Auteur/autrice : Stephane

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POMMIER Gérard, « L’espace-temps résolu dans la séance » 

BENRAIS François. « C’est pas ce que j’dis ».

Une clinique de la temporalité ?

C’EST PAS CE QUE J’DIS !

AU REVOIR LÁ-HAUT

François Benrais [1]

 1/Enfants adultes, Ce ne sont pas les mêmes J’eux !

Les enfants ainsi que les adultes peuvent s’exclamer de la sorte, du moment qu’au fil de leurs discours, leurs propos ont été reçus autrement que ce qu’ils auraient voulu faire entendre.

« C’est pas ce que j’dis ! ». Cette exclamation accompagne les manifestations de l’échec d’une d’anticipation de parole, laquelle a trébuché et parfois peut être perçue par le sujet lui-même. Lapsus, actes manqués, peu importe, tous ces ratés de la « psychopathologie de la vie quotidienne » et bien d’autres tout à fait dénombrables, font la série des scansions qui ont porté Freud à émettre l’idée d’une répétition et donc d’un inconscient. Cet inconscient diffère d’avec celui des philosophes. Un Unbewust, que l’on ferait mieux ce me semble, de traduire en français littéralement par « un non-savoir », un inconscient qui ignore le temps, la négation, la contradiction, la mort ! Ces manifestations suggèrent que pour chacun une temporalité lui fait parler d’une histoire propre, au point que parfois sa vie a pu lui apparaître rêvée, interrogée de ses ratages, faisant symptôme et l’on peut rester simplement alors assuré qu’il y a eu un quelque chose….

Sur ce point, la « chose » me semble tout à fait bien explicitée par le philosophe des mathématiques Pierre Simon de Laplace dans son Essai sur les Probabilités : « Les événements actuels ont, avec les précédents, une liaison fondée sur le principe évident, qu’une chose ne peut pas commencer d’être, sans une cause qui la produise. Cet axiome, connu sous le nom de principe de la raison suffisante, s’étend aux actions même que l’on juge indifférentes. La volonté la plus libre ne peut sans un motif déterminant, leur donner naissance ».[2]

Nos connaissances ne sont que probables. Cependant que quelques fables les soutiennent !

Paul Valéry parle de cette puissance d’attraction d’un non–savoir. Au début se trouve la fable, nous dit-il : « C’est une sorte de loi absolue que partout, en tous lieux, à toute période de la civilisation, dans toute croyance, au moyen dequelque discipline que ce soit, et sous tous les rapports, – le faux supporte le vrai ; le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, – et le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi-même engendré. Toute antiquité, toute causalité, tout principe des choses sont inventions fabuleuses et obéissent aux lois simples. » [3]

Ainsi, il nous faudra nous affranchir de l’idée d’une clinique de l’enfance découverte dans le continuum de celle de l’adulte, sans pour autant traiter les enfants de menteurs en puissance comme ce fut souvent le cas dans certains courants d’éducation pas si reculés. Ce rappel me paraît nécessaire ces courants feront retour. 

Ce non-savoir se manifeste avec et dans la répétition : ce qui fait que nous pouvons parler de temporalité subjective d’une relation individuelle telle qu’elle vaut pour le sujet, soit qu’il la rêve, soit qu’il s’adresse à un autre. 

  1. Freud le découvrira et franchira un pas qui inaugurera la pratique analytique de l’association libre, mais pas aussi libre que ça, du fait de la découverte concomitante d’une sexualité qui vient ponctuer. C’est la découverte de la mise en place très tôt d’une fonction libidinale d’avant la maturation sexuelle. Cette découverte permet une autre lecture des symptômes pour chaque cas dans sa singularité historique. Le sexuel est présent inévitable dès ce temps de l’enfance pour un adulte, il n’y échappe pas quand il fait retour sur son histoire propre … cette découverte du jeu d’une séduction, même si elle ne fait pas dogme théorique, restera probablement assurée, pas systématiquement rassurante. Elle positionnera que les certitudes du savoir peuvent parfois bénéficier d’un suspens …

Voilà qui clarifie les notions de temps et de temporalité pour les psychanalystes, les mathématiciens, les philosophes.

 Ainsi l’inconscient se lit, doté d’une connaissance de nos actes et d’un savoir en attente. Toute  réalisation que se propose le sujet aura sa part d’aléatoire. Malgré cela le soleil tourne autour de la terre, au quotidien l’approche du temps nous paraît tous les jours linéaire dans la petite et grande histoire, et aussi en philosophie. Malgré la découverte de Freud, une psychologie avec un début, un milieu et une fin s’est maintenue.  L’inconscient est remisé au rang de l’un des outils grâce auquel se déchiffrerait les « maux de l’âme », c’est l’inconscient des philosophes, inauguré avec le mythe de la caverne de Platon.

Ce pas de Freud ne sera pas perdu pour tous. Lacan avec les notions de Réel, Symbolique, Imaginaire apporte un vrai décalage sur notion de réalité au sens freudien.

D’où mon titre, ce « C’est pas ce que j’dis ! » est proféré fréquemment par les enfants, avec cette élision du « ne ». Je cite cette exclamation pour illustrer que la négation est plus anticipée, précipitée dans la hâte que réalisable. La temporalité me semble devoir être examinée différemment dans l’enfance. Ce n’est pas la même chose qui se passe pour le sujet dans l’enfance que dans la vie adulte historicisée d’une enfance. Le retour de ce qui a été entendu, n’a pas les mêmes effets, ni les mêmes conséquences lorsque ce genre de faux pas des lapsus, des actes manqués etc.… se produisent.

Le « faut pas » est plus fréquemment usité par les enfants que le il ne faut pas. D’ailleurs ce Faut Pas vaut pour commandement.

Dans un groupe de travail portant sur la prévention de la délinquance pédophile en milieu enseignant dans le primaire m’a fait réfléchir sur ce « ne faut pas » dans l’enfance. Le cas rapporté était celui d’une petite fille de huit ans, fille d’une collègue médecin de santé scolaire, très active dans la prévention et les formations en signalements des enfants victimes.  Cette consœur avait pris connaissance par une collègue que le nom de sa fille était inscrit dans une liste d’enfants concernés par les pratiques pédophiles d’un enseignant. Sa fille ne lui en avait rien laissé savoir. Son désarroi a été d’autant plus grand que son activité était connue de la famille, ses enfants étaient avertis et informés, leurs parents avaient pris soin de leur expliquer qu’il ne fallait pas se taire dans de tels cas, qu’il fallait en parler etc…. C’est d’ailleurs de cette façon que le cas m’avait été rapporté en groupe de travail : même des enfants avertis par leurs parents se taisent, qu’en dites-vous ?  D’autant que la réponse de cet enfant interrogée par sa mère avait été la suivante, surprenant tout le monde : « mais c’était ce que tu ne veux pas qu’il arrive, alors je ne t’en ai pas parlé ». J’ai fait remarquer que l’enfant indiquait dans sa réponse à la question, ce qui éclairait et renvoyait à celle qui m’était posée. Les enfants peuvent penser d’abord à protéger leurs parents quand il se passe des choses graves. L’histoire est en construction et la fonction de la négation est contextualisée du moment où le sujet se produit dans l’enfance, l’activité ludique y ayant son rôle. Ceci est à considérer et donne à réfléchir, sur l’usage que nous faisons non seulement de la notion d’immaturité neurologique du petit enfant, mais aussi de l’observation de l’articulation d’un fonctionnement libidinal, également en évolution dans la construction de l’image du corps. 

Les débats récents dans l’actualité quotidienne, font se pencher à nouveau sur la notion de consentement, devant être distingués des faits de soumissions, à propos de relations sexuelles entre enfants, mais aussi adolescents et adultes. Si une temporalité signifiante est produite versus traumatique dans l’enfance, force est de constater à propos de temps vécu, qu’il y faut un deuxième temps dans le fait de le dire. Ceci n’a rien à voir avec un droit prétendument interdisant ou autorisant à dire, quel que soit sa fermeté. Il ne suffit pas de dire que etc… il faut encore que la relation de confiance pour un enfant ne se traduise pas en volonté de protéger son parent. Beaucoup d’enfants anticipent d’éviter la peine qu’un parent éprouverait d’un échec parce qu’il lui serait arrivé, à lui l’enfant, quelque chose. Rappelons-nous des surprises des pédiatres constatant des signes évidents de maltraitance chez des enfants qui dissimulent quasiment cette maltraitance. Que veut dire pour un enfant de devoir passer aux aveux à partir de quoi il serait protégé par des inconnus. Il ne s’agit pas de renoncer à reconnaître les maltraitances et leurs conséquences, mais de trouver les moyens de temps, d’entretiens, pour ce faire et de ne pas pour autant attendre des psychiatres qu’ils répondent de cette part obscure d’un travail d’éducateur. La question du transfert concerne aussi les éducateurs. 

En conclusion, un rappel : les contes de l’enfance sont d’horribles fables, légendes, histoires qui sont les allégories diverses de la vie d’adultes, sans que les choses soient nommées pour ce qu’elles sont comme histoires de mœurs – mot banni aujourd’hui, sa proximité avec morale étant jugée indécente –. Les enfants écoutent ces histoires au mot près quand vous les leur relisez. Ils surveillent ce qui défaillirait dans la narration. Les enfants sont en quête de cet embrayage vers ce qui met en logique une fable en advenir, cette disjonction d’avec la réalité peut les faire rêver dans l’enfance, du moment qu’ils ne sont pas soumis à devoir répondre de ces logiques.

L’essentiel, pour eux, est que soit entendu chez l’adulte, qu’ils ont, eux les enfants, trouvés que personne ne peut garantir un vrai dire sur un dire vrai. Que nous sommes tous, adultes, enfants, happés par une part de non-sens. Part qui n’est pas indépendante de cette fonction libidinale.

2/ Du signe au Signifiant, (a) temporalité ? (a) chacun son temps ?

Revenons aux problématiques posées pour une définition du temps en philosophie, j’en ai retenu une qui s’avançait à distinguer le présent de l’Éternité… :

Répétition, Instant, Éternité…. Où est le sujet ?  Où est le présent !

Ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent… il serait l’éternité.

La répétition se concrétise dans le discours qui interroge littéralement le non savoir du présent.

Qui est l’auteur de ce « WO ES VAR SOLL ICH VERDEN » ? Ici ce sera Saint– Augustin, dans le Livre XI des Confessions[4], ce n’est pas Freud. Car cette relation logique au passé revient à une psychologie avec un début et une suite. Un instant cette faille qu’engage la réflexion aura été pressentie. Cela présente une « esquisse » de la répétition et d’un non- être ? « Cela est le présent mais ce n’est pas le cas ». Ce que Freud découvre c’est bien au contraire la fonction d’un imprévu du présent. Un Réel dont l’implication est inattendue.

La psychanalyse nous enseigne qu’il est commun aux deux temps de l’enfance et de la vie adulte de se trouver confrontés au fait que la vérité peut faire obstacle au semblant du dire, que le réel ne s’inscrit et ne se manifeste que lors d’une impasse de la formalisation, et ainsi … dès lors : aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années…?

Freud après avoir bataillé à maintenir l’idée d’une continuité temporelle … et corporelle découvre cette impasse de la formalisation. Celle qui rompt avec celles de la philosophie, des religions et du culte des sciences obscures, certes.

Si je rapproche la démarche de Saint–Augustin et le « Soll Ich Verden » de Freud, c’est pour souligner à propos de subjectivité, combien l’idée d’un trouble de la Conscience dans sa majesté, dans sa permanence, leur est problématique mais est traitée différemment. Quand avec Lacan nous avons parlé de déclenchement des psychoses paranoïaques, nous n’étions pas loin d’un contre sens si nous relevons combien la notion de conscience pérenne et linéaire est affichée dans la Paranoïa … en ne résistant pas à cette néantisation du sujet.

Quelles conséquences, en termes d’analyse d’enfant ?

Nous aurions quelques difficultés à suivre ce conseil d’un Freud qui n’a pu résister à sa découverte : Dans son article « Construction en Analyse » Freud énonce : « Ce que nous souhaitons, c’est une image fidèle des années oubliées par le patient, images complètes dans toutes ses parties essentielles »[5] Ce conseil sera revu dans  « Note sur le bloc magique » : « Je supposais en outre que ce mode de travail discontinu du système Préconscient-Conscient […] était au fondement de l’apparition de la représentation du temps. »[6] Et enfin, dans la Métapsychologie : « Les processus du système inconscient sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, qu’ils ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont aucune relation avec le temps. La relation au temps elle aussi est liée au travail de l’inconscient. »[7]

Ceci nous rappelle les temps d’accolement des fleurs au col du vase de la phase du miroir, partant du bouquet de Bouasse, à sa complète réalisation avec la variation du miroir plan. Voilà qui aiguise la réflexion sur ce qu’il y aurait à discerner des troubles autistiques de Kanner, des troubles nommés psychotiques dans une observation hâtive issue de l’application et de la généralisation de la clinique adulte aux enfants (comme l’autisme d’ailleurs). Les outils théoriques forgés par Freud, puis en retour ceux forgés par Lacan, mais aussi par Wallon afin d’expliciter les faits cliniques de l’enfance me semblent devoir être appréciés comme consistants pour les éclairages qu’ils apportent et leurs conséquences dans un travail de prise en charge thérapeutique.

L’embarras subsiste et pèse lourd en pédopsychiatrie d’une pauvreté gênante du langage usité par la transposition qui est faite de diagnostics élaborés et issus d’une séméiologie clinique propre aux adultes sur les sujets de l’enfance et leurs troubles. 

À chacun son temps.

Freud, plus rigoureux a voulu absolument vérifier ses constructions théoriques en visitant in vivo avec le petit Hans, puis l’homme aux loups, ces souvenirs de l’enfance qu’apportent systématiquement les patients.  Freud en vient à constater une solution de continuité entre maturation sexuelle et puberté. Le trajet de l’enfance à la vie adulte ne présente pas un développement chronologique harmonieux et linéaire quand il découvre qu’il s’agit de sexualité et d’expériences singulières – où la phonétique a sa place – d’entrée dans le langage. Il étudie et théorise avec le recueil de ces moments anachroniques et hétérogènes quant aux choses vécues. Au lieu d’une psychogénèse, les faits cliniques témoignent avec Freud de la formation d’un complexe structural où s’intègrent sans difficulté le caractère asynchrone des développements libidinaux et moïques. La structure, il la retrouve également dans la logique d’un mythe : le complexe d’Œdipe.

Après Freud, il y aura deux courants, lesquels tournent autour d’une question de temporalité, laquelle implique différemment la mise en place d’une fonction libidinale chez les enfants :

– celui d’Anna Freud, elle propose une forme nouvelle de pédagogie éclairée par la psychanalyse. Il y est théorisé une psychologie génétique. Elle considère le trajet d’un développement ordonné où une étape est indispensable à la suivante pour une forme définitive et achevée qui conduira à l’adolescence. Le consentement des parents supporte les problématiques du transfert.

– celui de Mélanie Klein, est l’exploration psychanalytique du fonctionnement psychique à la lumière du complexe d’Œdipe qui est présent pour elle très tôt sui generis. Mélanie Klein impose la notion de transfert très tôt chez les enfants. Elle admet la conception de fantasmes précoces, au lieu de faire reculer l’Œdipe jusqu’à la puberté comme Anna Freud, elle en infère les traces in utéro. Elle accorde une interprétation œdipienne précoce, le cas clinique Dick en est l’illustration…

Vite dit, la position de Mélanie Klein interprète d’emblée ce qui fait répétition à la lumière du complexe d’Œdipe reconnu par Freud, Ana Freud organise la répétition des étapes qui permet d’éclairer les phases du complexe d’Œdipe aux parents qui seront aidés par l’enseignement Freudien.

Le « C’est pas ce que j’veux dire » n’est toujours pas retenu pour ce qu’il doit être d’une temporalité subjective, dans la version Cornélienne du meurtre du père, où l’acte manqué tiendrait sa place. La question se pose d’ailleurs de savoir s’il est convenable de parler d’acte manqué ainsi dans l’enfance, sans l’intervention de cet Autre dont il n’est pas dit qu’il ait le même statut chez l’enfant que chez l’adulte.

Il faut souligner que ces deux grandes dames ne sont pas sans nous apprendre ce qui fait symptôme dans la pratique : la valeur éducative qu’elles attribuent à la psychanalyse. Cette remarque peut-elle être tenue en réserve de ce qui dans l’avancée de la psychanalyse fait « histoire de la psychanalyse ». Pour Anna Freud, elle adresse aux parents une ressource éducative à partir de l’enseignement de la psychanalyse, pour M. Klein, elle éduque les enfants, guidée par son interprétation de l’Œdipe, assurée d’un transfert du seul fait qu’il s’agit d’enfant, identifiable en place de parent (la Tripière y met ses tripes), elle juge même inutile de préciser que ses publications concernent des personnes de sa parenté directe et familière. Est-ce une position de forçage transitiviste ? Lacan avait déclaré pour le cas Dick : elle le fait passer par le chas de l’aiguille, il accède au symbolique.

Avoir le savoir de l’éducation ou être pratiquante de ce savoir, leur fait méconnaître l’enfant du désir auxquelles elles se réfèrent : celui d’un savoir de Freud. Elles s’illusionnent à reconnaitre ou retrouver celui que Freud supposait et dont Freud demandait à savoir si ses hypothèses étaient fondées. Ce qui soulève une autre remarque pour conclure ce temps : l’enfance plutôt son avatar, l’enfant c’est lui qui est en position d’analyste.

Pour conclure sur cet épisode survenu dans les suites immédiates de l’enseignement de Freud, nous retiendrons que les enfants ont fonctionné d’une place de sujet supposé savoir pour Freud et cependant cette place n’a pas été retenue comme telle pour ces deux célèbres élèves. Voilà un nouage temporo-spatial qui n’est pas sans évoquer le « temps logique », la fonction de la Hâte, comme Lacan nous y invite.

Lacan, lui, ne s’est pas occupé directement d’enfant, toutefois à la lumière de son enseignement ses élèves sortent de cette ornière éducative. C’est d’autant plus surprenant qu’il prend la problématique à bras le corps : « la famille n’est pas naturelle, n’est pas un fait biologique, elle n’est qu’un fait social ». La prématurité de l’enfant est centrale dans la pensée de Lacan pour ce qui est de son avènement au langage.  L’immaturité propre à l’organisation néonatale est confrontée aux positions désirantes de la mère où la libido tient sa place. La mère sollicite l’enfant, implante en lui comme par effraction, par intrusion un environnement de signifiants …

Il ne s’agit pas d’éducation.

La Naissance devient une venue à la parole et au langage, elle est une expérience initiale pour chaque enfant. C’est la séparation inaugurale dont chacun aura à répondre d’une singularité à lui-même inconnue. C’est de la réponse de L’Autre qui transforme le cri en appel, grâce à quoi l’enfant entre dans le langage. Cette idée d’entrée est liée à l’accueil qui a pu être fait à ce supposé petit humain en train d’advenir.

Pareillement c’est une expérience pour la fonction maternelle, une véritable invention et non une expérimentation, sinon ce ne serait pas le meilleur des cas. Une venue au monde est le fruit de deux expériences qui n’ont aucun protocole d’expérimentation dans le champ éprouvé du savoir : celle de l’enfant, celle des parents : on ne sait pas ce qui tient au hasard. En aucun cas elle ne reproduit l’exactitude d’une expérience scientifique où rien n’est laissé au hasard. Dans une expérimentation, rien n’est laissé au hasard, elle vérifie la certitude du savoir. S’expérimenter à faire venir scientifiquement des enfants désirés (dit–on !) est une recherche contemporaine.

Et cependant, dans une maternité malgré le savoir, bien qu’il soit présent ce savoir, il ne permet pas pour autant de prévoir.  Chaque naissance est une expérience chaque fois renouvelée qui tient aussi du hasard. Du point de vue philosophique et clinique, le fait de la naissance est une répétition intemporelle et il n’est pas assuré qu’elle se produise ! Avec Freud la naissance est un trauma, vivre est un détour avant le retour à l’inanimé, la répétition signe de l’existence d’une pulsion de mort.

Si la répétition est au cœur de ce qui scande une temporalité subjective, je fais maintenant remarquer une différence de la fonction du signifiant symbolique chez Freud et chez Lacan.

Freud mettait l’accent sur un rapport unissant le symbole à ce qu’il représente. Il engagea à faire reconnaître un mode de représentation indirecte et figuré d’une idée, d’un conflit, d’un désir inconscient, mais restera sur une retenue que Lacan va utilement franchir. Freud notait une symbolique. Il restera dans la logique d’une symbolique où la sexualité humaine trouve son fonctionnement. Le symbole avec Freud est donc à prendre dans une acception qui évoque le symbolisme, tel qu’il était dans un déploiement littéraire et philosophique de son époque.

Lacan a fait un autre trajet. Il vient à la psychanalyse par la clinique de la psychose paranoïaque. Il rend compte autrement des faits, il ne s’embarrasse pas de l’insuffisance d’un symbolisme qui ne dépouille pas un idéalisme de principe. Lacan s’applique à respecter l’aridité et la chronologie des faits de langage. C’est sa thèse du cas Aimée, qui permet, me semble-t-il, de dire le pas qu’il franchit. Il enlève tout pathos à une histoire familiale, tout idéalisme ou effet de style littéraire, non plus pour parler d’une symbolique, mais pour nommer le registre symbolique lié à la libido. Plus encore, une castration symbolique fait défaut dans la genèse des troubles à partir de l’histoire familiale. Lacan analyse les troubles du langage de la psychose dans leur défaite symbolique, laquelle ouvre le chemin à une relecture symbolique susceptible de discerner une élaboration délirante. Avec Lacan le délire est saisi dans son a temporalité.

