette note est très importante, elle me fait penser à cette remarque qu’ont faite plusieurs aliénistes français du XIXe siècle, que certains aliénés au moment de mourir se souviendraient avec une grande exactitude du déroulement chronologique de leur vie passée et d’évènements vitaux qui ont pu contribuer à la genèse de leurs troubles. Cependant, je me demande s’ils ont vraiment observé ce phénomène au lit du malade.

J’avais aussi été très étonné d’apprendre au cours d’un colloque à Melbourne que les aborigènes pensent que l’avenir est derrière nous et le passé devant.

Le livre II, qui est plus clinique que le premier, traite des « structures spatio-temporelles des troubles mentaux ». Je souligne ce terme de « structure » qu’utilise ici Eugène Minkowski qui annonce l’arrivée du structuralisme en psychopathologie. Georges Lantéri-Laura a avancé, dans son Étude sur les paradigmes de la psychiatrie moderne [8], en 1998, que le troisième paradigme de la psychiatrie moderne était, après le premier, celui de l’aliénation mentale, puis le second, celui des maladies mentales, celui des structures psychopathologiques, paradigme dont mon ami datait ironiquement la fin, à la mort de notre maître Henri Ey en 1977, annonçant qu’il n’y aurait pas de quatrième paradigme à la fin du XXe siècle, prédiction qui s’est avérée exacte.

Dans le chapitre 2 du Temps vécu – Schizoïdie et syntonie – Minkowski dit que pour le diagnostic différentiel entre folie maniaco-dépressive et schizophrénie, « il y avait lieu de tenir compte non pas tant de la présence de tel ou tel symptôme que de toute la façon d’être du malade par rapport à la réalité ambiante. Bleuler traduisait la différence existant de ce point de vue entre le schizophrène et le malade atteint de folie maniaco-dépressive, par une formule devenue célèbre, il disait que nous n’avions plus de contact affectif avec le premier, tandis que ce contact se maintenait avec le second. Cette formule était lourde de conséquences. Elle voulait dire que nous ne pouvions plus nous contenter, pour apprécier la façon d’être de nos malades, de décrire et d’enregistrer en savants les symptômes qu’ils présentaient, mais que nous devions faire entrer en jeu toute notre personnalité, pour confronter avec elle, le caractère particulier qui, du point de vue affectif, se dégageait de l’ensemble de leurs réactions. Le diagnostic par simple observation cédait ainsi le pas au diagnostic par pénétration, dont la portée a surtout été mise en relief par L. Binswanger » [9] et il renvoie, sur ce point, à sa propre thèse de médecine. Il parle ensuite de « la description par Ernst Kretschmer (1868-1964) sous les noms de schizoïdes et de schizothymes, d’une part, et de cycloïdes et de cyclothymes, d’autre part, de types d’hommes anormaux d’abord et de types normaux ensuite qui, malgré leur variété apparente, peuvent être rattachés, quant à leurs traits saillants, les premiers à la schizophrénie et les seconds à la folie maniaco-dépressive » [10].

Ce livre I du Temps vécu dont j’ai dit qu’il était avant tout phénoménologique, renvoie cependant    fréquemment à des travaux plus cliniques publiés par des psychiatres de langue allemande que Minkowski a connu lors de ses études de médecine à Munich.

 

Le livre II du Temps vécu, intitulé « Structures spatio-temporelle des troubles mentaux » est composé de sept chapitres :

I.- Orientations générales des recherches.

  1. – La notion de trouble générateur et l’analyse structurale des troubles mentaux.

III.- La schizophrénie.

IV.- La psychose maniaco-dépressive.

V.- Quelques formes particulières d’états dépressifs.

VI.- Les hypophrénies (Débilité mentales, états démentiels).

VII.- Vers une psychopathologie de l’espace vécu.

Nous voyons que dans quatre de ces chapitres Minkowski étudie des entités classiques de la nosographie même si le regroupement, sous le terme d’hypophrénies, des débilités mentales et des états démentiels peut surprendre.

Eugène Minkowski publie dans le chapitre I du livre II du Temps vécu, intitulé « orientations   générales des recherches » deux textes qui sont extrêmement intéressants, car ils témoignent de ses propres recherches dans ce domaine, dans les années 1920-1930 de l’après-guerre. Ce sont, en effet, des observations cliniques assez détaillées de malades qu’il a personnellement connus et suivis pendant, comme on dit, « un certain temps » :

–  Dans le premier, intitulé « Nos propres réactions en présence du malade en tant que moyen d’investigations », il explique qu’il était lui-même employé dans une maison de santé lorsque fut admis A.L., ancien colonel de l’armée russe âgé de 49 ans, qui, à son admission, ne présentait aucun trouble mental apparent. Au bout de plusieurs jours, mis en confiance, il confia à Minkowski un délire très étendu qui remontait à plusieurs années. Ce délirant chronique lui adressera ensuite, après sa sortie de la maison de santé, une lettre qui constitue une sorte d’auto-observation. Je me demande dans quelle langue ils échangeaient, vraisemblablement en russe, bien que Minkowski ne le précise pas. La langue utilisée pour parler d’un phénomène psychopathologique à un interlocuteur a une très grande importance et l’on voit des délirants ne confier leur délire qu’à des thérapeutes parlant leur langue maternelle. J’ai eu personnellement l’occasion de recevoir, parfois des années après leur hospitalisation, des lettres de malades qui critiquait, a postériori, les idées délirantes qu’ils avaient eues pendant un temps et qui avaient justifié leur admission dans une institution.  

– Dans le second chapitre, intitulé « Données psychologiques et données phénoménologiques dans un cas de mélancolie schizophrénique » figure une autre observation faite par Minkowski qui remonte à 1923. Il l’a recueillie après qu’il ait, nous dit-il, « passé deux mois, en tant que médecin particulier, jour et nuit, auprès d’un malade âgé de 66 ans qui manifestait un délire mélancolique accompagné d’idées de persécution et d’interprétations très étendues ». Il explique que « nous ne pouvons conserver 24 heures sur 24 une attitude médicale, aussi réagissons-nous à l’égard du malade comme les autres personnes de son entourage. Compassion, douceur, persuasion, impatience et colère font tour à tour leur apparition […] C’est comme deux mélodies que l’on jouerait simultanément. Ces deux mélodies sont dysharmoniques au possible, toutefois, une certaine équivalence s’établit entre les notes de l’une et de l’autre et nous permet de pénétrer un peu plus avant dans le psychisme de notre malade »[11]. Cette dysharmonie permet cependant à Minkowski de différencier dans les plaintes du malade, des faits de « nature psychologique » de ceux d’« ordre phénoménologique » et d’interpréter d’un point de vue phénoménologique, cette chimère qu’est une « mélancolie schizophrénique » si l’on s’en tient à la nosographie psychiatrique classique de langue allemande qui, depuis Emil Kraepelin au début du XXe siècle, sépare Psychose maniaco-dépressive, d’une part, et Dementia praecox et schizophrénies de l’autre. Notons qu’Eugène Minkowski est toujours resté fidèle à cette nosographie kraepelinienne sur laquelle s’est appuyé Eugen Bleuler pour décrire en 1911 le groupe des psychoses schizophréniques.

On voit que dans ces deux cas rapportés par Minkowski en 1922, le temps physique mesuré en journées et en saisons, a joué un rôle déterminant pour permettre à un malade réticent de confier, au bout d’un certain temps, à un soignant constamment présent auprès de lui le contenu de son délire et même de le mettre par écrit.  

La glischroïdie d’après Mme Minkowska

Minkowski à partir de la question « Pourquoi le délire épileptique revêt-il si souvent un aspect mystique ? » parle ensuite des recherches sur l’hérédité de l’épilepsie faite par Madame Minkowska qui compara sur  six générations l’arbre généalogique de la famille d’un schizophrène, F., et celui de la  famille d’un épileptique, B., qui lui permirent de dégager une constitution épileptoïde (glischroïdie) « qui vient d’une part se ranger en entité équivalente à côté de la schizoïdie de Kretschmer et de la syntonie de Kretschmer et de Bleuler et qui projette de l’autre une lueur  nouvelle sur la pathogénie des troubles épileptoïdes »[12]. Il renvoie, sur ce point, à un article publié par sa femme, Françoise Minkowska dans les Annales médico-psychologiques en 1923, qui contrairement à son mari n’a pas soutenu de thèse en France, n’exerçait pas la médecine à Paris mais se consacrait à l’étude du Test de Rorschach. Elle avait connu à Zurich pendant la Grande Guerre, l’épouse d’Hermann Rorschach (1884-1922) laquelle étudiait, comme elle, la médecine en Suisse. Á l’enterrement au cimetière de Bagneux de Françoise Minkowska, morte en 1950, ce fut Jacques Lacan qui prit la parole au nom de l’Evolution psychiatrique.

L’automatisme mental de M. de Clérambault.

Dans ce chapitre, Minkowski retrace rapidement l’historique du délire chronique depuis Magnan, puis Séglas, jusqu’à l’automatisme psychologique (sic) de M. de Clérambault qui est selon lui « une notion purement psychiatrique. Il vise des phénomènes que la conscience morbide […] n’arrive plus à rattacher à elle-même et qui lui apparaissent par conséquent comme se déroulant indépendamment d’elle et qu’elle tend à attribuer à des causes extérieures »[13]. Il parle ensuite de l’organicisme de Clérambault, mais pour lui, « derrière le symptôme et encore davantage derrière le syndrome, il existe pour nous la personnalité tout entière »[14], puis il dit qu’ « actuellement avec Bergson les états psychologiques ne sont pas des fragments du moi, mais ils en sont des expressions, car chaque état psychologique, du fait qu’il appartient à une personne, reflète et exprime l’ensemble de sa personnalité »[15]. « C’est ainsi que naît en psychopathologie l’idée de troubles générateurs. Le syndrome mental n’est pas pour nous une simple association de symptômes, mais l’expression d’un modification profonde et caractéristique de la personnalité tout entière »[16]. Henri Bergson (1959-1941) dont le nom apparaît ici sous la plume de Minkowski, était à cette date la grande référence philosophique. Professeur au Collège de France de 1900 à 1914, il était aussi proche d’un autre professeur au sein de ce prestigieux collège, Pierre Janet, philosophe qui a fait comme vous le savez à la fin du XIXe siècle, ses études de médecine sur le conseil de Charcot, soutenant sa thèse devant un jury présidé par celui-ci, trois semaines avant la mort brutale du fondateur de la neurologie en 1893. Henri Bergson avait reçu, en 1927, le Prix Nobel de littérature. De nombreux médecins français du XXe siècle, comme par exemple Henri Ey, Jacques Lacan et Jean Delay ont suivi dans l’entre-deux-guerres les cours de Pierre Janet au Collège de France.

Minkowski nous dit qu’il a surtout étudié la décompensation phénoménologique dans la schizophrénie, groupant ses manifestations dans ce qu’il nomme les attitudes schizophréniques, mais pour lui « c’est dans l’analyse phénoménologique des rapports spatiaux-temporels du moi vivant que nous devons rechercher la base de l’aspect structural des troubles mentaux »[17]. Je souligne cette formule qui souligne que les structures psychopathologiques reposent, d’un point de vue phénoménologique, selon Minkowski, sur ces rapports du moi vivant dans l’espace/temps.

Dans le chapitre suivant, le III, Minkowski traite de « La schizophrénie » et commence par un résumé de sa conception. Je cite l’incipit : « mes premières recherches avaient porté sur la psychopathologie de la schizophrénie. Elles s’inspiraient de l’œuvre de Bergson qui oppose deux principes dans la vie. L’intelligence et l’intuition, le mort et le vivant, l’être et le devenir, l’espace et le temps vécu sont les divers aspects sous lesquels se manifeste cette opposition fondamentale […] J’ai exposé le résultat de mes recherches dans mon livre sur la schizophrénie […] en m’appuyant sur la notion d’autisme, je faisais de la perte de l’élan vital avec la réalité, le trouble essentiel de la schizophrénie »[18]. Il rappelle qu’il a d’abord, avec Rogues de Fursac (1872-1942) parlé de rationalisme morbide puis, en se basant sur un cas étudié avec Mme Minkowska, de géométrisme morbide et de pensée spatiale chez les schizophrènes. Il poursuit : « L’activité des schizophrènes n’avait pas échappé à Bleuler […] C’est ainsi qu’en me basant sur la notion de cycle de l’élan vital, j’ai parlé, chez les schizophrènes, d’actes sans lendemain, d’actes figés, d’actes à court-circuit, d’actes ne cherchant pas à aboutir »[19]. C’est là une intéressante interprétation de l’apragmatisme des schizophrènes.

On va, en France à cette époque, commencer à parler de la schizophrénie dans les manuels français de psychiatrie comme par exemple celui de Maurice Dide et Paul Guiraud, ou bien celui de Joseph Levy-Valensi et présenter, en les opposant ou en les différenciant, la conception d’Eugène Bleuler sur le groupe des psychoses schizophréniques et celle d’Eugène Minkowski sur la schizophrénie. Pour moi, la différence entre ces deux conceptions est que la première repose essentiellement sur la description de signes cliniques dont l’autisme, alors que la seconde repose également sur la phénoménologie. Minkowski définit d’ailleurs dans sa thèse, l’autisme comme la perte de l’élan vital au sens de Bergson.   

Dans le chapitre IV du Temps vécu consacré à « La psychose maniaco-dépressive », Eugène Minkowski pose la question : que sont la schizoïdie et la syntonie et quelles en sont les modifications pathologiques ? Puis il fait des suggestions au sujet de l’excitation maniaque, et à propos de la dépression mélancolique, il rapporte une observation publiée en 1928 par Gebsatell, d’une jeune mélancolique de 20 ans qui décrivait ainsi les phénomènes qu’elle ressentait : « J’ai toute la journée un sentiment d’angoisse qui se rapporte au temps. Je suis obligé de me dire sans discontinuer que le temps passe. Maintenant, pendant que je parle avec vous, je pense à chaque mot prononcé : “passé”, “passé ”, “passé” » Pour analyser le cas de cette malade, Gebsatell oppose à la méthode historique-génétique, la méthode constructivo-génétique, « … le temps ne fait que passer. C’est par cet aspect du temps qu’est dominée la malade ». Minkowski cite, toujours d’après Gebsatell, l’écrivain Dostoïevski (1821-1881) qui, fort de sa propre expérience, décrit un homme qui, sous la menace d’une exécution capitale imminente, enregistre avec une prévision extrême des détails sans la moindre importance : le bouton d’un uniforme, la cravate d’un passant, les pavés.

Minkowski clôt ce chapitre sur la psychose maniaco-dépressive en signalant la parution en 1933, du livre de Ludwig Binswanger (1881-1986), qui avait été l’assistant de Bleuler au Burghölzli, sur la fuite des idées qui a ouvert, en effet, comme il le dit « des voies nouvelles à l’étude des structures des états d’excitation maniaque » [20], ce qui s’est en effet confirmé plus tard.   

Binswanger, dans les années vingt, s’efforçait de faire la synthèse entre les théories phénoménologiques de Edmund Husserl (1859-1838) et celle de Heidegger. On sait que la diffusion des œuvres de Husserl sera, comme celles de Freud, interdite durant l’Allemagne nazie, de sorte qu’elles seront d’abord traduites en français par Paul Ricoeur (1905-2004), alors prisonnier de guerre dans un Oflag dont les gardiens devaient ignorer cette interdiction. Je signalerais volontiers que Paul Ricoeur a été, beaucoup plus tard, membre de l’Évolution psychiatrique. Quant à Martin Heidegger (1889-1976), élève de Husserl, il a fait l’objet en France après la Seconde Guerre Mondiale, notamment de la part de Sartre qui fait référence à L’Être et le Temps (1927), d’un véritable culte, alors qu’il est maintenant considéré comme un philosophe nazi. Je ne sais pas si Eugène Minkowski connaissait l’œuvre de Heidegger. Je me souviens de l’indignation de mon ami Jacques Schotte, psychanalyste et philosophe, grand admirateur de Martin Heidegger et de Jacques Lacan, (qui allait le voir à Gand et à Louvain, villes où Schotte enseignait la philosophie en flamand et la psychiatrie en français) lorsqu’on on traitait Heidegger de philosophe nazi.

Minkowski  parle ensuite de « formes particulières d’états dépressifs » avec toute une série d’observations cliniques concernant des malades de tous âges : dépression presbyophrénique, automatisme mental associé à un délire, dépressions ambivalentes, rappelant ce que Pierre Janet avait dit dans L’évolution de la mémoire et la notion du temps à savoir que « ni les aliénés, ni les psychasthéniques ne connaissait l’ennui et qu’il rapporte  cette particularité à l’absence d’effort qui caractérise leur vie » [21].

 Minkowski traite dans le chapitre VI  de ce qu’il nomme  « hypophrénies » en se référant à un « Essai sur la personnalité du débile mental » publié en 1932 par E. de Greeff dans le Journal de Psychologie, puis fait quelques remarques sur la psychopathologie de la démence sénile : « Les vestiges de l’activité mentale observés chez les déments séniles, reposent avant tout, sinon exclusivement, sur des facteurs essentiels de la vie ayant trait au temp »[22].
 Il parle même d’un délire de négation chez un paralytique général à propos d’un malade L. qu’il semble avoir suivi un certain temps puisqu’il reproduit dans les notes qu’il avait prises pendant qu’il suivait ce malade[23] Ce qui frappe dans cette observation, c’est qu’Eugène Minkowski maintient pendant un certain temps un dialogue, ou une tentative de dialogue avec des malades souffrant de troubles mentaux organiques comme le nommé L., ce que ne ferait de nos jours aucun neurologue avec un patient chez lequel le diagnostic de paralysie générale, évoqué cliniquement pour une mégalomanie, aurait été confirmé par la sérologie. Je dois dire, qu’ayant fait jadis un semestre d’internat dans le pavillon de Sainte-Anne qui abritait les malades femmes souffrant de paralysie générale, avant la découverte de la pénicilline, j’imagine mal quel dialogue j’aurais pu avoir avec elles, si ce n’est d’écouter leur délire mégalomaniaque. On les laissait s’habiller avec des sortes de costumes de scène évoquant les personnes mythiques pour qui elles se prenaient : Cléopâtre, la Reine de Saba ou Marie-Antoinette. Les infirmières, qui avaient pour certaines fait toute leur carrière dans ce pavillon fantasmagorique, évoquaient le souvenir du jeune Jacques-Marie Lacan qui avait, lui aussi, été interne dans ce pavillon dans l’entre-deux-guerres.

