COMMENT MARTIAL A-T-IL ECRIT CERTAINS DE SES LIVRES? 

Jean Garrabé

 

Si je vous  parle aujourd’hui  de  comment Martial a écrit certains de ses livres  il se peut que certains d’entre vous se demandent qui est l’écrivain de ce nom et pourquoi je m’interroge au cours de cette journée du Collège de psychiatrie  consacrée à l’imaginaires sur l’étrange procédé qu’il a utilisé pour écrire certains de ses livres   qui peut faire   penser à la « schizographie » qu’avait décrite Joseph Lévy-Valensi et le jeune Jacques Lacan dans une communication à la Société médico-psychologique qui a été publié dans les Annales médico-psychologiques .Pascale Moins m’a dit qu’elle avait découvert qui était « Martial » en lisant une communication que j’ai faite en 2008  à la Société médico-psychologique sur ce que nous a dit sur cet écrivain Pierre Janet.

J’ai  en effet personnellement découvert  qui était  Raymond Roussel (1877-1923) à travers ce que nous a dit Pierre , alors professeur de philosophie au Collège de France , dans De l’angoisse à l’extase publié en 1926,  soit trois ans après la mort de l’écrivain, où il   rapporte l’observation de l’expérience pathologique vécue par Roussel lorsque celui-ci  était jeune ; Janet pour des raisons de discrétion le désigne sous le pseudonyme de Martial, nom d’un personnage d’une des pièces de théâtre qu’à écrites Raymond Roussel et dont les premières représentations provoquèrent autant de scandales que la publication de ses autres écrits, des romans.

Janet traite dans un chapitre sur les « caractères psychologique de l’extase » de différents expériences ou états psychopathologiques tels que la mythomanie mais aussi de ce qu’il nomme le « délire psychasthénique » et le « délire religieux » et c’est là qu’il consacre plusieurs pages (133-137) à rapporter l’observation clinique de « Martial » lequel « a présenté à l’âge de dix-neuf ans, pendant cinq ou six mois un état qu’il juge lui-même extraordinaire. S’intéressant à la littérature…il avait entrepris d’écrire un grand ouvrage en vers et voulait le terminer avant l’âge de vingt ans. Comme ce poème devait comprendre plusieurs milliers de vers, il travaillait assidûment, presque sans arrêt le jour et la nuit et n’éprouvait aucun sentiment de fatigue. Il se sentit envahir peu à peu par un étrange enthousiasme…En même temps Martial se désintéressait de tout le reste et avait grande peine à interrompre son travail pour aller manger un peu…il restait des heure entières la plume à la main immobile absorbé dans sa rêverie et dans le sentiment de sa gloire.

Cet enthousiasme et ces sentiments avant des oscillations se prolongèrent tant qu’il composa ses vers, pendant cinq ou six mois ; ils diminuèrent beaucoup pendant l’impression du volume. Quand le volume parut, quand le jeune homme, avec une grande émotion sortit dans la rue et s’aperçut que l’on ne se retournait pas sur son passage, le sentiment de gloire et la luminosité s’éteignirent brusquement. Alors commença une véritable de dépression mélancolique avec une forme bizarre de délire de persécution, prenant la forme de l’obsession et de l’idée délirante du dénigrement universel des hommes les uns par les autres.

Mais de cette crise de gloire et de lumière Martial a conservé la conviction inébranlable qu’il a eu la gloire, qu’il possède la gloire, que les hommes le reconnaissent ou pas peu importe.

Martial écrit d’autres volumes, il est vrai, mais ce n’est pas pour faire quelque chose de supérieur au premier ouvrage, il n’y a pas de de progrès dans l’absolu et il a eu du premier coup l’absolu de sa gloire. Tout au plus ces nouveaux volumes aideront ils le public ignorant et retardataire à lire et à voir le rayonnement du premier.

Il a en effet conservé un second sentiment, c’est le désir intense, la passion folle de retrouver, fut-ce   cinq minutes les sentiments qui ont envahis son cœur pendant ces quelques mois à 19 ans …Je suis Tannhäuser regrettant le Venus berg. Il espère qu’un certain succès effectif au dehors pourrait renforcer cette sensation interne de gloire et c’est pour cela qu’il se livre quelques fois à des manifestations retentissantes.de sa gloire future (p.136)

Janet compare ensuite cette extase qu’il qualifie de « laïque » aux extases religieuses et donne, comme autres exemples d’extase laïque celles de Jean-Jacques Rousseau et de Nietzche qui ont été, elles aussi, considérées comme pathologiques.

Je pense aussi que l’on peut faire un parallèle entre cette conviction qu’a eu Raymond Roussel qu’il pourra retrouver ce sentiment de gloire éprouvé lorsqu’il écrivait son poème   et celle de Sainte Thérèse d’Avila qui a elle aussi écrit des textes décrivant les épisodes extatiques religieux qu’elle a vécus.

