» CLINIQUE D’UN MERLE OU GÉNÈSE D’UN DÉLIRE «
ANQUETIL Nicole
Certains ici m’ont déjà entendu parler de cette histoire de merle à plusieurs reprises, histoire dont l’intérêt à mes yeux prend de plus en plus d’ampleur. Je rappelle donc qu’il s’agit d’un écrit d’une patiente et que j’avais présenté cet écrit comme une auto présentation de malade en tant que témoignage de tous les phénomènes dont cette dame, dont je m’occupe depuis 18 mois maintenant et qui est prés de ses 72 ans, était la proie; témoignage à la façon schrébérienne pour proclamer et faire savoir qu’elle n’était pas folle, mais simplement harcelée par un ou des merles et également des voix; manuel de psychiatrie sur ce qu’est la psychose et sur ce qui nous préoccupe à propos du délire. Ce n’est nullement un journal, comme l’a pu le faire Aimée, ainsi que le rapporte Lacan dans sa thèse, mais un compte rendu clinique de ces phénomènes qui jalonnent sans répit son existence et cela au cours de séances. Elle était venue avec un document de plus de 50 pages il en comporte maintenant 130.
Aujourd’hui, il va plutôt s’agir d’interroger ce qui finalement s’impose à moi, à savoir le sens de tout cela, la fonction de cet écrit délirant, son lien avec le transfert indubitablement établi durant ce qui s’affirme comme une thérapie, même si au départ il n’était pas question de cela car selon ses dires aucun psychiatre ne pouvait l’entendre sans la reléguer au rang de folle discréditant du même coup l’authenticité de son être dans ce témoignage.
S’il s’agit d’un témoignage, il s’agit tout autant d’un moyen de lutte contre ce qu’elle pressent d’une mort en tant que sujet. Apparemment, devant la critique permanente qu’elle mène contre ce qu’elle appelle ce phénomène, et la vie qui semble tout à fait disons tout à fait normale qu’elle mène, on aurait tendance à penser à un clivage, une division entre d’un côté un phénomène morbide et de l’autre une pensée disons saine et lucide. Nous verrons ce qu’il faut penser de cela.
Dans sa démarche de venir me consulter il y a cette demande explicite que tout ce qui l’envahit cesse.
En effet, c’est une épreuve terrible qu’elle subit; une stratégie est mise en place à la fois par un merle d’abord puis par plusieurs, puis par des présences-voix, des présences qui sont des voix et qui font parler les objets, une stratégie donc est mise en place qui a pour but sa dégradation son humiliation et sa destruction.
Il est tout à fait important d’avoir certains éléments biographiques de cette dame car ils font parties intégrantes des phénomènes hallucinatoires dont elle souffre. Elle a été enseignante, une carrière bien remplie, exempte de tout arrêt maladie; elle aimait son métier qui le lui aurait bien rendu, ce métier elle l’a beaucoup pratiqué au titre de la coopération dans les anciennes colonies, Algérie, Congo, avec son mari enseignant également. Il est philosophe, actuellement il s’occupe beaucoup de ce qu’on appelle les cafés-philo.
Il faut impérativement signaler un évènement majeur de son enfance et qui a été, à mon sens le pivot de sa vie, un trauma dûment reconnu comme tel, passé dans le domaine public, et qui a marqué sa vie de façon indélébile.