Il est curieux de penser que ces malades qui se « prenaient », comme on dit, pour des personnages historiques connus, depuis longtemps disparus, s’habillaient en somme avec des habits ressemblant à ceux que portaient les personnes historiques auxquels ils s’identifiaient dans leur mégalomanie. Au XXe siècle, l’image du fou a été celle de l’aliéné se prenant pour Napoléon, coiffé comme l’Empereur d’un bicorne en papier et glissant sa main dans sa camisole comme si c’était un gilet.   

 Des décennies après mon internat dans ce pavillon de Sainte-Anne, un psychiatre en formation m’a demandé d’examiner un chercheur rapatrié du Vietnam qui venait d’être admis dans le service que je dirigeais alors, à l’Institut Marcel Rivière, pour lequel il ne parvenait pas faire de diagnostic, alors que le malade prétendait que la découverte qu’il avait faite allait lui valoir le Prix Nobel. Il fut stupéfait de me voir faire, au premier coup d’œil, celui de délire mégalomaniaque au cours d’une syphilis tertiaire, ce qui fut confirmé par le test de Nelson. Je vous avoue que j’ai un peu triché, car ce n’est pas à la manière d’Eugène Minkowski en parlant longuement avec L.,  mais sur les signes physiques caractéristiques que j’observais, à savoir le  tremblement digital et lingual et le signe d’Argyll- Robertson, que j’ai fait le diagnostic de Paralysie générale, à la grande surprise de cet interne qui n’avait jamais pu auparavant examiner cliniquement de Paralysie générale, puisque cette maladie mentale, la plus fréquente en France chez les hommes au XIXe siècle, a disparu dans la seconde moitié du XXe siècle. Réapparaitra-t-elle au XXIe avec l’augmentation des maladies vénériennes dans le monde occidental ?  

 Où en est la pensée médicale en ce début de XXIe siècle ? On est surpris de voir que de nos jours quand un malade consulte un médecin, surtout si c’est un spécialiste et que l’on redoute une  «  longue et douloureuse maladie » comme on dit dans les faire-parts de décès, que le praticien se réfère, avant tout, à des examens complémentaires de laboratoire ou d’imagerie médicale, pour faire le diagnostic et que les indications thérapeutiques sont également posées en  fonction des résultats de ceux-ci, qui permettent d’ailleurs de suivre l’évolution sans avoir à procéder à l’examen clinique du malade. Peut-être n’en est-on pas encore arrivé là en psychiatrie, mais on peut craindre une évolution en ce sens.

Le jeune collègue dont je viens de parler, a fait ensuite une brillante carrière à l’ASM 13 de Paris et il a dirigé l’édition en 2012 d’un excellent Manuel de psychiatrie clinique et psychopathologique de l’adulte, où nous lisons : « Désormais exceptionnelle, la paralysie générale était très répandue dans les asiles au XIXe siècle. La folie qu’elle engendrait a influencé plus d’une œuvre des artistes de cette époque, à l’image d’un des personnages de Maupassant (lui-même ?) hanté par Le Horla. Le tableau est celui d’une démence d’installation progressive associée à des troubles de l’humeur, mélancoliques ou mégalomaniaques, des hallucinations, un délire de persécution, et plus tardivement un syndrome neurologique (dysarthrie, tremblement et signe d’Argyll-Robertson »[24]. Guy de Maupassant (1850-1893) a en effet admirablement décrit dans Le Horla, publié en 1887, par auto-observation, les signes cliniques de la paralysie générale dont il souffrait et dont il est mort peu après en 1893 dans la célèbre clinique du docteur Blanche à Passy.     

Le dernier chapitre du Temps vécu, intitulé « Vers une psychopathologie de l’espace vécu » est consacré à ce problème, dont Minkowski nous dit qu’il est de date récente, et qui vient d’être traité par Maurice Dide dans un article « Variations psychopathiques de l’intuition durée-étendue » paru dans le Journal de Psychologie de 1929 et par son ami Ludwig Binswanger, dans un article publié en allemand en 1933. Il étudie plus particulièrement le phénomène de distance : « intervalle qui sépare deux points de l’espace ou du temps » mais où il distingue la distance qualité et la distance vécue. Il rappelle ce qu’il avait dit en 1923 avec Rogues de Fursac à propos de l’autisme, sur l’importance de la notion de « hasard » dans la vie. A nouveau, il illustre cette vision phénoménologique d’une vignette clinique : « une schizophrène hallucinée, délirante et entièrement désinsérée de la réalité qui, depuis des années, se trouve dans le même état dans une maison de santé. Un jour, elle me conte ce qui suit : “En me promenant hier au jardin, je constate qu’une des malades de l’établissement a une vague ressemblance avec une personne que j’avais connue jadis. Je suis allée alors vers elle pour lui demander si elle ne connaissait pas cette personne”. Ici, nous nous trouvons, d’une part, en présence d’un des caractères bien connus de la pensée schizophrénique qui souvent se contente d’une « ressemblance vague » pour établir un rapport étroit allant jusqu’à l’identité entre les personnes et les choses, nous voyons, de l’autre, la même tendance que précédemment à la conglomération dans l’espace. […] Cette tendance repose sur une déficience de la distance vécue… ». Un de mes maîtres en psychiatrie le docteur Hélène Chaigneau nous demandait lorsque nous examinions un malade d’indiquer à quelle « distance » de lui nous nous sentions être, distance que l’on ne peut pas mesurer en mètres.

 Minkowski nous dit ensuite « Voici maintenant un schizophrène dont l’affection évolue lentement […] sur un fond de schizoïdie hyperesthésique telle qu’elle a été décrite par Kretschmer mais pour mettre, dirait-on, sa sensibilité excessive à l’abri des heurts possibles de la vie, il s’éloigne progressivement de la réalité, se confinant dans une attitude autistique de plus en plus marquée » [25]. Minkowski nous dit qu’il a parlé dans son livre sur la schizophrénie de ce malade qui « non dépourvu de talent littéraire avait jadis publié quelques essais, à qui deux médecins, appelés par sa mère, avaient prescrit le même sédatif nervin et dont il pensait qu’ils s’étaient concertés au préalable pour cette prescription sans conclure d’ailleurs à une malveillance ». Puis, il nous livre à propos d’un sujet halluciné quelques réflexions sur le problème des hallucinations et le problème de l’espace. « Chacun de ces deux mondes, où vivent les sujets hallucinés, paraît être doué de propriétés d’ordre spatial […] l’idée de deux espaces superposés l’un à l’autre dans les perceptions de notre malade nous vient à l’esprit, comme un reflet naturel en nous de la façon dont il conçoit la réalité ». Pour cela Minkowski essaie de préciser la structure particulière du monde morbide du malade. Et la recherche de ce phénomène l’amène à l’étude des deux façons de vivre l’espace, distinguant non pas au sens sensoriel mais phénoménologique l’espace clair où il voit des objets et l’espace vide de la nuit noire, obscurité qui paraît bien plus matérielle, bien plus « étoffée que l’espace clair qui lui, comme nous l’avons vu, s’efface pour ainsi dire, devant la matérialité des objets qui s’y trouvent. [ … ] Nous pouvons dire que le monde morbide de notre malade est constitué sur le monde de l’espace noir »[26].

Nous voyons, qu’à cette époque, auteurs de langue allemande et auteurs de langue française, étudiaient en parallèle l’histoire de la schizophrénie ou plus exactement du groupe des psychoses schizophréniques, introduit en 1911 par Eugen Bleuler, en substitution à la Dementia Praecox de Kraepelin.

J’ai publié en 1992, une Histoire de la schizophrénie [27] ouvrage qui a eu un certain succès puisqu’il a été traduit dans les années suivantes en italien, en portugais et en russe, lorsque mon ami Hector Pérez-Rincon proposa à un éditeur mexicain de le traduire en espagnol pour qu’il soit publié au Mexique celui-ci accepta à la condition qu’on lui donne un titre plus accrocheur. Je proposais alors celui de La noche oscura del Ser, inspiré par celui d’un des poèmes du grand mystique espagnol de la Renaissance, San Juan de la Cruz (1542-1591), titre que la maison d’édition de Mexico trouva excellent car très « commercial ».  Cette nuit noire de l’Être évoquait pour moi, de façon poétique, cet espace vide de la nuit noire dont nous parle Minkowski dans la schizophrénie.

Je voudrais souligner, du point de vue de l’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, que dans cette période dite de l’entre-deux-guerres, plusieurs auteurs qui avaient vécu l’expérience de la Première Guerre Mondiale et les traumatismes qu’elles a provoqués, redoutaient la survenue d’un deuxième conflit qui serait encore plus mortifère que le premier. Je pense que c’était le cas de Minkowski et que c’est là une des sources d’inspiration du Temps vécu.

Hommage à Eugène Minkowski

Une dizaine d’années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, en 1956, L’Evolution psychiatrique qui avait repris sa publication, consacre le premier numéro de l’année à un « Hommage à Minkowski »[28] avec trente-quatre articles signés d’auteurs français et étrangers, notamment de Ludwig Binswanger, Manfred Bleuler, Étienne De Greef, dont nous avons déjà parlé car Eugène Minkowski citait leurs travaux dans Le Temps vécu, et d’autres français plus jeunes, comme Henri Ey, Jacques Lacan et Paul Sivadon. Henri Ey publie un article « Rêve et existence », Jacques Lacan « La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse, amplification d’une conférence prononcée à la clinique neuro-psychiatrique de Vienne, le 7 novembre 1955 », texte qu’il a repris dans Les Ecrits[29], et Paul Sivadon « L’investissement de l’agressivité comme technique sociothérapique ».

Dans « Rêve et existence », Ey fait référence au livre publié en 1930 par Ludwig Binswanger Rêve et existence, dont la traduction en français a été publiée en 1955 avec une préface de Michel Foucault.

Quant à Paul Sivadon, il avait pris, à la demande des responsables de la MGEN, la direction médicale du dispositif psychiatrique parisien de cette mutuelle centrée sur l’Institut Marcel Rivière construit sur le domaine du Château de La Verrière dans les Yvelines où j’ai moi-même fait la plus grande partie de ma carrière. Eugène Minkowski curieux de connaître une institution de ce nouveau type est d’ailleurs venu la visiter alors qu’il était déjà très âgé pour voir comment nous comptions utiliser, dans un sens thérapeutique, les relations sociales qui se nouent entre soignants et soignés dans l’espace d’une institution, ce que l’on a nommé le « transfert institutionnel » qui se fait simultanément sur plusieurs des personnes présentes dans l’institution quand le malade y est admis.

Lorsque l’Encyclopédie médico-chirurgicale décida de séparer en deux le Traité de Neuropsychiatrie qu’elle publiait jusque-là, elle confia la direction du Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique [je souligne] à Henri Ey qui chargea des membres de L’Evolution psychiatrique d’écrire certains chapitres, Jacques Lacan écrivant dans la partie « psychanalyse », le chapitre « Variantes de la cure type » qui a ensuite été retiré du traité de psychiatrie sans être remplacé lors d’une « mise-à-jour » écrite par un autre psychanalyste. 

Conclusion

Je vais en guise de conclusion me permettre de divaguer un peu dans l’espace, le temps et aussi les langues.

En espagnol le même mot « sueño » signifie à la fois « sommeil » et « rêve », comme en plus la langue castillane a gardé le gérondif, je peux dire « estoy soñando » alors que je suis éveillé. Une pièce du théâtre classique espagnol du Siècle d’or, écrite par Pedro Calderon de la Barca et représentée à Madrid vers 1645, est intitulée La vida es sueño. On traduit ce titre en français par « la vie est un songe » mais le héros, le prince Segismundo, rêve-t-il ou délire-t-il ? Un jeune étudiant en lettre classique hospitalisé à l’Institut Marcel Rivière que je suivais en psychothérapie pour un état psychotique et qui me parlait au cours des séances tantôt en français, en latin ou en grec classique m’offrit un jour un exemplaire de La vida es sueño en espagnol, qu’il avait trouvé chez un bouquiniste du Boul ‘ Mich’. Qu’a-t-il voulu me signifier ainsi ? 

Lorsque le 6 mai 1856 naquit dans la ville de Freiberg en Moravie le fils de Jakob Freud, négociant en laines, celui-ci inscrivit dans la Bible familiale en hébreu les prénoms de Sigismund Schlomo pour ce nouveau-né. Mais ce fils n’utilisa jamais ce deuxième prénom qui était celui de son grand-père maternel, et dès ses dernières années au Gymnasium de Vienne et lors de son entrée à l’Université, il utilisa celui de Sigmund. Comme le note Peter Gay dans Freud, Une vie : « Comme il n’a jamais fait de commentaires sur les raisons qui l’incitèrent à raccourcir son prénom, toutes les hypothèses quant au sens que cela a pu avoir pour lui demeurent d’ordre purement spéculatif [30]. Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris vient de consacrer à ce médecin autrichien une exposition « Sigmund Freud. Du regard à l’écoute »[31] avec édition d’un remarquable catalogue illustré.    

Quant à mon autre divagation, elle tourne autour de la question de la découverte dans les années cinquante par le psychiatre et psychanalyste nord-américain William Charles Dement, des phases de sommeil avec des mouvements rapides des yeux que l’on a qualifiées de « sommeil paradoxal » puisque c’est lorsque le dormeur est le plus profondément endormi qu’il rêve le plus, découverte qui  a bouleversé complétement la bio-chronologie des espèces animales qui dorment et rêvent, et qui me semble avoir eu, jusqu’à présent, peu d’échos dans la psychopathologie des psychoses délirantes aigües, telles que  la « bouffée délirante polymorphe » des auteurs français ou l’amentia décrite par Meynert. L’étude de la chronobiologie a été, depuis cette découverte, reprise en main par des neurophysiologistes qui ne sont ni des rêveurs, ni des psychopathologues, mais des scientifiques purs ce qui me fait craindre que ce ne soit pas par cette voie que nous ressoudions l’énigme du temps vécu.

Analyse par Lacan du « Temps vécu ». 

Michel Jeanvoine a bien voulu me prêter, pour que j’ai des lectures édifiantes pendant la période de Noël, le numéro 1935-36 de la revue Recherches philosophiques intitulé « Méditations sur le temps » qui contient entre autres, des articles d’E. Minkowski « Le problème du temps vécu », de E. Pichon « Le temps et l’idiome », de P. Klossowski, de G. Dumézil « De quelques aspects du temps », de Lévy-Bruhl « Le fait historique », de G. Bataille « Le labyrinthe et de E. Lévinas « De l’évasion ».

Mais surtout, on peut lire dans la partie consacrée à « Psychologie et esthétique », une analyse par J.-M. Lacan du Temps vécu de Minkowski[32], texte qui est plus long que ce qu’est habituellement une analyse de livre dans une revue. C’est, nous dit Lacan, une « œuvre ambitieuse et ambigüe dont le contenu est triple : objectivation scientifique, analyse phénoménologique, témoignage personnel, le mouvement même de notre analyse devant en donner la synthèse, si elle existe ». Lacan critique les communications qui sont alors faites dans les sociétés dites savantes, oubliant sans doute qu’il a lui-même été membre de la Société médico-psychologique et de L’Evolution psychiatrique, mais il note que « la nouveauté méthodique des aperçus du Dr Minkowski consiste dans sa référence au point de vue de la structure, point de vue assez étranger, semble- t-il, aux conceptions des psychiatres français, dont beaucoup croient qu’il s’agit là d’un équivalent de la psychologie des profondeurs […] Il ne s’agit pas là d’enregistrer les déclarations du sujet que nous savons dès longtemps […] ne pouvoir de par la nature même du langage, qu’être étranger à l’expérience vécue que le sujet tente d’exprimer » et il fait référence à « une remarquable étude d’ “un cas de jalousie morbide sur fond d’automatisme mental ” reproduite ici des Annales médico-psychologiques de 1929  ». (Toutes les publications dans cette revue ne sont donc pas sans intérêt). Mais Lacan poursuit son analyse : « aussi bien par son attitude ouvertement hostile à la psychanalyse [ je souligne] M. Minkowski tend à établir dans la recherche psychiatrique un nouveau dualisme théorique qu’il renouvellerait de l’opposition périmée de l’organogénèse et de la psychogenèse, et qui opposerait maintenant la genèse qu’il appelle idéo-affective et qui est celle des complexes qu’a définis la psychanalyse d’une part et d’autre part la subduction structurale qu’il considère comme à tel point autonome qu’il va jusqu’à parler de phénomènes de compensation phénoménologique ».

Une opposition si exclusive ne peut être que stérilisante. Nous avons tenté nous-même dans un travail récent de démonter dans le complexe typique du conflit objectal (position « triangulaire » de l’objet entre le toi et le moi) la commune raison de la forme et du contenu dans ce que nous appelons la connaissance paranoïaque. C’est aussi bien que nous ne croyons pas que ce soit la destination de l’homme à « manier les solides » qui détermine la structure substantielle de son intelligence.

« D’où la fonction quelque peu disparate des diverses intuitions du temps dans les entités nosographiques où elles sont étudiées dans cet ouvrage : ici elle est apparente dans la conscience et décrite comme symptôme subjectif par le malade qui en souffre, là au contraire elle est déduite comme structurale du trouble qui l’exprime très indirectement (mélancolies). Seule apparaît très fondamentale, la subduction du temps vécu dans les états dépressifs : on peut tenir dès à présent ces états pour enrichis d’un certains nombres de types structuraux ». Ici Lacan renvoie aux pages 169-182 et 286-304 de l’ouvrage de Minkowski.

« On ne peut, d’autre part, qu’être reconnaissant à monsieur Minkowski d’avoir démontré la fécondité analytique de l’entité avant tout structurale dégagée par Clérambault sous le titre d’automatisme mental. Les beaux travaux de ce maître dépassent, en effet, de beaucoup la portée de démonstration de la vérité “organiciste ” où lui-même semblait vouloir les réduire et où certains de ses élèves se confinent encore ». Il ne peut s’agir ici de Henri Ey qui ne s’est jamais considéré comme un élève de Clérambault. « Il reste que l’attention du psychiatre en contact clinique avec le malade est désormais sollicitée d’approfondir la nature et les variétés de ces troubles de l’intuition corporelle ».

Lacan poursuit en parlant de la phénoménologie, terme né en Allemagne nous dit-il, et que l’ouvrage de Minkowski tend à fixer, mais sous le mode pratique de l’ « intuitionnisme bergsonien ». Lacan est ensuite plus critique : « La tentative, même pas déguisée de faire surgir d’une pure intuition existentielle, tant le surmoi que l’inconscient de la psychanalyse, “niveaux” incontestablement attachés au relativisme social, nous apparaît une gageure ».