Raymond Roussel est né en 1877 à Paris et est mort à Palerme en 1933 donc sept ans seulement après la parution du livre de Janet. Un évènement marquant de sa biographie est la mort en 1894 de son père   dont il va hériter avec sa mère et sa sœur d’une importante fortune qui a été évaluée par le père de Michel Leiris avant la Grande Guerre à 40 millions de francs- or ce qui serait de l’ordre de 1600 millions d’euros. Il avait   fait des études de piano au Conservatoire mais n’a pas poursuivi une carrière musicale pour se consacrer à l’écriture de textes littéraires ; Martial , le pseudonyme utilisé par Janet pour en parler  est le nom d’un des personnages d’une des pièces de théâtre  qu’il a écrites et qu’il a fait représenter dont les premières provoquaient des scandales , comme par exemple celle en 1911  Impressions d’Afrique ,tiré d’un feuilleton qu’il avait publié dans le Figaro ; ce qui devait surprendre les spectateurs par exemple dans ce cas  c’est que peu d’éléments dans le texte ou la mise en scène  paraissaient en rapport avec la réalité africaine telle qu’on pouvait l’imaginer à une époque où l’Afrique restait mystérieuse. (C’est d’ailleurs Roussel qui a subventionné sur sa fortune personnelle l’expédition dans ce continent, en compagnie de Marcel Griaule   de Michel Leiris (1901-1960) qui oubliera en 1934 ses notes sous le titre L’Afrique fantôme.  Cet ouvrage a fait l’objet de rééditions après la Seconde Guerre Mondiale avec des préambules précisant que la première édition avait été mise au pilon sous l’Occupation.  

Raymond Roussel utilisait aussi la fortune héritée de son père   pour faire de grands voyages, par exemple un tour du monde dans un yacht d’où au cours de certaines escales il n’a pas mis pied à terre écrivant dans sa cabine ce qu’il voyait ou imaginait du lieu où il se trouvait ; au cours d’autres escales où il a mis pied à terre en revanche il a fait la connaissance de personnes ou de personnages réels.

A la fin de Comment j’ai écrit certains de mes livres Roussel après avoir rendu hommage à Jules Verne qu’il regarde comme son maître écrit : « j’ai beaucoup voyagé. Notamment en 1920-21, j’ai fait le tour du monde par les Indes, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Les archipels du Pacifique, la Chine, le Japon et l’Amérique …Je connaissais déjà les principaux pays de l’Europe, l’Egypte et tout le nord de l’Afrique, et plus tard je visitais Constantinople, l’Asie-Mineure et la Perse ; or de tous ces voyages, je n’ai jamais rien tiré pour mes livres. Il m’a paru que la chose méritait d’être signale tant elle montre que chez moi l’imagination fait tout »

Contrairement à Jules Vernes qui imaginait des voyages extraordinaires qu’il n’a pas réellement fait Roussel imagine des voyages dans des pays qu’il a réellement visité mais dont il ne retient rien dans ses récits.

L’œuvre de Roussel a été admiré par les surréalistes à tel point que l’on l’a considéré lui-même comme un écrivain surréaliste alors qu’il se considérait lui comme un classique son maître étant Edmond Rostand 51868-1918) qui est d’ailleurs celui qui lui a conseillé de tirer des œuvres théâtrales de ses romans

Dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, texte Raymond Roussel destinait à une publication posthume ce qui montre qu’il pensait à une mort prochaine il parle d’ailleurs de la crise qu’il a vécu lorsqu’ à l’âge de dix-neuf ans il écrivait La Doublure ; il explique ainsi le procédé très spécial qu’il utilisait : « Je choisissais deux mots presque semblables…Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans de sens très différents et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques.

En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :  -Les lettre du blanc sur les bandes du vieux billard

– les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard

Dans la première phrase, « lettres » est pris au sens de « signes topographiques », « blanc » dans celui de « cube de craie »et « bandes » dans le sens de « bordures ».

Dans la seconde, « lettres » était pris au sens de « missives », « blanc » dans le sens « d’homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».

Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde (2 p.12)  

Après sa mort en 1933 dans des circonstances assez étranges dont je vais parler, Roussel et son œuvre littéraire ont été un temps oublié avant d’être redécouvert par les historiens de la psychiatrie et ceux de la littérature française qui en ont fait un des auteurs majeurs du XXe siècle avec en particulier de nouvelles éditions de ses œuvres par Jean-Jacques Pauvert

Je me limiterais ici au premier point de vue qui est marqué par ce que nous a dit dans The Discovery of the Unconscious (The History of dynamic psychiatry » (1970) Henri Ellenberger qui se base d’ailleurs surtout de ce qu’en avait dit Janet dans De l’angoisse à l’extase car il ignorait des éléments que nous connaissons maintenant