Avec Lacan, le registre symbolique est premier et le lien avec ce qui est symbolisé est second. Si avec Freud, nous avons eu La symbolique de ce qui est produit, avec Lacan nous aurons le symbolique.

Lacan, dans les complexes familiaux, nous débarrasse de la compassion et de la sympathie débilitante pour un nouveau-né égaré dans la jungle et nous fait entendre d’emblée que son immaturité est débordée par la fonction anticipative des Imagos : « c’est notre privilège que de voir se profiler, dans notre expérience quotidienne, la pénombre de l’efficacité symbolique ».

 J’ai peut-être fait un assez long détour sur les différences d’analyse entre Freud et Lacan sur la temporalité subjective, donc sur la notion de répétition, j’ai aussi voulu faire remarquer les approches différentes de l’enfance avec l’enseignement de Freud et de Lacan, pour en situer les implications pratiques dans une clinique propre à l’enfance qui impliquent la notion de la répétition.

Cette clinique de la répétition dans la psychanalyse est dotée, à la différence de tous les cycles de la nature, de quelque chose qui brise la circularité des philosophes et donne une temporalité pour le sujet. Freud observe à chaque tour qu’il y a un après coup, le jeu de la bobine repéré par Freud a donné statut de ce qui fait Acte. C’est l’institutionnalisation d’une perte, acte fondamental où le sujet s’engendre comme tel de la répétition du signifiant, d’autant qu’il est clair que la bobine ne revient pas dans un état identique à son départ. 

L’enfance c’est le jeu de cette découverte. La vie adulte c’est sa continuation par d’autres moyens et avec d’autres conséquences. L’infantile de la névrose de l’adulte serait-il quasiment la récusation de ce que l’enfance poursuit son chemin, même à l’âge adulte ? Plus simplement, Lacan nous dit : « à partir du moment où l’enfant a su appeler “ouah-ouah” un chien, il appellera “ouah-ouah” un tas de choses qui n’ont absolument rien à faire avec un chien, montrant donc tout de suite, par là, que ce dont il s’agit, c’est bien effectivement de la transformation du signe en signifiant qu’on met à l’épreuve, de toutes sortes de substitutions par rapport à ce qui, à ce moment-là, n’a pas plus d’importance, que ce soient d’autres signifiants ou des unités du réel. Ce dont il s’agit, c’est de mettre à l’épreuve le pouvoir du signifiant. » [8]

En conclusion, dans l’enfance le symbolique introduit ce qui est de l’ordre du jeu de cette discontinuité du rapport du sujet au réel, ce n’est pas pour autant qu’il en surgit de manière semblable un trébuchement, celui sur lequel nous nous arrêterons pour entendre ce que nous nommons le sujet dans la clinique adulte. Avant l’adolescence : les enfants nous enseignent une clinique de l’inter-dit, c’est un forçage de parler de leur liberté de parler vrai. Les enfants n’ont pas le même recul à l’endroit de la langue que les adultes. Ce recul perdu chez les adultes nous fera diagnostiquer l’automatisme mental. 

 3/ Déclinaison d’une « Tuile », c’était pas ça … !

Lacan souligne « La tuile » pour les enfants, que sont les parents qui les réprimandent pour ce qu’ils expérimentent du langage. S’ils lui disent que c’est autre chose qu’il y a à dire, et bien les parents forcent le sens là où il n’y a pas lieu de le faire. « Ils prennent le risque de déclencher les choses insurmontables dont ils auront à se plaindre ». Je me permets de prolonger l’affirmation : l’apparition du plombier dans le rêve de Hans n’aurait-il pas valeur d’acting out consommé dans le groupe familial. D’ailleurs, il est rare de constater chez les enfants des passages à l’acte, du moment qu’ils n’ont pas été concernés directement sur leur personne, par ceux des adultes.

Ceci, je le précise pour ajouter que la clinique en exercice avec les enfants, peut nous permettre d’apprécier les conditions dans lesquelles une énonciation est en advenir. Le jeu de la logique couvre le paradoxe du sens. Ce qui est désigné n’est pas forcément signifié, c’est ça le jeu. Par là, le jeu illustre le rapport du sujet au réel, comme pure discontinuité.

Un exemple de ce genre de bévue se trouve dans l’article du Monde qui s’appelle « Dépêche-toi … » [9] : Injonction qui souligne pour les parents, leur difficulté à supporter ce qu’ils supposent chez leurs enfants d’avoir une capacité à jouir de l’instant présent, d’une manière qui oblitère leurs décisions présentes aux intérêts de l’enfant. Le corollaire à cette injonction est « A cause de toi on va être en retard ». Je note que le rapprochement des deux phrases, instaure une fausse parité quant à la jouissance du présent tout en appelant à une question : quel est cet usage d’un ON lequel désigne des sujets indéfinis réciproques d’un temps logique.

Jouir de l’instant présent nous renvoie à Saint-Augustin là où Josiane Froissart a fait très justement remarquer que ce temps présent fait témoignage des relations entre le Je et un non savoir.

Si les enfants expérimentent les jeux de langage, voire en sont captifs, ils ont la particularité de ne pas apprécier tant ce qui nous en amuse, que le fait que nous intervenions à parité. Un philosophe contemporain Giorgio Agamben a produit un ouvrage qui interroge cette disparité de la temporalité enfant/adulte, Enfance et Histoire[10] :dépérissement de l’expérience et origine de l’histoire, je le recommande vivement car il est d’actualité. Il remarque que la Science a pu unifier en un nouvel ego science et expérience … qu’il a été fondé un sujet unique, celui de la science expérimentale. En quoi les enfants échappent aujourd’hui à ce que les adultes organisent un avenir qui ne doit rien au hasard et s’organisent autour de l’expérimentation d’un savoir qui ignore le passé.

Un ami m’a fait remarquer qu’il y avait différentes manières de qualifier ce qui est passé, ainsi les Celtes auraient été résolument tournés vers l’avenir, car les Celtes auraient compté le temps en référence aux nuits sous prétexte que la nuit donne naissance au jour. Au moins, si les jours passés n’entrent pas en ligne de compte, on aura pu espérer que les hasards de leurs nuits feront l’Aube de leurs jours.

Restons près de cette expérience du langage chez l’enfant, elle est d’emblée sexuelle, sa réalisation symbolique est consécutive à l’impuissance native à être saisie d’un fonctionnement qui déborde la fonction. L’immaturité neurologique fonde une expérience du langage précoce où la libido intervient : « La libido n’est que la notation symbolique de l’équivalence entre les dynamismes que les images investissent dans le comportement. C’est la condition même de l’identification symbolique… sans pouvoir être rapportée à une unité de mesure, l’efficience des images est déjà pourvue d’un signe positif ou négatif et peut s’exprimer par l’équilibre qu’elles se font. » Rappelons l’issue de cette phase du miroir où l’image spéculaire semble être le seuil du monde invisible, c’est là qu’un enfant trouvera une reconnaissance par la nomination qu’un tiers symbolique va opérer. Lacan parle de jubilation à cette découverte.

Cette jubilation aura d’autant lieu d’être qu’elle alternera avec des moments où ce tiers aura autre chose à faire ; et là, si l’inscription symbolique n’est pas faite, il perdra l’image cependant il peut avoir aussi acquis le jeu de la bobine. Je pense que les jeux langagiers de logique d’Alice au pays des merveilles jouent sur ce registre.

Lacan la présente : « Alice au Pays des Merveilles, quand serviteurs et autres personnages de la Cour de la Reine se mettent à jouer aux cartes en s’habillant de ces cartes, et en devenant eux-mêmes le roi de cœur, la dame de pique et le valet de carreau, vous êtes engagés à partir d’une parole, […] et quand bien même la Reine changerait à tout moment la règle, que ça ne changerait en rien la question, c’est à savoir qu’une fois introduit dans le jeu des symboles, vous êtes tout de même toujours forcés de vous comporter selon une certaine règle. En d’autres termes, chacun sait que quand une marionnette parle, ce n’est pas elle qui parle, c’est quelqu’un qui parle derrière. »

Ce n’est plus à l’ordre du jour : il fut une époque où enfants nous jouions au docteur, à la famille, au marchand, à la guerre …. Nous savions, selon les places définies, quel rôle tenir, pouce levé la suspension était possible pour reprendre avec plus d’énergie, là où nous supposions en avoir été … Dans ces jeux, le choix de places était déjà un enjeu. Mais la formalisation était de pouvoir se comporter selon les règles d’un jeu. Là, nous sommes dans un idéal. Le transitivisme est moteur dans ces jeux de rôle.  Le temps logique de Lacan pourrait-il être joué par des enfants ? Je n’en suis pas sûr, surtout tel que présenté par Lacan. Cependant, je m’interroge à partir du Temps logique [11] sur ce que je retrouve d’un nouveau transitivisme avec les jeux vidéo et numériques. Ce qui pousse à la jouissance avec les ordinateurs probablement, se joue sur la pérennisation d’« un temps pour comprendre » organisée par les créateurs de ces jeux. Au fur et à mesure où justement les joueurs auraient compris la symbolique de la marionnette, avatar de celui qui écrit et remanie les jeux, leurs victoires permettent d’écrire leurs prochains échecs. Tant est si bien que dans l’absolu, le moment de conclure est mis en perspective inatteignable ce me semble. Ce point de perspective est une illusion réelle, pas symbolique, car ce n’est pas un point inatteignable pour tous, ce n’est pas une négativité communément partagée, bien au contraire. C’est une organisation qui pousse à la répétition, à la masturbation. Le joueur a transmis ce qu’il sait faire pour déjouer le piège logique tendu par le concepteur. Autrement dit cette carotte fait fonctionner la motricité de l’âne en lice d’un prochain jeu. Ce sont des jeux participatifs au travail supposé des créateurs de jeu.  Voilà une illusion de temporalité, une temporalité virtuelle. Sauf que nous ignorons à quel point nous les produisons nous-même en entrant dans cette collectivité de producteurs et de joueurs. Ces jeux parlent de nous sans que nous ayons à le savoir. On saisit la réponse active motrice constante de ces enfants qu’on ne peut pas interrompre … comme justement l’a dit l’auteur de l’article : « Bon petit soldat faisant mine de donner le change, l’enfant mouline, sous sa casquette Pokémon, les mêmes préoccupations corrosives qu’un quadra flippé », je reviendrai sur cette conclusion miroir sur laquelle dévisse l’auteur.

 Avec le Temps logique, Lacan nous fait saisir que le sujet impersonnel, c’est celui dont on se dégage par l’acte de l’assertion par un moment de conclure, « il faut que je sois pour penser ». C’est ainsi que l’on s’extirpe d’un transitivisme spéculaire, pour appeler des conclusions qui ne sont pas vraiment là !  C’est notre penchant naturel pourrait-on dire, assurément celui de cet enfant auquel on dit « dépêche-toi » que de rester suspendu à ce temps pour comprendre.

Le commentaire de Michel Jeanvoine sur le temps logique insistait pour faire entendre que dans le collectif s’organise pour chacun de nous, sans le savoir, une répétition à partir du fait qu’inévitablement, nous sommes amenés à partager ce qui y fait commune mesure. Ce qui annonce quelque chose d’une automaticité partagée inévitable dans ce collectif. Ce terme de collectif surprend. Une famille n’est pas une collectivité à moins que l’on tienne une collectivité pour ce que Blanchot appelle communauté inavouable … celle qui a perdu le trait qui oblige à la réciprocité.

La justesse de ces remarques est primordiale pour ceux qui s’occupent d’enfants. Car elles conduisent à repérer ce qui dans le transitivisme se charrie d’identification en gésine. C’est un fait, dans les consultations d’enfant, cela tranche dans ce qui fait querelle entre d’Anna Freud et Mélanie Klein. Avoir la chance de recevoir des parents qui élaborent leurs questions au cours d’un suivi de l’enfant autorise ce jeu des identifications, permet aux signifiants de se constituer au carrefour des jeux du transfert. Dans ces cas nombreux, on a pu se poser des questions sur le statut psychopathologique des symptômes de l’enfant. Des symptômes de l’ordre de voix entendues s’imposaient-ils à partir d’une radicale extériorité ou bien trouvaient-ils leur source dans l’ère transitionnelle d’un lien ? L’accueil de tels symptômes méritent d’être déplié avec ce que des parents peuvent en recevoir et en dire dans l’accompagnement de leur enfant. Il est connu que des entretiens familiaux, « Il y a une négation propre à la pensée transitiviste qui est toujours la négation du réel éprouvé de l’autre afin que l’autre éprouve spéculairement et réellement ce qu’il est supposé devoir éprouver de la part de celui qui le situe dans son transitivisme. » Fabrique de rapport réciproque de mêmeté ….

Je voudrais ainsi terminer sur ce qui est un réel abandon de l’enfance dans sa temporalité. Son trait clinique c’est de déjouer la transitivité dans l’exercice ludique. J’ai rappelé que dans les Ecrits techniques Lacan pose ce fond de l’identification symbolique comme liée à la réponse qui est faite au cri reconnu dans sa fonction d’appel, ce qu’il en est de la reconnaissance du cri.

Valère Novarina assidu du séminaire de Lacan, l’a bien entendu. Son œuvre se résume pour l’essentiel à un théâtre de paroles, il fait dire dans l’opérette imaginaire, à l’un de ses personnages : « Nous n’appelons les choses ainsi, que parce que nous ne pouvons pas nommer – nous ne faisons qu’appeler. Nous n’appelons les choses que parce qu’elles ne sont pas vraiment là. » À écouter son théâtre en notre for intérieur nous éprouvons ce qui ne se dit pas … de manière constante…

Que se passe-t-il en jouant pour les enfants ?

Le morcellement dans l’enfance conduit à une scansion d’unités virtuelles successives dans les rencontres enfantines, celle d’un semblant, toujours appelé, rappelé, et non ressemblant dans les retours qui lui en sont faits, non conforme à l’image qu’il s’en faisait, à l’idée qui lui est venue. C’est une jubilation du jeu qui n’est pas un rêve et qui est empreint de sérieux dans l’enfance.  Le sérieux du Jeu est une jouissance qui illustrant la quête de faire correspondre de manière biunivoque et amboceptive à la fois ce qui manque pour soi et pour l’autre. Le symbolique intervient en levant la confusion qui pourrait en résulter.

Plus que la répétition pour les enfants, il y a réédition dans le jeu. Elle n’est pas lassante, car elle est toujours variée et jamais identique, même si elle apparaît à l’adulte comme répétitive. Ce qui prime dans l’échange, ce qui fait circuler les objets, ce n’est pas qu’ils aient valeur marchande. Enfin, oui, mais toutefois pas en tant qu’objets. Ils sont reconnus que pour ce qu’ils manquent pour l’un et/ou pour l’autre, pour chacun, de manière donc univoque l’objet manque, il s’appelle revient à cet autre. Un rappel : nombreux, nous avons pu symboliser cela en écrivant sur sa gomme « elle s’appelle Reviens ». Ce qui est une manière métonymique d’évoquer le manque, précisément cette communauté du manque. Habituellement, la gomme que l’on prêtait, ne revenant jamais, on apprenait alors le prix du manque, de ce travail intime étrange d’avoir supposé que l’autre vous rendrait quelque chose, à l’identique.

Ce que l’on a donc appelé valeur d’usage concerne des objets quant au manque. C’est un prix de revient qui est reconnu. Très exactement ce qui ne sera jamais décidable et appréciable pour sa valeur pour chacun dans le futur monde du travail. A travail égal, salaire égal, c’est un jeu d’enfant. Un jeu sérieux, car reconnu pour ne pas être automatique, mécanique, allant de soi, un jeu très vivant, mortifiant certes mais pas mortifère.

J’insiste sur ce mortifiant. Car, la figuration d’un manque à jouer, c’est ce que trichent les machines numériques qui organisent la perte sur un manquer à réussir binaire entre soi et une machine miroir formée à nous distraire de votre manque car tout doit vous revenir. Au fond la machine calcule votre répétition à manquer et ne vous permet pas de rééditer un jeu où l’oubli, l’erreur, le hasard ont leur place chez l’autre ; car en vrai il n’y a rien qui vous regarde dans ce qu’on appelle la phase du miroir pour être trompé. Elles vous réduisent à votre propre appel : « Nous n’appelons les choses ainsi, que parce que nous ne pouvons pas nommer-nous ne faisons qu’appeler. Nous n’appelons les choses que parce qu’elles ne sont pas vraiment là. »[12]

Conclusion

J’ai essayé de dire et de préciser comment une réflexion sur ce qui fait la différence entre clinique des cures avec les enfants et clinique des cures avec les adultes, peut nous conduire à suivre ce qui ne fait linéarité dans une « histoire » de la psychanalyse.

 Et pourtant ce ne sont que le fait de ruptures successives …

Ce retour des adultes vers l’enfance est marqué d’un probable savoir qui souligne combien il n’est que probable. C’est ce « je parle » de l’adulte, ce je embrayeur, souligné par Lacan dans la fonction de shifter qui désigne le sujet de l’énonciation mais ne le signifie pas, celui qui a soif de vérité se présente marqué par les signes de la tromperie. Il n’y a pas d’unité antérieure du sujet à la discontinuité que manifeste le discours du patient. Freud, rapporté par Lacan, dit à propos de la prise de parole en analyse « quoi qu’il en soit il faut y aller »[13].

L’hypothèse d’une particularité dans l’enfance d’une énonciation suspendue à une fonction de shifter qui ne se met pas en place dans l’instant, est-elle envisageable ? Elle semble représenter l’impossible effacement d’une disparité d’avec ses parents. Il y a dans la phase du miroir de J. Lacan ce temps essentiellement moteur de retour où le sujet peut se trouver absenté mais reconnu « dans l’échange des regards, (qui se) manifeste lorsque l’enfant se retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste, fût-ce seulement de ce qu’il assiste à son jeu. »[14]

À l’adolescence la parité entre adultes se met en place, et remarquons que les adolescents s’appuient rarement sur leurs souvenirs si ceux-ci ne sont pas marqués d’un traumatisme. Le type même de mémoire que les enfants s’étaient précédemment appliqués à faire disparaître.

Pour terminer, il me semble important de reconnaître que ce temps de conclure reste prématuré, précoce…  En suspend avec les cures d’enfants.

[1]Psychiatre, psychanalyste.

[2]Pierre-Simon de LAPLACE.  Essai philosophique sur les probabilités, Édition numérique européenne, Édition du Kindle, p.7.

[3]Paul VALÉRY, Variété I et II, Editions Gallimard, Édition du Kindle.

[4]SAINT–AUGUSTIN (353-430), Livre XI, Les Confessions, Édition du Kindle, p.97.

[5]FREUD Sigmund, Constructions dans l’analyse (1937), in Résultats, idées, problèmes, PUF, Tome II, p. 269.

[6]FREUD Sigmund, Note sur le bloc magique (1925), in Résultats, idées, Problèmes, PUF, Tome II, P 124.

[7]FREUD Sigmund, Métapsychologie, Folio, Gallimard, (1968), p.9.

[8]LACAN Jacques, Le désir et son interprétation, Séminaire VI, Ed. Seuil, p.135.

[9]Article du Journal le Monde du 25 Janvier 2020.

[10]AGAMBEN Giorgio, Enfance et histoire, Payot, 2002.

[11]LACAN Jacques, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » in Les Écrits, Seuil, 1966, p. 197-213.

[12]NOVARINA Valère, L’Opérette imaginaire1998.

[13]LACAN Jacques, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, p.33-p.37.

[14]LACAN Jacques, De nos Antécédents in Les Écrits, Seuil, p.70.



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– Auteur : BENRAIS François
– Titre : « C’est pas ce que j’dis »
– Date de publication : 17-07-2020
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=200

Christiane LACÔTE-DESTRIBATS. Ce que les écrivains et les poêtes enseignent aux psychanalystes.

Une clinique de la temporalité ?

CE QUE LES ÉCRIVAINS ET LES POÈTES ENSEIGNENT AUX PSYCHANALYSTES

Christiane LACÔTE-DESTRIBATS

Je vais prendre les choses un peu différemment de Nicole Anquetil qui nous décrivait ce qui se passait aujourd’hui et les différences par rapport au passé.  Je dirais simplement, sur ce qui se passe actuellement, à propos des mouvements qui militent au nom de l’amour, que je me tiens aux réflexions de Michel Serres et de François Jullien sur ce point : quand on dit je t’aime à quelqu’un on ne sait pas ce qu’on dit. Et cela n’est jamais la même chose venant de l’une ou de l’autre personne. C’est une dimension qu’il ne faut jamais oublier dans toutes les campagnes faites au nom de l’amour. Auparavant, on ne savait pas plus ce que c’était que l’amour, mais, dans nos contrées du moins, il y avait un dieu qui garantissait l’amour, ou une certaine attention à sa créature.

Je vais donc prendre les choses autrement sur le temps et sur ce que les écrivains et les poètes nous apprennent au plus profond de la cure et même, peut-être, syllabe après syllabe, phrase après phrase sur ce qui « troue » la parole. En cela je critique, mais je l’ai déjà fait ailleurs, la notion d’expérience sur le temps. C’est, en effet, une notion extrêmement vague et qui ne donne lieu qu’à des vagabondages qui peuvent être agréables, d’une jouissance tragique parfois, mais finalement futiles dans l’auto-suffisance qui interdit la critique, que le temps soit considéré comme un argument pour l’action ou que ce soit comme la vanité de toutes les vanités. Je ne parle pas ici des temps mesurés et conçus par la science physique. Nous sommes, pour reprendre la réflexion sur notre temps présent, dans un moment où, du moins dans nos contrées, nous avons, dit-on, l’Apocalypse devant nous. Le langage écologique est là pour nous dire que la catastrophe ultime va arriver. J’ai fait mon dernier séminaire à l’Association Lacanienne Internationale sur des cas d’anorexie mentale qui s’argumentaient de cela. J’ai parlé en particulier de celui d’une petite anorexique de dix ans, pour qui l’horizon semble bouché. Par rapport à cela, nous sommes, comme psychanalystes, plutôt des résistants. Nous essayons d’élaborer une idée de temporalité qui ne soit pas ce temps borné. Nous luttons, en effet, contre les limites de ce qu’on appelle destin.