Il discute ensuite de l’élan vital ou personnel qui est pour Minkowski la forme de l’avenir vital. « Nous avons-nous même, dans un travail récent, put démontrer dans le complexe typique du conflit objectal (position « triangulaire » entre le toi et le moi) la commune raison de la forme et du contenu dans ce que nous appelons la connaissance paranoïaque ». Ce travail récent est-il sa thèse de médecine ?

Lacan signale que Minkowski ignorait la pensée de Heidegger, quand il rédigea le Temps vécu. Après avoir regretté à nouveau la méconnaissance de Freud, Lacan nous dit que « tant de parti-pris nous valent pourtant des analyses partielles parfois admirables. […] La structure phénoménologique du désir est bien mise en valeur au degré médiat des relations de l’avenir. Un chef d’œuvre de pénétration nous est offert dans l’analyse de la prière : et c’est sans doute, est-ce là la clé du livre, livre de spirituel dont l’effusion s‘épanche tout entière dans le dialogue qui ne saurait s’exprimer hors du secret de l’âme ».

Á la fin, à propos de la distinction « espace clair » et « espace noir » et d’une citation de Minkowski « une prison, dût-elle se confondre avec l’univers, m’est intolérable », Lacan conclut : « c’est à la nuit des sens, c’est à la « nuit obscure » du mystique que nous croyons pouvoir dire sans abus que nous voilà portés ». Cette référence au poème « la noche oscura » du grand mystique espagnol San Juan de la Cruz que fait Lacan à propos du Temps vécu d’Eugène Minkowski, m’a beaucoup troublé car, comme je l’ai dit, lorsque mon histoire de la schizophrénie publiée en 1992 a été traduite en espagnol, l’éditeur mexicain a demandé un titre plus accrocheur et il a été enchanté de celui que j’ai proposé : « La noche oscura del ser ».

Notre langue ne dispose que d’un seul verbe « être » alors qu’en castillan nous disposons de « ser » et « estar », et ce n’est pas la même chose de dire « estoy loco » ou « soy un loco ». Salvador Dali, pour citer un philosophe célèbre proche de Jacques Lacan dans l’entre-deux-guerres, déclarait en français dans une spot publicitaire télévisé « Je suis fou de chocolat Lanvin » avec un regard qui nous disait que sa pensée était paranoïaque. 

[1] Ancien psychiatre des hôpitaux, Président d’honneur de L’Évolution psychiatrique, Paris

[2] de MIJOLLA-MELLOR Sophie, PERRON Roger, GOLSE Bernard, Dictionnaire international de la psychanalyse, Calmann-Levis, 2002.

[3] Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d’Alain REY, Le Robert, 2005. 

[4] MINKOWSKI Eugène, Le temps vécu, Études phénoménologiques et psychopathologiques, Collection de l’Evolution psychiatrie, Paris, 1933.

[5] LACAN Jacques, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipé » in Les Écrits, Seuil, 1966, p. 197-213.

[6] MINKOWSKI Eugène, Le temps vécu, Op. cit. p. 5.

[7] MINKOWSKI Eugène, La Schizophrénie, psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes, Payot, 1927.

[8] LANTÉRI-LAURA Georges, Étude sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Éd. du Temps, 1998.

[9] MINKOWSKI Eugène, Le temps vécu, Op. cit. p. 55-56.

[10] Op. cit. p. 66.

[11] Op. cit. p. 171

[12] Op. cit. p. 191

[13] Op. cit. p. 199

[14] Op. cit. p. 208

[15] Op. cit. p. 206

[16] Op. cit. p. 211

[17] Op. cit. p. 237.

[18] Op. cit. p. 254.

[19] Op. cit. p. 264.

[20] Op. cit. p. 285.

[21] Op. cit. p. 313.

[22] Op. cit. p. 354.

[23] Op. cit. p. 357-365.

[24] KAPSAMBELIS Vassilis, Manuel de psychiatrie clinique et psychopathologique de l’adulte, PUF, 2012, p. 934.

[25] Op. Cit. p. 378.

[26] Op. Cit. p. 393.

[27] GARRABÉ Jean, Histoire de la schizophrénie, Seghers, Paris, 1992. Trad. en espagnol : La noche oscura del ser, México, FCE, 1996.

[28] « Hommage à Eugène Minkowski » in L’Évolution psychiatrique. Cahiers de psychopathologie clinique et de psychopathologie générale, 1956, 1, janvier-mars, p.405.

[29] LACAN Jacques, « La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse » in Les Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp.401-436.

[30] GAY Peter, Freud, une vie, Fayard, 2013, p 9.

[31] Exposition « Sigmund Freud. Du regard à l’écoute » Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris, du 10 octobre 2018 au 10 février 2019.

[32] LACAN Jacques, « Méditations sur le temps » in Recherches philosophiques, 1935-1936, Vrin, Paris, p.424-431

 

LE TEMPS LOGIQUE [1]

Marie-Hélène Pont-Monfroy [2]

Le bureau du collège de psychiatrie a décidé d’aborder un cycle de travail sur la question de la temporalité dans notre clinique et pour introduire cette phase de travail, je vais vous proposer ce soir, une lecture serrée du texte de Lacan « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipé » [3] qui me semble être un texte tout à fait fondamental pour aborder cette question. Dès lors qu’on s’intéresse à la clinique et à la subjectivité, on s’aperçoit en effet, que la temporalité ne peut pas être réduite à un temps linéaire et continue, tel qu’on se le représente dans une frise chronologique, par exemple.

Le sujet parlant, d’être constitué par le langage, est pris dans une scansion temporelle liée à la discontinuité du signifiant et on se rend compte que le temps du calendrier ou de la montre sont avant tout des constructions sociales qui ne prennent leur consistance que de la référence phallique. Freud disait d’ailleurs, que l’inconscient ne connaissait pas le temps et son étude du rêve a montré à quel point des strates de mémoire très éloignées les unes des autres peuvent se télescoper dans la vie psychique d’un sujet.

Si la répétition et le fantasme sont au cœur de l’organisation des symptômes dans la névrose, Lacan a souligné que c’est sur le mode du futur antérieur que s’organise notre rapport à la mémoire dans une forme de circularité entre futur, passé et présent. Il a, en effet, insisté sur l’emploi du futur antérieur comme constitutif de cette circularité diachronique de la vie psychique prise dans les rets du langage. Je vais prendre un exemple : « Cela aura été difficile mais j’y suis arrivé », dans cette phrase la forme grammaticale utilisée est le futur, mais ce qu’elle exprime est un événement passé qui se trouve ensuite articulé à l’actualité du sujet. L’utilisation du futur antérieur met donc bien en lumière le nouage qui s’opère pour un sujet entre présent, passé, et futur.

Néanmoins, cela fonctionne-t-il de la même façon pour un sujet psychotique ? Peut-on réellement parler de répétition lorsque le discours d’un sujet vient se désarticuler au point parfois de nous faire perdre tout repère temporel et toute historisation de ses symptômes, ou bien encore, lorsque la fixité de son discours holophrastique empêche toute projection et fige le sujet dans une fixité mortifère. Le rapport à la temporalité d’un sujet est souvent un point de repère clinique très précieux quant au repérage de sa structure et nous aurons probablement l’occasion de décliner cela au cours de la prochaine journée du Collège de Psychiatrie[4] organisée en février prochain.

Mais, arrêtons-nous, tout d’abord, sur le texte de Lacan : « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». Ce texte date de 1945, c’est-à-dire de l’immédiat après-guerre. Il est paru dans un premier temps dans la revue « Les Cahiers d’art 1940-1944 » et sera ensuite remanié par Lacan avant d’être publié dans Les Écrits en 1966. Il se situe donc peu de temps avant l’article sur « le stade du miroir » qui date de 1949 et il en constitue d’ailleurs, d’une certaine façon, les prémices.

Dans ce texte assez précoce de son enseignement, Lacan aborde une conception tout à fait nouvelle de la mise en place de la subjectivité qui fait prévaloir la structure temporelle sur la dimension spatiale, bien que ces deux dimensions soient toujours inévitablement associées. Lacan opère d’ailleurs ici, me semble-t-il, un premier nouage entre le langage, l’espace et le temps, nouage inaugural de tout ce qu’il ne cessera d’articuler ensuite avec le graphe du désir, puis la topologie et les nœuds. Le Temps logique est donc un pas décisif dans son enseignement, auquel il ne cessera pas de se référer tout au long de son séminaire.

 

Le sophisme

Venons-en à la présentation du sophisme qu’il nous propose pour illustrer son propos. J’ai cherché si ce petit problème logique qu’il nous soumet, était l’invention de quelque logicien auquel il se serait référé, mais je n’ai pas trouvé, et d’ailleurs il dit lui-même dans son séminaire sur Le Moi [5]qu’il est de sa propre invention, il le désigne comme « son petit sophisme » :

Le directeur d’une prison réunit trois prisonniers et promet la liberté au premier d’entre eux qui découvrira la couleur du disque qui est fixé dans son dos. Ce disque sera choisi parmi trois blancs et deux noirs (○○○●●).  Les prisonniers n’ont aucun moyen d’apercevoir leur propre disque, ni le droit de communiquer entre eux.

Il y a donc trois combinaisons possibles : deux noirs et un blanc (●●○), un noir et deux blancs (●○○), trois blancs (○○○). Or chacun des trois prisonniers voit dans le dos des deux autres un disque blanc. Après s’être considérés entre eux un certain temps, nous dit Lacan, les trois prisonniers se dirigent ensemble vers la sortie et chacun conclut avec le même raisonnement, qu’il est blanc, ce qui est exact.

Ce raisonnement tient, précise-t-il, en trois étapes :
1 – Chacun des prisonniers va pouvoir se dire : « Etant donné que je vois deux disques blancs (○○), je sais instantanément que la première combinaison, c’est-à-dire deux noirs un blanc (●●○), est fausse étant donné qu’il n’y a aucun noir. » Reste donc deux hypothèses possibles : soit un noir et deux blancs soit trois blancs.

2 – Chacun des prisonniers va alors pouvoir penser : « Si j’étais moi-même noir, chacun des deux autres aurait pu alors se dire : “Si j’étais moi aussi un noir, le troisième voyant alors deux disques noirs, aurait pu reconnaître immédiatement qu’il était blanc et il serait sorti aussitôt”. Or aucun des deux autres n’a bougé … » … cela exclut donc la deuxième combinaison (●○○).

3 – Je me hâte donc de sortir pour dire que je suis blanc comme eux (○○○).

 

Et ce n’est, nous dit Lacan, que parce que les trois prisonniers sortent précipitamment, en même temps, qu’ils peuvent avoir la certitude d’être blanc. C’est-à-dire qu’ils ne peuvent avoir la certitude que la deuxième combinaison est fausse qu’à condition que chacun des trois ait eu le même raisonnement et les mêmes temps d’arrêt : le premier temps d’arrêt, immédiatement, puisqu’ils ne voient aucun noir, et le deuxième temps, ensuite, lié au temps de réflexion nécessaire pour aboutir à la conclusion. Cette simultanéité de leur raisonnement suppose donc qu’ils aient le même degré d’intelligence et de déduction logique … ce qui n’est qu’incertain dans une mise en situation réelle !

Néanmoins, bien que cet apologue constitue un véritable sophisme, ce que Lacan désigne lui-même dans ce texte comme « une erreur logique » [6] ce qui l’intéresse, c’est qu’il constitue un outil intéressant nous permettant d’appréhender une certaine forme de vérité quant à la constitution du sujet du désir.

 

Les 3 temps du procès logique 

Il va donc reprendre, pas à pas, les différentes étapes du « procès logique »[7], comme il l’appelle, qui transforment les trois combinaisons possibles en trois modulations du temps subjectif : La première combinaison correspond nous dit-il à l’instant du regard qu’il l’appelle également l’instant de voir, la deuxième au temps pour comprendre et la troisième au moment de conclure.

La première combinaison : deux noirs et un blanc (●●○) correspond donc, à l’instant du regard, c’est-à-dire à l’évidence que cette hypothèse n’est pas la bonne dès lors que chacun voit que les deux autres sont affublés d’un disque blanc. L’instant du regard, c’est la « valeur instantanée de l’évidence », « ce temps de fulguration égal à zéro où il suffit de voir, pour savoir » dit-il. Il correspond « à un mode du sujet impersonnel, désigné ici par la formule « on sait que » … qui ne nécessite aucune subjectivisation, un petit appareillage, dit-il, pourrait aussi bien faire l’affaire pour aboutir à cette conclusion ». Il ajoutera, néanmoins, dans son séminaire Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse en 1965, que « cet instant de voir, constitue le temps inaugural du sujet dès lors qu’il s’insère dans la dimension du langage. » [8] C’est-à-dire qu’il constitue une première étape logique de la constitution du sujet même si à ce stade il ne relève encore d’aucune subjectivation.

Ce qui intéresse Lacan et sur lequel il va s’arrêter, c’est le fait que cette première étape du raisonnement correspond à un premier temps d’arrêt, puisque les prisonniers ne bougent pas, qui est lié à cette première évidence. Je reviendrai sur la valeur de ces temps suspensifs qui jalonnent le procès logique et qui sont essentiels à la mise en place de la subjectivité. Leur rôle est, en effet, tout à fait crucial.

 

LE SOPHISME DES TROIS PRISONNIERS

Les données de départ 

  3 prisonniers et 5 disques : ○○○●●

  Ils se voient mais ne se parlent pas.

  3 combinaisons possibles :

  •      ●○                           ●○○                            ○○○

L’instant du regard     ­|       Le temps pour comprendre    |    Le moment de conclure                                                          

           

… correspondants à 3 modulations du temps subjectif :

         Sujet impersonnel     |        Sujet indéfini réciproque        |       Assertion subjective

  Le raisonnement en 3 étapes 

 1e – Étant donné que je vois ○○, je sais immédiatement que la 1e combinaison ●●○ est

fausse car il n’y a aucun noir.

1e scansion suspensive

 (Temps de fulguration)

2e – Reste donc 2 hypothèses : ●○○ ou ○○○

  Chacun des 3 prisonniers va pouvoir penser : « Si j’étais un ●, chacun des 2 autres aurait pu

  se dire : “si j’étais moi-même un , le 3e voyant 2 noirs aurait pu reconnaître immédiatement

  qu’il était ○ et sortir aussitôt”. »  (Référence à la première combinaison éliminable      immédiatement). Or aucun des 2 autres n’a bougé.

  La deuxième hypothèse ●○○ est fausse.

2e scansion suspensive

(Temps de doute et de méditation)

 3e – C’est donc que je suis ○comme eux, je me hâte donc de sortir.

  C’est le mouvement simultané des trois sujets qui confirme la certitude de chacun d’être blanc.

  La 3e hypothèse est la bonne ○○○ !  

 

La deuxième combinaison, un noir et deux blancs (●○○), correspond, nous dit Lacan, au temps pour comprendre c’est-à-dire à l’étape du raisonnement, que je viens de déplier à l’instant : « Si je suppose que je suis noir, alors chacun des deux autres aurait pu se dire à son tour “Si j’étais moi aussi un noir, le troisième voyant deux disques noirs, aurait pu reconnaître immédiatement qu’il était blanc et sortir”. Or aucun des deux autres n’a bougé, c’est donc que cette hypothèse est fausse ».  Ce deuxième temps est décrit par Lacan comme un temps de méditation marqué par le doute et le mode du sujet est qualifié ici de « réciproque » parce que c’est le temps où chacun spécule sur le raisonnement de l’autre. Chacun fait l’hypothèse qu’il est noir et règle sa déduction sur la sortie ou l’immobilité des deux autres.

Ce deuxième temps introduit donc non seulement la forme de l’autre, du petit autre, en tant que tel comme pure réciprocité mais également la forme du grand Autre dans la mesure où chaque prisonnier, pour pouvoir résoudre l’énigme, doit en passer par une forme de dialectisation qui convoque la dimension du grand Autre. Ce temps d’hésitation et de réflexion correspond, nous dit Lacan, à l’entrée en jeu du signifiant. Le sujet n’est plus dans un pur jeu de signe comme dans le premier temps du processus logique. 

Le temps pour comprendre a souvent été associé, dans le travail de la cure, à ce temps de la perlaboration, de l’association libre où le sujet déplie son histoire et constate les répétitions dans lesquelles il est pris. Mais Lacan pose la question : « ce temps comment en objectiver la limite ? »[9], il peut, en effet, devenir interminable si les trois sujets restent pris dans une oscillation imaginaire. Tant que les trois compères spéculent, ils sont prisonniers, c’est le cas de la dire, du spéculaire, c’est à dire de la logique du stade du miroir.

Car en effet, pour aboutir au résultat, c’est-à-dire au moment de conclure qui correspond à la dernière combinaison des trois blancs (○○○), il est nécessaire de sortir de ce temps de cogitation imaginaire, de ses deux formes transitivistes du sujet que sont le sujet impersonnel et le sujet indéfini réciproque qu’il a désignés précédemment. Cette dernière étape du raisonnement est formulée ainsi par Lacan : « Les autres ne sont pas encore sortis, je me hâte donc de sortir pour déclarer que je suis blanc ». Ce moment de conclure est donc essentiellement marqué par la hâte, il se présente comme « l’urgence de sortir fasse à la peur d’avoir un temps de retard »[10], nous dit Lacan.

« Le “je” psychologique se dégage d’un transitivisme spéculaire indéterminé, par l’appoint d’une tendance éveillée comme jalousie »[11] …  ajoute-t-il, c’est-à-dire que c’est la subjectivation de la concurrence avec l’autre, de la jalousie qui permet de sortir de l’agressivité spéculaire. Cette concurrence avec l’autre, est d’ailleurs, représentée ici par la mise en place même du sophisme, qui ordonne une situation de rivalité entre les prisonniers. Le directeur leur dit que seul l’un d’entre eux pourra sortir de prison. Or, ce que dit ce sophisme c’est que la résolution du problème ne peut s’opérer que si les trois sujets sortent de la pièce tous ensembles simultanément, c’est-à-dire se reconnaissent mutuellement « en tant qu’ils sont autres les uns pour les autres »[12] ajoute-t-il. 

La certitude d’être blanc repose, donc avant tout sur l’acte qui est nécessaire à ce que la déduction arrive à son terme. C’est-à-dire que c’est l’acte qui anticipe la certitude et non pas le contraire. Car faute d’agir, c’est-à-dire de sortir, chacun des trois prisonniers ne pourrait pas conclure et resterait dans l’hésitation.