Il faut dire d’ailleurs qu’il n’est pas facile de reconstituer la suite de la vie et de l’histoire clinique de Roussel après la thérapie avec Janet car il a ensuite été traité dans plusieurs cliniques privées en France et en Suisse, établissements qui malheureusement n’ont pas conservés son dossier médical notamment à Saint-Cloud ou à la fameuse clinique de Kreuzlingen dirigé par Ludwig Binswanger (1881-1966). Roussel était suivi à Paris par des célébrités médicales de l’époque comme Benjamin Logre (1883-1963) qui le remercie quand il lui envoie un exemplaire dédicacé de Nouvelles impressions d’Afrique ; Roussel venait d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur ; nous ne savons pas exactement pourquoi ni comment il était traité dans ces maisons de santé, on peut se demander s’il ne souffrait pas d’une addiction aux barbituriques.

Un nouveau séjour était prévu à Kreuzlingen mais Raymond Roussel souhaite faire auparavant un séjour à Palerme au Gran Albergo delle palme, hôtel où habitait Richard Wagner (1813-1983) quand il composait Parsifal ; l’écrivain était un admirateur de ce musicien mais nous ne savons pas s’il est allé à Bayreuth. Il avait laissé dans un garde-meuble parisien une malle contenant ses manuscrits qui ne fut découverte que longtemps après sa mort ; ce fonds a finalement été déposé en 1989 à la BNF où il est en cours d’études.  Il était accompagné de sa gouvernante, Madame Charlotte Dufrène, à qui il avait confié différentes missions, notamment celle de liquider son appartement parisien et de lui rapporter la provision de barbituriques qu’il avait à Paris ce qui fait penser qu’il pensait déjà au suicide. Le 14 juillet 1933 on trouva Roussel mort derrière la porte de sa chambre d’hôtel le 14 juillet 1933 ; les circonstances de ce décès ont donné lieu à différentes hypothèses. Raymond Roussel a été enterré au Père Lachaise dans l’étrange tombeau qu’il avait fait construire qui comprenait autant de cases que celles du jeu d’échec dont il était un fanatique, mais seule celle où il est enterré est occupée, est-ce la case du fou ?  Il avait choisi pour faire ériger ce surprenant monument funéraire un emplacement proche de la tombe où a été enterré Oscar Wilde, auteur qu’il admirait profondément.

Raymond Roussel était homosexuel mais les auteurs qui ont tenté d’écrire sa psychobiographie comme Michel Leyris (4) ou bien Michel Foucault   n’abordent pas cette question.

En 2000 Janine Germon a publié un opuscule où  elle parle d’une affaire judiciaire avait  rendue publique par un article paru  dans le journal La Cocarde en 1904 à propos    d’un procès que Roussel a gagné dans une affaire de chantage par un palefrenier avec lequel il avait eu des relations sexuelles  à peu près à la période de l’extase laïque décrite par Janet et qui le faisait chanter en menaçant de révéler publiquement  sa pédérastie comme on disait alors   s’il ne lui versait pas une certaine somme ; c’était une pratique fréquente à l’époque bien connue de la police des mœurs  et de la justice qui protégeaient souvent la victime du chantage contre le maître chanteur .

Le procédé d’écriture avec ces signifiants identiques mais avec des signifiés   différents utilisé par Martial pour écrire certains de ses livres serait-il un moyen de rendre public un secret caché à ceux qui ne savent pas lire l’imaginaire ? 

J’ai été sollicité pour écrire un chapitre sur Raymond Roussel dans un ouvrage sur les rapports entre les expériences psychopathologiques et la création littéraire mais j’ai décliné cette invitation car le texte devait être en anglais et je pense que le procédé utilisé par cet écrivain est intraduisible dans une autre langue que le français comme quand nous lisons dans une traduction d’une pièce de Shakespeare une note « jeu de mot intraduisible en français ».  

Textes cités.  

 Janet P. De l’angoisse à l’extase. Etudes sur les croyances et les sentiments. Paris : Félix Alcan ;1926.

Garrabé J. Martial ou Pierre Janet et Raymond Roussel. Annales médico-psychologiques,166 (2008)225-226

Ellenberger F. The Discovery of the Unconscious. The History of dynamic psychiatry (1970)

Roussel R. Comment j’ai écrit certains de mes livres. Paris : Gallimard/L’imaginaire ; 2005. 

Leiris M. L’Afrique fantôme. Paris : Gallimard ; 1934 

Leiris M. Roussel l’ingénu. Fata Morgana ;1987. 

Foucault M. Raymond Roussel. Paris: Gallimard 163. 

Germond J. Raymond Roussel à le Une. Paris : EPEL ; 2000.

Les Œuvres complètes de Raymond Roussel ont été publiées à partir de 1960 à Paris par Jean-Jacques Pauvert. 

 

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– Auteur : GARRABE Jean  
– Titre : Comment Martial a écrit certains de ses livres  
– Date de publication : 06-02-2018
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=18