De 3 à 5 ans elle a été violée de façon itérative par son père, un procès a eu lieu, elle a été amenée à l’audience à l’âge de 7 ans. Son père lui aurait demandé pardon. Elle en parle sans affect, c’est du passé. Les souvenirs de son enfance sont un peu flous car elle a passé sa vie à vouloir passer outre, à refouler, à ne vouloir rien en savoir. Elle dit d’elle qu’elle a été une enfant banale, normale habituelle. C’est sa mère, employée dans un économat de lycée qui s’est aperçu de l’affaire en remarquant des pertes vaginales anormales chez une petite fille et percevant des odeurs nauséabondes, bizarres, mais c’est sa grand-mère qui l’a interrogée, il parait que son père a failli la tuer quand sa conduite a été découverte. Elle a été placée chez les sœurs de Saint Vincent de Paul. Elle ne se souvient pas de souffrance, mais d’avoir été souvent chez sa grand-mère et d’avoir éprouvé quelque chose de paisible ce qu’elle n’avait pas éprouvé chez ses parents. Placée en internat, elle a fait sa scolarité chez les sœurs jusqu’à l’âge de 12 ans. Sa mère s’est remise en ménage, dit que son beau-père l’a respectée mais a été assez froid et distant avec elle, ce qui peut se comprendre. Elle n’en veut à personne, même pas à son père. Elle l’a revu une fois à sa sortie de prison, il est venu sonner à la porte de l’appartement où la famille vivait, était adolescente, est restée saisie, le concubin de sa mère qu’elle appelle son oncle (pourquoi ?) était présent, il n’a l’a pas laissé entrer. Elle ne l’a jamais revu, elle sait qu’il est mort. Cela a été sa première version, maintenant elle m’avoue que sa famille tout entière a été considérée comme cas social, que son frère et sa sœur ont été placés également.
Elle s’est mariée jeune, est devenue institutrice en suivant son mari durant son service militaire en Algérie, c’est là qu’elle a obtenu ses diplômes. Elle m’avouera sassez récemment que c’était pour ne plus avoir à porter le nom de père.
Après les postes au titre de la coopération en Afrique, elle a longtemps enseigné en Seine Saint Denis, avait des idées pédagogiques bien arrêtées, faisaient faire beaucoup de travaux manuels, de jeux, du théâtre, avait monté une bibliothèque, faisaient faire beaucoup de travaux d’écriture, était très apprécié pour les bons résultats qu’elle avait. Sous son apparence très frêle, c’est une grande personnalité avec une grande intelligence.
Au point de vue physique, a eu une ablation de la vésicule biliaire et des problèmes hépatiques dus à l’absorption d’anti paludéens, depuis elle ne supporte aucun médicaments. Elle n’a pas eu d’enfants, elle a subi deux avortements thérapeutiques pour une trop grande faiblesse constitutionnelle (rationalisation?). Une grossesse, selon les médecins, aurait mis sa vie en péril.
Son aspect physique est aussi important à décrire. Elle a l’allure d’une petite fille ou d’ une toute jeune fille, dans le style des photos de David Hamilton, petite fille vieillie telle quelle, avec les mêmes volumes les mêmes traits, la même coiffure, des volutes relevées aux tempes. Il n’y a plus que rides et cheveux blancs mais même regard à la fois candide et acéré.
S’il faut un diagnostic, évoquons la PHC dans laquelle se retrouvent des éléments de paraphrénie, d’éléments du fantastique avec un automatisme mental des plus classiques.
PHC telle que nos psychiatres français l’avaient établie avec Gilbert Ballet, reprise et fort critiqué par HENRI EY dans son manuel de psychiatrie qui la décrit largement avec une définition de de Clérambault comme étant une psychose délirante chronique basée sur le syndrome d’automatisme mental qui en constitue le noyau et dont la superstructure délirante constitue une idéation surajoutée. Il remarquait par ailleurs le côté souvent normal du comportement et du raisonnement indépendamment des propos délirants.
Cette patiente est certes persécutée mais également, selon Séglas influencée en « ce sens que c’est dans l’espace de son corps, de sa tête et de sa pensée que s’expriment ses hallucinations qu’elle subie comme une atteinte à sa liberté, à son intimité. Comme Henri Ey le rapporte. Et J’ajouterai que ce qui lui revient de façon hallucinatoire est sa propre histoire, histoire face à laquelle elle a toujours eu une position particulière. C’est ce qui d’ailleurs fait la particularité de son délire.