Cette émergence du sujet, du « je » en première personne, ce que Lacan appelle ici « l’assertion subjective » nécessite donc une coupure dans le défilé autrement infini de la répétition signifiante. Coupure propre à toute forme d’engagement subjectif qui procède également d’une séparation vis-à-vis de l’Autre.

Cette question de l’acte constitue une indication quant à la direction de la cure. On sait, en effet, que se remémorer les événements du passé est un temps nécessaire de la cure mais pas suffisant. Il faut un acte pour que la jouissance corrélée à cette répétition signifiante cesse de s’écrire et dans la cure, c’est la scansion interprétative de l’analyste qui peut permettre qu’est lieu cet acte.

 

La valeur du sophisme

Pour tenter d’aller un peu plus loin dans la lecture de ce texte, j’ai cherché les références que Lacan fait au Temps logique dans ses différents séminaires.

Dans Le désir de son interprétation, il parlera de « précipitation identificatoire », pour aborder ce qu’il nomme ici assertion subjective, c’est-à-dire que ce processus du Temps Logique n’est pas sans lien avec la question de la mise en place des identifications : cette transformation produite chez un sujet lorsqu’il assume une image et peut dire « je suis blanc » ou plus exactement, « je suis un homme » ou « je suis une femme », c’est-à-dire lorsqu’il peut se compter comme un. Et il ajoute : « La subjectivation de chacun est la transformation qui se vérifie à la suite de cette succession d’oscillations, de scansions par où le sujet se repère, en fonction de ce que les autres voient de lui-même, dans ses trois formes de temps qui sont fondamentalement trois formes de manque. »[13]

Cet acte, cette émergence du sujet suppose donc la mise en place de l’objet a, c’est-à-dire de la perte, du manque qui est ici représenté par les deux scansions successives, les deux temps d’arrêt qui scandent les trois temps du Temps logique.

En effet, avec le premier temps, ce que les prisonniers savent positivement vient de « ce qu’ils ne voient pas de disque noir ». C’est donc d’une certaine façon, ce manque à voir aucun noir qui constitue la première scansion suspensive. Le deuxième temps suspensif, celui qui est lié à l’étape du raisonnement, est marqué par le doute. Il renvoie à une deuxième forme du manque, un manque à comprendre.

D’ailleurs, dans le séminaire Les non-dupent-errent Lacan dira : « C’est curieux que j’aie mis au second temps, le temps pour comprendre, car la seule chose à comprendre dans ce Temps logique … c’est que le temps pour comprendre ne va pas sans les deux autres, ça ne vaut rien s’il n’y a pas les trois : à savoir l’instant de voir, puis la chose à comprendre, et enfin le moment de conclure… » et il ajoute « de conclure de travers »[14].

Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, il ajoutera que « l’émergence du sujet de l’identification procède avant tout d’une structure scandée par ce battement de la fente ». Le sujet n’est « qu’apparition évanouissante entre les deux temps, initial et terminal, de ce Temps logique, entre cet instant de voir où quelque chose est toujours élidé, voire perdu […] et ce moment élusif où la saisie de l’inconscient ne conclut pas, où il s’agit toujours d’une récupération leurrée »[15].

Dans les relectures successives de son sophisme Lacan met donc l’accent sur le fait que la mise en place de la subjectivité s’opère dans les interstices de ces différents temps logiques et il insiste sur l’incomplétude du sujet qui ne peut jamais se saisir totalement et procède toujours d’une forme de certitude leurrée. Dans ce « je suis un homme », l’être dont il s’agit, renvoie donc plus à un « manque à être » qu’à une affirmation existentielle assurée.

Je me suis d’ailleurs demandé pourquoi Lacan utilise le terme de « certitude anticipée » pour évoquer cette naissance du sujet. Il me semble que la certitude dont il parle ici pourrait être de l’ordre de la bejahung, c’est-à-dire de cette affirmation nécessaire à la mise en place du Moi, affirmation qui n’est peut-être pas sans lien, d’ailleurs, avec la dimension paranoïaque du Moi. Mais cela n’empêche pas que ce Moi soit fondamentalement un leurre puisque qu’il s’appuie, avant tout, comme il le déclinera dans le stade du miroir, sur l’image de l’autre, qui peut tout aussi bien être sa propre image spéculaire, qui relève fondamentalement de l’imaginaire.

Cette possibilité de se compter comme Un, de dire « je » dépend donc de l’ensemble des trois temps, qui ne sont nullement à prendre comme une succession d’évènements chronologiques mais bien comme une nécessaire coexistence de trois temps logiques indissociables les uns des autres ; coexistence qu’il illustrera dans Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse par la figure de la Bouteille de Klein, cet objet topologique qui se caractérise par son auto-pénétration. C’est-à-dire que c’est dans cette circularité entre les trois temps qu’il faut penser la naissance du sujet. L’acte conclusif, dont il parle ici, ne peut avoir un effet de subjectivation qu’à condition de se renouer avec les deux autres temps du processus logique. C’est probablement, d’ailleurs, ce qui fait la différence entre le passage à l’acte et un acte qui produit un effet de sujet au sens de l’engagement subjectif. Nous pourrions d’ailleurs peut-être, nous servir de cet outil pour aborder la clinique de l’acte.  

 

D’une logique collective

Enfin, en dernier lieu, ce sophisme des prisonniers éclaire de façon saisissante, l’interdépendance subjective des sujets, c’est-à-dire à quel point la subjectivité de chacun s’articule dans son rapport à l’(A)autre (l’autre avec un petit a, mais tout autant avec un grand A) . En effet, chacun pour résoudre son énigme doit en passer par le raisonnement qu’il suppose aux deux autres, et il ne peut fonder son raisonnement que sur leur réaction et leurs temps d’arrêts. Lacan souligne combien, dans cette course à la vérité, tous dépendent de la rigueur de chacun, et … aucun n’y arrive sinon par les autres. »[16]

Cet apologue démontre que la mise en place du sujet, son assomption n’est pas qu’affaire privée mais dépend d’une « intelligence collective et concurrente » comme il dit. On sait bien en effet, combien dans les familles par exemple mais également dans le lien social en général l’un règle sa position sur la position de l’autre. Lacan conclut d’ailleurs, son article sur la valeur de son sophisme comme forme fondamentale d’une logique collective.

Ces trois personnages à eux seul représentent, en effet, déjà une collectivité dit Lacan, et il va déplier rapidement comment cette logique peut tout aussi bien fonctionner pour quatre, cinq ou plus d’individus à condition de prévoir toujours un rond blanc de plus qu’il n’y a de noir.

Il définit « La collectivité comme un groupe formé par les relations réciproques d’un nombre défini d’individus »[17] s’opposant, en cela, à la conception jungienne d’un inconscient collectif qui se fonderait sur la généralité, c’est-à-dire sur « une classe comprenant un nombre indéfini d’individus. »

Et Lacan de conclure sur ceci : « cette appréhension d’une collectivité, donne la forme logique de toute assimilation humaine en tant précisément qu’elle se pose comme assimilatrice d’une barbarie »[18]. N’oublions pas que ce texte a été écrit au sortir de la guerre. C’est-à-dire que « cette assertion subjective anticipante », dont il parle, est le seul processus qui puisse permettre que les « hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes »[19] et puissent lutter par-là même, contre la part de barbarie qui peut surgir à tout moment.

[1] Intervention lors des Mercredi d’Henri Ey, le 28 Novembre 2018

[2] Psychologue, psychanalyste, Paris.

[3] LACAN Jacques, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » in Les Écrits, Seuil, 1966, p. 197-213.

[4] Journée du Collège de psychiatrie, « Une clinique de la temporalité », le 2 février 2019.

[5] LACAN Jacques, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Séminaire II, ALI, Leçon du 15 juin 1955.

[6] LACAN Jacques, Les Écrits, p. 199.

[7] Op. cit. p. 203.

[8] LACAN Jacques, Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Séminaire XII, ALI, Leçon du 13 janvier 1965.

[9] Op. cit. p. 205.

[10] Op. cit. p. 206.

[11] Op. cit. p. 208.

[12] Op. cit. p. 211.

[13] LACAN Jacques, Le désir de son interprétation, Séminaire VI, ALI, Leçon du 27 mai 1959.

[14] LACAN Jacques, Les non-dupent-errent Séminaire XXI, ALI, Leçon du 9 avril 1974.

[15] LACAN Jacques, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI, ALI, Leçon du 29 janvier 1964.

[16] Op. cit. p. 212.

[17] Op. cit. p 212.

[18] Op. cit. p 213.

[19] Op. cit. p 213.

 

 « LE POINT-MAISON »

OU « COMMENT J’AI PU TRAMER MA RÉALITÉ » [1]

Michel Jeanvoine

 « Le point-maison », c’est sous ce titre que je vais avancer quelques réflexions et questions. Et, pour ce faire je vais m’appuyer sur ma clinique et tout spécialement sur les propos d’un patient que j’appellerai « Roberval ». Peut-être en comprendrez-vous, dans l’après-coup, le pourquoi. Celui-ci s’était donné pour objet de m’entretenir du « comment il avait pu faire pour reconstruire sa réalité, pour la tramer » disait-il. Réalité qui à un moment s’était étrangement dissociée et fragmentée.

J’avais été amené à rencontrer Roberval alors que celui-ci présentait pour la première fois ce que les psychiatres appellent un « épisode aigu délirant ». Et tout avait commencé, avec son entourage, par ce qui s’était imposé, à savoir une hospitalisation. Dans ses premiers entretiens, à sa sortie, celui-ci m’apprit sa passion pour l’informatique et qu’il « fonctionnait en binaire ». « Oui-non », « Vrai-faux », … Il « avait touché son rêve » et il « s’était perdu » disait-il.  « Il n’y avait plus de profondeur…comme une surface, l’écran de l’ordinateur et je ne savais plus de quel côté je me trouvais… ». « L’ordinateur me parlait… ».

Une maison, sa maison livrée au grand vent de l’Autre. Une barre qui ne remplit plus sa fonction, ou encore en termes borroméens, un dénouage de RSI qui l’introduit à cet espace-temps si particulier qu’il décrit. C’est à partir de là, après cette hospitalisation, que le projet lui vient de m’entretenir de la reconstruction de cette « maison » et de sa « réalité ». « Je suis allé aux confins de l’univers…j’en ai fait le tour… ce que je peux vous dire c’est qu’il n’y a que du positif ou du négatif, de la vie ou de la mort… ou de la matière et de l’antimatière… ».

Peu importe les termes qui qualifient cette opposition puisque ce qui importe est le jeu de cette opposition même. En effet ce qui lui importe est d’être le « trait », « une boule d’énergie pure », comme il le dit, entre ces deux termes, ou bords en tension, en évitant leur collapse. Collapse qui mènerait à « l’apocalypse » ou à « la catastrophe ». Il doit y en avoir « au moins un » qui doit être là pour faire ce travail, pour faire que « cela tienne ». « Cela pourrait être quelqu’un d’autre que moi, … je n’en sais rien. Mais c’est ainsi. »

Ainsi Roberval nous l’apprend, il n’a pas le choix. Il est nécessairement celui par qui cela tient, indispensable à ce qu’un univers puisse ainsi se déployer sans se collaber brutalement. « Je suis passé ainsi d’un système binaire à un système ternaire. C’est-à-dire qu’il n’y avait plus seulement du « vrai-faux » mais du « peut-être… ».

« C’est comme cela que j’ai pu reconstituer ma base et élaborer ma sphère. C’est comme cela que j’ai pu devenir autre chose que cette boule d’énergie pure, en faisant le trait. » Vient prendre place ici la constitution d’un objet dont le support est un objet africain qu’il appelle aujourd’hui son amulette :

« Je le regardais… je dépendais de lui… Il me parlait doucement ».

 C’était une « bonne voix » par opposition aux autres.  

« C’est lui qui conservait ma mémoire… Sans lui je n’aurai pas pu faire cela… »

« Ce bijou était ma liberté, c’est lui qui m’a permis de sortir de ma prison. »

« Alors j’ai pu penser par boucle, ça se bouclait, ça se fermait, et puis je pouvais passer à autre chose en oubliant ce qu’il y avait derrière. »

« La difficulté pour se reconstituer, disait-il, c’est qu’il faut avoir un point fixe. Cet objet m’a permis de trouver ce point fixe. Il m’a permis de mettre quelque chose entre moi et les voix. »

« Je l’appelais mon ça… Je me confiais à lui en le regardant et il prenait mes pensées et je pouvais alors passer à autre chose. Il conservait ma mémoire comme une petite graine. »

Cet objet dont il parle est une croix donnée par un touareg. D’un côté, il y situe le « plus » dont il parlait, et de l’autre, en opposition ou en tension, le « moins ». Cette croix, suspendue à une ficelle, pouvait être animée d’un mouvement de rotation. Et c’était là un point manifestement important pour lui et sur lequel il n’a rien dit. Je voudrais insister sur ce que Roberval présente ici comme son « invention » et sur ce qui lui a permis de reconstituer sa maison en retrouvant de la profondeur, son « moi » comme il l’appelle.

« J’étais le trait et pour me dégager j’ai dû choisir un côté, le plus. J’aurais pu choisir l’autre côté… Mais l’important était de faire un choix… J’ai dû compter, un, deux à partir de ce bord (en désignant les deux bords en opposition ou tension), j’ai compté un, deux, et j’avais ainsi, à chaque fois, un coup d’avance, un plus Un… »

« A partir de ce moment où j’ai pu compter plus Un, les hallucinations ont cessé. »

« Je tiens le couple, c’est ma base… c’est comme cela que j’ai pu tramer ma réalité…. C’est le point. »

« Tenir le couple », « tramer l’étoffe de sa réalité », user d’une telle invention place Roberval dans une nécessaire solitude qu’il assume comme son destin parmi les hommes. Il se voulait auparavant « hors système » et le voilà dans cette situation, paradoxale à ses yeux, de soutenir une invention qu’il appelle lui-même « un système de la conscience » : « un système de la conscience qui lui procure un abri, une maison. En assurant, et en assumant cette fonction de faire le plus Un, il assure son destin d’homme dans un collectif rendu alors vivant et Roberval a le sentiment d’être par l’intermédiaire de cette « base », un « filtre » ou un « médiateur ». Le voilà comme « divisé », c’est son mot, mais « divisé dans le réel », entre « l’immortalité » due à cette « conscience universelle » et sa mortalité liée à son destin d’homme. Ainsi rend-il compte de son travail de médiateur par l’intermédiaire de la mise en fonction de cette « base ». 

« Cette invention est pour moi comme une mythologie… » « Où suis-je allé chercher tout ceci ? Où suis-je allé chercher cette invention ? ». « D’où ceci peut-il bien me venir ? ». Telle est sa question.

Voilà quelques-uns de ses propos que j’ai retenus et jugés bon de vous présenter, ceux directement en lien avec ce « point-maison » dont j’ai fait mon titre. Il est toujours délicat de rapporter les propos d’un patient dans le cadre de la présentation d’un travail. Mais mettre ceux-ci en circulation, en tirer des enseignements, les mettre au travail, participe de cette topologie qu’a bien voulu exposer Roberval dans la confiance qu’il a pu nous faire. Le clinicien lecteur en est alors partie prenante et participe, par le lien de transfert de cette topologie.

Que dire de ces enseignements ?

Je commencerai tout d’abord par quelque chose que nous connaissons bien, que nous avons appris à repérer, premier dans son propos et qui se vérifie une nouvelle fois. A savoir la présence d’une tension sociale qui fonctionne comme un appel dans le réel et qui se donne, à la lecture qu’en fait Roberval, dans le statut d’une béance, voire d’une coupure. Il y a une opposition énigmatique à laquelle il a à faire. Et il s’agit pour lui de pacifier cette tension qui s’impose au monde au risque d’un collapse. Et c’est dans le réel que cette béance prend la parole par la consistance voisée donnée à ces deux bords qui la présentent. Qu’importe comment nommer les deux bords en opposition, matière/antimatière, +/-. Il y a là une faille qui commande son être, une tendance au collapse qu’il a à relever afin que du corps puisse se soutenir, la consistance d’un « peut-être ».

Nous pouvons lire communément ce lieu comme spécifié par la dimension même du signifiant. En effet, avec Jacques Lacan nous avons pris le pli de lire le signifiant comme non identique à lui-même, par opposition à la lettre dont la spécificité est d’être identique à elle-même. C’est en ce lieu, celui de la barre, que celui-ci nous dit constituer son être et qu’ainsi il pourrait trouver son statut de parlêtre dans le registre du signifiant. C’est en faisant, mieux, en étant le « trait » entre ces deux espaces pourtant en opposition, que celui-ci maintient ouvert une faille qui donne la vie et évite le collapse redouté. Il est à noter que ce champ s’impose à lui xénopathiquement et que ces deux bords s’adressent à lui dans des registres différents et opposés, avec des hallucinations de natures différentes et opposées. 

En ce lieu, et faisant trait, il devient la cause de l’univers qui peut ainsi se déployer. Son consentement à faire trait lui assure sa raison en lui donnant la place qui s’était avérée lui faire défaut. « Il en faut au moins Un pour faire ce travail, … et je suis celui-là ». Peut-être aurions-nous à remarquer que le trait que celui-ci consent à soutenir n’est pas sans évoquer pour nous le trait de la pure différence qui spécifie l’ordre du symbolique. Qu’en est-il vraiment et comment qualifier ce pseudo « einziger Zug » ? 

Ici se trouve le point de certitude de Roberval, énigmatique. Un univers se déploie dont il est, par son travail, la cause et l’ombilic. De la même manière Schreber nous avait appris comment il était tenu d’assurer à Dieu son éternité perdue dans et par l’actualisation d’un conflit entre espaces divins. Une même topologie autour d’une faille.

C’est en ce lieu que Roberval fait valoir son « invention ». Le travail du chiffrage sur les deux bords xénopathiques de cette faille lui assure, nous dit-il, un temps d’avance par un +1 qui le met à l’abri des sollicitations hallucinatoires dont il était habituellement l’objet. Sur ce point il parait d’une grande précision et d’une grande assurance : « C’est à partir du moment où j’ai pu compter plus 1 (+1) que les hallucinations ont cessé. » Quel est ce travail de « comptage » ? Comment entendre ce +1 et le lire ? « Je compte un, dit-il, en désignant un côté quelconque, et puis deux en désignant l’autre bord de la faille. Ce travail de comput lui assure ainsi un « coup d’avance, un +1 ».

Aussi pourrions-nous avancer avec prudence que le choix de faire avec ce qui s’impose à lui, lui donne ce « coup d’avance », ce « +1 ». Gagne-t-il dans cette opération une maîtrise imaginaire toute relative de cette faille réelle qui n’a de cesse de s’ouvrir, et de se réouvrir… faille qu’il vient combler et dont il fait le fondement de son être. « Par ce comptage je tiens le couple ».