Nous ne pouvons pas tabler sur la notion d’expérience subjective, pour parler du temps, en tout cas, pas en ce qui concerne la cure psychanalytique. Nous essayons de faire des passages, nous essayons de faire qu’il y ait des déplacements subjectifs. Tout cela est autre chose qu’une expérience, c’est plutôt de l’ordre de l’écriture, de l’inscription. Donc, au lieu de parler en termes d’expérience, je parlerai en termes d’inscription et d’écriture. Je critiquerai aussi l’idée de souvenirs dans la cure. Je pensais à ce que disait très justement Gérard Pommier hier après-midi quand il parlait des idées, einfall, qu’on traduit par paroles incidentes à propos de la névrose obsessionnelle. Il est vrai que ce qui tombe dans l’esprit ce n’est pas exactement ça. Ce à quoi nous avons affaire, le plus souvent, ce sont plutôt des mots, des images, des affects, des motions personnelles qui se raccordent plus ou moins non pas à un événement passé mais à plusieurs événements passés et surtout aux paroles qui ont été dites par le sujet lui-même ou par son entourage. C’est tout de même important parce que nous n’avons pas affaire à proprement parler à des souvenirs, sauf peut-être à ce qu’on appelle depuis Freud, un souvenir écran, qui est tellement bien cadré qu’on peut parler de souvenir mais qui est désamorcé tout de suite par les jeux de mots. Je pensais à quelqu’un qui, malade, fiévreux, dans sa petite enfance, il avait sept ou huit ans, me disait : « J’ai un souvenir très vif, je voyais par la fenêtre – et voilà le cadrage d’un tableau –   je voyais, donc, un seringa en fleurs ». Tout cela se défait, ou s’interprète, dans le jeu de mots « sœur-un gars ». Est-ce donc un souvenir cela ? C’en est un au sens trivial du terme, mais c’est tout à fait autre chose, c’est quelque chose qui qui crève l’écran.

  A propos des souvenirs je me réfère, comme Josiane Froissart, au texte de Blanchot Le livre à venir. Nous n’avons pas retenu les mêmes phrases et c’est très intéressant.  Il dit, à propos de Proust, des choses qui m’ont éclairée sur mon admiration restreinte et légèrement agacée pour cet écrivain. Non parce que ce n’est pas de mon goût, mais pour ce que je voudrais essayer de vous faire entendre : ce n’est pas compatible avec la psychanalyse, en tout cas lacanienne. « Á la recherche du temps perdu », « le temps retrouvé », qu’est-ce qu’on a perdu et qu’est-ce qu’on retrouve ?  Qu’est-ce que le « coup » de la madeleine ou le « coup » du pavé sur lequel on pourrait trébucher ?  C’est pourtant très intéressant ce sur quoi on peut trébucher. Proust fait une coalescence des deux moments, comme pour produire une sorte de positivation du temps, à l’inverse de ce que nous pouvions saisir à propos de l’analyse d’un souvenir écran.

 Maurice Blanchot dit de Proust qu’il « étudie toutes les manières dont le temps devient temps ».[2]   Il dit encore : « La recherche, œuvre massive, ininterrompue a réussi à ajouter aux points étoilés le vide comme plénitude. » J’expliquerai ce que je pense de cela. Citons encore Blanchot : « Proust a peu à peu éprouvé que l’espace d’une telle œuvre devait se rapprocher, si l’on peut ici se contenter d’une figure, de l’essence de la sphère ». Il parle du texte de Proust comme marqué par une sorte de « giration volumineuse », formulation incisive et tellement juste ! C’est à dire qu’il vous emporte dans une giration volumineuse, toute positive donc, et qui n’est trouée en aucun point. Il faut dire aussi que tout chez Proust est cadenassé par la jalousie. La jalousie qui éternise le rapport à l’autre. Qui a un jour guéri un jaloux ou une jalouse ? Blanchot parle encore, à propos de Proust, de « la maturité de cette expérience pour laquelle l’espace de l’imaginaire romanesque est une sphère, engendrée grâce à un mouvement infiniment retardé, par des instants essentiels eux-mêmes toujours en devenir et dont l’essence n’est pas d’être ponctuels, mais cette durée  imaginaire que Proust, à la fin de son œuvre, découvre être la substance même de ces mystérieux phénomènes de scintillation…(le récit) ne peut lui-même se réaliser qu’en allant vers de tels instants comme vers son origine et en tirant d’eux le mouvement qui fait seul avancer la narration. »[3] C’est important de lire ces remarques si pertinentes et si libres sur de tels monuments littéraires, où Blanchot, cependant, comme marqué par cette lecture, a allongé ces phrases à la manière de Proust.  Scintillation : il s’agit du pavé, de la madeleine, de tous ces points qui font ressurgir le souvenir.  Mais remarquons les termes choisis, une sphère, un mouvement infiniment retardé, des instants essentiels, et pas ponctuels et dont il découvre être la substance des phénomènes de scintillation. Cette plénitude vide de l’espace chez Proust me semble en opposition avec ce que nous expérimentons, plus exactement avec ce que nous essayons de produire dans une cure, c’est à dire des trouages, des espacements, des effets d’après-coup. C’est ce que je vais essayer d’esquisser ici. Le temps, pour l’analyse, c’est par son aspect de réel que nous l’aborderons.  C’est le temps de l’après coup qui est le temps fondamental d’une cure, ce temps de l’après-coup et qui peut se décliner, comme Catherine Ferron l’a dit, à la suite de Jean Bergès, au futur antérieur dans la tristesse dépressive par exemple comme il l’avait très bien montré. Ce temps de l’après coup est justement le temps où la parole est trouée puisque le sens ne peut se boucler, successivement d’ailleurs, sur des sens tout à fait différents au fur et à mesure, ne peut se boucler qu’autour d’un vide qui est adressé à l’analyste.  Mais ce n’est pas l’analyste qui remplit ce vide, il n’en fait pas une plénitude ; au contraire, et c’est en cela que la discipline peut paraître rude, il en fait le risque même d’une parole dans sa singularité.

Ce temps de l’après-coup, est celui de Breton, après sa rencontre avec Nadja. J’ai écrit ce livre Passage par Nadja[4] à propos du roman de Breton, son seul roman, d’ailleurs, Nadja.  J’ai appelé cela Passage par Nadja parce que je considère que les analystes pourraient être un peu modestes en face des grands poètes et écrivains qui sont des passeurs parfois, et qu’ils ont à apprendre de certaines œuvres, pour leur propre pratique. Lacan lui-même lors des quelques années où il était proche du groupe surréaliste et ne s’était pas encore brouillé avec Breton, avait beaucoup travaillé sur ce qui produit la poésie. C’est toute l’histoire de la thèse de Lacan sur le cas Aimée, enfin toutes ces choses sont très connues.

 Ce que décrit Breton au début de Nadja est légèrement ennuyeux. Nadja se promène avec Breton dans Paris, ce sera une pérégrination de peu de jours. Ils se sont connus neuf jours, c’est très court.  Ce que je voudrais vous montrer c’est que Breton s’ennuie et il ne s’ennuie pas seulement parce qu’il a quelque désagrément, mais il s’ennuie parce que c’est ennuyeux de voir Nadja relever à chaque coin de rue et sans relâche, des signes. Elle relève sans cesse non pas seulement des coïncidences, mais aussi des signes et même des signaux. Je disais ceci : « Nadja, elle, crée quelque chose de différent, qu’on pourrait appeler un charme, avec ce que cela induit de figure féminine et de magie, et où tout retourne au même, les signaux plus que les signifiants se renvoyant l’un à l’autre pour la spectatrice voyante de ce tout. Breton au contraire est au lieu même de la possibilité ou non de l’étincelle poétique qui ne renvoie pas à lui-même, ni particulièrement à ce qu’il verrait, mais à la précarité invisible et silencieuse du langage. » C’est sur ce point que les psychanalystes ont à apprendre.

On tourne en rond et on s’ennuie lorsqu’on va de signaux en signaux qui ne sont pas, d’ailleurs chez Nadja interprétés de façon persécutive mais se renvoient l’un à l’autre car il n’y a pas de coïncidence de hasard, il n’y a que des signes. Le texte de Breton va être une critique philosophique et aussi politique du mot « même ». Une critique de l’identité semble plus que jamais nécessaire actuellement. Ce qu’il m’importe de dire ici, c’est qu’à l’intérieur de la métaphore et de la métonymie, à l’intérieur de ces deux tropes, si l’on peut se permettre d’imaginer ainsi l’intervalle qu’ils permettent, étant faits de substitution, une altérité doit être supposée, c’est-à-dire une critique d’une identité à propos de chaque mot.

 Prenons un texte de Berkeley[5], pris dans le texte que lisait Breton au moment de sa rencontre avec Nadja : « Qui ne voit que la dispute roule sur un mot ? A savoir si le mot. Ou bien alors supposez une maison dont les murs, ou tout le dehors sont restés intacts, tandis que dedans, les anciennes pièces seraient détruites, et de nouvelles construites à leur place ; et supposez que vous, vous appeliez cette maison la même, et que moi, je dise que ce n’est pas la même : ne serions-nous pas, malgré tout, d’accord dans ce que nous pensons de cette maison considérée en elle-même ? »  Le dialogue entre Hylas et Philonous, ici, montre son enjeu : le temps, le temps, comme opérateur d’altérité, c’est ainsi, du moins pour notre propos, que nous l’interprétons.

 Le très beau livre d’Emmanuel Levinas, le Temps et l’Autre [6] marque que le temps c’est l’altérité même et que dire une métaphore, c’est susciter l’altérité et donc être dans le temps. Pas de la même manière que Derrida le situe, comme je l’expliquais à un récent séminaire de l’ALI, mais je ne peux pas reprendre tout ici. Bref, avec l’identité nous tournons en rond, et le temps intime de la parole dans une cure que nous devons, nous analyste, relever, c’est cette altérité interne aux signifiants, les uns par rapport aux autres.

 Quant au surréalisme – je m’attache aux textes de Breton et pas seulement par rapport à Lacan –  il est important de montrer que ce mouvement n’est pas une affaire d’imaginaire mais une révolution sur le symbolique lui-même. Je ne résiste pas à vous lire quelques beaux fragments de texte : « Les mots, dit-il, de par la nature que nous leur reconnaissons, méritent de jouer un rôle autrement décisif. Rien ne sert de les modifier puisque, tels qu’ils sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que notre critique porte sur les lois qui président à leur assemblage. »[7] Cela est très proche du texte de Berkeley : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! Le langage peut et doit être arraché au servage. Plus de descriptions d’après nature, plus d’étude de mœurs. Silence, afin qu’où nul n’a jamais passé je passe silence ! – Après toi, mon beau langage ! »

Voilà un texte fondateur pour nous aussi. Comme analyste nous disons aussi : « Après toi, mon beau langage ! »  Je ne passerai qu’après toi, parole et langage de mon patient ! Après toi, langage tout court que j’entends du seul fait que moi-même je parle ! Lisons encore, et cela nous importe dans notre discipline : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! » C’est là le seul point d’action, d’efficacité, que nous puissions avoir. Nous qui sommes pris dans les idéologies en particulier dans celles qui se fondent sur l’amour. Nous n’avons que les mots pour résister un peu à l’air du temps.

Qu’est-ce qui se passe dans une analyse au niveau de cette radicalité ? Il s’agit que des choses passent, il s’agit qu’il y ait des événements subjectifs qui s’inscrivent et effectivement, ce qui a été rappelé par vous aussi, c’est que ce qui est de l’ordre de l’inscription se fait alors à partir du contingent. Or le surréalisme a fait de la rencontre l’événement contingent que l’on veut voir inscrit et qui ne s’inscrit que par, j’allais dire avec Lacan, un forçage de l’impossible. Il faut qu’il y ait de l’invention et le temps se remet en marche. Ce contingent, pour Breton, c’était la rencontre, la rencontre amoureuse et désirante mais c’était aussi la merveille du jeu de mots. Notons que c’était un mot qu’employait Lacan assez fréquemment. Lorsqu’il disait aux femmes « vous êtes merveilleuse », ce n’était pas du tout que nous ayons pu l’être, c’était plutôt : « il y a de la merveille dans le langage », il y a quelque chose qui fait avancer dans le savoir inconscient et qui lui semblait un pur surgissement de l’invention à partir des signifiants.

 Alors quelle est la place de l’écriture dans une cure et comment marque-t-elle, scande-t-elle le temps ? Car on ne peut pas dire tout même que dans une métaphore il y a un pur trou entre des signifiants, c’est le réel de l’objet petit a qui y est situé. Mais ce réel n’est pas tout à fait saisissable tout de même, ce qui est saisissable pourtant, c’est son aspect de lettre : il y a quelque chose qui se scande et qui s’inscrit dans le meilleur des cas. Je m’appuie sur une citation de Lacan que je trouve très forte : « Il n’y a donc pas de métalangage mais l’écrit qui se fabrique du langage pourrait peut-être être matériel de force à ce que s’y change nos propos. Je ne vois pas d’autre espoir pour ceux qui actuellement écrivent. »[8] Voilà le ressort de nos interventions analytiques. Ce qui peut faire passage à un déplacement subjectif possible, c’est que nous arrivions à ce que quelque chose s’inscrive et que ce soit « matériel de force », puisque c’est un forçage de l’impossible, « matériel de force » à ce que nos propos changent. Ce qui est tout de même très difficile car nous sommes plutôt fixés sur de l’impossible, mais encore faut-il que nous soyons passés par cet impossible pour que nous prenions en compte la marque du Réel.  

Alors à partir de là, la cure, doit être conçue plus comme une lecture qu’une écoute. C’est une lecture qui est première, comme « condition suffisante d’une inscription qui est faite d’ailleurs que de là où la trace était portée »[9], dit encore Lacan. C’est là que se marque aussi le trouage, c’est-à-dire que ce qui caractérise l’humain, par rapport à la horde de loups qui laisse des traces dans la neige et qui hurle dans les steppes, c’est qu’il ne peut inscrire que là où la trace a été faite. C’est cela qui peut aussi déplier ce futur antérieur dont tu parlais, Catherine, car dans le texte cité, on part d’un ailleurs qui est aussi un ailleurs temporel. Ce que j’essaie de vous montrer, c’est, par le passage par l’écriture, un nouvel enjeu subjectif, un événement d’inscription qui tient compte du contingent, c’est-à-dire de quelque chose qui fait irruption de façon imprévisible.

 Alors que s’est-il passé pour Nadja ? Je l’ai dit dans ce livre, à un moment Breton a fait une imprudence. Nadja et lui étaient tous les deux dans un jardin près des Champs-Élysées. Dans ce jardin, il y a une fontaine et un jet d’eau et Nadja y voit l’image, qui lui fait signe, d’un amour qui s’élève et redescend dans une sorte de mouvement perpétuel de renaissance. Il s’agit d’un mouvement qui dépend de l’art des fontaines, quelque chose de circulaire. Breton lui dit alors quelque chose comme cela : « Comment se fait-il que tu parles de cela, alors que je suis en train de lire Berkeley, et, dans le traité de Berkeley il s’agit effectivement des mots qui se répandent “comme” en gouttelettes de façon aléatoire et qui s’assemblent ». A ce moment-là Breton confirme Nadja dans son rôle de prophétesse, de devineresse, de quelqu’un qui aurait anticipé ce qu’il pensait. Il faut dire aussi que Breton l’avait prise comme le réceptacle d’un savoir qu’il voulait, comme il l’avait fait d’ailleurs avec Les champs magnétiques, chercher dans l’inconscient. C’est à partir de là et, sans doute d’autres éléments de cette sorte, que tout bascule et que Nadja, déjà très fragile, va très mal, car dans l’éternisation confirmée des signes, elle ne peut concevoir qu’un signifiant anticipe et ne se résout dans un sens, qu’après coup. 

Que se passe-t-il s’il n’y a pas de coup du tout ? C’est ce que nous pouvons lire dans le livre d’Atiq Rahimi, Maudit soit Dostoïevski.[10] De quoi s’agit-il ?  Dans les cures, ce qui fait souvent le temps stérile et lassant dont on sort peu, c’est la culpabilité de nos patients. La culpabilité produit un temps interminable. Maudit soit Dostoïevski, c’est, maudite soit la culpabilité, celle de Raskolnikov, dans Crime et châtiment. Ce que j’ai apprécié dans ce livre, c’est un certain comique, qui est souvent la marque de la vérité. Rassoul, le héros, a commis un meurtre, croit avoir commis un meurtre, mais qui n’y a pas de trace. Il ne peut pas en avoir de culpabilité avant qu’il n’y ait une trace, et il voudrait que ce soit inscrit par un jugement et une condamnation. Or, il se trouve que la hache qu’il avait dans la main et qu’il lâche, tue une vieille maquerelle qui essayait de prendre sa fiancée, sous son aile non protectrice. Voici le texte : « A peine Rassoul a-t-il levé la hache pour l’abattre sur la tête de la vieille dame que l’histoire de Crime et Châtiment lui traversa l’esprit. Elle le foudroie. Ses bras tressaillent, ses jambes vacillent, et la hache lui échappe des mains. Elle fend le crâne de la femme et s’y enfonce.  Sans un cri, la vieille s’écroule sur le tapis rouge et noir. Son voile aux motifs de fleurs de pommier flotte dans l’air avant de choir sur son corps replet et flasque. Elle est secouée de spasmes. Encore un souffle, peut-être deux. Ses yeux écarquillés fixent Rassoul, debout au milieu de la pièce, l’haleine suspendue, plus livide qu’un cadavre. Il tremble, son patou tombe de ses épaules saillantes. Son regard effrayé s’absorbe dans le flot de sang, ce sang qui coule du crâne de la vieille, se confond avec le rouge du tapis, recouvrant ainsi ces tracés noirs, puis ruisselle lentement vers la main charnue de la femme qui tient ferme une liasse de billets, l’argent sera taché de sang. »[11] 

Rassoul ne prend pas l’argent et il s’ensuit une errance tout à fait à la fois dramatique, car la ville est à feu et à sang, mais plutôt comique. Elle ressemble un peu à ce que décrit Stendhal : Fabrice del Dongo est sur le champ de bataille et ne voit rien. Dans le livre d’Atiq Rahimi, au centre de Kaboul, il y a la guerre, les bombes, des supplices, des sacrifices, il y a des choses abominables. Rassoul revient dans la maison de la vieille non pas pour prendre l’argent mais pour revoir le lieu du crime. Mais le cadavre a disparu, que s’est-il passé ? Le crime a-t-il eu lieu ? Quel est ce temps où sa subjectivité vacille, où il ne peut pas être coupable ? Où on lui dit, où les juridictions de Kaboul lui disent : mais non il n’y a pas de preuve et s’il n’y a pas de preuve, il n’y a pas de crime. 

 Qu’est-ce que ce temps-là qui ne s’écrit pas? Qu’est-ce que ce temps qui n’est pas le temps ? Cela pourrait évoquer ce que vous connaissez bien de la psychiatrie française, celle de Paul Guiraud et de sa description des crimes immotivés. Quel est ce moment d’annihilation subjective où il n’y a plus de temps parce qu’il n’y a même plus de culpabilité, ni surtout de châtiment qui inscrive un acte ? Tout l’effort de Rassoul c’est d’essayer de se faire condamner. Mais la hache lui échappait, c’est l’objet qui commandait. 

Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’il n’y a pas de temps s’il n’y en a pas d’inscription. C’est pour cela qu’on peut critiquer, à ce propos, toute invocation d’une expérience. A la condition de la faire, bien sûr. On peut enfin dire, sur ce point, que pour que le temps permette à la parole de ne pas être du bavardage, mais un dire, de l’ordre de l’écriture donc, il faut que ce temps soit troué et que ce trouage soit inscriptible.


[1] Ancienne élève de l’ENS, Agrégée de philosophie, Psychanalyste, Paris

[2] BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Gallimard,1959, p.20.

[3] Op. Cit. p.35.

[4] LACÔTE-DESTRIBATS Christiane, Passage par Nadja, Editions Galilée, 2015, p.30.

[5] BERKELEY George, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, Premier dialogue, 1712-13, Trad. Flammarion 1998.

[6] LEVINAS Emmanuel, Le Temps et l’Autre, PUF, 2011.

[7] BRETON André, Introduction au discours sur le peu de réalité, in Œuvres complètes, La Pléiade, Tome II, Gallimard, 1992, p.276.

[8] LACAN Jacques, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Leçon du 12 mai 1971.

[9] LACAN Jacques, D’un Autre à l’autre, Leçon du 14 mai 1969.

[10] RAHIMI Atiq, Maudit soit Dostoïevski, P.O.L., 2011.

[11] RAHIMI Atiq, Op. Cit. p.11-12.

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– Auteur : LACÔTE-DESTRIBATS Christiane
– Titre : Ce que les écrivains et les poêtes enseignent aux psychanalystes
– Date de publication : 02-05-2020
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=198

POMMIER Gérard. L’espace-temps résolu dans la séance

Une clinique de la temporalité ?

