Une clinique de la temporalité ?
COMMENT « ÊTRE DE SON TEMPS » ?
Michel DAUDIN
Je vais poursuivre nos interrogations très diverses sur la question clinique de la temporalité, en faisant aujourd’hui un parcours contemporain (c’est à dire la période écoulée depuis 3,4 générations, certains en France, la situe à partir de la révolution française) pour tenter de cerner quelques problématiques et conséquences liées à l’évolution scientifique et technologique sans précédent dans laquelle nous sommes pris pour la première fois historiquement pendant une période aussi courte. Pour vous indiquer l’orientation de mon propos et tenter d’éviter trop de dispersion, je vais tout d’abord vous donner la trame de ce qui va être mon développement en vous en présentant les différentes étapes avec quelques unes des références qui m’ont servi d’appui.
Je commencerai par une conférence de Paul Valéry intitulée ”Le Bilan de l’intelligence” qui a été tenue en 1935 à l’université des annales. Ce texte témoigne de la nécessité de comprendre les nécessités de l’évolution des progrès techniques et de la révolution qu’elle amène dans la vie dans les modes de vie. Cette interrogation était déjà présente dans son allocution d’entrée à l’académie française en 1927.
J’aborderai ensuite le texte de Freud « L’avenir d’une Illusion » 1927.
Puis la conférence de Jacques Lacan ”La Cybernétique” qui s’est tenue en présence du professeur Jean Delay en 1955 et transcrite dans son Séminaire « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse ».
La question du temps dans l’évolution des techniques sera ensuite abordé principalement à partir du livre récent de Bernard Stiegler « La technique et le temps » paru en 2018, mais aussi par la transcription d’une de ses conférences dans un entretien avec Charles Melman que vous retrouverez dans la dernière « Revue Lacanienne » numéro 20 consacrée à un dossier sur : Le Refus de savoir. Cette revue est riche en de nombreux exposés très diversifiés sur ce thème.
Nous essaierons également d’en repérer les conséquences dans l’évolution des discours aussi bien dans le social que dans leurs répercussions dans nos relations avec les personnes que nous suivons individuellement ou dans les institutions. Vaste programme me direz-vous ! C’est dans la conscience du temps imparti et de mes propres limites que j’ai souhaité vous donner un aperçu des thèmes que nous allons aborder et quelques unes des références non exclusives pour notre discussion.
Dans la transcription de la conférence de Paul Valéry il y a cette citation en exergue ”Nous ne supportons plus la durée ”. Paul Valéry souligne que depuis l’ère industrielle il n’y avait jamais eu d’aussi nombreuses et rapides découvertes majeures qui vont changer notre rapport sensible au monde. Il évoque la découverte de l’électricité par Edison vers 1880 et les centaines d’application qui en ont été déduites telles l’ampoule électrique ou le phonographe capable d’enregistrer et de reproduire la voix. Autant de découvertes qui se multipliaient à un rythme si rapide que ça les rendaient difficilement assimilables au sens d’une compréhension rationnelle c’est à dire dans leur intelligibilité immédiate. Cette perte de l’intelligence des choses serait dommageable et pourrait entraîner, craignait-il, la perte de la sensibilité caractéristique de notre rapport à l’autre. A peu près à la même époque en 1945 Paul Morand publiait ”L’Homme pressé ”parodie dramatique d’un rapport à la gente féminine de la famille Boirosé dont les coutumes békées matriarcales Indolentes contrastent avec l’hyperactvité de notre homme pressé qui veut jouir de toutes les nouvelles découvertes de son époque.
Ce livre se termine lorsqu’il se rend à la maternité (ne voulait-il pas que la grossesse ne dure que cinq mois puisque la science médicale pouvait permettre la vie dans la prématurité !), en chemin il s’arrête dans sa précipitation, il s’assoit sur un banc, ne peut se résoudre à aller voir son enfant né, une petite fille née à terme et fait alors demi tour en se disant à ”quoi bon”. Notre homme pressé se savait cardiaque (depuis une crise dans un avion ultra rapide) et il va mourrir peu de temps après d’un infarctus. Notons cependant que la nouvelle rapidité des moyens de transport a permis à Paul Morand riche ambassadeur de parcourir le monde et d’écrire des carnets de voyage d’une grande qualité littéraire lui permettant d’évoquer les transformations culturelles des mœurs dans les différents pays où il va séjourner. Son style très particulier fera dire de lui à Marcel Proust ”qu’il a découvert et noué les rapports nécessaires entre des objets que leur contingence laissait séparée ” et que Philippe Sollers qualifiera de ”surréaliste sec”.
Voilà une lecture partielle autour de Paul Valéry (qui n’a pas entretenu de rapport explicite avec la découverte de Freud, ne méconnaissant pas l’inconscient mais reprenant dans ses réflexions la suprématie de l’intelligence pour un progrès). Je terminerai cette première incise pour insister sur les paradoxes déjà très présents dans les bouleversements culturels et économiques de cette époque.
Freud « Avenir d’une illusion »1927.