Cette histoire, dans le délire s’inaugure, par l’irruption d’un merle qui, sous les notes, car ce merle sifflait, lui dit « tu es bien profilée, tu es une vielle petite fille » cela à la fin d’un roman autobiographique qu’elle se mit à écrire juste après sa mise à la retraite. Puis s’en suivra un cortège d’hallucinations verbales dont elle fera l’inventaire, voix extérieures partant d’objets, objets dialoguant entre eux, voix intérieures partant de certaines parties du corps jusqu’à investir totalement son corps. Toute une panoplie d’hallucinations verbales est déployée, mais ce qui fait enseignement dans ce qu’elle écrit de ces voix est qu’elles nous permettent de distinguer des processus structurels et de nous poser des questions sur ce que j’annonçais comme pouvant être la genèse d’un délire, tout cela sera loin d’être exhaustif dans le travail de ce jour.
Remarquons, à ce stade de l’exposé, que très vite dans l’histoire de ce viol il y a eu sanction de la loi, jugement et placement dans une institution religieuse pour sa scolarité, que diverses instances symboliques l’ont prise en charge au lieu et place d’un père déchu ayant failli à sa dimension symbolique. Elle a parfaitement adhéré à ces subsituts. Elle a pris elle-même place dans cette instance symbolique qu’est l’éducation nationale.
Son texte intitulé Documents de réflexion de Mme C, dans un souci pédagogique est présenté en trois parties : La télépathie, les présences voix ou voix, les voix intériorisées.
Loin de voir dans cette classification un procès dans le phénomène quelle subit, on se rend compte très vite que tous ces phénomènes hallucinatoires xénopathiques se présentent de façon intemporelle, sans chronologie ni progression. Mais on peut repérer des moments forts, des phrases clefs.
Elle constate que des voix s’immiscent dans les bruits pour faire parler les objets, même si dit-elle les voix peuvent se manifester sans le support du bruit. Ça parle dit-elle d’une façon dissociée d’une perception sonore, sous les notes dit-elle, en citant ce merle qui siffle et qui du même coup lui parle et qui a inauguré les phénomènes hallucinatoires, le merle lui dit qu’elle est « bien profilée ».
1er point fort – Les « voix » se déplacent, elles ne sont pas forcément fixées dans un coin.
« Dans le lavabo de la douche, d’une façon effrayante, l’une d’entre elles, m’a dit être « la Bête », le diable… ».
Il s’agit toujours de bruits de la vie quotidienne. Mais Ces bruits eux-mêmes ne sont pas simples, elle écrit et dit clairement que les bruits habituels deviennent tout à coup bizarres, il s’agit d’une sorte d’effet vibratoire. Ce qui est déjà un élément hallucinatoire.
Il est facilement démontrable qu’il s’agit d’une déliaison de l’organisation boroméenne de l’énonciation signifiante, du caractère structuralement xénopathique du langage. Cette façon de déplier ce qu’il en est de l’hallucination nous renvoie aussi bien à l’esquisse de Freud qu’à la conception de l’image acoustique(érétisme de cette image ?) de Saussure dont il rappelle qu’elle n’a rien à voir avec la sonorité, et bien évidemment à l’objet a de Lacan avec en facteur commun que l’objet extérieur, l’objet voix, a donné une empreinte, qu’il s’agira toujours de retrouver. Objet qui resurgit de façon hallucinatoire quand cette organisation boroméenne se met à faillir. Je ne m’appesantirai pas là-dessus aujourd’hui.
Conséquence de cela : Elle développe toute une stratégie pour éviter les bruits qu’elle produit en vaquant à ses occupations, les bruits d’eau, les bruits des machines, ceux de la lecture et de l’écriture sur ordinateur, mais vider le lave vaisselle est un supplice effrayant. Je la cite « Les « voix » aiment se fondre dans des bruits d’eau ou d’objets que l’on déplace. » Tous les bruits de son environnement domestique et ceux de la rue sont concernés.
2 ème point fort : Elle remarque que : Tout ce que l’on dit ou écrit se pense sous forme de mots ce qui permet aux « voix » de lire en nous et de « savoir ».
On ne peut mieux décrire que l’inconscient est d’une part une écriture et d’autre part un savoir. Une empreinte signifiante de notre faculté humaine d’être, comme dit Lacan, des parlêtres, que son histoire donc s’est inscrite malgré ses efforts de n’en rien savoir, efforts dont elle n’a pas conscience. Le savoir des voix est qu’elles connaissent tout d’elle-même. Elles connaissent ce dont elle ne voulait rien savoir.