L’ESPACE-TEMPS RÉSOLU DANS LA SÉANCE

Gérard Pommier [1] 

 Je vais commencer par dire un mot à propos de la temporalité humaine en général. Livré à nous-mêmes, nous n’avons aucune notion du temps. Nous nous repérons plus ou moins grâce au lever et au coucher du soleil, ou grâce à la longueur des ombres portées des arbres, ou d’un bout de bois. Le temps humain est un temps psychique qui cherche à se raccrocher au temps de la nature, au cycle du soleil, de la lune, des saisons. 

Dans Une journée de bonheur, Pascal Quignard dit que les hommes se raccrochent à la nature pour s’orienter. C’est sur la nature que sont prélevés les symboles du temps humain, en premier lieu le parricide et sa rédemption. Par exemple, cueillir une fleur pour honorer un mort est l’un des gestes dont il y a trace dans les premiers tombeaux. Cueillir une fleur, c’est d’une certaine façon lui ôter la vie, c’est la tuer, et elle est jetée sur la tombe de l’ancêtre. Ce geste est attesté depuis le paléolithique, dans les tombes de Shanidar en Irak. Cueillir une fleur à Rome, au Japon ou en France c’est une forme de sacrifice, c’est-à-dire d’Ostia. Les cueilleurs de fleurs tuent le temps. On tire aussi les parfums des fleurs qui servent à encenser les morts et les dieux. La temporalité est liée à la cueillette de la fleur, dans les vers d’Horace dans sa célèbre onzième ode, carpe diem, cueille, arrache non pas une fleur, mais le jour. Horace décrit aussi bien une manière de vivre qu’une manière de tuer. 

S’il n’a pas les repères de la nature, l’homme ne sait plus où il en est. Il a besoin d’une montre ou d’un chronomètre pour se repérer. Sinon nous n’avons aucune idée de l’écoulement du temps, ni de sa position, ni de sa vitesse d’écoulement. Nous n’avons qu’un seul repère intérieur, c’est le temps de l’inconscient, tantôt contracté, tantôt en brusque expansion, tantôt courant en avant, tantôt tirant vers l’arrière, vers l’enfance qui ne nous quitte jamais. Car il faut bien le rappeler, l’inconscient n’a pas de substance ni de localisation. L’inconscient est le simple adjectif qualificatif d’un processus qui par définition remonte à l’envers du temps. Il remonte en arrière vers ce qui a été refoulé, c’est-à-dire vers l’enfance. Si l’inconscient est inconscient, c’est parce qu’il court à l’envers du temps, c’est-à-dire contre le temps de la conscience. 

L’exemple le plus célèbre en est celui du coup de sonnette qui réveille un dormeur. Il vient de faire un long rêve avec de nombreuses péripéties et il est réveillé par un coup de sonnette. En réalité, c’est cette sonnerie qui a provoqué la formation du rêve, et ce dernier est entièrement régrédient. 

Maintenant, dans la vie consciente éveillée, dire que la temporalité est « humaine » veut dire qu’elle se déroule au rythme de la parole. Le temps s’écoule plus ou moins vite au fur et à mesure que nous parlons ou que nous pensons. C’est la première remarque que je fais : toutes nos paroles, n’importe lesquelles, sont doublées par un fantasme fondamental. Lorsque nous parlons, en même temps :

1)      Nous nous plaignons (écoutez les gens pleurer : c’est l’enfant battu). 

2)      Nous cherchons à séduire (c’est le fantasme de séduction). 

3)      Nous agressons quelqu’un (fantasme parricide). 

Il faut remarquer que plus le fantasme est actif dans la parole, plus nous vivons dans un temps qui court en avant et devenons les maîtres de notre temporalité. Moins le fantasme est actif et plus nous nous ennuyons dans un temps suspendu au présent. Le temps s’ouvre devant nous au fur et à mesure que nous ouvrons la bouche. 

Pour ouvrir la bouche, il faut pouvoir dire « je ». Seul le sujet pronominal de la phrase est le maître de cet infini qui s’ouvre : celui de la pensée et de la parole quand elle s’adresse à quelqu’un, un être quelconque, un Nebenmensch, Aliquid Ens. Quand le « je » est aboli, à certains moments des psychoses, le temps l’est aussi. Il existe des moments d’aplatissement du temps dans les psychoses lorsque brusquement un symbole ou une situation symbolique efface la subjectivité. Cela peut être par exemple le cas après un rapport sexuel, à l’avènement d’une paternité, ou lors du succès à un examen. C’est plutôt une caractéristique de la schizophrénie à son début. Dans les psychoses linéaires, il y a une suspension absolue de l’écoulement du temps dans la mélancolie, lorsque le père, dont le deuil n’est pas fait, réclame la mort de celui qui n’a pas réussi à le parricider. Le suicide est en quelque sorte une manière d’initier à nouveau le temps. Lorsqu’au contraire la manie triomphe, la durée d’une minute ou de trois jours de Carnaval sans dormir sont tout à fait équivalents. 

Quelle est la condition d’énonciation du « je » pronominal ? Il est impossible de dire « je » et de prononcer en même temps notre nom propre, c’est-à-dire le nom qui nous a été donné au nom de notre père. Il nous a été donné à notre naissance que nous l’ayons pris ou non.

Si je dis « Gérard Pommier aime les fraises », c’est comme si quelqu’un d’autre que moi les aimait. Si je dis : « j’aime les fraises », alors là, je ne peux pas dire en même temps mon nom. Seul Napoléon peut décréter : « Napoléon envahit la Russie » : il parle de lui à la troisième personne. C’est le propre des dangereux mégalomanes, qui cherchent à parler au nom du père primitif.

Lorsque nous parlons, nous parlons au nom du nom qui a été donné par notre père et nous l’enterrons chaque fois que nous disons « je ».  C’est pourquoi il est si difficile de parler en public, qu’il y a une inhibition et une honte potentielle quand nous ouvrons la bouche. C’est avouer notre crime inconscient. Nous avons souvent besoin de lire un papier pour parler. Chaque fois que nous parlons, les phrases sont explicatives, elles cherchent à nous disculper, c’est la causalité même de la parole. Parler, c’est « causer » : chercher la cause pour nous innocenter. Quand je dis : « Le ciel est bleu », j’explique le ciel par sa couleur. Je déplace une faute intérieure sur la couleur du ciel, qui est extérieure. 

Toutes les phrases commencent par un groupe sujet et sont suivies d’un groupe qui le qualifie et qui l’excuse. Le modèle le plus général d’une phrase est : « ceci est cela » comme l’ont montré les grammairiens de Port Royal. La phrase pivote sur le verbe « Être » qui dit tout haut notre Être anéanti. On peut dire aussi bien « le ciel est bleu » que « le ciel, bleu ». L’être est remplacé par une virgule. Nous ne sommes qu’une virgule : aussi bien « Être » que « non Être » (to be or not to be). La linéarité du temps est homothétique à celle de la parole qui manque à dire qui parle. Il y a un trou dans la parole, c’est pourquoi elle ne s’interrompt jamais ! Le sujet n’arrive pas à dire ce qu’il veut exactement en tant que sujet – il est en défaut alors que la pensée n’a pas ce problème, elle est rapidement asubjective, préconciente. Plutôt que « je pense » il vaut mieux dire « ça pense ». Au contraire quand je parle, je m’entends et la temporalité se déploie. Pourquoi se déploie-t-elle sinon pour disculper la faute, la faute d’avoir dit « je » ?

Parler c’est projeter au-dehors la faute, c’est se disculper, chercher la cause, parler c’est causer. C’est causer mais à partir d’une équivoque première qui est la séparation du « je » et du « nom ». La parole est toujours oblique, dans n’importe lequel de ses énoncés. Si par exemple je dis « oui » pour répondre à quelqu’un, il ne saura jamais si je dis « oui » à ce qu’il dit ou bien si je dis « oui » au fait qu’il l’ait dit. De même dans le célèbre aphorisme du menteur d’Épiménide, quand Épiménide dit : « je mens », dit-il la vérité, ou bien est-il encore en train de mentir ? La parole est donc oblique, dès qu’elle commence, elle rate une marche dès le début. 

Quand quelqu’un commence à parler, il y a quelque chose qu’il n’a pas réussi à dire. Il y a un manque à dire initial qui le pousse à en dire plus et cela propulse une temporalité psychique : il faut chercher à boucher le trou du temps. C’est dans ce manque à dire initial que quelque chose vient à la place, quelque chose qu’il est habituel d’appeler une métaphore, et ce qui suit c’est la métonymie selon les axes métaphoro-métonymiques qu’on a l’habitude d’employer en linguistique. Mais la linguistique est ici juste une façon de parler tout à fait approximative. La réalité, c’est qu’il y a au départ ce vide du début à la place duquel vient une image, quelque chose de spécifique au sujet qui parle, une particularité de sa langue privée qui vient à la place de rien de commun. Ce n’est donc pas une métaphore au sens rhétorique car la métaphore rhétorique est la métaphore de quelque chose. On appelle ça une métaphore parce que c’est pratique, mais en réalité cela ne vient à la place de rien de singulier et à la place de ce rien il y a une image, quelque chose d’autre que ce qu’on veut dire vraiment, qui tombe dans l’obliquité du dire : un truc, une chose, un machin, etc.

Je dirais que c’est une sorte de poésie originelle de la parole, un argot spontané, une invention nécessaire pour affirmer la subjectivité. Le rien, ce zéro, est initial, parce qu’il est exactement à la même place que le parricide du « Je », c’est un tabou. Et ensuite, une fois faite, cette opération de création d’une métaphore « indécidable », il faut la qualifier, il faut la définir par des qualités : « la lune est blanche », etc. Ce sont des images de choses que nous avons nommées à titre métaphorique au début, et ensuite il faut les qualifier de manière causale. Par exemple « Le ciel est bleu. » et la phrase se termine sur ce point final. Nous nommons nous-mêmes la chose que nous voyons, nous l’appelons nous-mêmes selon des langues tout à fait différentes de par le monde, ce sont à chaque fois des inventions gratuites, subjectives, qui ensuite forment la base d’un vocabulaire refroidi. Mais au départ de la parole, il y a cette nomination métaphorique et cette qualification métonymique. 

J’avancerai cette hypothèse : Nous sommes obligés de nommer et de qualifier les choses que nous percevons car sinon elles nous avalent. En effet, ces « choses » sont investies par nos pulsions et les pulsions font une boucle, et celles qui reviennent du dehors sont plus fortes que celles qui partent de nous. Donc, du point de vue du refoulement originaire, la pulsion investit les sensations et nous sommes obligés de les nommer, de les appeler. La parole est en quelque sorte suscitée de l’extérieur, nous sommes obligés de baptiser le monde. Nous n’apprenons pas un mot parce que nous voulons apprendre comment une chose s’appelle. Nous y sommes obligés par l’animisme qui résulte du rejet des pulsions. Et aussitôt les choses appelées, il faut les qualifier pour les maitriser et en faire notre bien. Nous maitrisons le monde en parlant, de même que dieu a créé le monde en le nommant. Ainsi nous n’arrêtons jamais de parler en sautant de phrase en phrase (et non de signifiants en signifiants) selon une infinie course en avant, à la recherche de l’innocence (du Paradis). 

Il me semble qu’on a là un abord de la temporalité humaine : c’est le temps de la rédemption de la faute, de la honte d’ouvrir la bouche, de dire « je » en enterrant notre père. Ce temps est un temps œdipien, il va du début de la phrase où le sujet prend son nom, jusqu’à la fin de la phrase qui est scandée par un point final. Le temps s’ouvre donc sur une sorte de répétition du parricide et la phrase qui s’écoule est celle d’une rédemption où le point final, le point de rédemption, enterre le père. Et tout de suite après une culpabilité recommence à faire à nouveau défiler la temporalité. Lorsque notre pensée se déroule en parole, elle enchaîne des signifiants jusqu’au point final de chaque phrase, qui est une sorte de pierre tombale du père. C’est le point de Capiton, un tout petit point de ponctuation qui a été tabou dans l’écriture, jusqu’au Xe siècle après J.-C., environ. Mais une fois accompli cet enterrement de fin de phrase, il faut aussitôt recommencer à parler pour se justifier, pour demander la rédemption de notre acte parricide. Et c’est ainsi que les phrases se déroulent à l’infini sans jamais s’arrêter. 

À ce déroulement chronologique du temps correspond une position géographique du sujet dans l’espace. La notion d’espace-temps se définit dans le même mouvement. Nous habitons notre corps en un point de l’espace uniquement lorsque nous sommes installés dans la chronologie du parricide. Peut-être vaudrait-il mieux inverser l’ordre et dire « temps-espace ». 

Le temps se déroule selon la chronologie du chasseur qui marque un trait sur un os – comme a pu le dire Lacan. En marquant sur l’os les traits des animaux totémiques abattus, le chasseur subjective le temps et il habite l’espace de son corps. Il compte pour lui-même en comptant. Il n’est d’abord rien, un zéro O emporté par la métonymie des phrases, puis il est anéanti dans son rapport incestueux à sa mère. Puis il est quelqu’un lorsqu’il tue l’animal totémique qui représente le père. Cela fait 1…2…3…, puis ça recommence, selon le déroulement infini des nombres. Vous avez reconnu dans ce nombrage « l’infini potentiel » d’Aristote. Pour Aristote, il existe deux sortes d’infini : « l’infini potentiel », c’est par exemple le déroulement des nombres, qui vont potentiellement jusqu’à l’infini, sans jamais y arriver. Et il y a aussi « l’infini actuel » c’est la caractéristique de dieu, qui est actuellement présent et passé, ici et ailleurs, omniprésent. C’est aussi la magie du poète. 

S’il n’y a pas ce repère du parricide, le temps s’effondre comme c’est le cas dans certaines formes de catatonies des psychoses où le temps suspend son vol comme je l’ai remarqué tout à l’heure. C’est seulement quand le sujet prend son nom qu’il habite brusquement son corps. Sinon son image est séparée de lui, étrangère. Par exemple dans le « stade du miroir », c’est lorsque le sujet est appelé par son nom qu’il se localise dans son corps et qu’il occupe sa propre forme. Habiter dans son corps, être dans ses chaussures, c’est une conséquence du parricide. Ce que je viens de dire a une traduction clinique très ordinaire. C’est non seulement dans certaines formes de psychoses, mais dans la banalité du vertige hystérique qu’il y a de grands moments de dépersonnalisation lorsque le repère de l’acte parricide s’effondre, à cause du désir incestueux du père, avec quelque part dans le passé un passage à l’acte. C’est un effondrement de l’espace-temps. En effet, avoir un rapport sexuel avec l’un de ses parents, c’est mourir d’avant sa propre naissance. C’est tomber dans le vertige du « pas encore né » en étant à la fois l’enfant et le parent. C’est tomber dans le trou du zéro (nombre tabou).

La conséquence ordinaire, c’est que selon que nous sommes dans l’action, c’est-à-dire que nous prenons sans arrêt notre nom, le temps passe très vite, ou si au contraire nous ne sommes plus dans l’action, le temps s’arrête et c’est l’ennui. Ce temps œdipien se déroule à l’infini et il est linéaire. 

J’ajoute maintenant que ce temps œdipien singulier se situe forcément dans une culture, car c’est selon les croyances d’une certaine culture que le sujet est baptisé et reçoit son nom. Ce temps culturel est différent du temps singulier de l’inconscient, et il permet de se repérer, selon un temps dont la linéarité peut être recourbée en cercle, lorsque le temps accomplit un cycle. 

Dans certaines cultures polythéistes, le temps est circulaire. C’est toujours une ligne, mais elle est mise en cercle. Le dieu ne meurt jamais. Ou plus exactement quand les dieux meurent, ils revivent dans leurs statues ou dans l’animal qui les représente. Par exemple, dans la Grèce antique, devant la statue de Jupiter, l’animal qui est son éponyme c’est-à-dire le taureau, est sacrifié devant lui. Il meurt et renaît en quelque sorte sur Terre et instantanément. 

En revanche, dans le monothéisme, les idoles sont pulvérisées et le dieu meurt en quelque sorte pour toujours, YAHWE n’a plus ni forme ni de nom. C’est seulement dans cette occurrence que le temps culturel est linéaire, qu’il démarre à partir d’un temps zéro par exemple après YAHWE, il y a la mort de Jésus-Christ, ou de n’importe quel autre prophète ou dieu révélé sur Terre, jusqu’à la fin des temps, jusqu’à l’apocalypse. L’apocalypse signifie la rédemption de la faute pour tous les croyants d’une même culture.

Cela porte à conséquence, car cela veut dire que le temps linéaire œdipien singulier est organisé, mis en forme par le temps d’une certaine culture et il est soit linéaire monothéiste, soit circulaire dans des cultures polythéistes comme l’hindouisme, ou bien la religion du pharaon, ou bien celle des incas. Dans la religion des pharaons, cette circularité est symbolisée par le cycle du soleil lui-même qui meurt au couchant et renait le matin. C’est Amon du matin ou Amon du soir, représenté par l’épervier Horus du matin, soit Horus du soir. Le recoupement du temps circulaire et du temps linéaire est le repère psychique de la temporalité consciente de ces cultures.

Pour résumer, sur l’instant, le temps humain singulier est linéaire. Il va du début d’une phrase où le sujet prend son nom en disant « je » jusqu’à la fin d’une phrase où le point final marque la scansion du nom propre. Si le sujet n’a pas pris son nom et sa forme, c’est-à-dire si l’image de lui-même ne coïncide pas avec son corps grâce à son nom propre, si cette étape n’est pas franchie, le temps s’arrête dans un éternel présent. C’est ce qui peut s’observer dans certaines formes de psychoses, de catatonies, où le temps arrête son vol. 

Le temps humain est proportionnel à la scénographie œdipienne. Il est très long et très ennuyeux lorsque le sujet n’est pas dans une action où il peut prendre son nom et habiter son corps. Il est au contraire très rapide s’il est dans l’action, le temps passe à toute vitesse. 

Donc il y a là une très grande variabilité du sentiment du temps, du temps psychique. C’est donc un temps œdipien si l’on considère un sujet isolé. Mais ce sujet ne reçoit pas son nom de n’importe où, il le reçoit d’une certaine culture qui le baptise d’une façon ou d’une autre, dans une église, une synagogue, une mosquée etc. Il existe ainsi un temps culturel qui est un repère commun plus stable que le temps psychique singulier. 

Le temps humain, c’est le temps de Chronos, le premier père de la mythologie grecque, qui mangeait ses enfants comme on le voit sur le célèbre tableau de Goya. Ses enfants sont les Titans qui sont nos ancêtres et ils ont mangé Chronos en un festin totémique. Nous sommes les Titans à chaque fois que nous ouvrons la bouche pour dire « je ». Telle est la chronologie humaine, et elle commence par un parricide. Le judaïsme commence avec le sacrifice d’Abraham. Le christianisme commence avec le sacrifice du Christ. La Révolution française commence avec la décapitation de Louis XVI. Elle a inventé un nouveau calendrier. Nous sommes incapables de nous repérer dans le temps si nous n’avons pas au poignet une montre, qui nous raccorde à la Chronologie de notre culture, c’est-à-dire au temps qui succède au meurtre de Chronos. Vous remarquerez l’importance des publicités pour les montres, qui portent des noms de marques prestigieux Rolex, Jaeger, Lecoutre, etc. Ce sont des sortes de « Nom du père », qui nous servent à nous repérer dans le temps. Sans montre, nous sommes perdus. Il nous faut nous raccrocher à un Crime originel qui soit commun à ceux à qui notre parole s’adresse. Le parricide est la clef de voûte du Code civil français dans la rédaction du code Napoléon, jusqu’en 1970.

Je vais maintenant essayer de dire de quelle manière nous incorporons, nous subjectivons le temps, comment nous faisons nôtre le temps partagé dans notre culture. Un enfant entre dans la temporalité lorsqu’il s’engage dans la parole. Il s’engage dans la parole lorsqu’il donne de lui-même et sans l’avoir appris un nom propre à ses parents, tandis que ses parents lui donnent le sien. Tous les enfants du monde le font. C’est ce que montre le magnifique article de Sabina Spielrein : « Pourquoi papa et maman ? ». Lorsque les enfants répètent ces noms, ils font rimer deux syllabes, ils font un acte poïétique. C’est ce premier acte poétique qui donne la première mesure du temps, de même qu’au long de la vie, l’inconscient répète, il cherche à faire rimer ce qui cloche. L’inconscient est un poète lui aussi. Le temps de l’inconscient se mesure sur le rythme de la poésie. En répétant deux fois la même sonorité en faisant rimer ensemble deux images sonores ou visuelles, en faisant des comparaisons ou des « métaphores », nous créons notre temps propre. En grec, « poïésis » veut dire aussi bien « poésie » que « faire », ou bien « créer ».

Je vais vous lire un extrait de la balade – « La geôle de Reading » d’Oscar Wilde, The ballad of Reading gaol. Reading veut dire aussi « En lisant ». Je vous lis donc ce qui nous libère de notre prison. Car nous sommes des prisonniers en liberté conditionnelle, qui tentons de marcher vers le paradis.

And I knew that somewhere in the World

God’s dreadful dawn was red.

« Et j’ai su que de Dieu quelque part dans le monde

La terrible aurore était rouge ».

[…]

For the Lord of death with Icy breath

Had enterred in to kill

« Car le seigneur de mort à l’haleine glacée

Était là entré pour tuer. »

Something was dead in each of us

And what was dead was hope

« Quelque chose était mort en chacun d’entre nous

la chose morte était l’Espoir »

[…]

With Iron Hill it slays the strong 

The monstruous parricide

« Avec son talon de fer, il tue l’homme fort

Le monstrueux PARRICIDE ». C’est ce qu’écrit Oscar Wilde.

Vous remarquerez dans ces vers les correspondances poétiques entre ce qui se voit et ce qui s’entend, entre le « voir » d’un côté et « la voix ». C’est la grande ressource de la poésie et pour ce qui nous concerne de la séance psychanalytique, qui est une poésie à deux.