Tout semblait se passer pour lui comme si cette formalisation à laquelle il se livrait avait été la formalisation de l’engendrement d’une réalité. Et par ce défilé, où il tient la place du « médiateur », il « filtre » pour l’univers qu’il soutient, une « conscience universelle » qui s’impose xénopathiquement. Nous aurions alors là, réalisées par sa mission, les conditions d’une « humanisation », voire d’une « domestication », de ce qui fait retour, et s’impose dans des modalités xénopathiques, à savoir une « grande soupe primitive »… « Ma pensée peut alors se boucler… et une mémoire s’inscrire. »

Cette « invention » apparaît comme n’étant pas autre chose qu’un travail de logique, comme une formalisation susceptible d’une écriture. Elle vise le statut d’une fonction qui lui assurerait un « moi », voire comme il le dit, « une maison ». Et son projet n’est pas moins que de la faire connaître au monde entier.

Cet engendrement n’est pas, pour nous, sans évoquer ce que nous pouvons savoir par ailleurs de l’engendrement des nombres. Lacan a su, le moment venu, prendre un appui indispensable sur les travaux des logiciens et tout spécialement sur ceux de Frege. En effet celui-ci nous présente l’engendrement des nombres comme un travail de comput où s’invente le successeur par la prise en compte, à chaque fois, du zéro compté comme un « Un », un « +1 ». Nous avons là, chez ce logicien, présentée la manière de faire advenir du zéro sous la forme du 1, en lui donnant corps au champ de l’identique. Ainsi de l’engendrement, ou de l’enchaînement des nombres peut-il être rendu compte. Que faire de ces remarques ?

Par ailleurs, cette « invention » où il est question de pouvoir faire trait entre l’un et l’autre en opposition, entre les deux bords d’une faille, mérite que nous nous y arrêtions. En effet une même topologie se découvre à lecture des « Mémoires du Président Schreber », si nous savons le lire[2]. Tout semble se passer comme si la constitution de ce trait médian donnait à ces deux bords en opposition la propriété de n’être qu’un seul et même bord et de fonder, créer un univers. Un espace-temps se constitue par le bouclage d’allure moebien de ces deux bords qui restent en opposition, mais cependant en continuité. Cet exercice de topologie pourrait être pensé comme un simple exercice de topologie sur le recollement d’une bande bilatère à deux tours en lui conférant ainsi la propriété moebienne recherchée. Cette piste de réflexion semble en effet précieuse et lourde de perspectives nouvelles.

La mise en œuvre d’un tel engendrement, d’un tel exercice de topologie, le met à l’abri de ses voix, nous dit-il. Nous pouvons penser en effet qu’une telle opération ne peut que pousser à la civilisation d’un processus jusque-là non symbolisé. Quel(s) rapport(s) et quels liens entretient-elle avec la question de la symbolisation de la métaphore paternelle qui, ici, chez Roberval, ferait défaut, si nous suivons l’enseignement de Lacan et ses repères. Cet exercice serait-il en mesure de palier, voire de suppléer son défaut ? La question mérite d’être posée.

Mais sur quoi, et avec quoi, opère cette « invention », quelle est la nature de cette « soupe primitive » dont il se fait le médiateur ?

Ces éléments ont assurément une certaine consistance, celle tout d’abord de la voix, mais ne peut-on pas faire l’hypothèse que s’imposent à lui les éléments d’un social déjà tissé, déjà humanisé, auquel il est radicalement étranger, et qu’il ne peut recevoir que dans des modalités xénopathiques d’intensité variable ? Ainsi, sur ces éléments déjà tissést xénopathiques, se prend un appui « contre » qu’il décrit, et s’y forge ainsi une place et un destin.

Une même topologie semble soutenir le propos et l’écriture joycienne. Lacan nous fait remarquer que contenant et contenu, ou encore par exemple, le cadre et l’image, sont mis en continuité, assurant ainsi à Joyce, dans cet effet de balance entre l’un et l’autre, son savoir-faire d’écrivain. « Je me livre à des pensées… je suis une balance cosmique… » nous dit Roberval.

Tout semble alors se passer comme s’il y avait là le déploiement des termes de la structure telle qu’elle nous intéresse et avec laquelle nous travaillons. A ceci près – et ceci n’est pas mince – que ces termes ont une consistance déjà écrite et garantie par un Autre énigmatique qu’il s’agirait de trouer pour y prendre une place et assumer le destin d’élection qui va avec. 

Cette « invention » n’est pas autre chose que « l’invention » d’un « point » avec lequel il tisse, il « trame », pour reprendre son mot autrement connoté, une réalité pacifiée, là où celle-ci partait en morceaux. S’agit-il de la constitution d’une « maison », ou encore de son « moi » ? S’agit-il d’un nouvel égo ? D’un néo-égo ?

A la fin de son enseignement Lacan nous propose la topologie borroméenne avec le nœud borroméen qui noue trois registres R, S et I. La manipulation, essentielle au nœud, nous apprend qu’une infinité de présentations, avec leur mise à plat, est possible. En voici quelques-unes au tableau.

Cette présentation de la structure lui, permet d’avancer l’hypothèse de la paranoïa comme relevant exclusivement de la mise en continuité des trois registres : soit relevant d’un nœud de trèfle. Nous pourrions en avoir ici, dans et avec la dynamique de ce délire, une illustration, mieux une présentation. Pris dans la torsion hyperbolique et le morcellement de sa réalité, l’« invention » de ce « point » pacifiant ne relèverait-elle pas de cette opération de mise en continuité ? Lorsque celui-ci nous dit qu’il « tient le couple » en faisant « trait » ne s’agit-il pas d’un nouage qui mettrait en continuité ces trois registres en lui assurant une consistance commune ?

Or cette opération est amenée à se répéter avec ses bouclages successifs. Comment serait-il possible d’en rendre compte avec la topologie borroméenne ? Si cette tentative reste vaine, dans la mesure où l’éventuel dénouage par le défaut de symbolisation de la métaphore paternelle est toujours possible, elle apporte cependant un effet pacificateur.

Quelques propositions viennent ainsi à notre main par la manipulation de ce nœud Bo. Il me faut vous les proposer et tester ainsi leur validité.

En effet si nous examinons le nœud à trois, celui-ci peut se concevoir comme l’enlacement de deux ronds pliés qui forment « faux-trou » et d’un troisième qui vérifie ainsi le trou formé par le « faux-trou », ce que Lacan appelle aussi un « cycle ». Le nœud Bo peut se construire de cette manière en nous donnant une présentation simple de ce que nous pourrions appeler aussi « le point de la métaphore ».

La solution proposée par Roberval ne serait-elle pas une réponse, la sienne, à cette question : comment fabriquer, créer de la consistance ? Mieux, comment créer de la consistance avec ce qui parle dans le réel et s’impose à lui, avec ce qui se présente dans un état de désintrication ? Cette manière de « tenir le couple », de « faire la balance » et le « trait » ne serait-elle pas une manière de palier le défaut de symbolisation de la métaphore paternelle – défaut qui ouvre sur « l’apocalypse » – en usant d’un savoir sur ce point de la métaphore, sur le jeu de la structure, et qui l’introduit ainsi progressivement au champ des paranoïas ? Ainsi avec la consistance d’un réel déjà là, pourrait s’opérer un nouage pacifiant, tout en laissant Roberval en appui xénopathique… soit une position de « filtre médiateur ».

Dans son séminaire sur « Le sinthome » Lacan explore, entre autres, les conséquences du nœud à quatre. Soit trois cordes déliées qui tiennent borroméennement par une quatrième qui les noue, en introduisant, de fait, la propriété borroméenne en défaut. Cette quatrième est nommée par lui « sinthome ».

Une manière de présenter cette « invention » ne serait-elle pas, ici, de concevoir une mise en continuité dans ce qui, dans cette chaîne à quatre, fait cycle entre le symbolique et le sinthome ? L’ensemble de la chaîne tiendrait par sa consistance ainsi établie, dans cette mise en continuité, entre S et le sinthome : « Je tiens le couple ».

Voilà les quelques réflexions bien téméraires que je voulais vous livrer aujourd’hui. Et encore merci pour m’avoir rendu ce travail possible.     

[1] Ce texte a été réécrit d’après une intervention faite à Marseille aux « Journées de Marseille de l’AFI » sur « Actualités et limites de la paranoïa » les 13 et 14 avril 1991. Une première publication hautement fautive dans « Le Trimestre Psychanalytique « N°4, 1991, a rendu cette nouvelle publication indispensable. Son importance nous a fait faire le choix de cette réécriture en lui adjoignant quelques nouveaux commentaires. Cependant nous y avons laissé les remarques topologiques faites à l’époque qui viennent témoigner de leur participation active à un parcours d’écritures.

[2] Nous avons découvert une topologie tout-à-fait semblable à celle-ci à la lecture du cas de « L’homme aux paroles imposées », présentation de J. Lacan, publiée quelques mois plus tard.

MODÈLE ARTICLE

PARIENTE Guy. Antoine. De deux choses…
PARIENTE Guy. Antoine. De deux choses…
PARIENTE Guy. Antoine. De deux choses…

DE DEUX CHOSES…

Guy PARIENTE

De deux choses lune
l’autre c’est le soleil
• Paroles, Jacques Prévert, éd. Gallimard, 1949, Le paysage changeur, p. 87

Chez l’enfant, l’inconscient aurait-il quelque chose à nous dire ? À croire notre Antoine il aurait même tout compris de travers et ceci ne cesserait pas de le travailler dans son intérieur.
Ce jeune patient de sept ans penserait le monde dans une opposition cardinale telle que : la vie, la mort, et s’exprimerait dans un symbolisme universel avec Dieu et Diable tel que : p et q et de telle façon que : p implique q.
La question qui traverse de part en part cette observation, est celle d’un enfant de 7 ans pris dans un monde dichotomique, un monde qui aurait fait l’objet d’une vision binaire, ce qui serait en accord avec les théories modernes de l’information telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui.
Par exemple, je vous l’annonce avant comme une provocation : Est-ce que le ressort de cette histoire ne serait pas cette phrase du père au moment de la séparation du couple, phrase qu’il aurait dite à son fils, phrase rapportée par la mère « Toi et moi c’est une histoire finie » ? Dont « l’analyse serait infinie ».
Antoine est le fils unique d’une mère qui s’est séparée de son mari quand il avait 2 ans et 8 mois. Le couple avait déjà 14 ans de vie commune et leur séparation s’est faite plus ou moins à cause de l’enfant.
Mais venons à cette observation.
C’était en janvier 2000 au CMP. J’ai reçu ce jeune Antoine âgé de 5 ans avec son père et sa mère. D’emblée, l’entretien porta sur l’abandon, la peur d’Antoine d’être abandonné avec des : « Tu m’oublieras pas ? » « Tu viendras me chercher ! » « On rentre bientôt à la maison ? ».
Le père après le divorce s’est senti rejeté par son fils. Le père résumait l’ambiance de sa vie de couple par cette diagonale : à peine géniteur à côté d’un trio infernal : sa femme, sa belle-mère et sa belle-sœur.
Ce premier entretien fut sans lendemain.
La mère a sollicité une nouvelle consultation 2 ans et 8 mois plus tard pour cette fois un autre problème. Nous étions en septembre.
J’ai vu entrer la mère qui tirait son fils par la manche au milieu d’un dialogue :
– Pourquoi on doit y aller ? J’ai pas envie… Tous les mois ; disait Antoine.
– Toutes les semaines ; disait la mère.
– J’ai pas envie ; répétait Antoine.
La mère excusa l’enfant pour cette entrée en matière par un : « Vous comprenez, il est timide… », avant de me déposer sur le bureau l’histoire suivante :
– Cet été, au cours d’un séjour en Tunisie dans un hôtel, nous avons rencontré un couple sans enfant. Antoine était très désagréable. L’homme a pris à part Antoine, sans doute pour le raisonner et a rapporté à la mère la chose suivante : Si Antoine se comportait comme ça c’est que, entendez bien : « le diable le forçait ».
– Antoine – disait la mère – a eu un changement de comportement lié à l’attitude de son père : Il veut tuer sa mère !
– Antoine : C’est pas vrai.
J’interroge Antoine par un : Tu  l’as dit ? Il répond par un :
– J’sais pas pourquoi j’l’ai dit ! ! !
Dans l’entretien, Antoine confirmait :
– Des fois l’Diable m’oblige à faire des bêtises, frapper les autres, pousser. I’m’parle dans ma tête, I’m’dit fait des bêtises… Aller tu vas tuer quelqu’un. C’est pas une voix comme toi et moi… Cette voix c’est des mots.
– Antoine : Des fois j’me fais punir à l’école et des fois j’ai peur… (Au bord des larmes). Des fois ma mère… Heu… Ben… É’m’dit d’pas faire de bêtises ! Le diable il m’oblige à la faire…
J’veux plus voir mon père… J’sais pas pourquoi… Il m’a puni.
– Le psychiatre : Ah bon ?
– Antoine : J’voulais pas aller quelque part avec lui, il m’a obligé… À Bricorama… J’aime pas… On reste trop longtemps… (Pause).
– Ah qu’est-ce que j’ai d’autre ? Des fois, j’m’embête. J’peux pas m’empêcher, mais il dit d’écouter à chaque fois…
J’ai quoi d’autre ?… C’est tout.
– Le psychiatre : C’est tout ?
– Antoine : Ouais.
– Le psychiatre : C’est la première fois que tu en parles ?
– Antoine : (des larmes dans les yeux) Ouais ouais… À l’école des fois les copains sans qu’j’les frappe, i’m’frappent.

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard).

Antoine : Des fois, à l’école j’suis dans la lune et heu… Qu’est-ce que j’ai – ?! Il faut marquer là qu’il est tout à fait impossible d’attribuer un statut à ce bout de phrase, question, affirmation, je ne sais pas. Ben… Aussi. Quand j’veux faire quelque chose y a quelqu’un qui m’empêche, qui m’interdit or que c’est pas une bêtise… C’est dur !!!
Dès fois quand je suis constipé, j’ai peur de faire caca… Maintenant j’y suis plus… C’est plus grave…
Ah oui… Des fois les chats sans que j’leur fasse mal ils me griffaient.
C’est tout.
Non, une dernière chose. J’sais pas pourquoi la maîtresse, elle me gronde et j’ai rien frappé. Faut qu’ça m’énerve beaucoup beaucoup, pour que j’frappe.
J’ai oublié un truc, quand j’fais d’la trottinette, quand j’fais quelque chose que j’sais faire, le diable, il dit : tombe ! Et j’tombe.
J’tombe, je saigne des fois, mais j’ai jamais mal.

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard, le 10 octobre).
– Antoine : J’commence ?… J’commence ! Des fois quand la maîtresse explique des exercices, j’ai la tête dans la lune. Il dit des fois d’embêter les copains et aussi quand j’ai envie de jouer avec les copains j’deviens fou et j’leur fais mal…
Ah oui quand j’montre mes cartes à mes copains, on veut m’les voler…
Ah voilà, chez ma tante des fois c’est toujours avec le diable, mais des fois, c’est avec dieu. Il tombe du ciel.
Il rentre dans ma tête.
C’est normal, c’est des esprits.
Ils tombent partout.
– Le psychiatre : C’est pour tout le monde la même chose ?
– Antoine: Oui, pour les adultes aussi ! Ils veulent tuer leur femme des fois !

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard, le 17 octobre).
Antoine : J’ai presque tout oublié c’que j’ai à vous dire.
À l’école j’travaille pas, comme ça. (Il se croise les bras). J’réfléchis.
Quand ma mère et moi on est dans la rue, j’traverse comme ça, sans regarder les voitures et c’est encore le diable qui m’dit d’faire ça. Ça m’dit rien, j’aime pas.
Le diable, il parle tout l’temps avant dieu… J’suis obligé d’le faire.
Quand j’étais p’tit, j’me rappelle, Jules et moi, y’avait une moto en plastique.
Le diable : Montez tous les deux sur la moto en plastique ! Lui il s’est fait mal dans l’dos et moi j’me suis cassé la clavicule. J’étais pas bien, j’ai très mal. C’est comme s’il avait des bras et qu’il nous tenait comme ça et qu’il nous soulevait sur la moto.
Jules c’est mon copain, lui il n’arrête pas de faire des bêtises.
Ah, j’me rappelle d’autre chose. Des fois, ma mère et moi on s’gronde, j’lui parle des mots sans raison, et j’l’insulte… C’est encore le diable.
– Le psychiatre : Elle ne doit pas être contente !?
– Antoine : Elle m’donne des claques. C’est tout.
Il sort et va chercher sa mère.

La mère, le psychiatre.
– La mère : Y-a pas beaucoup d’amélioration ! À l’école il est toujours aussi puni, turbulence, taper tout le monde. À la maison, il est difficile, il m’a traité de grosse vache.

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard, le 7 novembre).

– Antoine : Au centre aéré, des fois, j’ai peur que ma maman s’fasse écraser.
Des fois j’pars tout seul dans l’noir (la nuit) avec Jules mon copain.
Maintenant mes copains, ils m’bagarrent. Et aussi quand j’mange quelque chose que j’veux plus et qu’j’aime pas, j’fais des gestes comme ça (il agite les mains).
– Le psychiatre : Ça fait penser à un oiseau ?
– Antoine : Ouais !…
Quand j’étais petit, avant d’aller à la crèche, j’pleurais… tous les jours, j’aimais pas la sieste, j’avais deux ans.
– Le psychiatre : Et Jules ?
– Antoine : C’est mon copain, y a qu’lui pour jouer chez moi, c’est mon voisin… On fait des bêtises ensemble… C’est à cause du diable.
– Le psychiatre : Il le sait lui ?
– Antoine : Non, moi j’le sais, lui, il le sait pas.

La mère, le psychiatre.
– La mère : Antoine a dit que son père était conducteur d’une voiture de formule 1, qu’il s’invente des histoires. Un an ou six mois après qu’son père l’ait rejeté, il disait qu’son père était mort. C’est passé un peu et là ça revient. Toujours peur qu’sa mère disparaisse.

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard, le 14 novembre).
– Antoine : À l’école c’est toujours la même chose. Les billes… les filles m’embêtent et après c’est moi, et aussi j’en ai marre d’être un vilain garçon. Ya des gens qui m’parlent, j’réponds pas et on est obligé de me crier d’ssus pour que j’réponde… Mais pas souvent.
Le 11 novembre ça c’est mal passé au centre aéré.
Des fois avec maman quand on fait les devoirs, on s’parle pas bien, j’lui réponds et elle me donne des fessées… J’résiste aux fessées.