3ième constatation remarquable : les voix personnifient les objets.
Je cite : « Depuis un certain temps, (p 38) les «voix» personnifiaient les objets, jouant à les faire parler. La radio venait de diffuser la chanson – Libérez la liberté -. De mon côté, au moyen d’une paire de ciseaux, j’étais en train de couper l’enveloppe d’un pack de Contrex. Dès que les bouteilles furent suffisamment dégagées, une « voix », face à moi et aux bouteilles, leur dit: « Voilà, vous êtes libres !.. »
Outre l’esprit d’à propos des « voix », là encore, il y a personnalisation des bouteilles comme étant des prisonnières.
« Des «voix» intérieures essayent de penser à ma place pour m’influencer et me faire perdre la confiance en moi. Les « voix » que je perçois à l’extérieur anticipent, disent ce que je vais faire, comme me « voyant » dans le mouvement. Je ne pense pas souffrir d’un dédoublement de la personnalité car les mots qu’emploient les «voix» ne sont pas les miens.( La plupart du temps, je fais silence.) De plus, je reconnais leurs timbres de voix.
Il y eut un temps où les « voix » s’étaient implantées dans le caddie. Ayant soif, j’allais chercher dans la cuisine une bouteille d’eau qui était restée dans le caddie. Je le perçus gros, lourd, mastoc, d’une grossièreté inquiétante. Ses roues s’apparentaient bizarrement à des pneus et en même temps à de gros souliers terreux. L’impression générale était celle d’un personnage vulgaire, dangereux. »
Il y avait personnalisation du caddie.
« Les « voix » énuméraient mes moindres gestes, se collaient à mes pensées pour les exploiter négativement, m’insultaient, me dévalorisaient, personnifiaient les objets de la maison et les faisaient parler entre eux (habits compris)(p 44 §1 ). Parce que je reconnais les timbres diversifiés des « voix », je sais quand elles parlent à ma place, même si elles emploient la première personne du singulier. Exemple non insultant pour une fois :
« Je jette ce journal qui est trop vieux! » Alors que je sais avoir fait le geste silencieusement. D’une façon générale, elles m’informent qu’elles m’ont sous leur emprise, que c’est trop tard, que je ne peux plus rien faire, que Dieu est inefficace, inexistant :
« On s’occupe de ton sort!.. »
« C’est pas la peine de combattre. Tu es déjà finie. »
« On occupe le terrain. On se sent puissant. »
« On veut t’emmener là où est ta mère. » ( Mère décédée depuis quelques années).
Les « voix » veulent me faire croire que je leur appartiens et que je suis damnée pour l’éternité. Je n’ai aucune alliance avec ces « voix » qui se sont imposées, même si elles m’envahissent de force.
Je me mets sous la protection du Dieu de miséricorde auquel je crois.
« Tu as menti à propos de ton père. Il n’y a pas de preuves. Il t’attend pour te demander des explications. »
La « voix » faisait référence à mon père qui m’a violée dans ma petite enfance. Ma mère témoigna et mon père me demanda pardon lors du procès. Pour me protéger de lui, avant le procès, je fus placée chez les soeurs de Saint Vincent de Paul.
Ces « voix » sont polluantes. Elles veulent infléchir, influencer l’esprit, le modifier, l’accaparer ou le rendre fou.»
Elle sent son corps sentir mauvais et se désagréger. ( c’est par des odeurs que le forfait a été décelé). Elle écrit :
« Les « voix » essayaient donc de disloquer le corps en parties qui s’opposeraient à l’ensemble de celui-ci. Elles s’employaient à amoindrir l’intégralité psychique en s’attaquant au corps. Mais leur fonction première est d’importuner, de démolir la personnalité. C’est une organisation dont les membres se répartissent des rôles dont le but est de détruire l’homme en viciant son environnement, en détruisant ses croyances, en s’immisçant peu à peu puis totalement à ses pensées. Bref, il s’agit de le détruire à la fois par l’extérieur et l’intérieur, le rendre fou, le pousser au suicide. »
Et ces voix lui disent : « NOUS, NOUS SAVONS. Vous, vous êtes des marionnettes. »
4 éme temps fort :
Dans cette narration délirante de l’histoire de son corps il y a une phrase clef extrêmement importante, de façon hallucinatoire il lui est dit : « Tout ce que tu toucheras se mettra à parler. »
A rapprocher d’une autre remarque faite par les voix : « Tu ne feras bientôt plus la différence entre toi et les voix qui parlent en toi. »
« De toutes mes forces, je dis NON, s’insurge-t-elle. »
Elle se remémore cela au moment donc où elle constate l’épuisement mental dans lequel elle se trouve.