Dans ce poème, il y a une correspondance aux deux premiers vers entre « Dieu » et la « couleur rouge ». Aux deux vers suivants, entre le « seigneur de la mort » et le « souffle glacé ». Et aux deux derniers, entre le « talon de fer » et le « parricide ». À chaque fois, vous remarquerez qu’une sensation rime avec un concept. Un signifié rime avec un signifiant. La pulsion s’accorde avec le symbolique.

J’en viens maintenant à la temporalité de la séance d’analyse que je définirais comme une poésie à deux.

Lorsque le poète fait une métaphore, il fait rimer un mot avec une sensation, c’est-à-dire la pulsion. Car les sensations sont infiniment raccordées entre elles. Par exemple dans l’expression « le ciel est bleu », le bleu se raccorde au bleu de la mer, au bleu de certains yeux et ainsi de suite à l’infini et en un seul instant. Cet « infini actuel » est aussi celui d’un analysant qui grâce à son analyste, fait rimer un événement présent et un souvenir d’enfance. C’est pourquoi j’ai dit que la séance d’analyse était une poésie à deux. L’infini potentiel ne s’arrête jamais, sauf grâce au coup d’arrêt de l’infini actuel, celui de Dieu ou du poète, ou de l’analysant qui sort de séance en habitant de nouveau dans l’espace de son corps.

Deux vers mis en parallèle, ou même un simple mot qui condense en une Eidos, la forme et son Idée, provoquent un retournement enivrant. C’est l’alcool du monde bariolé qui fait de l’infini un monde intérieur, divin. Le vers qui sonne ainsi fait du visible une illumination intime. 

Cela peut être grâce au choc d’assonances visuelles et auditives, d’un certain rythme, d’une évocation. Il existe de telles rimes dont la rhétorique ne dit que peu de choses. Cela peut être aussi une rencontre fortuite, condensée en un seul mot. 

Ainsi d’un simple vocable au milieu d’un vers d’Horace. Il écrit : muliebriter au deuxième vers d’une strophe. Il était en train de décrire la mort de Cléopâtre, que César venait de vaincre. Elle fuit les lieux où ses vaisseaux ont sombré. Elle cherche une mort glorieuse. Le petit mot muliebriter résume cet instant fatal :

… Quae generosius

Perire quaerens nec muliebriter

Expauit ensem nec latentis

Classe cita reparauit oras

La traduction habituelle dit : « Elle n’a pas, comme une femme, craint l’épée, ni gagné des rives cachées sur son vaisseau rapide… ». Cette traduction dit mal ce mot extraordinaire : muliebriter – Il condense mulier – qui évoque le féminin et ebrius qui fait sonner l’ébriété. Muliebriter pourrait mieux se traduire par « ivre de féminité ». Par la grâce d’un mot bariolé, ce poème enivre. 

Il existe dans la description poétique une ivresse du poïkilo : Le visible bigarré est ce geste immédiat qui décroche le chant de sa ritournelle. Ce n’est pas la vision en elle-même, mais son contrepoint avec la musique. Les choses vues sont entendues sous l’angle de leurs bigarrures, lorsque le visible et l’audible sonnent ensemble.

Ainsi de ce poème d’Hopkins « La mer et l’alouette » :  

The sea and the skylark.

On ear and ear two noises too old to end

Trench-right, the tide that ramps against the shore ;

With a flood or a full, low lull-off or all roar,

Frequenting there while moon shall wear and wend.

La mer se voit, l’alouette s’entend. La mer est infinie, le chant est un instant. Hopkins met ensemble l’alouette et la mer et retourne l’infini en lui.

« Dans l’oreille sans fin deux sons trop anciens pour mourir

Se gravent : d’un côté la marée qui se rue au rivage,

Rouleau qui croule, ou basse berceuse, ou lourd tonnerre,

Fréquente-la tant que la lune s’use et s’achemine. »

Hopkins dit qu’il y eut d’abord « deux sons trop anciens ». Il a écrit ailleurs dans ses Carnets : « La seconde note du coucou semble plus proche que la première » : c’est le souvenir qu’au début, il y eut d’abord deux syllabes – (comme Maman et Papa). Le chant du coucou est fidèle à la musique d’enfance – Et puis plus tard, quand l’enfance s’éloigne, le poïkilé du visible et de l’audible se juxtaposent en double sonore de la vision : du bruit de la mer et de la lune. Il y faut deux organes des sens, l’un pour la lune, l’autre pour le fracas de la mer.

Les deux syllabes du cri d’enfance s’accordent sur place avant de sonner avec le visible. La répétition sonore en appelle aux choses bigarrées. Il faut décrire avec des mots qui sonnent, il faut dépeindre, donner des détails : musicaliser le visible. La voix ouvre une brèche en se répétant. C’est un trou de serrure où se voit un monde qui n’est plus au loin, mais dedans. 

C’est la sorte d’emportement irrépressible de l’élégie. Elle est en quelque sorte aspirée par le visible qu’elle met en musique, mesure après mesure. « Mis en musique » est une expression bien trop plate. Il faudrait plutôt écrire qu’elle met en larmes (quand le cri initial fait pleurer). Pierre Grimal a écrit dans son article, « Le problème de l’élégie romaine, à propos du rythme de l’élégie » : « [elle]… ressemble beaucoup à une succession de sanglots et l’on comprend cette étymologie que les Anciens avaient imaginé au mot « élégie », en le faisant dériver de ei legein – comme s’il s’agissait d’une suite de soupirs désolés. » … « Un poème élégiaque dessine par son rythme seul une méditation indéfiniment poursuivie… » Ei legein, cela voudrait dire : « hélas », selon l’étymologie proposée par Euripide dans Iphigénie en Tauride. 

L’inspiration poétique ne se contente pas de faire rimer deux images sonores comme lorsque le cri du début fut divisé en deux syllabes. Elle montre le son enlevé de lui-même par l’apparition. 

« Les grecs dans leurs descriptions ou dans leurs récits – écrit Goethe – ne parlent pas plus de causes que de faits, mais ils exposent dans l’extériorité de sa présence, une apparition qui brille d’un coup » Erscheinung

Ecrire le poème, c’est chanter une apparition et ensuite la dire sous l’angle de quelqu’autre chose qui l’approprie. Dans le poème cité plus haut, Hopkins juxtapose « la marée qui se rue au rivage », et deux vers en dessous : « la lune s’use et s’achemine ». Vue sous l’angle duplice des vagues et de la lune, la vision de la lune sonne avec le bruit des vagues : c’est mettre à l’intérieur ce qui hante l’extérieur, selon un mouvement enivrant. Ce n’est pas seulement fabriquer une image, mais en même temps entendre autre chose. Une vision binoculaire est un exercice facile pour faire une « métaphore » au sens de la rhétorique classique. C’est une comparaison « passive » qui reste au ras du sol. Mais il s’agit d’une toute autre espèce de la métaphore lorsqu’une image visuelle se retourne à l’intérieur sur une image auditive : elle intériorise l’infini en une résonnance ponctuelle, intime. C’est le moment où voir et entendre s’égalisent : Videre et audire non differt. Le monde est ainsi vu et entendu en même temps, anaphorique. Une chose vue en même temps qu’entendue, se sépare d’elle-même parce qu’elle s’entend : c’est Voir en Voix intérieure. 

Ce n’est pas l’image qui crée la métaphore, c’est l’acte du poète qui la soustrait à sa visualité et se l’approprie. Elle le fait se quitter, lui et son lecteur. Cette prise de possession du monde, qui débute par la vision d’une chose, est un acte démiurgique, prométhéen. Aristote écrit dans la Poétique qu’il s’agit d’un acte de folie : « La poésie est le fait d’un homme bien doué naturellement et d’un fou. ».  Elle commence par mettre « devant les yeux » comme l’écrit également Aristote… Cela peut être avec deux yeux : un pour la mer, un pour la lune. Mais si elles étaient fidèles à Euclide, ces parallèles qui partent en ligne droite ne devraient jamais se rejoindre. Chacun peut pourtant voir qu’elles se rejoignent, mais personne ne rejoint jamais ce point sur l’horizon. Sauf lorsque la voix retourne le point de perspective à l’intérieur. Le poète retourne l’infinité de l’espace (qui est à dieu), en la ponctualité de son temps humain. 

Cette résolution de l’espace par le temps se retrouve dans des poésies que l’on peut lire partout. Une temporalité historique du poème, de sa simple narration, se résout en un certain endroit de l’histoire du poème, se résout en un certain endroit de l’histoire. C’est son point d’orgue qui est le point de perspective intérieure.

C’est une façon d’aborder l’espace-temps résolu dans la séance. À chaque signifiant prononcé par l’analysant correspondent des signifiés, c’est-à-dire des images pulsionnelles, des Einfall, des souvenirs d’enfance, des odeurs, des couleurs qui ont été refoulées par le refoulement originaire lorsque le sujet a pris la parole et qu’il a dit « je », acte premier du parricide fondateur. 

Le poème d’une séance d’analyse consiste à faire rimer les sensations passées de l’enfance avec les signifiants actuels. En principe, les parallèles des sensations et des mots enchaînés à l’infini ne devraient jamais se rejoindre. C’est tout du moins ce que dit l’axiome d’Euclide, selon lequel deux parallèles se rejoignent seulement à l’infini. Si c’était le cas, le sujet resterait toujours en dehors de lui-même sur l’infini, il serait anéanti, faisant se correspondre le zéro et l’infini. Le propre de l’acte analytique poétique est de faire rimer l’image passée et le signifiant présent. Si cela se produit à l’intérieur même de ce que dit l’analysant, les parallèles se recoupent : elles intériorisent d’un seul coup l’infini. L’infini n’est plus à l’extérieur mais à l’intérieur. L’analysant est brusquement illuminé par une rime, c’est-à-dire une répétition dont il est désormais le sujet. C’est la rime du fini et de l’infini, telle que Freud en a parlée dans son célèbre article « Analyse finie et infinie ». C’est vrai pour chaque séance, si l’acte analytique fait « résonner » et « raisonner » la répétition. C’est un travail d’artiste. C’est le langage des anges selon Saint-François d’Assise. Les anges se parlent par images, alors qu’ils savent déjà tout. Ils se parlent pour la reconnaissance mutuelle, c’est-à-dire par amour. L’amour est la clef de voûte du « Symbolique ». C’est un irrationnel qui commande la rationalité.


[1]  Psychiatre, Psychanalyste 



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– Auteur : Pommier Gérard  
– Titre : L’espace-temps résolu dansla séance  
– Date de publication : 02-05-2020
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=197

JEANVOINE Michel. Une lecture du « Temps logique » de J. LACAN

Une clinique de la temporalité ?

UNE LECTURE DU « TEMPS LOGIQUE » DE J. LACAN.

REMARQUES ET CONSEQUENCES.

 Michel JEANVOINE

Journées Nationales du Collège de Psychiatrie

« Une clinique de la temporalité ? »

1er et 2 février 2020

 

  Y aurait-il une clinique de la temporalité ? Tel est le titre de ces journées. Il s’agit d’une interrogation. En effet déplier cette question et y prendre quelques repères pourrait-il nous aider dans notre écoute, dans notre lecture, soit dans notre travail de clinicien en étant un peu moins aveugle à un certain nombre d’éléments qui concernent cette question du temps ?

  Ces questions sur le temps ne sont pourtant pas récentes. Je peux citer sans y revenir, puisque Hubert Ricard avait fait ce travail, Saint Augustin, mais aussi quelques philosophes comme Hegel, et Heidegger. 

  Par ailleurs Freud, de son côté, n’est pas sans s’en trouver travaillé par le biais du « nachträglich » et quelques phénoménologues cliniciens comme Eugène Minkowski, ou autres cliniciens comme Ludwig Binswanger y consacrent quelques réflexions en s’appuyant essentiellement sur la clinique de la psychose. En effet la clinique de la psychose apporte des éléments spécifiques qui nous donnent à penser que le temps dans lequel sont pris ces patients est très différent du temps de la névrose. Cependant l’ensemble de ces travaux, si essentiels qu’ils puissent être, restent marginaux sans engager quelques conséquences que ce soient. Que faisons-nous, en effet et jusqu’alors, des quelques remarques de De Clérambault dans son « automatisme mental » sur cette question ? Très peu de cas, me semble-t-il, et celles-ci restent à leur mystère. 

  Il y a donc un intérêt à venir, à revenir, à ces questions. Et à vrai dire c’est en suivant les questions d’un patient que nous nous sommes trouvé engagé dans cette voie. Il sera question de ce patient, cet après-midi, dans le travail de Marie Westphale. Celui-ci avait en effet une question, très sérieuse puisqu’elle engageait son devenir existentiel : « Pour quelles raisons mes copains savent avant moi ce que je vais faire et ce que je pense… ? » Il y avait là, pour lui, un lieu dépositaire d’un savoir anticipé, qui s’imposait à lui xénopathiquement, et, il faut pouvoir le souligner, dans les modalités d’une énigme. 

 Tenter de déplier ces questions ne peut aller sans en passer par le travail de J. Lacan et son article sur le temps logique dont une première version date de 1945, l’après-guerre. En effet ce travail qui pourrait apparaitre comme latéral en est pourtant l’âme et le cœur. Dans ce texte Lacan ne parle pas d’autre chose que de ce qui a pu l’animer, lui, comme analysant et comme analyste. Et d’ailleurs nous trouvons dans presque tous ses séminaires une référence plus ou moins articulée à ce travail, jusqu’à son avant-dernier séminaire délibérément intitulé « Le moment de conclure ». Il nous faudra y revenir.  

  Comment cela s’inaugure-t-il ? 31 juillet 1936, Congrès de Marienbad, Lacan avec un premier grand saut précipité dans le champ de la psychanalyse expose les premiers linéaments de l’identification spéculaire. Après l’accueil réservé fait à ce travail par la communauté psychanalytique, la grande guerre de 1940-45 survient, et c’est seulement après un long silence que celui-ci, sollicité en mars 45 par la revue « Les cahiers d’art », y propose cet article « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » avec un sous-titre « Un nouveau sophisme ». Il est à noter que cet écrit lui permet une réécriture de l’identification spéculaire qu’il propose au Congrès de psychanalyse de Zürich (17 juillet 1949) en précisant un certain nombre de points et en donnant au « stade du miroir » le statut d’un véritable temps logique. Il s’agit alors d’une précipitation conclusive, dans le lien transitivé à sa mère, qui conduit le jeune infans à être habité par une image spéculaire trouée, c’est-à-dire, comme il le dira par la suite, au nouage de R, S et I. Soit à la symbolisation d’une fonction. 

 Ensuite, en 1966, une réécriture du temps logique nous donne ce texte que nous connaissons aujourd’hui dans les « Ecrits » et qui fait l’objet de notre lecture.  Quel écart entre ce texte de 45 et celui-ci de 66 ? Ce dernier, en effet, fait l’objet d’un travail très précis, millimétré, véritable ciselage, qui n’est pas sans évoquer « L’étourdit ». Dans cette dernière version le statut de ce qu’il appelle dès lors les « deux motions suspensives » devient signifiant. Et « le temps pour comprendre » prend alors le statut d’un parcours signifiant qui n’est pas sans lien avec les deux tours de la double boucle ou de la coupure moëbienne en jeu dans « L’étourdit ». Ces deux motions suspensives sont ainsi conçues comme participant pleinement de la conclusion précipitée au temps pour comprendre.  

 Cette lecture que je vous propose, avec la découpe de séquences dans ce parcours logique de J. Lacan nous donne à entendre comment celui-ci se trouve lui-même rythmé par ce temps logique dont il tente de nous rendre compte. Et nous pouvons lire, si nous le voulons, comment, avec la topologie borroméenne, le nouage borroméen répond lui-même de ce temps logique avec la production de cet objet hâté, toujours à côté.

 Un « à côté » essentiel à souligner puisque ce qui anime ce processus n’est pas autre chose que la constitution d’un trou dont le bord reste toujours à s’écrire.

 Essayons d’entrer dans ce texte, d’entrer dans ce sophisme. Je vais vous en parler à ma manière mais il est indispensable que chacun s’y coltine dans une certaine solitude. En effet il est indispensable que chacun y rencontre ses propres objections et les impossibilités que la logique de son raisonnement va lui proposer. Et c’est de la rencontre avec ces impossibilités que la logique de ce texte se déplie. D’où cette dénomination de sophisme caractérisée par une progression logique alimentée de ses impasses. Pour en faire l’épreuve il est donc indispensable de s’y engager. Ce que je vous propose de suivre n’est pas autre chose que le fil d’une certaine négativité qui alimente ce sophisme et dont il est le ressort. Ceci n’est pas toujours clairement aperçu et il est cependant essentiel de le souligner. Cette négativité n’est pas autre chose que celle attachée à la dimension du Symbolique et caractérisée par Lacan, à la fin de son enseignement, comme étant le trou (si l’Imaginaire est la consistance et le Réel l’existence). Pas d’élément positivé dans le champ du symbolique, le grand A est vide et s’écrit barré : A.      

 Cet écrit du temps logique se constitue de trois temps de nature différente, l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure. Chacun de ces trois prisonniers est amené à faire le même parcours logique et à dégager dans la précipitation sa conclusion qui s’avère dans un après-coup semblable pour chacun : « Je suis blanc ». Quelque chose de la rencontre de cette négativité évoquée se positive en s’écrivant et chacun sort convaincu, dans l’anticipation, de venir se loger à cette enseigne qui vient faire, dans l’après coup, trait commun.

  Quels en sont alors le ressort et la logique ? 

  Il y a trois prisonniers, A, B et C et le directeur promet la sortie et la liberté à celui qui pourra dire d’une manière argumentée comment il a procédé pour obtenir la réponse quant à la couleur du rond qu’il a dans le dos. Pas le droit de se parler, de se mirer dans un quelconque miroir. Seul le regard est en jeu, et chacun des trois prisonniers se présente alors autre à chacun. Pas de rapport entre les uns et les autres. Par ailleurs nous savons, et chacun sait, qu’il y a cinq rondelles : trois blanches et deux noirs. Quelle rondelle ai-je donc dans le dos et comment vais-je procéder ? 

  Une seule issue possible, celle de la solution dite parfaite et qui suppose la prise en compte d’une hypothèse et sa vérification, ou son invalidation, par chacun des trois.

  En effet si j’avais déjà sous les yeux B et C munis chacun d’une rondelle noire, j’en déduirais immédiatement la couleur de celle qui orne mon dos : blanche ! Et je sortirais sachant qu’il n’y a que deux rondelles noires en jeu.

  Or personne ne sort et mes deux compères sont blancs.

  Il me faut donc faire non seulement une hypothèse mais la redoubler. Seule manière de trouver une issue. Supposons que je sois noir et que B fasse la même hypothèse, celle d’être noir, celui-ci ne voyant pas C sortir se dira : « mon hypothèse est fausse ». Si A étant noir et moi, B, également, C devrait sortir ayant sous les yeux deux noirs, or il n’en fait rien. « Je suis donc blanc » devrait se dire B et celui-ci d’en tirer la conséquence immédiate en sortant. Or B ne sort pas. Mon hypothèse quant au noir est fausse. « Je suis donc blanc » et je sors. Et chacun, A, B et C, dans le même tempo, de faire le même raisonnement en se dirigeant vers la sortie. Nous faisons le constat, en suivant cette solution parfaite, comment c’est de l’invalidation- et ceci à plusieurs niveaux, chez C, B, puis chez A- de l’hypothèse soutenue que s’en conclut le blanc comme la conséquence de ce que A ne voit pas la sortie de C et de B. 

 Or cette solution dite « parfaite » repose pour Lacan sur une erreur logique. En effet l’assurance de A, quant à être un blanc, repose sur l’expectative que B et C ont pu donner à voir. Mais B et C sortent avec A et lèvent du même coup cette expectative….  A, comme B et C, ne peuvent alors que suspendre leur sortie, ayant un doute quant à cette conclusion.

 Un deuxième tour dans l’opération logique ne peut que s’engager, mais cette fois-ci informé des éléments de la première séquence. En effet, si C ne sort pas, B peut en tirer la conclusion qu’il est blanc si je suis effectivement noir. Mais il ne sort pas, comme C. Avec son temps d’avance sur moi dans son raisonnement si celui-ci ne sort pas je peux en tirer la conclusion que je suis blanc. 

  Cependant à nouveau, alors que chacun vient de refaire le même parcours logique, chacun se met à hésiter devant l’hésitation commune, liée au retard essentiel au raisonnement logique fondé jusqu’alors sur le constat d’une expectative. 

  Le deuxième départ est à nouveau suspendu : ce que J. Lacan appelle une deuxième motion suspensive. 

 Se fait jour chez chacun cette remarque essentielle que si B, ayant conclu qu’il était blanc, aurait dû sortir. Or il n’est pas sorti. Je ne peux en conclure que je ne suis pas noir, donc je suis blanc. 

 Cependant il y a urgence à conclure. En effet si je laisse ce temps d’avance à C, et B ensuite dans le raisonnement, et si je suis toujours le prisonnier de cette expectative, le doute sera toujours là possible quant à ce que je sois un noir. Mettre un terme indispensable à ce temps de retard m’amène à l’urgence de conclure dans la hâte et à conclure avant B, et donc de C. 

 Il y a alors une assertion qui porte sur une certitude anticipée d’être un blanc. Seule sortie possible, qui vient rendre compte, et compléter, ce qui soutient logiquement cet acte.   

 Et les trois sortent dans la précipitation d’un acte anticipé qui conduit chacun à vérifier, dans un après-coup, qu’ils ont généré, chemin faisant, une commune mesure : « Je suis blanc ».