Je vais aborder cet ouvrage en le séparant volontairement de deux ouvrages majeurs, donc non sans leur référence implicite, à savoir « Psychologie des masses et analyse du moi » 1921 ainsi que « Malaise dans la culture » 1929.
Ce texte s’organise dans un dialogue avec un interlocuteur imaginaire, qui serait le pasteur Oskar Pfister pédagogue et humaniste important pour que la psychanalyse ne soit pas réservé aux médecins. Freud insiste sur la conviction que le domaine de la raison, du fait de la découverte de l’étiologie des névroses et de son lien dans de nombreuses formes pathologiques avec les croyances et pratiques religieuses, pourra de façon plus ou moins rapide favoriser leurs guérisons par l’abandon de ” l’illusion religieuse ”. La religion apparaît comme néfaste à une bonne éducation de la sexualité et serait propice à la formation des névroses. L’intelligence humaine devrait, à plus ou moins long terme, permettre de s’en séparer sans préjudice pour la société. Ce carrefour avec les sciences humaines aura de nombreux développements. Il participera à l’acceptation de la psychanalyse et à sa vulgarisation dans de nombreux domaines. Je n’insisterai pas, laissant si je puis dire le débat, pour aborder sciences et psychanalyse dans la conférence de Lacan déjà évoqué dont le titre intégral est ”Psychanalyse et Cybernétique, ou de la Nature du Langage”. Lacan s’intéresse au développement des sciences exactes mais aussi et au même titre aux sciences conjecturales. Voilà ce qu’il nous dit de la cybernétique :
” C’est un domaine aux frontières extrêmement indéterminées. Trouver son unité nous force à parcourir du regard des sphères de rationalisation dispersées, qui vont de la politique, de la théorie des jeux, aux théories de la communication, voir à certaines définitions de la notion de l’information ”.
” Il s’agit de la transcription des savoirs sur un mode numérique d’alternance de 1 et 0, notation de la présence et de l’absence dans une machine qui permet à partir de cette écriture de l’incarner sur un rythme, une scansion fondamentale et à partir de là quelque chose est passé dans le réel ”( nous dit-il). ” Mais de là à dire qu’une machine pense …. certains esprits qui sont pas négligeables franchissent le pas… Nous savons qu’aujourd’hui des investissements financiers massifs sont alloués au développement de l’intelligence artificielle aussi bien dans les domaines économique, politique, militaire que culturel… ”
Voilà quelques réflexions préliminaires de Lacan qui nous amènent à considérer dans le langage le rapport fondamental du symbolique avec le réel et ne pas adosser dans notre pratique le langage à une représentation imaginaire. Nous sommes parlés par une chaîne symbolique qui a son rythme ses scansions dont l’écriture est régie par une syntaxe dans une chaîne orientée qui a fait notre histoire.
Mais si « ce qui dans une machine ne vient pas à temps tombe tout simplement et ne revendique rien. Chez l’homme, ce n’est pas la même chose, la scansion est vivante et ce qui n’est pas venu à temps reste suspendu…. Ce qui insiste pour être satisfait ne peut être satisfait que dans la reconnaissance. La fin du procès symbolique, c’est, que le non être vienne à être, qu’il soit par ce qu’il a parlé ».
L’être est parlé par sa chaîne signifiante. Néanmoins nous précise Lacan ”quelque chose n’est pas éliminable de la fonction symbolique du discours humain, et c’est le rôle qu’y joue l’imaginaire…. c’est ce qui donne son poids, son ressort et sa vibration émotionnelle, au langage humain. Pour avancer vers des observations qui sont plus proches de l’actualité, après avoir souligné la vectorisation de la chaîne que Lacan abordera dès l’année suivante dans les structures freudiennes des psychoses avec la question de la vectorisation phallique en corrélation avec la métaphore paternelle, je vais passer à l’autre point de la trame de mon exposé concernant l’évolution de la technologie et la temporalité. C’est aussi une façon de reprendre la question de l’imaginaire que nous venons d’évoquer. Si les machines ne pensent pas elles sont performantes pour stocker un nombre d’information de plus en plus considérable dont Lacan nous indiquait dans sa conférence l’extension des champs qui peuvent être concernés.
Je vais reprendre un des points important développé par Bernard Stiegler concernant l’espace et le temps. Je viens de faire allusion à la vectorisation phallique de la chaîne signifiante. Celle-ci nous est représentée dans le graphe ”subversion du sujet et dialectique du désir ” dans la double dimension d’un lieu et d’une temporalité.