. La mère, le psychiatre.
– La mère : Antoine n’aime pas quand je vous vois, il a toujours la hantise que je parte. On a été chez son parrain, il s’est moqué de lui pour ça.
Il n’arrivait pas à dormir de peur que je ne le laisse. Il a fallu que je lui donne mes clés de voiture pour qu’il soit sûr.
Il dit : les filles “ j’les bagarre ”
C’est à la suite de cette séance que la mère d’Antoine n’est plus venue accompagner son fils. Aucune réponse à mes relances. Nous nous sommes rencontrés une fois quelques mois après et elle a bien voulu me confier sans vouloir me faire de peine qu’elle estimait que cette façon de travailler avec Antoine ne lui convenait pas, qu’Antoine était toujours aussi dissipé, qu’il n’avait pas fait de progrès.

Si la clinique psychanalytique est la clinique psychiatrique, la mère nous rapporte un épisode inquiétant avec des éléments de crainte et de jalousie au cours du voyage en Tunisie. Les éléments relatés par la mère et confirmés par l’enfant nous poussent dans un diagnostic d’hallucination auditive. Les propos rapportés sont un peu abrupts.
Un mot peut-être sur la prosodie de cet enfant. Il a un propos saccadé, peu compréhensible avec des mots entrecoupés d’une respiration qu’il reprend à l’emporte-pièce, des apnées, des heu, une sorte de bégaiement respiratoire plus que phonétique qui rendait sa parole difficile à suivre et que j’essayais parfois vainement de normaliser par des : Comment, Ah, Oh, qui ne changeaient pas grand-chose sauf à lui faire ouvrir de grands yeux. Pas de réelle dysphasie mais manifestement une absence de ponctuation, de nombreuses incises et des modifications de ton sans rapport avec le propos. Ses pauses ressemblaient à celles que fait un technicien qui donne une information à un profane.
Il est indéniable qu’Antoine n’est pas sans savoir, certes, mais sa façon de s’exprimer laisse entendre qu’il ne cesse de supposer l’existence d’une autorité, d’un Diable ou d’un Dieu, qui serait organisateur de ce savoir, que ce savoir serait bien plus étendu qu’on pourrait le croire, que c’est au prix du doute, entendez là, de la mise en suspens du sens comme disait Lacan : “une ponctuation heureuse qui donne son sens au discours”, qu’un travail m’a semblé possible.
Cette histoire rappelle le mythe d’Œdipe à sa naissance, le mythe de l’enfant exposé parce que frappé d’une malédiction. Lacan, dans sa remarque sur le rapport de Daniel Lagache rappelle que l’enfant « avant que d’exister en lui-même, par lui-même et pour lui-même, l’enfant existe pour et par autrui ; qu’il est déjà un pôle d’attentes, de projets, d’attributs », c’est-à-dire de signifiants.
« Cette voix c’est des mots » avait-il dit.
La question est : Quel peut être le statut d’un tel phénomène ? Est-ce un phénomène élémentaire au sens psychiatrique du terme ? Doit-on appeler cela : automatisme mental ?
Ce n’est peut-être pas un discours. Ce sont des ordres tels ceux que les adultes en donnent aux enfants et où il ne lui reste plus qu’à obéir, sans toutefois accorder un quelconque statut à ce qui est dit, sauf à chercher à lui assigner une origine. La conséquence est et tend vers une mécanisation de l’être même s’il n’est pas, à notre grande surprise, dans l’attente anxieuse de ce qui lui vient.
Si la psychiatrie dite classique met l’accent sur le caractère sensoriel du phénomène hallucinatoire, Freud dans ses « Études sur l’hystérie » lie les hallucinations au rêve et au souvenir en distinguant les processus primaires et les processus secondaires.
Chez Antoine (Le Saint que l’on invoque pour la recherche des objets perdus), c’est comme si sa machine à souvenirs, n’était pas en place et que le souvenir du processus primaire qui est toujours hallucinatoire n’avait pas pu se transformer en une représentation, celle à l’œuvre dans le processus secondaire. Antoine serait à parcourir cette bande de Moebius elle-même, dans sa trame et non pas comme s’il se baladait dessus comme une surface qui, pour le coup, aurait en toute apparence un dessus et un dessous. Pour tout dire, l’hallucination comme obstacle au souvenir, ou l’hallucination comme souvenir.
Comme nous rapporte sa mère, dès qu’elle s’éloigne, qu’elle n’est plus là, il est perdu si elle n’est pas « à portée de ses yeux ou de ses oreilles ». Antoine doit pressentir dans son for intérieur que ses parents, à la moindre occasion, à la pêche, en descendant les ordures veulent l’abandonner, d’ailleurs ils sont déjà séparés, et donc, il faut qu’il les ait à portée des yeux ou de la voix. Deux objets « a ».
Manifestement, il y a les objets voix et regard. Nous pouvons éliminer une écholalie ou un psittacisme, (perroquet). Si Ça parle et ça commande, ça ne l’implique pas dans la parole mais dans l’acte et si, dans le voyage en Tunisie l’adulte un peu surpris par son langage ne l’avait pas interrogé en aparté il n’en aurait peut-être rien dit. Les mots qui lui viennent ne sont pas impliqués dans sa parole, ce sont des mots, Antoine ne manifeste pas le désir d’être maître de sa parole. Chez Antoine il y a du S1 qui donne du S2 et il est assujetti à la suite des S qui lui font signe, des voix sans issue. À dire Dieu ou Diable, il fait advenir le symbole, le genre, même si à première vue les découpes pertinentes des mots se font mal.
À l’école, il est plutôt dans le rang des souffre-douleurs et s’il provoque les autres enfants, plus les filles que les garçons, après il ne se défend pas. Il ne cherche pas la parole, il cherche le lieu où il y aurait abolition de toute distance entre la pensée et le faire, entre lui et l’autre, l’Autre le Diable. Il est l’acteur qui évacue sur le mode abréactif l’idée qui lui passe par la tête sans chercher de lien. Tout laisserait à penser qu’il n’a comme interlocuteur que ce personnage désincarné : Diable, tout en remarquant qu’il n’y a pas dialogue, il est investi d’une mission dont il prétend ne rendre compte à personne et il n’est pas certain que Diable, si Diable il y a, le voit, le sait. Il n’y a aucun retour du Diable, il n’y a que des ordres, même pas des invectives. Pour tout dire, les adultes n’ont remarqué Antoine que dans ses comportements car, tout-à-coup, Antoine accomplissait l’ordre et semait le désordre.
Si aussi, il se fait punir par ses maîtres, c’est surtout pour la richesse de son vocabulaire outrancier, cette richesse à la Audiard n’étonne pas, mais le met au ban de sa classe. Ceci vient envahir ses propos à la maison.
Antoine reste dans une position infantile, dans une idée de toute puissance qui le mettrait dans un au-delà de la mort, une méconnaissance de la mort. Ce n’est pas une entrée dans la mystagogie, un mot qui commence comme mystère et se termine comme pédagogie, une conjugaison sur le point de…, le point zéro (l’aoriste), l’acte sans référence à sa durée, un être en train de laisser.
Ce Diable est-il un père, celui du paranoïaque, celui d’un double ? La démarche de la mère vers un CMP peut-elle laisser croire qu’elle cherche pour son Antoine une restauration ou une instauration d’une image paternelle, ou quelque rafistolage possible pour qu’Antoine accepte de revoir son père sur un mode moins conflictuel ? Antoine dit de son père qu’il conduit une formule 1, il dit aussi qu’il est mort. Assistons-nous là à ce que Lacan (Écrits, p. 579) évoque des “effets ravageant de la figure paternelle (…) dans le cas où le père a réellement la fonction de législateur ou s’en prévaut “. Rien n’est moins sûr. Nous pouvons donc avec sérénité écarter le diagnostic de paranoïa. Pourtant chez ce petit Antoine il y a une logique persécutrice dont il est le perdant. Il n’investit pas pour autant la lutte des faibles contre les forts ou un quelconque autre scénario simplificateur et antagoniste. Il reste sur le mode un peu perplexe, celui du doute même si nous entendons Dieu et Diable.
La suite de l’histoire vous ne la connaîtrez pas car la mère, au bout de quelques séances n’est pas revenue nous voir avec son fils, elle a trouvé un autre thérapeute, quelqu’un qui garderait son fils plus longtemps en entretien, c’est le cas de le dire, un temps décent. Elle a sûrement aussi accédé à la demande de son fils qu’il a d’emblée exprimé, rappelez-vous :
– Pourquoi on doit y aller ?
– J’ai pas envie !
– Tous les mois !
– J’ai pas envie d’y aller…

En conclusion. Les hallucinations chez l’enfant de cet âge-là restent rares et quand elles existent, seules leurs persistances dans le temps signent une entrée possible dans la psychose. Chez Antoine le point inquiétant restait dans l’ébauche d’une construction d’un délire autour des remarques pour le moins pertinentes avec son ami Jules.

Il y a quelques années déjà nous aurions évoqué l’entrée dans une dysharmonie évolutive (Mises). Mais là encore le temps ne nous a pas permis de cerner l’évolution.
Antoine éprouve bien des sensations anormales mais il ne présente pas de phénomène de transmission de pensée. Dieu comme Diable ne viennent pas lui dérober sa pensée, pas de télépathie, pas le plus petit sentiment d’étrangeté, le « heim » est épargné. Antoine éprouve des choses, il nous rappelle La Mettrie (1748) et son homme machine et Voltaire disait de lui : « C’était un fou et sa profession était d’être fou » (cité par P.-L. Assoun dans la préface à l’homme machine). Il est vrai que cet homme avait arrêté la théologie pour faire la médecine.
Antoine n’a jamais présenté au cours de nos entretiens une quelconque attitude d’écoute de même qu’il ne nous a pas donné l’impression d’être désigné par Dieu ou par le Diable. Tout au plus était-il embêté de se trouver puni pour les actes qu’il fait sur commande.  

JEAN Thierry. Vers une tiers-mondialisation de la psychiatrie ?

Vers une tiers-mondialisation de la psychiatrie ?

Thierry JEAN

 

Plus que de révéler la faillite de la psychiatrie française, les récents événements tragiques impliquant la folie des hommes, mettent une nouvelle fois en exergue ce fait que le dispositif politique d’une société se mesure à la façon dont elle traite la folie.

L’inflation des missions, aujourd’hui,  dévolues aux psychiatres dans le contexte de bouleversements des valeurs et repères traditionnelles montre en effet que la psychiatrie a cette particularité de relever certes du domaine de la santé mais en tant que les phénomènes dont elle a à traiter sont le produit de notre discours social Dans un domaine où la violence est parfois le corollaire de certaines maladies, la réaction de notre ministre établissant un lien direct entre le double assassinat de Pau et l’état de délabrement du système de soins psychiatriques, pour exact qu’il soit, surprend.

Il surprend parce qu’il marque une rupture de ton qui substitue au silence ou aux préoccupations exclusivement techniques ou budgétaires, un souci humaniste et des moyens financiers.

Certes,  les pouvoirs publics ne pouvaient rester silencieux devant des « victimes innocentes » comme ils le furent devant nombre de malades victimes depuis plusieurs années de la dégradation des conditions de soins. Plus grave, c’est moins à la souffrance qu’à la violence qu’il est répondu, portant la suspicion d’un réflexe sécuritaire là où il s’agit avant tout de soins et d’humanisme.

Le drame de Pau, l’assassinat de l’hôpital de Saint Venant, le meurtre à la station Rambuteau n’ont pas révélé un état des lieux. Celui-ci était connu. La presse s’en était fait l’écho : situation des hôpitaux, fermeture administrative de structures alternatives, augmentation du nombre d’internements par défaut de prise en charge ou « effet tourniquet », errance et désocialisation de nombre de psychotiques….La profession, dans son entier rassemblée à Montpellier pour les états généraux, avait, dés 2003, alerté les pouvoirs publics. Les sonnettes d’alarme avaient été tirées mille fois. Ce qui a, dramatiquement, éclaté au grand jour ne sont que les conséquences d’une politique d’indifférence soutenue par une idéologie récusant la dimension spécifique de la maladie psychiatrique.

Ces événements nous rappellent aussi que toute société refusant de se doter des moyens de sa pacification accepte sa propre destruction interne et Michel Foucault avait en son temps pointé le caractère civilisateur de la psychiatrie,  accentuant, jusqu’à l’outrance, sa dimension répressive.

Pour une certaine rationalité clinique expérimentée, le fou relève toujours de la sagesse antique, traditionnelle. Notre modernité le situe maintenant du coté du déficit et du handicap.

Voilà sans doute pourquoi la psychiatrie est aujourd’hui une vieille dame oubliée de la république et des modes, en cure d’amaigrissement permanente, une vieille dame dont on dit qu’elle ressasse ses histoires d’un autre âge, dont on dit qu’elle se refuse à passer à la modernité là où son objet est justement rétif à se laisser cerner et saisir par le positivisme ambiant.

Comment s’assurer, dans ce climat compassionnel, que la volonté ministérielle enraye une évolution que ses prédécesseurs ont programmée et décidée de longue date dans l’indifférence générale à l’exclusion des patients et de leurs familles cependant que les psychiatres, en voie d’extinction, s’éreintent dans des tâches administratives croissantes sous contrôle d’un encadrement caporalisé.

La question posée à la psychiatrie au sortir de la seconde guerre mondiale a été celle de l’asile et de ses conditions. Ce furent des questions éminemment pratiques, elles devinrent des enjeux idéologiques. Traumatisé par la politique d’élimination du III° Reich relayé par Vichy, un certain nombre de psychiatres, éthiquement intransigeants, avait su redonner leur dignité aux malades. Globalement, le projet de la sectorisation a été le principal vecteur de cette ambition humaniste, projet simple qui consistait à mettre à la disposition d’une population donnée d’un secteur géographique un arsenal thérapeutique (hôpital de jour, foyer, centre de consultation, appartements thérapeutiques) susceptible de prolonger et de désenclaver les soins hors de structures hospitalières lourdes, obsolètes et devenues au fil du temps de véritables cours des miracles. Les progrès de la psychopharmacologie avec l’apparition des premiers neuroleptiques ont largement favorisé ce mouvement hors des murs de l’asile et ont permis l’accès à des soins « extra muros ».

Ce projet simple et ambitieux, probablement budgétivore, s’est heurté à un couple inédit, alliant contraintes économiques et évolution culturelle cependant que peu à peu disparaissaient les témoins directes de ce que furent les politiques totalitaires en matière de santé mentale.

N’insistons pas sur le facteur économique : premier choc pétrolier, politique d’économie et de restriction budgétaire, contamination des principes de productivité et de rentabilité y compris dans des domaines réfractaires à tout ordre comptable (quel est le coût d’une psychose ?). La conséquence fût, rapidement, un déséquilibre croissant entre de trop rares créations de structures alternatives et la réduction à marche forcée des capacités d’accueil hospitalier (fermeture de 125 000 lits en 30 ans). Une logique identique a prévalu dans la gestion et le recrutement du personnel nécessaire au fonctionnement et à la mise en place de ce qui, à l’époque se présentait comme précurseur des actuels réseaux de soins.

D’un projet de désenclavement des soins, d’ouverture, la politique de secteur s’est transformée en politique de désinstitutionalisation massive et anarchique qui n’a cessé de laisser sur sa route les patients les plus difficiles, c’est à dire les plus malades qui constituent aujourd’hui plus de 30% de la population carcérale et l’infinie cohorte des SDF.

Parallèlement, la filière de formation des infirmiers psychiatriques était fermée avec la perte sèche de leur savoir faire, le recrutement des futurs psychiatres était drastiquement contingenté et leur formation par  l’université réduite exclusivement aux normes anglo-saxonnes. La tradition humaniste de la prestigieuse école de psychiatrie franco-allemande s’est ainsi vue renvoyée au rang des curiosités muséographiques au nom d’un supposé progrès scientifique promu par une industrie pharmaceutique alléchée par les énormes bénéfices attendus « des pilules du bonheur ».

Le résultat est là : manque de structures et de moyens, déficit organisé en personnel, discipline en régression théorique, emprise d’une bureaucratie à la croissance exponentielle, chronophage et paranoïaque.

Mais ceci n’a été possible qu’à la faveur de profondes modifications dans la conception de la folie dans nos sociétés contemporaines.

Née sous les auspices de la philosophie des lumières, le dernier tiers du siècle passé a vu la question de la folie se déplacer d’une part dans le champ technoscientifique avec l’essor des neurosciences et de leur dérive utilitariste, le cognitivisme, d’autre part dans le champ sociopolitique avec l’interprétation marxiste et la lecture de Michel Foucault,  cette évolution s’opérant à mesure du déclin progressif au sein des hôpitaux des références psychanalytiques.

De phénomène étrange, la folie est devenue étrangère, c’est-à-dire amputée de sa prétention à véhiculer un sens. C’est l’existence de la folie en tant que virtualité permanente de l’homme qui a été récusée pour être remplacée par des notions congruentes de fait et lestées du poids des certitudes que donne le label scientifique. La folie est devenue aujourd’hui pour le scientifique un déficit, pour le sociopolitique une privation de droit.

Récuser l’existence même de la folie, c’est la livrer aux tendances ségrégationnistes qui courent, aujourd’hui, à travers la société. L’enceinte judiciaire est, à ce titre, exemplaire qui n’offre plus aux malades mentaux le couvert de l’irresponsabilité pénale. C’est aussi, au quotidien, l’injonction à une réinsertion hypothétique pour ceux nombreux qui,  structuralement, ne peuvent plus se confronter aux exigences de la vie sociale.

La question est simple, la psychiatrie est médicale parce que elle se fait au chevet des patients, elle est avant tout clinique mais une clinique ne peut se dissocier du discours ambiant et un certain nombre de psychiatres inquiets des dérives idéologiques dans lesquelles leur discipline se perd ont dernièrement crée un collège de psychiatrie pour proposer à tous un enseignement clinique que, souvent, la faculté n’est plus en mesure de leur offrir.

Il nous revient, à tous, de nous demander ce que nous faisons de nos fous, de nos semblables, y compris des moyens que nous nous donnons pour assurer leur soin et leur dignité et s’il est légitime de réguler les dépenses de santé,  de tenir compte des progrès scientifiques, comment justifier l’effacement progressif du champ de la psychiatrie pour le réduire à des procédures techniques dictées par une logique managériale issue de l’économie du marché ?