 Voilà l’intelligence de ce « sophisme » qui nous explicite et nous propose de résoudre d’une manière fine, et manifestement appropriée, la question de l’individuel et du collectif. Pour l’être parlant, pris dans le symbolique, et donc dans la négativité introduite par le symbolique, pas d’opposition entre l’individuel et le collectif : il est d’emblée pris dans le collectif par le jeu du non rapport avec l’autre. Je vous rappelle que ces trois prisonniers ne peuvent se parler, et que le nombre de ces prisonniers est, non pas indéfini, mais défini et comptable. Et c’est avec la rencontre de ce non rapport que chacun construit logiquement sa réponse précipitée qui prend alors la dimension d’une commune mesure. Ici J. Lacan prend la peine de nous rappeler que cependant, il n’existe pas de sujet du collectif et qu’il n’y a de sujet que de l’individuel confronté au non rapport. Pas d’issue solitaire à nos embarras, cette sortie ne peut que se faire qu’à plusieurs. Prendre sa place dans la dimension du symbolique, c’est-à-dire au champ de la négativité, ne peut se faire et se construire sans ce recourt au non rapport actualisé dans le lien à quelques autres. 

 Tous ces éléments apportés par J. Lacan concernant cette identification sont non seulement d’une grande portée mais surtout prennent à contre-pied l’avancée de Freud dans « Massenpsychologie ». Ce qui ne veut pas dire que Freud se serait trompé mais simplement que l’identification fondée sur le trait de « l’einziger Zug » ne serait qu’un cas particulier qui rentre dans un ensemble plus vaste dont il nous parlera dans ses séminaires de topologie borroméenne en reprenant la question des trois identifications freudiennes. 

 Cette manière qui est la mienne aujourd’hui de vous présenter cette question avec en son centre la question de la négativité qui vient s’y décliner sous des registres divers, est capitale. En effet, nous sommes déjà, avec cette lecture, dans une certaine topologie qui convoque et tisse les trois registres au titre de ce que, si le symbolique est le trou, l’imaginaire la consistance, le réel en est l’ek-sistence, comme il nous le propose. En ajoutant que ces trois prennent consistance commune dans le nouage…  

 Dans ce que je viens de vous proposer j’ai insisté sur le fait que c’est de ce qu’ils soient sans rapport que ce trajet logique qui mène à la naissance de ce nouveau sujet sous le trait blanc est possible. C’est de la rencontre de ce non rapport que s’en produit, dans une telle opération, un trait d’écriture. Ceci n’est pas sans évoquer en effet, le nouage borroméen où « c’est de ce qu’ils ne sont pas noués que (ces trois registres) se nouent »[1] et trouvent du même coup commune mesure. J’avais eu l’occasion, il y a déjà quelques temps, de développer ce travail avec un deuxième, concernant cette fois-ci cette remarque de J. Lacan dans « le sinthome » appuyée sur « l’identification à un point du groupe »[2] dont le défaut introduirait le patient à la rencontre du mur…Soit un autre abord de la question de la folie négligée jusqu’alors, soit un autre abord que celle privilégiée jusqu’alors de la forclusion du Nom du Père. Il apparait que ces deux remarques s’éclairent de ce travail sur le temps logique.

 Pourrait-on soutenir que ce travail d’écriture qui conduit à un nouveau sujet par la rencontre du non rapport ne soit pas autre chose, en fait que la mise en jeu de cette fonction dite « paternelle », celle du « Nom du Père », soit celle qui noue et celle susceptible de pacifier le sujet par la prise en compte du manque et de son assomption ? 

 En fait ce travail sur la temporalité s’est imposé par la voie des remarques qu’un patient a pu nous faire lors d’une présentation clinique à Brest. Il en sera question cette après-midi dans le travail de Marie Westphale. Ce patient nous questionnait sur ce qu’il lui arrivait et sur le mécanisme énigmatique dont il était l’objet et le prisonnier. « Mes copains savent avant moi ce que je vais faire, et ce que je vais penser. »        Telle était sa question. Tout ce qu’il pouvait penser et faire était déjà écrit comme écrit dans le lieu de l’autre, ses « amis ». Il était l’objet d’une anticipation de la part d’autrui et la nature de sa relation au temps était donc toute particulière ; ce qui avait attiré notre attention. Relisons les « Mémoires » du Président Schreber, relisons nos grands textes et écoutons nos patients avec cette attention, relisons De Clérambault et comment celui-ci, dans toutes les nuances de sa clinique, évoque ces mécanismes temporels. Il est vrai que jusqu’alors ces remarques assez marginales, sur le temps, n’ont pas trouvé beaucoup d’échos. Il en sera question cette après-midi.

 Comment alors rendre compte de toute cette clinique, jusqu’alors quasiment inexplorée ? 

 Du côté de la névrose, là aussi très peu de travaux, sauf sur la névrose obsessionnelle. Mais la remarque est faite, générale, que c’est du temps de l’autre que se soutient le névrosé et qu’il y trouve abri. Ceci nous permettrait assez facilement de penser comment le névrosé fait alors l’économie de la mise en jeu de cette fonction cardinale en évitant la rencontre du non-rapport…Mais en est-on le maître ? Et si notre désir inconscient nous conduit vers cette traversée le principe même de la cure analytique est de nous introduire, dans et par un lien de transfert, à la mise en jeu de cette fonction d’écriture…avec la naissance d’un « neue Subjeckt ».

 La question de la perversion sera abordée en fin de matinée par Alain Harly avec un cas clinique.

 Toutes ces remarques sur le temps logique nous amènent ainsi à remettre sur l’établi la plupart de nos développements cliniques et les introduisent ainsi à une nouvelle lecture.

 Alors quelles en sont les conséquences, pour ce matin, dans notre lecture de la clinique des psychoses ? Essayons d’apporter quelques précisions.  

  J. Lacan, très tôt avait repéré comment le déclenchement de la psychose pouvait relever de données structurales. En effet c’est, disait-il, de la rencontre d’un autre en opposition symbolique que s’ouvre, pour le futur patient, un gouffre, un maelström qui, à terme, avec le travail de la xénopathie, remaniera totalement l’imaginaire du patient. Cette opposition symbolique vient en effet présentifier la spécificité du symbolique et nous rappelle comment Lacan en fera un peu plus tard le registre du trou en opposition aux deux autres I et R. Cette dimension est en jeu dans le temps logique avec cette prescription de ne pas se parler ; pure négativité, si nous reprenons un terme de la philosophie. Et c’est de cette rencontre du non-rapport, que peut s’initier avec quelques autres, l’assomption partagée d’un trait d’écriture qui caractérise ce nouveau sujet comme appartenant à la catégorie des êtres symboliques, c’est-à-dire, pour reprendre ce terme, habités par une certaine négativité, ou encore la dimension du manque. 

 Certaines situations cliniques, comme celle de notre patient, viennent nous apprendre que, confrontés à ce non-rapport, ce travail d’écriture peut ne pas se faire et que l’anticipation dont il est l’objet reste au lieu de l’autre sans que ce nouveau sujet en jeu dans l’assertion de certitude puisse voir le jour. Incapable d’anticipation le voilà livré à ce que nous pourrions donc appeler une anticipation xénopathique, organisatrice, dès lors, de son destin.

 Voilà quelques-unes des remarques que je voulais faire ce matin. Mais la discussion me permettra très certainement de revenir sur un certain nombre de points.

 

Discussion

 

 Jean-Jacques LEPITRE : Je voulais te remercier pour ce travail intéressant qui ouvre des perspectives et pour ces éclairages, à partir du « Temps logique », qui peuvent porter sur le mouvement des « gilets jaunes «et sur ces grèves sans syndicat. Cela me semble intéressant. En effet la différence que tu as notée entre l’identification freudienne, au chef, que celui -ci soit le chef syndical, le chef politique, etc.…et celle introduite par le Temps logique que tu développes, a toute son importance. C’est celle qui circule dans les réseaux sociaux, c’est celle en jeu dans le mouvement dit des « gilets jaunes » ou dans ces grèves sans syndicat.  

  Le deuxième point est le suivant. Je me demande si tu n’aurais pas dû, pour les personnes qui ne connaissent pas bien le texte, éclairer un peu mieux le deuxième temps. Après ce que tu as bien décrit, qu’un sujet fasse l’hypothèse qu’un autre sujet se pose la question s’il est noir, alors que lui-même se pose la question s’il est noir, il en déduit que le troisième, ayant sous les yeux deux noirs, devrait immédiatement sortir. Mais il y a un autre temps, c’est le constat que s’il ne part pas, le deuxième devrait en conclure qu’il est blanc et donc sortir. Et c’est seulement au troisième temps, devant le constat de la non sortie des deux autres, qu’il en déduit qu’il est blanc. A chaque fois il y a une scansion sur une logique de l’hypothèse qui ne se vérifie pas… 

 Marie-Héléne PONT-MONTFROY : Merci Michel de nous avoir présenté ce travail avec lequel on se fait volontiers des nœuds dans la tête. Néanmoins ce que je trouve particulièrement intéressant c’est le fait que ce moment de conclure ne passe que par l’acte de sortir. Ce n’est qu’une fois que les trois sont sortis que chacun peut avoir la certitude qu’il est blanc. Parce que, sans cet acte, il reste indéfiniment à se poser la question, sans que ce temps pour comprendre ne puisse se conclure. Ce moment de conclure passe par un acte qui relève du symbolique et pas de ce qui se voit, qui relève de cette attribution à l’autre et de ce raisonnement qu’on lui attribue et de ce qu’il en déduit. 

 Et puis un autre élément important est qu’il faut qu’ils soient au moins trois, c’est-à-dire qu’ils constituent un premier collectif qui rend possible cette émergence du sujet et en nécessitant cependant le trajet de chacun. C’est-à-dire que sans le trajet de chacun, aucune conclusion. Il y a cette articulation entre l’individuel et le collectif que je trouve vraiment passionnant. Et quand on arrive un peu à circuler dans tout cela ces questions deviennent particulièrement intéressantes.

 Bernard DELGUSTE : Excusez-moi de mon retard, je n’ai pas pu anticiper ! Je rejoins Marie Héléne, tout ceci est très intéressant. Ce texte est un texte compliqué du jeune Lacan, et il y faut une certaine dose de courage pour le relire. Cette articulation entre l’individuel et le collectif est en effet intéressante à souligner et ce passage à l’acte, mais pas au sens de la psychopathologie, mais au sens d’un engagement dans une action qui permet, à posteriori, une définition de soi-même. C’est ce qu’évoque souvent Jean-Pierre Lebrun, en Belgique, nous serions aujourd’hui dans une forme d’individuation qui nie cette dimension collective, alors que le collectif fait partie de la définition même de l’individuation. Dans un mouvement de dialectique où cette logique de l’autonomie et de l’hétéronomie n’est pas scindée, elle est en mouvement.

M. J. : Vous rappelez ceci qu’il s’agit d’un acte, mais d’un acte soutenu par un jugement, par une assertion, avec une certitude anticipée. Et tu le rappelais, Marie-Héléne, cet acte fonde la certitude, qui dans un après- coup se vérifie. Cet acte fonde la certitude et les motions suspensives appartiennent- et c’est en cela qu’elles ont un statut signifiant- appartiennent au processus de construction de cette conclusion, et qu’elles ne sont pas extérieures au temps pour comprendre qui mène au moment de conclure. Avec ce sujet de l’assertion Lacan nous dit qu’il y a là la naissance d’un nouveau Je psychologique, et j’ai peut-être insuffisamment insisté là-dessus. Il utilise ce terme, en effet. Comme s’il s’agissait d’un nouveau sujet, est-ce le même que celui de Freud lorsque celui-ci parle de « neue Subjeckt » ? En tous cas le monde ne se voit plus du même endroit, nous n’avons plus les pieds au même endroit, le sujet n’est plus représenté par le même signifiant. Il s’est passé quelque chose. Est-ce de l’ordre, puisque le week-end dernier nous travaillions à l’ALI la question de la fin de la cure, est-ce de l’ordre d’une « traversée », cette « fameuse traversée » en jeu dans une fin de cure ? Nous pourrions le penser. En effet ces deux motions suspensives ne seraient alors à lire que comme les deux tours nécessaires au parcours de la découpe d’une bande de Moebius qui constitue l’acte même de la coupure. C’est de cette manière qu’il nous présente la topologie de l’acte dans son séminaire       «L’acte psychanalytique », me semble-t-il.

 Je pourrai aussi ajouter ceci. Nous avions travaillé à l’ALI le dernier séminaire de Lacan « Le moment de conclure » et nous sommes passés là-dessus sans nous y arrêter et pourtant, il s’agit de la partie de la plus importante de ce séminaire, partie qui nous donne une indication précieuse. Lacan nous dit en quelque sorte, j’ai bien été obligé de vous mettre en main le nœud borroméen à trois- et vous savez que dans ce séminaire il nous présente le nœud borroméen généralisé- j’ai bien été obligé de vous mettre en main ce nœud borroméen à trois mais il s’agit « d’un abus de métaphore ». Comment l’entendre, et que voudrait-il nous dire ? Pour en parler, comme il le fait, encore faut-il en passer par le corps et une certaine consistance. Pour nous donner à entendre le nœud à trois comment faire autrement que nous le mettre en main ? Et pourtant ce nœud, ou mieux ce nouage ne relève pas d’une représentation mais d’une présentation, comme il nous le dit dans « RSI ».  Mais où lire cette présentation sinon dans l’acte même du lien à autrui où se génère cette nouvelle écriture. La présentation est là, c’est son cœur même. Le nœud borroméen, mieux le nouage borroméen, serait là au travail, au cœur même de ce temps logique qui suppose la dimension du collectif. D’où la présentation et non pas la représentation. D’où cet « abus de métaphore », parce qu’en nous mettant en main le nœud borroméen il en fait une représentation et non pas une présentation et s’y perd alors ce que chacun a à réinventer pour son compte : s’autoriser, avec quelque autres, d’un nouage. Il y a là une impossibilité majeure qui creuse tout enseignement. Impossibilité que Charles Melman nous rappelle volontiers en nous disant qu’il est bien obligé de se trouver à la tribune pour nous parler et nous rappeler que l’Autre est barré. Et chacun, dans sa solitude de sujet, va rester avec cette question et ce paradoxe. 

Nicole ANQUETIL : J’aimerais que tu développes ce que disaient Freud et Lacan. En effet ce que j’avais retenu dans « Massenpsychologie » c’est qu’à partir d’un trait commun une action collective est possible. Ici, dans « le temps logique », les prisonniers ne connaissent pas ce trait, mais ils ont un trait commun…ils ne le savent pas. Ce trait commun a été donné par le directeur de la prison qui fait figure, en quelque sorte, de grand Autre. Comme un paradoxe, celui-ci est là, et d’une certaine manière pas là. Il leur a collé dans le dos ce trait et puis il n’est plus là. Alors Lacan semble prendre les choses dans le sens inverse de Freud. Freud part d’un trait et pour Lacan le trait n’est pas connu. La subjectivité est bien en jeu pour Freud. Elle mène à cette action collective. Mais pour Lacan, cependant très différemment, celle-ci mène à un acte commun… 

J-J. L. : Il me semble qu’il y a une petite pointe de différence entre les deux, c’est que dans ce que dit Freud ce trait est commun ; il est su et connu comme commun….

N. A. : …Ici, il n’est pas connu mais cela mène à un acte collectif…

M-H. P-M. : Un acte simultané de chacun mais qui procède de la position de chacun…brouhaha…

N. A. : …un même raisonnement qui mène à un acte collectif.

M. J. : Comment ai-je lu cette « Massenpsychologie » ? Ce qui spécifie l’identification freudienne dite à « l’einziger Zug » c’est le fait que ce trait d’identification est déjà là chez, le leader. Et c’est un trait que chacun peut prendre en compte, un trait positivé sous lequel chacun peut, ou pas, venir se ranger. On pourrait même ajouter que le savoir est là anticipé. Voilà la petite moustache qu’il me faudrait avoir. Quelques-uns disent, mais je ne sais pas si cela est une bonne chose, quelques-uns opposent une identification verticale, celle à « l’einziger Zug », à une identification dite horizontale. Je pense à J. Pierre Lebrun, c’est souvent son expression, mais je ne pense pas que cela soit une bonne manière de nous proposer l’identification lacanienne qui se propose ici. Nous pourrions dire que là, avec Lacan, il y a un trait qui est à écrire, qui est à inventer, et qui s’écrit, pour chacun dans la rencontre de l’A(a)utre, une vraie rencontre, c’est-à-dire, dans le manque et avec le non-rapport.

M-H. P-M. : Mais peut-être que ces deux modalités peuvent même coexister en même temps dans une collectivité. Nous l’avons vu en Allemagne. Et c’est pour cela que Freud a pu peut-être la décrire en rencontrant ces manifestations dans la vie sociale, et aujourd’hui dans nos démocraties un peu molles… chacun pourrait se saisir, dans son trajet….

Fr. BENRAIS : Je me repose la question que je t’avais posée l’autre jour.  Trois blancs et deux noirs, 3 et 2, …c’est une fiction, …qu’ils sortent tous les trois ensembles ; qu’ils soient tous les trois mus, oui, mais qu’ils soient tous les trois ensemble…

M. J. : A propos du directeur nous pourrions faire la remarque qu’il n’est pas du tout à la hauteur à laquelle il devrait être. Que dit-il : « Le premier qui sort a la liberté ». Il semble, en effet, totalement ignorer la logique qui organise le processus auquel il soumet pourtant ses trois prisonniers. En effet, ces trois ne peuvent sortir qu’ensemble. Il n’y a donc pas de premier…brouhaha…  

M-H. P-M. :  En tous cas il les met dans une position de rivalité qui est tout à fait intéressante, rivalité qui met en jeu le spéculaire dont ils doivent sortir en la prenant en compte pour trouver la solution et …brouhaha…

M. J. : Nous pourrions nous arrêter sur ce travail de logique qui anime chacun. Quel est ce travail de logique ? Il consiste, à partir de ce qui ne se voit pas, qui n’est pas là où il pourrait être attendu, à positiver cette absence dont il fait le constat. Il s’en enseigne. Ce travail est donc commun aux trois et il apparaît que celui-ci spécifie la prise de chacun dans l’ordre du symbolique, dans l’ordre du signifiant qui le caractérise comme être parlant. Ce sont, tous les trois, des blancs parlants….

N. A. : Oui, mais en même temps c’est quelque chose de l’ordre de la fiction…

M. J. : Oui, mais à mon avis il ne faut pas trop s’appesantir sur le détail de la petite histoire, ce qui importe est la logique à l’œuvre qui nous amène à cette réflexion…brouhaha…

Fr. B. :  …ce qui fait ma réflexion c’est que ce n’est pas le même un pour les trois, ça n’est pas un, un et un qui seraient les mêmes. C’est pourquoi dans le fait qu’ils sortent ensemble, il y a quelque chose qui ne va pas…brouhaha…

M. J. :  Ce Un n’est aucunement un Un totalisant puisque ce Un est le produit individuel d’un travail de logique. Ce Un s’avère être le même pour chacun. Et c’est seulement dans un après-coup que chacun fait le constat que ce trait, qu’il a anticipé pour lui-même, est partagé et a le statut de commune mesure, commune mesure qui caractérise et spécifie le fait d’être des êtres de la négativité ; parce que parlants…d’où cette idée qu’il y a là, dans le temps logique, la mise en fonction pour chacun, d’une fonction spécifique à l’être parlant, qui caractérise la prise de l’être parlant dans le symbolique. Alors que dans l’identification au trait de « l’einziger Zug », celle-ci ne semble pas jouer de la même manière ; une impasse semble se faire sur cette mise en jeu puisque ce trait, prélevé sur le leader, n’est pas- pour chacun- à constituer, voire mieux, à écrire à partir du non rapport. C’est en cela que ce « temps logique » est d’une grande puissance et d’une puissance insoupçonnée.

B.D. : Est-ce que tu serais d’accord pour dire que ce Un serait la somme de trois manques…

M.J. : Une somme ?… Je ne suis pas sûr que cela soit une somme mais, pour chacun, plutôt une dialectisation de la rencontre du non-rapport qui tresse ces trois manques…manque mis au travail dans une topologie que Lacan sera amené à nous présenter…

B.D. : Pour chacun il s’agirait d’un processus de subjectivation, alors qu’avec le trait unaire il s’agirait d’un processus de desubjectivation… ?

Martine CAMPION-JEANVOINE : Non, cela n’est pas un mode de subjectivation, mais un mode de désubjectivation…

M.J. : Il s’agit de cette desubjectivation progressive évoquée par Lacan au profit de ce travail de logique et de cette conclusion hâtée. Travail qui anime les trois et les amène à cette sortie commune. Et travail qui s’organise autour de la question de la prise en compte de la négativité et c’est pourquoi je proposais que vous en suiviez, tout au long, le fil. Relisons le séminaire « …ou pire ». Lacan y pose la question de la nature de « Y’ad’l’un » ? Ce « Y’ad’l’un » n’est pas le Un totalitaire du tout, il n’est pas le Un de « l’einziger Zug », il est d’une autre nature. Quelle est donc la nature de ce Un ? Ce sont des questions que je me pose, que je vous pose. Si le réel, avec le nœud borroméen, ne cesse pas de ne pas s’écrire, pourtant avec le nœud borroméen Lacan fait ce tour de force, de l’écrire. En effet, dans le nœud, il fait une place essentielle au réel, R, au même titre que I et S. De ce réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, il est possible d’en attraper quelque chose par cette écriture. Est-ce que dans ce travail de logique qui nous occupe aujourd’hui, il ne serait pas question, pour ce réel, d’en attraper quelque chose, par une écriture ? Voilà ma question. Cela fait écho à notre pratique de tous les jours avec nos patients, adultes ou enfants. Bien souvent on repère qu’il s’est passé quelque chose, mais comment rendre compte de ce qui vient de se passer ? Quelque chose s’est écrit, a déplacé le sujet, mais quoi et comment ? Et quelque chose s’est écrit en acte, pas d’une manière intellectuelle, mais en acte dans le jeu du transfert… Puisqu’en freudien nous travaillons avec le transfert qui est là, en acte, et qui supporte la dimension du collectif, habité par le non-rapport… Qu’est-ce que ce « Y’ ad’l’un » ?