Aujourd’hui les moyens de télécommunications apportent une simultanéité en tout point du monde de l’information par l’image et le son en temps réel. Il y a une transposition de l’Information algorithmique des enregistrements de nos réactions émotionnelles et de nos comportements qui vont s’inscrire dans les messages qui nous sont adressés en retour. Ces inscriptions sont orientées elles aussi mais c’est maintenant par leur valeur marchande (tous les domaines de production mais aussi bien culturels, de loisirs ou autres sont paramètrés dans ce sens). Ces messages par leur formation de proximité va cibler la sphère des émotions. L’émotionnel vient saturer les conduites en tendant à éliminer les scansions subjective et faire de chacun non plus un sujet d’un désir mais un partenaire dans l’échange. Cette évolution Lacan l’introduit à Milan en 1972 dans l’écriture du discours capitaliste qui vient substituer au désir l’accès direct de l’objet au sujet. L’impératif de jouissance devient objectal. Plus d’impossible ni d’impuissance comme dans la ronde des quatre discours mis en place dans le séminaire «L’envers de la psychanalyse». Cela n’est pas sans conséquence et peut se remarquer par le développement de l’agressivité propre au registre imaginaire, soit-elle ou non masquée par un humanisme d’égalité, qui va infiltrer tous les domaines y compris sexués. Les lois de la cité vont transcrire dans le réel de nouvelles obligations et de nouveaux codes de conduite dans la vie individuelle et collective.
Les débats sur ces questions sociétales provoquent généralement des oppositions frontales et l’appel à des experts pour justifier une position éthique. Ces manifestations visant à éliminer l’altérité vont créer un nouveau type de malaise dans cette ”nouvelle économie psychique ”(Charles Melman) et se manifestent collectivement dans ce que nous appelons psychose sociale ou perversion généralisée. Vous connaissez les nombreuses publications sur ces thèmes.
Les nouvelles pathologies souvent masquées sont symptomatiques de nouvelles manifestations de jouissances festives, dépressives, ou anxieuses de la relation d’objet qui peuvent en imposer pour des psychoses.
Bernard Stiegler et les équipes avec qui il collabore dans le domaine de la santé nous fait ce témoignage de nourrissons dont les mères ont des problèmes de lactation et qui s’emparent quasiment dés la naissance des smartphones comme objet transitionnel. Ces nourrissons dans cette étude présentent un tableau clinique qui pourrait en imposer pour un autisme. Sont bien connus aussi, particulièrement au Japon où ils ont été en premier décrits, les enfants Hikikomori qui se retranchent dans leur chambre devant les écrans coupant toute relation familiale et sociale et qui passaient également pour être des autistes… Il y a sûrement nombre de formes plus mineures qui échappent à nos observations ou que nous avons du mal à décrire.
Ces nouvelles modalités de jouissance sembleraient relever du comportementalisme mais ce monde de discours détérioré reste dans une humanité signifiante qui peut demander à être entendue. Nous sommes souvent surpris par des patients présentant des troubles de cet ordre qui retrouvent, après un engagement psychanalytique ou parfois seulement quelques entretiens, une assise psychique suffisamment consistante pour redémarrer dans une vie dont ils ne savaient que dire sinon leur solitude.
Le passage de Lacan à la topologie des noeuds est une indication pour de nouvelles lectures cliniques. Dans son livre « l’économie de la jouissance » ed. EME 2019 Pierre-Christophe Cathelineau nous donne des pistes de transformation nodale à partir du noeud borroméen généralisé mais il nous indique également la place que peut prendre la raison pour accompagner les personnes engluées dans leurs difficultés.
D’autres travaux prennent également en compte les champs de la jouissance dans la logique de la contingence à partir de cet apport clinique très fructueux du”réel de l’effet de sens ”dans une lecture clinique du tableau de la sexuation construit par Lacan dans le séminaire Encore.
Nous pouvons citer le livre de Christiane Lacôte-Destribat « Le passage par Nadja » ed.Galilée 2015 qui dans ma lecture est un temps de passe pour Breton par ” le cesse de ne pas s’écrire”.
Mais nous pouvons aussi découvrir ce que pourrait être l’émergence poïetique d’un nouveau discours dans les solitudes singulières des Rond-point à la lecture du livre de Gérard Pommier. « Occupons le Rond–point Marx et Freud » ed. Le Retrait I, 2019. Une prosodie de plusieurs pages, au rythme du Rap nous y invite en fin de son ouvrage (fin des patricides nécessaires et nouvelle invention de la chose Freudienne ?)
Ou encore lire le dialogue Alain Badiou Barbara Cassin dans leur dernier livre en commun « Homme Femme Philosophie » ed.Fayard 2019 qui aborde dans sa quatrième partie ”les figures de la féminité ” pour un avenir qui pourrait situer le point de résurgence d’un nouveau discours après la chute du patriarcat . Alain Badiou voyant transparaître, dans l’injonction du discours actuel ”ne pas penser”, une nouvelle jeune fille avenir de l’homme et Barbara Casssin jouant davantage des pluralités inventives des divisions féminines.
Je vous laisse découvrir ou redécouvrir tous ces ouvrages et bien d’autre encore.
Nombre de philosophes engagés dans les études des nouveaux modèles sociaux économiques explorent ce monde en pleine évolution de la cybernétique. Je vous conseille deux ouvrages :
-« l’informatique céleste » de Mark Alizart PUF 2019
-« l’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, anatomie d’un antihumanisme radical » Éric Sadin édition L’échappée 2018
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– Auteur : DAUDIN Michel
– Titre : Comment « être de son temps »
– Date de publication : 19-03-2020
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=194