5ème remarque : appel incessant aux instances symboliques.
L’église, Dieu, le milieu médical, la psychiatrie, moyen de maintenir sa position de sujet dont elle pressent l’anéantissement, mais pas seulement cela :
De son aveu même aller me consulter est une façon de construire un rempart protecteur et même si au début cela s’est traduit par une accélération du processus, cela s’avère consolider sa lutte pour se maintenir en tant que sujet du fait même que je l’écoute et prend très sérieusement en compte sa parole, mais aussi du même coup interrogation non formulable de ce que peut être une instance symbolique. Enigme sur son côté persécuteur et en même temps protecteur. Mais en même temps transfert confiant vers tout ce qui est représentant symbolique.
Résumons nous, dans cet écrit délirant on repère de façon explicite, la déliaison de la fonction du nœud boroméen, un savoir étalé des voix concernant son corps et ses pensées dans un but de destruction, savoir qui la pousse au suicide en personnifiant les objets, un appel aux instances symboliques qui pourraient contrecarrer ces phénomènes tout en doutant de cette possibilité, dont bien sur le transfert instauré par l’écoute qui lui est très attentivement accordée mais qui contient en lui-même sa propre ambiguïté.
Le côté mélancolique de l’affaire n’échappe à personne.
Alors dans tout ce dont il est question dans cet écrit, dans ce délire où l’on puise des lignes de force qui à mon sens ne peuvent que pointer le lien qui semble indiscutable entre ce qui a marqué sa vie et l’éclosion de sa psychose, peut on affirmer que nous avons là sous les yeux comment s’est fabriqué une psychose et quelle a été la genèse d’un délire ? Délire dont la direction générale semble inéluctablement se tendre du côté de la mélancolie et du syndrome de Cottard.
Peut-on dire à la façon freudienne que ce qui semble être refoulé du dedans surgit du dehors, comme il le dit à propos du Président S, tout en évoquant ce que dit Freud dans Deuil et mélancolie, car cette psychose nous apparait bien Freudienne. Si nous mettons l’accent sur ce qu’il évoque de l’importance de la liaison à un objet d’amour déterminé dont le retrait ne permet aucune autre alternative que l’identification à cet objet déchu, dont l’ombre tombe sur le moi nous dit-il, force nous est imposé d’évoquer cette interdiction massive d’éprouver la moindre affectivité pour cet objet d’amour qu’a pu être pour elle son père, du fait d’un retrait bien réel de cet objet d’amour qui menaçait de la tuer. Une interdiction qui se double du même coup d’une impossible identification à ce père et d’une impossibilité de la constitution d’un fantasme. Ces interdictions multiples venant du cordon sanitaire effectué par la loi et les services sociaux. Il est frappant de constater qu’à la fois, selon son ses dires, elle n’en veut à personne, affirmant qu’elle a été une petite fille normale.
Ce déni se déployant tout aussi bien dans son roman autobiographique où il n’est jamais question de ce viol et où aussi rien n’apparait de ce qui pourrait ressembler à un trauma qu’on retrouve dans n’importe quel récit d’une vie de femme, il est écrit même qu’elle n’en veut nullement à son mari de ses infidélités, sa seule crainte étant qu’il ne l’abandonne.