J-J. L. : Est-ce que cette dimension du réel nous pourrions la percevoir au moment de négativité de l’arrêt de chaque scansion ? 

M. J. : Il va s’écrire et les motions suspensives participent de cette écriture.

J-J. L. : Oui, mais à ce moment-là…, parce que la description que nous pourrions faire est celle-ci : il y a trois lignes temporelles qui sont, à chaque fois pour les trois, coupées au même moment, de la suspension logique que la ligne de discours produit. Si j’étais noir, et si l’autre l’était, l’autre sort, à chaque fois avec cette suspension, avec la ligne temporelle pour les trois, et c’est à ce moment-là que quelque chose se… vient interrompre…

M. J. : Alors, oui, c’est le travail de la négativité ; ce que j’appelle, là, la négativité, mais est-ce équivalent ou pas ? C’est la rencontre du réel, ça ne marche pas, ça ne colle pas. Il y a du non-rapport. Soit une vraie rencontre, ça ne colle pas. C’est cela qui habite le travail du « temps logique ». Si cela collait, rien ne pourrait s’en écrire. C’est en cela que le nœud borroméen est le nœud du non-rapport. C’est de ce non-rapport que quelque chose s’écrit. Le nœud borroméen n’est pas seulement un nœud d’écrits mais un nœud d’écriture, produit du non-rapport.

M-H. P-M. : Et ceci est posé d’emblée dans le sophisme, ils ne peuvent pas se parler…

M. J. : Oui, c’est de faire jouer le non-rapport qui est là pris d’emblée en compte par le directeur…

Alain HARLY : Tu articulais le nœud borroméen avec cette temporalité dite logique » et tu rappelais « l’abus de métaphore » évoqué par Lacan dans le fait même de nous mettre en main le nœud borroméen. Est-ce que cet abus de métaphore nous pouvons l’entendre comme l’idée que nous pourrions avoir que ce nœud présenté comme tel, nous donnerait une structure du sujet en tant qu’elle serait synchronique. Quand il introduit, quand il souligne que ce nœud- ou plutôt ce nouage- quand il prolonge cette écriture par la chaîne ou la tresse, ne nous donnerait-elle pas, cette tresse, quand même plus facilement une idée d’un nouage, mais d’un nouage dans une diachronie, introduisant à ce moment-là la question du temps. Pour l’articuler avec ce que tu amènes du temps logique, la question se pose de comment concevoir, avec la tresse, ce moment de conclure. Par excellence celle-ci peut se prolonger indéfiniment mais est-ce qu’il n’y a pas quelque chose, avec la tresse, qui reste en suspend ?

M. J. : En tant qu’être parlant nous sommes déjà habités, nous sommes déjà pris, que nous le voulions ou pas, dans un tissu déjà là, dans une étoffe déjà là, dans des consistances, voire une culture, une langue, nos identifications… Nous pourrions penser que cette étoffe se réanime et vit par le travail de chacun, avec quelques autres, dans la rencontre de ce non-rapport. De nouveaux traits pourraient ainsi s’écrire par la mise en jeu, par chacun avec quelques autres, de cette fonction du nouage, synchronique, dans un tissu déjà là…Il y auraient alors des dénouages et des renouages… 

 Cela devrait s’articuler, il faudrait pouvoir y revenir, avec le propos freudien de la double inscription. Ce trait vient s’écrire sous la forme du « blanc », mais cependant c’est la question de l’Un qui est au travail. Il faudrait pouvoir reprendre cette question à partir de ce point.

 La question que tu poses est une question difficile. C’est celle qui nous est posée avec la question du nœud borroméen généralisé avancée dans son dernier séminaire. Il nous laisse avec des embarras, des difficultés, avec lesquelles nous sommes obligés de nous débrouiller et d’avancer. Un peu d’ailleurs comme dans le temps logique, que chacun puisse prendre à son compte ces embarras et difficultés et fasse son chemin avec cela. 

B. D. : Une question clinique, si tu le veux, puisque tu nous invitais à penser la clinique avec cette logique du temps et de l’anticipation. C’est celle-du déjà là. Mais tout sujet humain est confronté à cette question… et le psychotique l’est différemment. Pour lui c’est un savoir qui est déjà là…écrit. C’est quand même un problème.

M. J. :  Cette question est très vive dans le travail que nous pouvons faire avec nos patients. Je pense vraiment qu’il y a une voie pour faire un travail avec ces patients. Il n’est pas question de guérison. En effet que pourrait-elle être ? Mais un tel travail est vraiment chargé d’effets. Il apporte une sédation manifeste et introduit le patient à une réalité apaisée, sans trop de drames. Cela lui permet de faire son chemin dans le social tel qu’il est aujourd’hui et voire même d’y participer d’une manière active. 

 Et comment cela se passet-il dans le transfert ? Nous pouvons nous apercevoir que nous sommes pris dans cette question d’une manière constante et régulière. Il y a bien un transfert. Tellement massif qu’il peut passer inaperçu et ce d’autant plus qu’il n’a pas le destin du transfert plus ordinaire du névrosé. Pour le patient le thérapeute est bien le lieu d’un savoir déjà là, déjà écrit, même si celui-ci lui est énigmatique. Il avance dans une avenue, dans une ville, dont il nous prête les plans, pourrait-on dire ; une xénopathie tranquille. Mais les choses peuvent se compliquer si le thérapeute estime avoir ce savoir en poche, c’est-à-dire s’il n’est plus le porteur de ce trou qui spécifie le symbolique et s’il partage avec lui cette idée que le savoir est déjà écrit. Ce lieu positivé ouvre d’une manière immédiate et quasi automatique le recours à un nouveau bord dans les fracas d’une persécution. Cette xénopathie tranquille se transforme en xénopathie manifeste et le thérapeute se transforme en persécuteur manifeste. Nous avons tous fait cette expérience dont il nous faut tirer des enseignements. Seule manière de tirer ces enseignements. Le risque n’est donc pas de recevoir de tels patients mais de positiver un savoir avec ses conséquences et l’anticipation dont le thérapeute fait l’objet avec ce savoir positivé…. Et il arrive même que ces phénomènes d’anticipation ne s’aperçoivent plus tellement ils y sont réguliers et constants. Et ce d’autant plus que ces mécanismes se rencontrent dans la névrose, mais autrement. Et quelques fois il est même très difficile de faire la part des choses, surtout avec des patients qui ont déjà un passé psychothérapeutique.  

B. D. :  Le travail thérapeutique avec des patients psychotiques n’est pas nécessairement du côté de l’extinction du délire mais plutôt du côté d’une tempérance par rapport à ce savoir…

M. J. : Et à chaque fois où le patient est confronté, dans sa vie amoureuse, dans son travail, à la rencontre du manque, à la déception… c’est-à-dire au non-rapport, tout se passe comme si, plutôt que tomber dans ce trou qui s’ouvre, celui-ci, déjà, enseigné, venait limiter le vacillement de son être et retrouver ses appuis en venant en parler. Il est venu tricoter quelque chose, faire un point avec vous, pour pacifier ce trou qui vectorise le travail du thérapeute : une suppléance, en quelque sorte, à cette fonction métaphorique du nouage qui lui fait défaut. Ce passage par cet (A)autre qu’est pour lui le thérapeute s’avère indispensable pour lui. Il ne peut affronter seul cette question, c’est-à-dire, son statut d’être parlant. De l’(A)autre doit être mis en jeu. Il peut l’affronter avec l’(A)autre si cet autre est informé et consent à prendre à son compte cette donnée cruciale qui fait de nous des êtres parlants. C’est-à-dire travailler avec le trou et non pas un savoir positivé. Ou encore, et plus précisément, travailler avec la dimension du réel,  ce réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.

M-H. P-M. : Ce travail, dans un hôpital, peut parfois passer par une équipe….  

M. J. : Cette question du temps est beaucoup moins travaillée du côté de la névrose. Il y en a pas mal sur la névrose obsessionnelle mais du côté de la névrose hystérique je n’ai jamais rien lu. Si quelques-uns avaient connaissance de travaux qui traitent de cette question ceci pourrait m’intéresser. Mais tout ce travail reste à faire.

 S’il n’y a plus de questions nous allons nous arrêter là. 

 Je vous remercie de m’avoir rendu ce travail possible, car sans ces quelques autres, pas de travail possible.


[1] « C’est de ce qu’ils ne sont pas noués qu’ils se nouent » ALI, freud-lacan.com

[2] « L’identification à un point du groupe » ALI, freud-lacan.com

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– Auteur : JEANVOINE Michel  
– Titre : Une lecture du « Temps logique » de J. LACAN  
– Date de publication : 27-03-2020
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=195

DAUDIN Michel. Comment « être de son temps ».

Une clinique de la temporalité ?

COMMENT « ÊTRE DE SON TEMPS » ?

Michel DAUDIN

Je vais poursuivre nos interrogations très diverses sur la question clinique de la temporalité, en faisant aujourd’hui un parcours contemporain (c’est à dire la période écoulée depuis 3,4 générations, certains en France, la situe à partir de la révolution française) pour tenter de cerner quelques problématiques et conséquences liées à l’évolution scientifique et technologique sans précédent dans laquelle nous sommes pris pour la première fois historiquement pendant une période aussi courte. Pour vous indiquer l’orientation de mon propos et tenter d’éviter trop de dispersion, je vais tout d’abord vous donner la trame de ce qui va être mon développement en vous en présentant les différentes étapes avec quelques unes des références qui m’ont servi d’appui. 

Je commencerai par une conférence de Paul Valéry intitulée ”Le Bilan de l’intelligence” qui a été tenue en 1935 à l’université des annales. Ce texte témoigne de la nécessité de comprendre les nécessités de l’évolution des progrès techniques et de la révolution qu’elle amène dans la vie dans les modes de vie. Cette interrogation était déjà présente dans son allocution d’entrée à l’académie française en 1927.

J’aborderai ensuite le texte de Freud « L’avenir d’une Illusion » 1927. 

Puis la conférence de Jacques Lacan ”La Cybernétique” qui s’est tenue en présence du professeur Jean Delay en 1955 et transcrite dans son Séminaire « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse ».
La question du temps dans l’évolution des techniques sera ensuite abordé principalement à partir du livre récent de Bernard Stiegler « La technique et le temps » paru en 2018, mais aussi par la transcription d’une de ses conférences dans un entretien avec Charles Melman que vous retrouverez dans la dernière « Revue Lacanienne » numéro 20 consacrée à un dossier sur : Le Refus de savoir. Cette revue est riche en de nombreux exposés très diversifiés sur ce thème.

Nous essaierons également d’en repérer les conséquences dans l’évolution des discours aussi bien dans le social que dans leurs répercussions dans nos relations avec les personnes que nous suivons individuellement ou dans les institutions. Vaste programme me direz-vous ! C’est dans la conscience du temps imparti et de mes propres limites que j’ai souhaité vous donner un aperçu des thèmes que nous allons aborder et quelques unes des références non exclusives pour notre discussion.

Dans la transcription de la conférence de Paul Valéry il y a cette citation en exergue ”Nous ne supportons plus la durée ”. Paul Valéry souligne que depuis l’ère industrielle il n’y avait jamais eu d’aussi nombreuses et rapides découvertes majeures qui vont changer notre rapport sensible au monde. Il évoque la découverte de l’électricité par Edison vers 1880 et les centaines d’application qui en ont été déduites telles l’ampoule électrique ou le phonographe capable d’enregistrer et de reproduire la voix. Autant de découvertes qui se multipliaient à un rythme si rapide que ça les rendaient difficilement  assimilables au sens d’une compréhension rationnelle c’est à dire dans leur intelligibilité immédiate. Cette perte de l’intelligence des choses serait dommageable et pourrait entraîner, craignait-il, la perte de la sensibilité caractéristique de notre rapport à l’autre. A peu près à la même époque en 1945 Paul Morand publiait ”L’Homme pressé ”parodie dramatique d’un rapport à la gente féminine de la famille Boirosé dont les coutumes békées matriarcales  Indolentes contrastent  avec l’hyperactvité de notre homme pressé qui veut jouir de toutes les nouvelles découvertes de son époque.

Ce livre se termine lorsqu’il se rend à la maternité (ne voulait-il pas que la grossesse ne dure que cinq mois puisque la science médicale pouvait permettre la vie dans la prématurité !), en chemin il s’arrête dans sa précipitation, il s’assoit sur un banc, ne peut se résoudre à aller voir son enfant né, une petite fille née à terme et fait alors demi tour en se disant à ”quoi bon”. Notre homme pressé se savait cardiaque (depuis une crise dans un avion ultra rapide) et il va mourrir peu de temps après d’un infarctus. Notons cependant que la nouvelle rapidité des moyens de transport a permis à Paul Morand riche ambassadeur de parcourir le monde et d’écrire des carnets de voyage d’une grande qualité littéraire lui permettant d’évoquer les transformations culturelles des mœurs dans les différents pays où il va séjourner. Son style très particulier fera dire de lui à Marcel Proust ”qu’il a découvert et noué les rapports nécessaires entre des objets que leur contingence laissait séparée ” et que Philippe Sollers qualifiera de ”surréaliste sec”.

Voilà une lecture partielle autour de Paul Valéry (qui n’a pas entretenu de rapport explicite avec la découverte de Freud, ne méconnaissant pas l’inconscient mais reprenant dans ses réflexions la suprématie de l’intelligence pour un progrès). Je terminerai cette première incise pour insister sur les paradoxes déjà très présents dans les bouleversements culturels et économiques de cette époque.

Freud « Avenir d’une illusion »1927.

Je vais aborder cet ouvrage en le séparant volontairement de deux ouvrages majeurs, donc non sans leur référence implicite, à savoir « Psychologie des masses et analyse du moi » 1921 ainsi que « Malaise dans la culture » 1929.

Ce texte s’organise dans un dialogue avec un interlocuteur imaginaire, qui serait le pasteur Oskar Pfister pédagogue et humaniste important pour que la psychanalyse ne soit pas réservé aux médecins. Freud insiste sur la conviction que le domaine  de la raison, du fait de la découverte de l’étiologie des névroses et de son lien dans de nombreuses formes pathologiques avec les croyances et pratiques religieuses, pourra de façon plus ou moins rapide favoriser leurs  guérisons par l’abandon de ” l’illusion religieuse ”. La religion apparaît comme néfaste à une bonne éducation de la sexualité et serait propice à la formation des névroses. L’intelligence humaine devrait, à plus ou moins long terme, permettre de s’en séparer sans préjudice pour la société. Ce carrefour avec les sciences humaines aura de nombreux développements. Il participera à l’acceptation de la psychanalyse et à sa vulgarisation dans de nombreux domaines. Je n’insisterai pas, laissant si je puis dire le débat, pour aborder sciences et psychanalyse dans la conférence de Lacan déjà évoqué dont le titre intégral est ”Psychanalyse et Cybernétique, ou de la Nature du Langage”. Lacan s’intéresse au développement des sciences exactes mais aussi et au même titre aux sciences conjecturales. Voilà ce qu’il nous dit de la cybernétique : 

” C’est un domaine aux frontières extrêmement indéterminées. Trouver son unité nous force à parcourir du regard des sphères de rationalisation dispersées, qui vont de la politique, de la théorie des jeux, aux théories de la communication, voir à certaines définitions de la notion de l’information ”. 

” Il s’agit de la transcription des savoirs sur un mode numérique d’alternance de 1 et 0, notation de la présence et de l’absence dans une machine qui permet à partir de cette écriture de l’incarner sur un rythme, une scansion fondamentale et à partir de là quelque chose est passé dans le réel ”( nous dit-il). ” Mais de là à dire qu’une machine pense …. certains esprits qui sont pas négligeables franchissent le pas… Nous savons qu’aujourd’hui des investissements financiers massifs sont alloués au développement de l’intelligence artificielle aussi bien dans les domaines économique, politique, militaire que culturel… ”

Voilà quelques réflexions préliminaires de Lacan qui nous amènent à considérer dans le langage le rapport fondamental du symbolique avec le réel et ne pas adosser dans notre pratique le langage à une représentation imaginaire. Nous sommes parlés par une chaîne symbolique qui a son rythme ses scansions dont l’écriture est régie par une syntaxe dans une chaîne orientée qui a fait notre histoire. 

Mais si « ce qui dans une machine ne vient pas à temps tombe tout simplement et ne revendique rien. Chez l’homme, ce n’est pas la même chose, la scansion est vivante et ce qui n’est pas venu à temps reste suspendu…. Ce qui insiste pour être satisfait ne peut être satisfait que dans la reconnaissance. La fin du procès symbolique, c’est, que le non être vienne à être, qu’il soit par ce qu’il a parlé ». 

L’être est parlé par sa chaîne signifiante. Néanmoins nous précise Lacan ”quelque chose n’est pas éliminable de la fonction symbolique du discours humain, et c’est le rôle qu’y joue l’imaginaire…. c’est ce qui donne son poids, son ressort et sa vibration émotionnelle, au langage humain. Pour avancer vers des observations qui sont plus proches de l’actualité, après avoir souligné la vectorisation de la chaîne que Lacan abordera dès l’année suivante dans les structures freudiennes des psychoses avec la question de la vectorisation phallique en corrélation avec la métaphore paternelle, je vais passer à l’autre point de la trame de mon exposé concernant l’évolution de la technologie et la temporalité. C’est aussi une façon de reprendre la question de l’imaginaire que nous venons d’évoquer. Si les machines ne pensent pas elles sont performantes pour stocker un nombre d’information de plus en plus considérable dont Lacan nous indiquait dans sa conférence l’extension des champs qui peuvent être concernés. 

Je vais reprendre un des points important développé par Bernard Stiegler concernant l’espace et le temps. Je viens de faire allusion à la vectorisation phallique de la chaîne signifiante. Celle-ci nous est représentée dans le graphe ”subversion du sujet et dialectique du désir ” dans la double dimension d’un lieu et d’une  temporalité.

Aujourd’hui les moyens de télécommunications apportent une simultanéité en tout point du monde de l’information par l’image et le son en temps réel.  Il y a une transposition de l’Information algorithmique des enregistrements de nos réactions émotionnelles et de nos comportements qui vont s’inscrire dans les  messages qui nous sont adressés en retour. Ces inscriptions sont orientées elles aussi mais c’est maintenant par leur valeur marchande (tous les domaines de production mais aussi bien culturels, de loisirs ou autres  sont paramètrés dans ce sens). Ces messages par leur formation de proximité va cibler la sphère des émotions. L’émotionnel vient saturer les conduites en tendant à éliminer les scansions subjective et faire de chacun non plus un sujet d’un désir mais un partenaire dans l’échange. Cette évolution Lacan l’introduit à Milan en 1972 dans l’écriture du discours capitaliste qui vient substituer au désir l’accès direct de l’objet au sujet. L’impératif de jouissance devient objectal. Plus d’impossible ni d’impuissance comme dans la ronde des quatre discours mis en place dans le séminaire «L’envers de la psychanalyse». Cela n’est pas sans conséquence et peut se remarquer par le développement de l’agressivité propre au registre imaginaire, soit-elle ou non masquée par un humanisme d’égalité, qui va infiltrer tous les domaines y compris sexués. Les lois de la cité vont transcrire dans le réel de nouvelles obligations et de nouveaux codes de conduite dans la vie individuelle et collective.

Les débats sur ces questions sociétales provoquent généralement des oppositions frontales et l’appel à des experts pour justifier une position éthique.  Ces manifestations visant à éliminer l’altérité vont créer un nouveau type de malaise dans cette ”nouvelle économie psychique ”(Charles Melman) et se manifestent collectivement dans ce que nous appelons psychose sociale ou  perversion généralisée. Vous connaissez les nombreuses publications sur ces thèmes.

Les nouvelles pathologies souvent masquées sont symptomatiques de nouvelles manifestations de jouissances festives, dépressives, ou anxieuses de la relation d’objet qui peuvent en imposer pour des psychoses. 

Bernard Stiegler et les équipes avec qui il collabore dans le domaine de la santé nous fait ce témoignage de nourrissons dont les mères ont des problèmes de lactation et qui s’emparent quasiment dés la naissance des smartphones comme objet transitionnel. Ces nourrissons dans cette étude présentent un tableau clinique qui pourrait en imposer pour un autisme. Sont bien connus aussi, particulièrement au Japon où ils ont été en premier décrits, les enfants Hikikomori qui se retranchent dans leur chambre devant les écrans coupant toute relation familiale et sociale et qui passaient également pour être des autistes… Il y a sûrement nombre de formes plus mineures qui échappent à nos observations ou que nous avons du mal à décrire.

Ces nouvelles modalités de jouissance sembleraient relever du comportementalisme mais ce monde de discours détérioré reste dans une humanité signifiante qui peut demander à être entendue. Nous sommes souvent surpris par des patients présentant des troubles de cet ordre qui retrouvent, après un engagement psychanalytique ou parfois seulement quelques entretiens, une assise psychique suffisamment consistante pour redémarrer dans une vie dont ils ne savaient que dire sinon leur solitude.

Le passage de Lacan à la topologie des noeuds est une indication pour de nouvelles lectures cliniques. Dans son livre « l’économie de la jouissance » ed. EME 2019 Pierre-Christophe Cathelineau nous donne des pistes de transformation nodale à partir du noeud borroméen généralisé mais il nous indique également la place que peut prendre la raison pour accompagner les personnes engluées dans leurs  difficultés.