Renouant avec l’éthique de soins, le plan annoncé par le Ministre de la santé présenté comme un document de travail redonne enfin quelque espoir. La psychiatrie ne pourra se contenter d’annonces médiatiques ni d’un plan de colmatage, là où des réformes structurelles qui prennent en compte la réalité de la maladie mentale sont indispensables.

 

Yannick CANN, psychiatre, Co-fondateur du collège de psychiatrie  (école pratique d’enseignement et de recherche) 

Thierry JEAN, psychiatre, secrétaire de rédaction du Journal Français de Psychiatrie

Journée d’étude, DECEMBRE 2014, Questions éthiques et cliniques des présentations cliniques à l’hôpital psychiatrique »

Questions éthiques et cliniques 

des présentations cliniques

à l’hôpital psychiatrique

 

Journées d’étude organisées par l’Ecole Psychanalytique du Centre-Ouest (EPCO)

et le Collège de Psychiatrie

 

Samedi 13 décembre 2014 de 9 heures 30 à 18 heures

Dimanche 14 décembre 2014 de 9 heures à 13 heures.

Salle de conférence, Centre Henri Laborit,

370, av. Jacques Cœur, à Poitiers

 

           Il n’est pas rare d’entendre des critiques sur les présentations de patient en psychiatrie, avançant un argument éthique, le plus souvent assez vague, et un autre plutôt clinique qui stipule qu’elles pourraient avoir un effet néfaste pour les patients.

          Le but de ces journées n’est pas de les rejeter a priori, mais de les mettre à l’épreuve de nos diverses pratiques et d’une disputation rigoureuse. Il est vrai que la tradition universitaire et mandarinale a pu en donner l’image d’une mise en scène propre à faire valoir la connaissance d’un professeur, ou la maitrise d’un thérapeute, au mépris de la position d’un sujet traversant une expérience singulière. Ce qui se sait moins, c’est que cette critique a été entendue et a été utile pour œuvrer à une nouvelle mise en place qui redistribue la position de chacun et les enjeux  de cette rencontre. L’apport de Jacques Lacan au champ de la psychose n’y est pas étranger, en particulier sur ce que la parole implique pour tout sujet.

          Nous pouvons témoigner que ce dispositif, pourvu qu’il soit repensé avec l’hypothèse de l’inconscient chez le sujet humain affecté par le langage relève d’une part d’une éthique élaborée qui ne se réduit pas à quelques mots d’ordre déontologique, et va d’autre part renverser les postures traditionnelles en situant le savoir du coté du patient.

          On pourra ainsi  apprécier les effets de déplacement d’une telle pratique tant pour le patient enfermé dans ses constructions, que pour le soignant pas moins aliéné à ses représentations : la chronicité est l’affaire de tous. Si le dispositif des présentations cliniques tel que nous le suggérons n’est pas sans se situer dans l’élaboration diagnostique et dans le souci thérapeutique, cela reste l’acte du médecin et de l’équipe soignante. Mais le ressort de ce dispositif est ailleurs.  

          Il ne s’agit pas seulement d’enregistrer un verbatim des entretiens, toujours si  riche,  ni de transmettre une connaissance déjà constituée, au demeurant précieuse, mais de travailler à partir de la particularité de la rencontre ce qu’elle aura pu produire comme savoir singulier. C’est ce qui se met en œuvre dans la reprise a postériori de l’entretien clinique sur les modes dits du « fabrique du cas », « trait du cas », « carnet de bord », etc., dont le projet n’est pas de graver un métalangage au-delà des propos tenus , mais de rester au plus prés de la parole, y compris dans ses trébuchements, de façon à en cerner si possible la logique.    

          Il est certainement nécessaire aujourd’hui de procéder à l’appréciation de ce que cette reformulation a pu apporter à la question de la psychose et de son accueil, et de se pencher sur les fondements de cette pratique afin d’en dégager des assises propres à nous orienter dans notre tache.

Intervenants pressentis : Jean Garrabé, Claude Guyonnet, Emmanuelle Binjamin, Michel Daudin, Marie-Hélène Pont-Montfroy, Georges Schmitt, Pierre Marchal, Benoit Gillain, Bernard Delguste, Christine Baudoin, Steve Lafaurie, Michel Jeanvoine, Alain Harly, etc.

 

Quelques textes des interventions de ces journées :

 1- Jean GARRABE,  « Les leçons cliniques dans les sciences de l’esprit : approche historique. »

Michel DAUDIN, Présentation du livre « le métier d’être Homme »

Le Métier d’être homme

Samuel Beckett, L’invention de soi même

Marie IEMMA-JEJCIC
 
 
Retour après la lecture de son livre et sa conférence au collège de Psychiatrie
le mercredi 23 Mars 2022
 
Ce travail de lecture m’a permis par un retour à Beckett d’insister sur la notion d’écart, en reprenant un propos de Cioran (Exercices d’admiration – Arcades Gallimard – 1976) où il nous dit « Pour deviner cet homme séparé qu’est Beckett, il faudrait s’appesantir sur la locution « se tenir à l’écart ». »
 
En quoi et par quoi a tenu ce travail permanent pour Beckett si ce n’est par les mots dans leur obligation de nommer pour faire ouverture, création dans le langage afin de donner respiration au corps. Ce corps dont il souffrait lors de ses difficultés respiratoires et où il ne voulait pas se laisser enfermer à l’image de Proust, mais aussi dans ces abcès, ses anthrax qu’il fallait vider ou encore lorsqu’il était paralysé par des troubles hypocondriaques et dépressifs.
 
Se tenir à l’écart c’était aussi ces silences si denses qui pouvaient s’installer dans sa relation à autrui mais également à l’intérieur de son propre langage. D’où cette écriture faite de brisures, d’éclats, de rupture. Ces personnages qui font narration passent subrepticement de l’un à l’autre en silence dans des déplacements, des retournements incessants donnant aux voix ces inflexions qui nous interrogent sur leur nature. Mais ses mots restent fragiles et ne cessent pas de ne pas s’écrire, cet impossible n’est pas une énigme c’est une exigence. Ces mots que Beckett nous présente dans L’innommable comme ”gouttes de silence à travers le silence” ont aussi le poids, la matérialité de la lettre qui viennent creuser le réel. Trou d’angoisse mais qui vient aussi circonscrire la pulsion dans cet ”écrit-dire” si bien souligné par Marie Jejcic.
 
La densité de l’objet accompagne partout Molloy (qui me paraît le plus exemplaire du dire de Beckett). Son chapeau omniprésent dans son œuvre est l’objet tout particulier de son attention, surtout ne pas le perdre, toujours accroché à l’élastique par un petit trou qu’il faudra attentivement réparer. Même bordé de fumier dans l’Innommable, il ne faut pas faire sans lui. Objet-élastique-trou, il faut rester vigilant, il faut garder le cap pour le pire, il faut rester en mouvement, ramper dans la boue. Banc, vélo, béquilles, crayon, bâton font une panoplie qui permet de ne pas se perdre dans un monde de semblant, de tracer sa route mais où sont-ils dans cette chambre cellule qui n’a qu’une seule fenêtre par laquelle pénètrent soleil levant et soleil couchant. Dans cette inanité des mots le sable devient fable. Seul Mais non le monde te regarde, le bord de la falaise devient tremplin. Pas si seul toute création est poésie Joie
(lecture personnelle et interprétation momentanée de Compagnie) La vie de Beckett en témoigne.
 
Revenons à notre Lecture d’Être Homme.
Hystérectomie à la truelle. Ne pas être absorbé par l’Autre. Naissance d’un dire nouveau singulier ?
Marie Jejcic suit le souffle récupéré par Beckett dans son écriture qui construit un monde où les narrateurs sont respectueux du langage dans le ”se tenir à l’écart” du signifiant laissant place à l’objet (voix, regard, rien). L’innommable oblige à continuer dans un dire, dans une éthique de la parole où se conjuguent l’impossible et la nécessité propres à la structure.
 
Jean Pierre Faye après la nomination de Beckett au prix Nobel a écrit : ”l’effet physique exercé par Beckett est assez effrayant. On peut tomber malade de Beckett. Pour qu’un écrivain parvienne à provoquer un choc aussi fort chez son lecteur ce qui est très rare cela suppose selon moi une très grande efficacité de la langue”.
 
Le travail d’écriture de Marie Jejcic nous tient la main dans cette tâche ardue et exigeante.
 
Le 24 Mars 2022, Michel DAUDIN.

Pascale MOINS, « gémellité et troubles spéculaires »

GEMELLITE ET TROUBLES SPECULAIRES

Pascale MOINS

Il s’agit d’une psychose manifeste, déclenchée, avérée. Je remercie Martine Campion de m’avoir suggéré un titre, plus rigoureux et sérieux que les miens (qui étaient : Une psychose troublée ou une psychose affolante). 

Mme W est une patiente de 58 ans reçue pour la première fois avec une collègue psychologue en février 2005 (elle en avait alors 50) avec un impératif plus qu’une demande, impératif de suivi devant lequel il n’a pas été question de se dérober, de surseoir, ou de se défausser. Ce point nous avait paru d’emblée très singulier. Elle était en effet suivie par une psychiatre en ville et cette dernière lui aurait dit : « Au revoir Babette » alors que ce n’est pas son prénom. Que ce soit hallucinatoire ou pas n’infléchit pas le fait que c’est ce qui a déterminé son départ. Cela l’avait mise en grande colère. L’erreur du prénom très probablement hallucinée, c’est à dire une disjonction opérée entre elle et son prénom, a été le point de son départ de chez sa psychiatre. 

Dans les écrits qu’elle m’a confiés plus tard, elle avait noté ceci : « le 04/02/2005 16h39 » « Je reviens de chez Mme M., elle est chtarbée, elle m’appelle « petite » en arrivant et « Babette » en sortant, je deviens encore plus dingue, même si elle me trouve mieux. C’est pas elle qui pleure en rentrant chez elle. Je ne peux vraiment rien dire si je veux reprendre le travail, et à qui le dire ? Les lapsus ne sont que pour les malades mais pas pour elle, trop c’est trop, je vais téléphoner au psychologue pour savoir s’il connait quelqu’un.»   et « le 25 /02/2005 14h24 » « je suis allée au rendez vous, pas de commisération, un rendez vous pris pour le 15.03 et l’espoir de mon travail »   

C’est une patiente que j‘ai reçue sept années durant, de 2005 à fin 2012. En 2008, j’en avais fait une présentation classique en réunion clinique comme d’une psychose avec des troubles spéculaires plutôt typiques, syndrome de Frégoli et syndrome d’illusion des sosies. Je vais reprendre la présentation du cas de cette patiente en essayant de traiter ce point clinique et la question de la gémellité.     

Les troubles spéculaires : C’est une patiente avec une psychose tout à fait vive et chez qui beaucoup de faits cliniques sont les effets d’une disjonction de la fonction spéculaire, du nom et de l’image, de la reconnaissance et de l’identification. Petit rappel. Les troubles spéculaires ne sont ni un déficit ni un défaut de la reconnaissance. Il ne s’agit pas d’un trouble de la perception de l’image, même si cette proposition reste encore prévalente comme le souligne Stéphane Thibierge (page 13). Les vieux aliénistes, Capgras, Courbon et Tusques ont mis en avant le terme d’identification car ils notaient que les malades identifiaient, mettaient au premier plan les détails et les traits concernant l’image du corps et le nom. Dans le syndrome de Frégoli, le sujet nomme les autres, les diverses images des autres qui apparaissent dans son champ toujours à l’identique. Dans le syndrome de Capgras (syndrome d’illusion des sosies), le patient ne cesse d’identifier dans l’autre, des traits dispersés jamais fixés qui l’empêchent de conclure à une identité arrêtée. J’ai donc relu Stéphane Thibierge, son texte sur l’identification spéculaire et bien sûr son ouvrage sur l’image et le double. Il nous rappelle que l’identification ne veut pas dire la même chose pour un névrosé ou pour un psychotique et que le psychotique nous enseigne là dessus beaucoup de choses. 

« Les syndromes psychotiques de fausses reconnaissances montrent clairement comment le regard peut s’émanciper et venir au premier plan de ce que le sujet évoque dès lors d’une décomposition de l’image du semblable ou de la sienne propre. »

Les deux modalités de décomposition de la fonction spéculaire sont les suivantes : 

1) l’image du corps est défaite, déformée. 

2) l’image est dédoublée. 

Les altérations ou métamorphoses que le sujet constate peuvent concerner les personnes de l’entourage ou son corps propre. 

Il y a deux aspects de la clinique de ces troubles spéculaires : – l’atteinte ou la décomposition de l’image du corps comme forme. Et corrélativement le déliement de cette forme et du nom.

Mme W. est elle l’objet de deux types de phénomènes qu’elle distingue fort bien elle même :   

Les sosies : elle voit des sosies de sa sœur ainée et de son frère ainé toute la journée : c’est à dire qu’elle voit des pareils toute la journée. Ce n’est pas le même ou la même mais c’est pareil. Capgras disait une « agnosie d’identification ». Elle reconnait l’image mais le nom propre est sans prise sur cette image. Il y a une prolifération des traits et le même est toujours un autre.   

Les « alias » ou un dérivé du syndrome de Frégoli L’illusion de Frégoli consiste à croire que plusieurs individus qui ne se ressemblent en rien, sont l’incarnation d’un autre, auquel ils ne ressemblent pas d’avantage. Chez elle cela se traduit ainsi par le fait que toutes les personnes qu’elle croise au travail, dans la rue sont des personnes qui ont été avant d’autres personnes avec une autre apparence, un autre nom, une autre profession dans sa vie antérieure mais qu’elle reconnaît . Elle les nomme ainsi « les alias ». 

Pour exemple de ses propos, je lis ses écrits :  » qu’ Henri Lambert médecin en réa à Narbonne travaille en tant qu’infirmier et ait changé de nom , c’est du délire ! Que son frère qui était cardio à Narbonne soit biologiste à S.L : c’est du délire ! « Le fait que les brésiliennes que j’ai rencontré à Salvador de Bahia sont à Paris dont Claude à S. L et parlent mieux le français que moi! C’est du délire » « Narbonne, Epinal, le Brésil, la Suisse, tout le monde est là et pas dans les professions que ces messieurs et dames avaient choisi d’exercer ». Elle utilise ainsi le terme « alias » :  » je ne me sens pas bien, hier j’ai téléphone à Alain Claquin alias (Henri Lambert) il me trouve mal et veut que je vois la psy « .   

A propos du terme ”alias”, il faut rappeler que cela vientdu latin alias. Alias est un adverbe (utilisé adjectivement) qui signifie « autrement appelé » synonyme de pseudonyme Employé comme nom, alias désigne une identité inventée pour cacher son identité réelle, notamment pour la sécurité sociale par exemple ou mieux sur internet « avoir un alias » . Alain Rey précise que le mot s’est employé comme en latin, en se spécialisant au 19 ème siècle pour « autrement dit, appelé autrement » entre deux noms propres. 

Mme W en fait donc un usage très exact. Elle voit donc des gens qu’elle a déjà vus, déjà entendus, qu’elle identifie comme connus lors de son voyage au Brésil, des amis d’Épinal mais ils ont changé d’apparence, de vêtements, de profession et de nom. Le métier est un point très important : il la distingue de sa sœur jumelle, elle est venue me voir pour ne pas le perdre. La question de la profession est prise dans les métamorphoses comme l’apparence ou l’image. Là, c’est le même mais ce n’est pas pareil,c’est à dire qu’elle ne reconnaît pas à proprement parler mais elle identifie. A l’inverse, l’autre est toujours le même. Là il y a une réduction des traits. Il y a une absence de nomination de persécuteurs organisateurs chez MmeW.   

Dans ses écrits, il y a un récit dense d’où émergent les voix dont elle prend note : le 19/01/2005 – « depuis plusieurs jours j’entends des voix : elles me sont toutes sans exception hostiles »,  » débile », « je t’avais prévenue ! » , »je vous l’avais dit  » mais elles ne me disent plus de me tuer  » . »J’ai des gens dans la tête et c’est débile, eux le sont« . Le syndrome décrit par Courbon et Fail en 1927 comme syndrome de Frégoli est très classiquement assorti comme chez elle de voix, d’un syndrome d’automatisme mental.  

 – A côté de ces éléments très proches de la description princeps, il y a d’autres modalités, d’autres déclinaisons cliniques où il y a ce déliement du nom et de l’image : « Quand elle vient me voir, elle ne sait plus mon nom mais elle se souvient par cœur du trajet et mon nom lui revient quand elle franchit le seuil de la porte des consultations. A l’inverse avec la psychologue qu’elle va voir de temps en temps, elle sait toujours son nom mais elle doit chercher le trajet »   

Le changement de couleur des yeux : Un trouble est beaucoup plus ancien chez elle : c’est le changement possible de couleur des yeux chez les autres. Cela a commencé dans l’enfance quand elle avait 8-9 ans. Le changement de couleur des yeux est le phénomène suivant : c’est quand quelqu’un qui avait les yeux bleus les présente subitement marron ou inversement. Cela se passe assez souvent au travail avec les collègues, au secrétariat. Avec moi, cela lui arrive également. C’est à dire que pour elle, il n’y a pas de garantie que l’image de l’autre soit stable, fixe. Cela peut se décomposer, se remettre tout à coup. Mme W en parle ainsi :  » elles changent de couleur de yeux comme de chemises » ,  » hier j’ ai vu Madeleine Machin , elle avait les yeux bruns! !, plus du tout bleus ! Je l’ai laissée au  » Franprix », « j’ai eu l’impression d’avoir les yeux bruns cet après midi au travail puis j’ai repensé à Épinal : une aide soignante avait mis de la glace sur toute la jambe d’un malade avant une amputation qui devait se faire sous le genou.» C’est un phénomène qui se produit pour elle quelque fois mais pas spécialement dans le miroir ou devant la glace.   

L’effet jumelle : Au début , je ne repère pas bien comment cela lui arrive avec moi, combien elle m’interroge à chaque fois que cela lui arrive avec les autres ni comment cela se défait ou se remet en place avec moi. Pour le dire brièvement, je ne saisis pas les effets de ce phénomène dans le transfert car je suis occupée à une autre place où elle me met alors de gardienne de son emploi. Ce qui déclenche les troubles spéculaires avec moi, je ne l’apprends que plus tard par une collègue qui l’a reçue en mon absence. Mme W ne peut pas me le dire. C’est lorsqu’elle a le « sentiment d’être trop comprise » par moi. Donc effectivement, elle ne peut pas me le dire pour des raisons logiques. Que je ne la comprenne pas trop bien, il faut qu’elle soit assurée de cela. Elle doit rester à distance de l’autre et de moi. 