En effet c’est bien d’abandon dont il s’agit, abandon de ce qui n’a jamais pu advenir. Elle s’est sentie abandonnée par son père et devant abandonner ce père avant même de passer par cette phase importante d’amour pour le père que traverse toute petite fille au cours de son enfance et ultérieurement pour accéder à une féminité adulte, elle n’a pu, dans le même droit fil devenir mère, elle rationalise ses interruptions de grossesse par une faiblesse physique constitutionnelle. Elle dit facilement par contre sans y voir de contradiction, que sa mère était bâtie comme elle, mère qui a eu trois enfants.
Mais pour D. toute la séduction pour cet objet d’amour qu’est le père a été alors de fait, déniée, forclose. Il est frappant que cela lui revienne sous forme de voix avec cette phrase clef, cette phrase majeure, « tout ce que tu toucheras se mettra à parler ».
Phrase qui se prête à certains renversements propositionels à la façon freudienne. « tout ce qui touche à toi se mettra à parler »; les voix qui dit-elle personnifient les objets, désignent ainsi cet objet père non symbolisé qui à la lettre l’a touchée, ces voix qui du même coup la tuent en tant que sujet et qui sont les formes démultipliées de son père. Voix qui sont aussi elles-même dans la spécularité de l’horreur d’être dans cette identification à cet objet déchu dont l’ombre est tombée sur ce que Freud appelle son moi.
Renversements dialectiques, si on fait le lien entre l’amour est ce qui touche, qui aboutit à une formulation libidinale du mélancolique : on me hait. A savoir : il m’a aimée, c’est un objet d’horreur, je l’aime, je suis un objet d’horreur, comme tel on me hait.
Ces voix qui personnifient les objets, avec la crainte que cela lui inspire de devenir objet personnifié par elles, nous font pressentir alors à l’horizon une cottardisation (bientôt tu ne feras plus la différence entre toi et les voix qui parlent en toi): le corps menacé d’être entièrement un objet personnifié, une non personne par excellence. Mais je n’aurai pas le temps aujourd’hui de développer cela.
On pourrait dire que la vieille dame de Cottard est un objet parfaitement personnifié et par là même une non personne. On peut se référer à ce que rapporte Cottard d’un dialogue entre Leuret et une patiente qui à toute question répondait : « La personne de moi-même n’a pas ceci ou cela » pour justement manifester cette impossibilité dans laquelle elle se trouvait pour donner la moindre indication sur elle-même.
Je me souviens, pour ma part d’une patiente, pleinement cottardisée qui se mettait le plus possible aplatie sous la table, en surface infinie, objet dans le cosmos « Augustine fait carpette » disait les infirmières, de même elle se mettait en paillasson devant la porte du service où elle devait être enjambée pour passer, de même je l’ai vu grimpée sur la bibliothèque de la salle d’ergothérapie et se planquer sur un rayon.
– Une voix, ça n’a pas de sonorité, ça n’a pas de point d’émission, une vieille dame de Cottard, objet totalement personnifié par des voix, n’a plus la moindre parcelle de son corps identifiable, différenciable en tant que tel, n’a plus le moindre contour, c’est une voix dans l’infini, sans bouche, sans rien, lors des phases où une parole peut être émise, elle ne peut en rendre compte comme le rapport de Leuret : la personne de moi-même, moi objet qui parle, n’a plus rien qui puisse parler, la personne d’elle-même en tant qu’objet n’est plus qu’une voix personnifiée.
– Disons simplement que cela pourrait éclairer les phases de mutisme inexplicable du S de Cottard. En effet si le corps est devenu cet objet infini sans contour qu’est la voix, objet infini qui parle sans sonorité, et sans articulation vocale, la patiente totalement cottardisée serait alors totalement cet objet voix inaudible et du même coup cela éclaire cette phrase « je n’ai pas de bouche » qu’on retrouve souvent à la sortie de ce mutisme.
Voilà peut-on dire que nous avons là la mise à plat des éléments à la base de la genèse d’un délire et de cette psychose se révèlant à sa mise à la retraite, moment de la perte de sa fonction sociale qui l’avait maintenu dans une place de sujet. Mise à plat qui rappelle sans conteste les remarques de Freud dans « construction dans l’analyse ». D’un côté nous avons des faits réels, dont la patiente ne veut rien savoir, faits sombrés dans le déni, et, de l’autre, un délire qui les restitue de façon persécutive et mortifère.