D’autres travaux prennent également en compte les champs de la jouissance dans la logique de la contingence à partir de  cet apport clinique très fructueux du”réel de l’effet de sens ”dans une lecture clinique du tableau de la sexuation construit par Lacan dans le séminaire Encore.

Nous pouvons citer le livre de Christiane Lacôte-Destribat « Le passage par Nadja » ed.Galilée 2015 qui dans ma lecture est un temps de passe pour Breton  par ” le cesse de ne pas s’écrire”.

Mais nous pouvons aussi découvrir ce que pourrait être l’émergence poïetique d’un nouveau discours dans les solitudes singulières des Rond-point à la lecture du livre de Gérard Pommier. « Occupons le Rond–point Marx et Freud » ed. Le Retrait I, 2019. Une prosodie de plusieurs pages, au rythme du Rap nous y invite en fin de son ouvrage (fin des patricides nécessaires et nouvelle invention de la chose Freudienne ?)

Ou encore lire le dialogue Alain Badiou Barbara Cassin dans leur dernier livre en commun «  Homme Femme Philosophie » ed.Fayard 2019 qui aborde dans sa quatrième partie ”les figures de la féminité ” pour un avenir qui pourrait situer le point de résurgence d’un nouveau discours après la chute du patriarcat . Alain Badiou voyant transparaître, dans l’injonction du discours actuel ”ne pas penser”, une nouvelle jeune fille avenir de l’homme et Barbara Casssin jouant davantage des pluralités inventives des divisions féminines.

Je vous laisse découvrir ou redécouvrir tous ces ouvrages et bien d’autre encore. 

Nombre de philosophes engagés dans les études des nouveaux modèles sociaux économiques explorent ce monde en pleine évolution de la cybernétique. Je vous conseille deux ouvrages :

-« l’informatique céleste » de Mark Alizart  PUF 2019
-« l’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, anatomie d’un antihumanisme radical  » Éric Sadin édition L’échappée 2018
 

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– Auteur : DAUDIN Michel  

– Titre : Comment « être de son temps »

– Date de publication : 19-03-2020

– Publication : Collège de psychiatrie

– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=194

FROISSART Josiane. Il était une fois …un pére.

Une clinique de la temporalité ? 

IL ÉTAIT UNE FOIS … UN PÈRE

Josiane Froissart
 
Qu’est-ce donc que le temps ?

Le concept de temps est pluriel, il est multidisciplinaire, de l’univers scientifique, au vécu psychique en passant par les normes sociales, l’expression est si courante, si familière qu’on ne la remarque même plus : « Je n’ai pas le temps, le temps presse, se donner du temps…… Jusqu’aux poètes : « A la recherche du temps perdu » « Le temps retrouvé » « Ô temps suspend ton vol ».

Qu’en disent les grands penseurs ?

Qu’est-ce que le temps ? « Si personne ne me le demande, dit Saint Augustin, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent. »

« Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc, si le présent pour être du temps doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut qu’être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus » Saint Augustin Les Confessions XI.

Ce que nous pouvons retenir de cette longue citation c’est que, quelle que soient les théories que nous élaborons pour donner réponse à la question même du temps, nous engendrons toujours un non-savoir.

Cette question du non-savoir, nous nous y référerons et la reprendrons plus longuement par la suite.

Quant à la temporalité, qui n’est pas le temps des physiciens, nous pourrions la définir comme le temps vécu par la conscience, celui dont nous faisons l’expérience et qui déploie à partir du présent, un passé et un futur. La temporalité exige la structure du langage.

« Le temps, dit Merleau-Ponty, n’est pas un processus réel, une succession effective que je me bornerais à enregistrer. Il naît de mon rapport aux choses, » et j’ajouterai aux autres.

La temporalité se déplie dans un espace temporel donné offrant un système de repères à un sujet, (comme l’esprit humain a l’expérience du temps sans en avoir la représentation, il se représente nécessairement le temps au moyen d’images spatiales).

Ce sont les dates qui créent l’écart donc l’espace.

Dans un livre récent « Je ne reverrai plus le monde » Ahmet Altan parle de sa rencontre avec le temps alors qu’il est en prison, avec ce temps qui n’existe plus et qu’il est obligé, pour survivre, de réinventer. Je vous laisse découvrir ce livre.

Comment les enfants appréhendent- ils le temps ?

C’est par la mise en place du circuit pulsionnel que l’enfant va entrer dans la temporalité.  

Tout d’abord, l’enfant est l’objet du désir parental et c’est la mise en place du circuit pulsionnel qui lui permettra le passage d’objet au statut de sujet de sa parole, et lui permettra de prendre sa place en s’inscrivant dans une filiation.

Les trois temps de la pulsion (par ex : regarder, se regarder (une partie de son corps propre, se faire regarder, se faire voir) conduisent à la naissance du sujet.

Le temps est lié à une conjugaison des pulsions.

On peut tout de suite dire que l’absence du 3ieme temps de la pulsion dans l’autisme et la psychose, a de graves répercussions.

Remarquons que Lacan se réfèrera à la pulsion pour parler du temps logique.

Pour parler de la mise en place d’un sujet de la parole nous sommes bien obligés d’en passer par la diachronie même si tous les éléments que nous avançons s’interpénètrent synchroniquement.

Le repère lacanien du stade du miroir nous permet de distinguer :

 Un temps préspéculaire où les limites corporelles ne sont pas en place, où le moi n’est pas constitué, c’est le temps d’avant la temporalité.

 C’est le fondement du pulsionnel comme cause du désir. L’enfant cherchera à se faire l’objet du regard du grand Autre maternel et à y lire l’investissement phallique.

 L’enfant avant d’être un sujet de la parole, tient un discours sans paroles : vocalismes, lallations…(la lalangue).

– Et un deuxième temps, le temps spéculaire, le stade du miroir proprement dit vers 6 mois, où l’assomption jubilatoire de l’image du corps, de l’image de soi, bref de l’unité corporelle se réalise.

Le stade du miroir est à la fois une opération logique et une jubilation instantanée, fulgurante.

Moment crucial qui permet grâce à l’anticipation, l’articulation entre le présent, le passé et le futur et la mise en place d’une chronologie.

    L’enfant psychotique s’en sort mal avec le miroir, la temporalité n’a pas été vécue, La temporalité subjective moïque lui échappe.

Nous sommes dans une logique d’atemporalité. C’est au réel que l’enfant psychotique est confronté. La relation imaginaire à l’autre ne se faisant pas, nous « sommes confrontés à un intemporel du langage qui ne trouve pas d’origine ». Comment l’enfant va se subjectiver dans le temps, comment va-t-il se confronter aux questions du sexe et de l’origine, de la mort, de la généalogie, etc.

Les questions de l’enfant telles que : « J’étais où avant de naître ? » « D’où je viens ? » « On va où quand on est mort ? » sont abordées au travers de la construction de leur Théories Sexuelles Infantiles (TSI)

Les TSI et le roman familial que nous repérons dans la clinique des très jeunes enfants permettent au sexuel de trouver un lieu d’invention et d’expression fantasmatique.

De nos jours les parents de plus en plus s’empressent de répondre de façon rationnelle, scientifique aux questions de leur enfants venant contrarier toute élaboration fantasmatique à ce sujet.

Le cas de Freud, « Le petit Hans », est très instructif : comment aborder la question de la différence des sexes ?

Hans a la réponse qui confirme l’hypothèse de la présence du pénis chez tout le monde, fille comme garçon « T’inquiète pas- dit-il à Hanna-il va grandir » « Ce n’est juste qu’une question de temps ».

L’abord de la différence des sexes comme celui des origines est lié aux pulsions et le fantasme varie selon la pulsion en question. On fait un enfant en s’embrassant sur la bouche (pulsion orale) ou en déféquant (pulsion anale) par ex.

Tel est ce non-savoir « il n’y a pas de rapport sexuel » auquel supplée les théories sexuelles infantiles.

 Pourquoi un enfant est-il amené à inventer un roman familial, à réécrire son histoire, une histoire secrète qui lui permette de retourner à l’origine ?

Après avoir voulu être semblable au parent du même sexe, l’enfant veut s’en débarrasser en lui en substituant un autre. Il devient étranger à cette famille.

« Le roman familial actualise un écart et une distance à parcourir entre un père réel et un père idéal » cf. S. Le Poulichet « L’œuvre du temps en psychanalyse ».

Mais l’écart et la substitution d’un père idéal à un père réel produit la nostalgie de ce qui n’était pas, engendre la construction d’un mythe, d’un arrière temps mythique (il était une fois un père…) « Pour Freud, le roman familial permet un travail de détachement et une mise en opposition des générations».

Le roman familial met en place trois temporalités :

– le réel actuel.

– le possible idéal.

– l’arrière temps mythique.

L’origine est un lieu vide et il sera recouvert par les TSI et le roman familial et plus généralement sur le plan culturel par les mythes qui instaurent un temps primordial,

Le mythe est important dans l’œuvre de Freud et en écoutant ses patients adultes, il va élaborer les TSI qui vont nous permettre de comprendre les mythes en établissant une correspondance entre le matériel inconscient et les mythes,

Là où il y a un trou, un non savoir, le mythe prend sa place.

Hans se sert d’instruments logiques pour élaborer ses constructions mythiques.

Le mythe se définit comme un modèle logique qui permet de résoudre une contradiction cf. Lévi Strauss.

L’analyse du petit Hans va montrer qu’à un moment bien précis de son analyse, la seule et unique intervention de Freud (« Bien avant qu’il ne vint au monde, déjà j’avais su qu’un petit Hans naitrait un jour, qui aimerait tellement sa mère qu’il serait forcé d’avoir peur) va amener des changements dans l’appréhension que Hans a du temps, temps qui n’est plus linéaire, (B. Vandermersh a bien traité cette question).

Il y a une mise en place d’une temporalité avec une logique du futur antérieur : déjà…pas encore, (ce qui doit advenir est déjà là).

« Tu sais, elle était déjà au monde même quand elle n’était pas encore là »

Les mythes construits par Hans mettent en jeu une temporalité où ce qui n’est pas encore est déjà là et cette progression mythique va lui permette de sortir de sa phobie.

 Freud met en place un ordre temporel où ce qui doit advenir dépend d’un déjà là.

Cette structure temporelle participe donc d’un Grand Autre auquel le sujet peut se repérer et qui peut répondre à sa question : « D’où je viens ? » « Que me veut l’Autre ? Comment veut-il que je sois ? ».

« Ce qui se réalise dans mon histoire n’est pas le passé défini par ce qui fut, puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurais été pour ce que je suis en train de devenir » Lacan in Ecrits p299-300.

Freud dira que l’inconscient est hors temps.

Les processus inconscients ne sont ni ordonnés temporellement ni modifiés par le temps qui passe : ils n’ont aucune relation au temps, ils sont atemporels et s’articulent autour du temps logique tel que Lacan le définit dans « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », ce temps logique s’étaye sur le signifiant et rend compte de l’incidence du langage sur le corps.

Rien à voir avec le temps chronologique, le temps linéaire.

Dans cette expression « Wo Es war, soll ich werden » Freud suppose un avant et un après, mais un avant qui ne se révèle que dans l’après, une première fois qui ne se révèle que dans la seconde fois (le refoulé n’est présent que dans son retour).

Dès que l’enfant parle, il utilise avec délice et malice cette langue du temps. Il sera très influencé par ce que ses proches ont pu lui raconter (contes…comptines, chansons etc.) Il les reprendra en les faisant siens et en utilisant principalement les temps de conjugaison tels que le passé simple, le conditionnel : « On dirait que je serais la maman et toi tu serais le bébé ».

Très tôt (18mois) l’enfant va faire objection à ce que l’Autre lui demande. C’est un NON d’opposition.

Mais ce qui revient de l’Autre c’est fondamentalement NON.

Pour que le temps du désir advienne, il faut qu’à la demande, on n’y réponde pas.

A l’école maternelle, on apprend aux enfants l’accès au temps. Celui-ci peut s’appréhender intuitivement comme se déroulant selon le principe qui lie la cause à l’effet ou selon un ordre chronologique.

Un enfant pourra dire : « je mange, je me lave les dents, je vais me coucher et maman vient me raconter une histoire » en réponse à la question, « Quand vas-tu te coucher ? »  

L’enfant vers 3-4 ans est capable dans un récit de coordonner des événements entre eux dans une succession temporelle grâce à un système avant/après quand on leur pose une question : (« Quand vas-tu au lit ? ») ou bien quand ils doivent anticiper des événements à venir. Minkowski in « Le temps vécu » rapporte un souvenir. 

Il accompagnait chaque matin son fils à l’école : ils prenaient ensemble le petit déjeuner, lui fumait une cigarette puis se rendaient ensemble à l’école. Un jour, il dit à son fils, qui prenait son petit déjeuner, de se presser car ils allaient être en retard et celui-ci lui répondit « Mais papa nous ne pouvons pas être en retard, tu n’as pas encore fumé ta cigarette ».

Très tôt le jeu va entrer dans la vie de l’enfant.

Agamben dans son livre « Enfance et histoire » dira :

« Les enfants, ces brocanteurs de l’humanité jouent avec toute antiquaille qui leur tombe sous la main. Tout ce qui est vieux peut devenir jouet, indépendamment de son origine ».

Tout objet qui n’est pas sorti de l’usage par ex une voiture, un piano, une cuisinière se transforment en jouet grâce à la miniaturisation.

« Ce que le jouet conserve de son modèle, ce qui survit de lui, dit-il ce n’est rien d’autre que la temporalité humaine, dont il est le réceptacle, sa pure essence historique ».

« Le jouet transforme en signifiants d’anciens signifiés ».

« C’est avec l’histoire que les enfants jouent et cette histoire n’a pas pour objet la diachronie mais l’opposition entre diachronie et synchronie qui caractérise toute société humaine et réciproquement ».

L’enfant n’a pas accès au réel du temps à son irréversibilité. Dans ses jeux, les morts ne sont pas morts pour de vrai, on les tue et ils ressuscitent.

Le fait que la vie soit envahie par le jeu a pour effet une transformation et une accélération du temps

Est-ce que l’analyse d’Agamben tient encore aujourd’hui où nous sommes dans l’ère du « tout, tout de suite » ? La temporalité est ponctuelle pourrions-nous dire. Les enfants ne peuvent plus attendre. D’ailleurs force est de constater que les enfants (à part les très jeunes enfants) ne jouent plus avec les mêmes jouets qu’autrefois tels qu’en parle Agamben, les jouets n’ont plus d’histoire, ils se réduisent aux nouveaux jeux de la tablette.

Il y a quelques jours je lisais un article dans le monde qui s’intitulait « Dépêche- toi !!! » ou inversement ce sont les parents et non plus les enfants qui sont dans l’urgence de tout en voulant faire rentrer leurs enfants « dans le moule de nos urgences préfabriquées en leur imposant au quotidien une dictature de l’horloge ». Ce que C. Dolto qualifie de « maltraitance temporelle ». Dépêche-toi de manger ta soupe, de faire tes devoirs et même en ajoutant une petite dose de culpabilité : « A cause de toi on va être en retard chez le dentiste »                   

Nous allons maintenant aborder les phénomènes cliniques liés au temps : Symptôme, passage à l’acte, acting-out, traumatisme, névrose phobique, névrose obsessionnelle, dépression.

Quand nous écoutons les enfants nous dire leurs rêves, leur cauchemar, leurs questions sur les générations, nous entendons qu’ils sont travaillés par la mort.

Un enfant déprimé de 7 ans me dit : « A quoi ça sert de vivre puisque je vais mourir ? » ou bien cette fillette de 4 ans qui refuse de grandir, qui a peur de grandir « parce que, dit-elle je vais après mourir », ou bien, une petite fille de 4-5 ans demande « On va où après la mort ? » Cette dimension de la mort est prise en compte par la psychanalyse à travers le concept de pulsion de mort.

Dans la clinique avec les adolescents, fréquents sont les phénomènes temporels.

Prenons l’acting out et le passage à l’acte par exemple.

L’acting out est une mise en scène, une monstration-précipitation adressée à l’autre afin d’obtenir une réponse, voire une interprétation.

C’est une réponse sans parole à ce qui ne peut pas être pensé ni dit, C’est une énigme pleine de sens adressée à l’autre.

L’acting out n’est pas de l’ordre du signifiant mais de l’ordre du signe, il fait signe à quelqu’un.

C’est une production de l’inconscient tenant lieu de remémoration qui se joue dans la réalité. L’analysant devient actif et met en scène le discours qui le mettait en scène.

Nous sommes au temps logique de voir.

Dans la mesure où c’est une adresse à l’autre le travail de l’analyse va permettre d’introduire le temps de comprendre.

L’acting out n’est pas un saut dans le réel, comme le passage à l’acte, son discours s’adresse à un autre.

J’ai déjà parlé de cette adolescente qui accompagne sa copine dans sa fuite. Elle est alors embarquée dans un cercle infernal et pendant plusieurs jours poursuit avec sa copine sa fugue. Les parents ont fait un signalement, elles sont finalement retrouvées et au moment où ses parents viennent la chercher, elle saute par la fenêtre. Elle dira au cours de l’hospitalisation « J’ai réalisé qu’ils ont pu penser avoir perdu leur seconde fille comme ils avaient perdu leur première fille ».

Elle est identifiée à la sœur morte dans le regard maternel.

Dans ces acting out, elle cherche à ne pas être là où elle est attendue par l’Autre comme objet.

A travers ses fugues subsistent la relation objectale alors que dans sa défenestration, son identification à l’objet « a » conduit au passage à l’acte qui ne lui laisse plus aucune chance.

Le discours du passage à l’acte s’adresse à l’Autre avec un grand A.

Si nous voulions définir le transfert en le replaçant dans le thème de nos journées, nous dirions que le transfert c’est le temps.

Il y a certaines situations traumatiques qui peuvent arrêter le temps, détruire le temps dans les images, faire arrêt sur image avec des effets de sidération et projeter le sujet hors du temps,

Je pense au peintre Edward Hopper mais aussi à ce peintre danois Hammershoi qui ont su très bien rendre compte de cet arrêt sur image, de cet univers immobile suspendu dans l’espace et le temps dans un contexte chargé d’Unheimlich.

S. Le Poulichet évoque Blanchot dans « Le livre à venir » qui rapporte un souvenir de Proust quand il marchait sur les dalles inégales de Guermantes et que tout à coup c’est ce même pas qui trébuche sur les dalles du baptistère de Saint Marc. Le temps est alors aboli : il n’y a plus un évènement passé et un évènement présent mais une même présence.

Le Sa traumatique fait table rase du temps et se répète sans fin. Il est hors-temps.

Tel cet ado qui retrouve sa mère morte dans son fauteuil à son retour du lycée alors qu’il l’avait quittée le matin même en pleine forme.

L’expérience traumatique de la rencontre avec la mort fait surgir un réel jusque-là masqué par l’écran du fantasme. Réel qui soudain mis à nu provoque l’effroi, laissant le sujet aux prises avec un irreprésentable qui ne peut s’inscrire dans aucune chaîne signifiante

Le trauma est un trou (troumatisme dira Lacan) dans le temps où l’événement n’a pas constitué ou a perdu son texte, « c’est l’ouverture du trauma dans la cure par une levée des identifications qui déclenche un temps réversif par lequel le passé viendra de l’avenir pour s’inscrire dans l’histoire » cf. Le Poulichet in « L’œuvre du temps en psychanalyse ».

L’acte incestueux est vécu comme traumatique pour la victime, quelque chose d’irreprésentable, pas de mots pour en parler sauf pour dire qu’à chaque fois c’était la mort qui surgissait.

Le temps chez Lacan est un temps de l’avenir, la cause est à venir cf. G. Cacho.

Winnicott a parlé de ce qu’il appelle la crainte clinique de l’effondrement et qui est la « crainte d’un effondrement qui a déjà été éprouvé » a déjà eu lieu, et que le patient cherche dans le futur.

Pour aborder la question du temps dans les névroses, revenons à Hans.

La phobie dresse une image, « du cheval qui mord quand Hans le voit » c’est-à-dire qu’il y a une image qui spatialise le temps.

Quant à la névrose obsessionnelle, il y a une maîtrise du temps et du même coup de la mort par des mécanismes d’annulation, de procrastination etc.

La temporalité freudienne se réfère au champ diachronique, le temps de la remémoration. Mais le temps freudien n’est pas que rétrograde car comment alors pensé la question du Nachträglich, de l’après-coup, certains événements, expériences apparemment neutres vécus dans le passé, peuvent être réveillés et réinterprétés à l’occasion d’un nouvel événement, C’est le cas du traumatisme.

L’après coup dans sa rétroaction sur le passé, inverse la flèche du temps et le principe de causalité. La cause est dans l’avenir.

Pour Lacan, les manifestations qui émergent de l’inconscient instaurent une discontinuité (ouverture et fermeture de l’inconscient) et s’articulent sur le temps logique construit à partir du signifiant et qui amène le sujet à un temps pour comprendre.

Le temps de Lacan est celui de l’avenir.

« Le temps psychique n’est-il pas celui qui procède de la répétition de ce qui n’existe pas encore réellement ou celui qui produit son propre antécédent en le répétant » cf. Le Poulichet in « L’œuvre du temps en psychanalyse ».

« L’histoire n’est pas le passé. L’histoire est le passé pour autant qu’il est historisé dans le présent parce qu’il a été vécu dans le passé » S. Le Poulichet.   

 

– Auteur : FROISSART Josiane  
– Titre : Il était une fois …un pére.  
– Date de publication : 06-03-2020
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=193