En relisant mes notes et ses écrits, je repère mieux « l’effet jumelle » (c’est moi qui le nomme ainsi). Je l’avais reçue avec une collègue psychologue femme donc « à deux ». A partir de 2010, quand elle perd son travail et que je ne suis plus la garante, la gardienne de ce travail, les phénomènes deviennent prégnants dans le rapport qu’elle a avec moi. Je deviens plus « jumelle » à mon insu, j’occupe sans doute plus cette place là pour elle, c’est mon hypothèse. Elle me pose souvent la question de savoir si mes yeux ont changé de couleur, si je suis bien qui je suis, elle appelle très souvent les secrétaires, les assistantes sociales. Durant les entretiens, Mme W. dit ainsi :  » Je ne suis pas sûre que vous soyez le Dr M., je ne suis pas sûre que c’est vous «  Autre forme:  » La dernière fois, vous aviez les yeux bleus aujourd’hui ils sont verts ou marron  » C’est la même chose pour la secrétaire qui est à l’accueil, avec une autre femme donc: » Ça ne va pas, elle a les yeux marrons et l’autre jour ils étaient bleus, c’est pour me rendre folle « . 

Quelle parole je lui donne pour que cela vienne pour elle recoller l’image et le nom, la personne et son nom, garantir le même ? Voici comment je réponds: « Je suis le Docteur M. « ,  » J’ai toujours les yeux de la même couleur « ,  » la secrétaire a toujours les mêmes yeux  » et je ne fais aucun commentaire, aucune explication, justification, discussion. Elle répond  » Ça y est, ils sont remis « ,  » Oui, c’est comme ça , ça va« . Il arrive que ma parole ne suffise pas, elle ne me dit rien pendant tout l’entretien mais ensuite elle appelle une psychologue et demande si le Dr M. qu’elle a vue hier était bien le Dr M, une réponse téléphonique affirmative lui suffit, suffit à faire coïncider de nouveau le nom avec la personne. 

Cela a plusieurs incidences : par périodes, elle ne peut pas me voir, littéralement, venir me voir donc elle m’appelle au téléphone, il n’y a jamais aucun doute avec la voix. Quand elle ne sait pas si c’est bien moi, si je suis bien qui je suis, elle vérifie, questionne et c’est une parole qui vient border la question, recoller le nom et l’image.   

– Enfin, un dernier fait clinique que j ‘avais inscrit dans les avatars ou dérivés des troubles spéculaires : au travail, elle a peur de faire du mal de faire des erreurs. Quelles erreurs ? Elle nous les a raconté lors du premier entretien : elle doit lire les noms des patients et vérifier les étiquettes des tubes à essai. Il lui arrive d’être saisie par une angoisse, un arrêt devant l’étrangeté de l’affaire. Elle s’arrête dans son travail et doit demander à son chef si ce qu’elle lit est bien ce qu’il y à lire. Elle identifie le mot mais ne peut plus le reconnaitre comme un nom propre, le nom d’une personne. Elle donne l’exemple suivant : AMENOPHIS, elle pense « amen office », « amène au fils» et elle lit ce qu’elle pense. 

Je ne suis pas certaine aujourd’hui que cela soit à mettre sur le compte du déliement de l’image et du nom mais plutôt à lire comme effet de décapitonnage d’une lecture oralisée où il s’agirait d’un rapport forclos au signifiant ou plus encore d’un phénomène hallucinatoire comme une voix. J’ai trouvé éclairante cette phrase de Solal Rabinovitch « Ce rapport dérangé au langage est à entendre au pied de la lettre, parce que la lettre en est l’objet même » (Les voix, page 171)   

La solution délirante de Mme W : Pour ne pas perdre le nord, elle a donc choisi une déesse nordique, GNEF, scandinave précise -t-elle et cela se prononce GUENF, déesse de la justice et de la fécondité et cela fit deux ans qu’elle lui écrit tous les jours sur son ordinateur. Elle détruit systématiquement tous les écrits depuis décembre 2004 pour ne plus se répéter. Elle me précise que cela n’est pas adressé à un humain, elle a le droit de tout dire : elle gère donc l’inhumain (un humain) de sa psychose. « Garder le nord, ne pas perdre les pédales » , « un peu de liberté », « la tête qui travaille moins», tout cela est noté avec la date, l’heure et ce comptage temporel vient border chaque note. 

Les écrits de Mme W sont en effet de deux sortes : 

1) il y a ces écrits qui sont en fait des mails rédigés, tenus comme des notes pour un journal, avec une adresse à la déesse norvégienne sur un ordinateur hors réseau. C’est assez factuel. Exemple : « 05/08/2005, 06 :14 :39 ; je t’ai laissée, gnef, hier soir parce que je n’avais plus de cigarettes et que je ne voulais pas me bourrer de tranquillisants. Une bière à 17 heures et de la glace. Je vais mieux qu’hier » 

2) La poésie comme un automatisme d’écriture, un jaillissement, pas une écriture qui fait sinthome. Mais elle aime bien écrire et sait qu’elle a le talent d’une écriture qui lui échappe totalement en production quasi automatique. Elle produit des textes ou des poèmes dans la salle d’attente et chez elle. Je lui ai proposé de taper et de relier ses poèmes car ils jaillissent dans l’écrit et pas sous forme orale ou vocale. Elle l’a fait et me les a offert dans un recueil de poèmes écrits entre 2006 et 2012, recueil qu’elle m’a donné.   

A côté de l’adresse délirante, il y a la place fondamentale et majeure faite à son poste de travail. Ce travail qui scande et organise sa journée, le lever, la toilette, le ménage, la marche à pied pour y arriver deux heures plus tôt (avant qu’on ne le lui interdise sous le prétexte des assurances de l’hôpital), ce travail est aussi le lieu où elle éprouve tous les effets de sa réalité fluctuante dont elle ne cesse de subir les métamorphoses. Elle a une vie quotidienne harassante où elle doit en permanence corriger, rectifier, reconstituer, localiser le réel: un technicien des travaux a l’odeur de sa mère et il ressemble terriblement à son frère. Tous les aides – soignants sont le même médecin d’Épinal.   

C’est à travers la demande de garder son travail qu’elle a engagé sa démarche avec moi. Ca a été d’emblée ou presque posé, pris dans le transfert : je devais être là pour défendre son travail, sa reprise de travail mais également les arrêts et j’ai longtemps négocié ces derniers en fonction de l’intensité de la dislocation des images. Conserver son travail a été d’une grande importance jusque dans des limites que j’ai fixées assez vite avec elle : quand la lecture des étiquettes commençait à se faire avec des erreurs, quand les collègues devenaient tous « des alias », quand son chef était absent et qu’elle n‘avait pas de réponse. 

Il y a eu les réformes hospitalières et le changement de son poste recomposé en un autre lieu avec un autre titre et l’automatisation de l’envoi des prises de sang au laboratoire. Là, cela n’a plus été possible, c’était devenu pour elle une sorte de grand cauchemar. Elle a été mise « à la réforme » qui est le terme consacré dans la fonction publique et étant donné sa structure cela n’a pas été sans effet pour elle, effets littéraux. Cela a été une perte très difficile pour elle. Elle a fini par être mise en préretraite après que son poste de travail ait disparu dans les restructurations hospitalières.     Elle s’est mise à boire beaucoup, les troubles spéculaires se sont multipliés sous cette forme dégradée de changement de couleur des yeux, de perte du nom. Il y a eu des périodes de grandes décompensations où plus rien n’était sûr au sens ou plus aucun nom n’était sûr. C’était effrayant pour elle, apocalyptique, la parole alors ne tenant plus les choses, c’est alors que surgissaient des idées mélancoliques avec tentatives de suicide médicamenteuses ou des prises d’alcool massives. 

C’est « l’instabilité foncière du monde psychotique », « la réalité est un placage fabriqué et notre monde, un monde de carton pâte » nous dit Marcel Czermack dans l’Homme aux parole imposées  et il nous rappelle « il faut un malade pour arriver à le formuler ». Il y a eu plusieurs hospitalisations pour les épisodes mélancoliques dont une ou elle s’est fracassée en tombant de sa hauteur sur la pelouse de la clinique le lendemain de son arrivée avec des fractures sans commune mesure avec la banalité de la chute.   

C ‘est une patiente assez inébranlable mais il est vrai que lorsqu’elle demande quelque chose, y compris de très concret, très quotidien, elle n’a plus besoin de la chose dès l’instant qu’elle a eu le mot. La réponse symbolique fonctionne. Elle est en même temps, déclenchée par les mots :  » être à découvert  » c’est au littéral. 

La place de l’alcool serait à approfondir. Des questions se posent avec Mme W: est-ce que cela vient à la place de la parole? Quand elle ne peut pas faire appel à l’autre, quand elle ne peut pas rencontrer l’autre ? Est ce que c’est une équivalence de la parole, un succédané, un ersatz de parole venant de l’autre ? Charles Melman parle d’un mode de stabilisation de la psychose, d’une médication artificielle quand il n’y a pas accès au symbolique. Au delà de l’effet de sédation de l’angoisse dans la psychose, pourrait-on poser que l’alcool a une fonction plus spécifique comme stabilisateur de l’image spéculaire ? Avec l’alcool, il y a quelque chose qui ne bouge plus. Ou serait- ce, l’alcool comme expérience sensorielle de flou, pour tenir l’image virtuelle dans le miroir ?   

Gémellité ou avec la sœur jumelle : La gémellité comme expérience première pour béquiller la psychose : le semblable et le même ? Est- ce que chez cette femme la gémellité est venue déclencher des troubles spéculaires ? La gémellité peut-elle protéger du déchainement de la psychose ? Mme W a donc une sœur jumelle monozygote, elles viennent en places 3 et 4 dans une fratrie de six enfants nés dans l’Aveyron d’un père ingénieur et d’une mère au foyer. Elles ont toujours été ensemble, scolarisées ensemble et placées ensemble en famille d’accueil. Elle relate un parcours de jumelles ordinaires pourrait-on dire avec une séparation des places inscrite sur le plan scolaire : A elle les mathématiques et les sciences, à sa sœur les lettres. En même temps, elle dit avoir toujours eu un retard scolaire, avoir été elle la bête, sa sœur l’intelligente.  » Pour évider ou éviter la différence, pourquoi ne pas être débile, pourquoi ne pas se passer de tout savoir, et même de toute langue ? «  (Jean Bergès page 104) Mme W, durant une période de l’adolescence où elle a été orientée en L.E.P, rendait des copies blanches où elle inscrivait  » Et vous qu’en pensez-vous ? « .   Elles se séparent scolairement et plus tard dans leurs métiers, elle devient aide soignante après avoir entrepris des études d’infirmière, sa sœur devient psychologue et éducatrice spécialisée et étudiera la P.N.L. Mme W continue de dire « Elle, les lettres, moi la biologie ». 

La gémellité, constatation bizarre de la différence, c’est le titre que Jean Bergès a donné au chapitre de son ouvrage « L’enfant et la psychanalyse » écrit avec Gabriel Balbo (Masson, Paris, 1994) chapitre qui traite des éléments spécifiques de la fonction du miroir, de l’image chez les jumeaux. Jean Berges nous rappelle que la gémellité est de règle pour dire que chacun a son pareil, son semblable, son double ou un frère à abattre. Il nous rappelle que le leurre est celui d’un rapport pacifié l’un à l’autre, et que l’étiologie de la gémellité, c’est la phobie de la dépression, dépression de la mère bien sûr. Jean Bergès y traite de la façon dont la mère se débrouille avec cela. Or, pour Mme W., la mère est peu présente dans son discours, la mère a été certainement très absente, dite  » dépressive » et certainement malade mentale, les enfants ont été placés malgré un père avec un statut socioprofessionnel tout à fait convenable. Dans le rapport social que Mme W. avait demandé, il s’agissait d’un rapport d’une époque, celle de la fin des années soixante et que nous avions lu ensemble. Il y était fait mention d’enfants incuriques et spécialement pour les deux jumelles, et d’une mère inconséquente. C’est un rapport assez moral et hygiéniste où la fonction de l’assistante sociale était clairement du côté de la préservation de la valeur famille.   

Un trouble spéculaire débute très tôt : c’est le changement de couleur des yeux et cela débute à l’école lorsqu’ elle est assise à côté de sa sœur jumelle, les petites camarades et la maitresse ont les yeux qui changent de couleur, elle questionne la sœur jumelle qui lui répond et cela remet les choses en place. C’est un phénomène élémentaire limité, à côté de la jumelle et calmé par les paroles de la jumelle. C’est ce point clinique qui me fait questionner la gémellité comme élément causal et stabilisateur chez Mme W. Je fais l’hypothèse qu’avec ces troubles spéculaires, la dissemblance est interrogée à l’extérieur du couple formé avec sa jumelle et que c’est sa jumelle qui « recolle » l’image en répondant. La gémellité, pour Mme W , ne doit que rassembler. Je vous lis cette autre note de Jean Bergès :  » Quand il n’est pas là, l’autre est toujours absolument dissemblable : et même cette dissemblance est imputée au jugement de l’autre. En effet, ce qui est tellement insupportable, c’est que la séparation puisse briser la gémellité spéculaire ». Ici c’est la gémellité et la psychose qui sont questionnées. Dans le Stade du miroir Lacan inscrit l’image spéculaire comme i(a), l’image i(a) spéculaire est une image qui vient cacher l’objet a.

La fugue : En 1973, à l’âge de 17 ans, Mme W fugue à Paris. Elle rapporte ainsi l’affaire : elle a écrit un devoir sur le Petit Prince donc elle a travaillé en français qui est la partie, le côté de la sœur. Elle aurait dû avoir 19 ou 20 mais la professeur n’a pas cru qu’elle l’avait fait elle même et lui a mis 14 sur 20. Mme W en a été très indignée. Son père s’est rangé aux dires de la professeure. Alors révoltée par cette injustice, Mme W, elle a décidée de fuguer pour Paris et sa sœur l’aurait accompagnée car précise Mme W « J’étais fragile déjà ». Au retour, son père l’aurait enfermée un mois afin qu’elle ne se sauve plus. Elle en veut beaucoup à sa mère de ne rien avoir fait. Comment lire ce moment ? Le déclenchement du voyage à Paris fait suite au message qui lui vient de la professeure. Cette dernière l’identifie mais ne reconnaît pas son travail comme sien, ne lui attribue pas, ne le met pas à son nom le suppose de la jumelle, la professeure les sépare en ne les confondant pas, en ne reconnaissant pas l’écrit, la phrase de Mme W et elle, Mme W fait un voyage pathologique : elle fuit, part, fugue avec sa sœur jumelle, ensemble.   

Un grand voyage au Brésil a lieu quelques années plus tard, sans la jumelle où Mme W se promène « sans angoisse, en bus, en stop, seule en toute légèreté ». C’est « une fuite », une « sortie de sa vie » dit-elle, elle n’a peur de rien, elle peut tout parcourir. Elle fait d’autres voyages moins lointains, en Europe qui sont autant de déambulations où elle se sent complètement libre. Elle aménage une existence avec un travail, une vie de couple puis seule et ne peut plus partir. Avec la sœur, les relations distanciées s’installent.   

Si Mme W a une grande crainte de faire du mal aux autres (c’est un trait actuel, apparu à l’âge adulte chez elle car c’est une sorte de persécution retournée) elle a notamment très peur de nuire à sa sœur jumelle. Elle avait renoué en 1992 avec sa sœur jumelle par téléphone car faire du mal aux autres, cela passe par le regard, elle ne doit pas trop voir les autres pour leur éviter les malheurs qu’elle peut leur causer. Elle même interroge souvent les liens de la génétique et la gémellité. Elle se sépare de son conjoint. Il surgit des maladies pour elle et pour sa sœur : « cancer de la plèvre, insuffisance mitrale », elle attribue des maladies à sa sœur, en suspecte d’autres chez elle même. Ce sont des maladies toujours différentes qui les font distinctes. Elle l’a revue en 1998 après une nième période de séparation et elle est certaine de lui avoir fait perdre la thyroïde : « un mois après qu’on se voit vues, sa thyroïde a disparu ». Elle délire dans sa gémellité. Quelques autres notes de Jean Bergès nous intéressent à ce propos pour notre patiente avec cette sœur jumelle qu’elle craint toujours de revoir, de rendre malade, voire de tuer « L’image en miroir est celle du jumeau. Elle est cependant sans cesse destitutive du sujet, qui n’en peut rien assumer sans désirer la mort de celui qui est supposé désirer sa propre perte. Il y en a toujours un de trop mais lequel? Et le penser pour soi, c’est immédiatement destructeur de l’autre » [10]

Dans son ouvrage déjà cité, Stéphane Thibierge relève ceci : « Aussi la forme imaginaire et spéculaire du moi n’est pas seulement leurrante. Elle est également structurée par cette bipolarisation identificatoire qui installe les modalités de la relation au semblable dans la forme primordiale de l’agressivité jalouse et de la destruction »[11]. On sait que Lacan a résumé le drame de la jalousie comme « le moi se constitue en même temps que l’autrui » (C’est dans le complexe d’intrusion dans les Complexes familiaux).   

Il n’y a pas de rituels sociaux pour séparer les jumeaux, reconnaître l’intensité du lien et permettre séparation. D’après Claude Levi Strauss s’exprimant lors d’un entretien avec Bernard Pivot, dans certaines tribus, les jumeaux étaient supprimés comme considérés hors condition humaine. Dans la littérature, cela est traité sur le mode du double pas du couple, pas dans une problématique d’individuation (Dostoievski, Hoffmann, Maupassant ….)[12].   

Depuis plusieurs années, Mme W voit rarement sa sœur jumelle, sait qu’elle même est devenue trois fois plus grosse que sa sœur et que cette maigre jumelle et elle ne peuvent plus se ressembler. Néanmoins elle craint régulièrement de lui donner un cancer de la gorge en l’appelant au téléphone, alors elle vérifie avec moi que « cela n’est pas scientifiquement possible». Scientifiquement ? C’est à dire qu’elle le vérifie avec la parole, en parlant, en me posant une question. Chez Mme W, il y a un effet de sédation, effet immédiat et étonnant, un effet de l’incidence du symbolique dans le rapport à l’image spéculaire. Et au fond, ce n’est peut être pas si étonnant si l’on s’intéresse à la constitution spécifique de l’image. 

Après ce travail de plusieurs années, nous nous sommes séparées fin 2012. C’est une psychose pacifiée et elle a mis un poème « à ma sœur » en première page de son recueil :

 «…. Nous voici bien loin L’une de l’autre Sans être des clones Nos vies Se cherchent Et tendent à être aimées »