Mais aussi ne pourrait-on pas dire, avec Lacan qui à propos de Joyce a mis en place la nécessité du sinthôme, sinthôme comme clef de voute d’une structure mentale permettant la permanence d’un lien avec un père divinisé dit-il. N’y a-t-il pas eu chez cette patiente la nécessité de la permanence du lien avec ce père déchu, en dépit même des substituts fournis par les services sociaux, la religion, l’éducation nationale, pour pouvoir en quelque sorte y adhérer. Mise en place à la fois d’une forclusion de fait et d’un artifice de sujet. Sinthôme, soit dit en passant qui lui a évité de sombrer dans une folie hystérique organisé autour d’un trauma indépassable.
Il est remarquable que son roman autobiographique, faits d’écrits, de notation d’évènements qui ont jalonné sa vie au fur et à mesure de son existence, se soit édifié juste après sa mise à la retraite, après la perte de sa fonction sociale, en ne mentionnant aucunement non seulement le viol dont elle a été la victime mais encore les aléas de sa vie de femme. Rien somme toute d’élaboré dans ce qui pourrait être un remaniement subjectif de son passé d’enfant saccagé dans son corps et dans son affectivité.
De plus, ce roman se termine par l’apparition du merle qui adresse la phrase inaugurale de son écrit clinique, son auto présentation de malade. Cet épisode du merle est attribué à une de ses nièces qui lui confie son étonnement à entendre, sous les notes, un merle lui dire qu’elle est bien profilée, et ma patiente de lui répondre que c’est comme ça, la télépathie avec des animaux existe : des animaux parlent et savent. Mais ainsi, de ce fait, elle met du même coup sur un plan fantastique ce roman autobiographique, mettant à mal tout ce qui serait de l’ordre d’une castration symbolique dans le déroulement de son existence.
Cet artifice de sujet s’est-il alors révélé comme tel à partir de cet abandon forcé de sa place dans l’éducation nationale, ce substitut de fonction paternelle? Abandon dont elle a reculé l’échéance avec l’écriture où étrangement c’est l’imaginaire qui prévaut ? Où elle semblerait désafférentée de son inconscient, pour reprendre une formule lacanienne ?
Alors ce roman, est-il, à l’image de son écrit clinique, un vaste délire dont le déni est du même tissu que ce qu’il produit, à savoir que ce qui est dénié produit en retour ce réel qui le met à l’air et ce qui est mis à l’air du même coup renforce le déni ?
Sa vie, constituée d’un synthôme n’a-t-elle été qu’un vaste délire également, une psychose de fait ?
Cela, bien sûr, met sur le même plan du délire, dans son écrit, et dans sa vie, à la fois ses appels aux instances symboliques pour lutter contre ces hallucinations verbales qu’elles ne désignent nullement comme telle, elle n’est pas folle, ces voix sont des présences concrètes, et sa façon de donner du sens au réel des voix, et dans le même mouvement de tenter de faire barrage à cette jouissance insensée dont elles l’accablent.
Si nous avons affaire à une psychose de fait, dans ce cas, son appui sur les instances symboliques, dans sa vie, dans son écrit, portant sa critique sur les phénomènes hallucinatoires serait les deux faces identiques d’un même système délirant et non pas un clivage au sein d’une personnalité disons vite saine et critique lucide et une personnalité délirante.
De même venir parler de tout cela à un psychiatre est du même registre que cet appel au symbolique qui lui a été imposé constituant son synthôme avec ce désir non formulable, mais inscrit dans sa structure, d’être soutenue dans ce sinthôme qui la constitue. Sens de son transfert.
Genèse d’un délire ou démonstration qu’une vie entière peut se bâtir d’un sinthôme, d’un délire impératif à une place possible d’un sujet fut-il un artifice?
Cela pourrait expliquer qu’elle ait pu soutenir une position phallique dans sa position d’enseignante et que l’a perte du soutien de son édifice ait déclenché les phénomènes hallucinatoires.