Une clinique de la temporalité ?
CE QUE LES ÉCRIVAINS ET LES POÈTES ENSEIGNENT AUX PSYCHANALYSTES
Christiane LACÔTE-DESTRIBATS
Je vais prendre les choses un peu différemment de Nicole Anquetil qui nous décrivait ce qui se passait aujourd’hui et les différences par rapport au passé. Je dirais simplement, sur ce qui se passe actuellement, à propos des mouvements qui militent au nom de l’amour, que je me tiens aux réflexions de Michel Serres et de François Jullien sur ce point : quand on dit je t’aime à quelqu’un on ne sait pas ce qu’on dit. Et cela n’est jamais la même chose venant de l’une ou de l’autre personne. C’est une dimension qu’il ne faut jamais oublier dans toutes les campagnes faites au nom de l’amour. Auparavant, on ne savait pas plus ce que c’était que l’amour, mais, dans nos contrées du moins, il y avait un dieu qui garantissait l’amour, ou une certaine attention à sa créature.
Je vais donc prendre les choses autrement sur le temps et sur ce que les écrivains et les poètes nous apprennent au plus profond de la cure et même, peut-être, syllabe après syllabe, phrase après phrase sur ce qui « troue » la parole. En cela je critique, mais je l’ai déjà fait ailleurs, la notion d’expérience sur le temps. C’est, en effet, une notion extrêmement vague et qui ne donne lieu qu’à des vagabondages qui peuvent être agréables, d’une jouissance tragique parfois, mais finalement futiles dans l’auto-suffisance qui interdit la critique, que le temps soit considéré comme un argument pour l’action ou que ce soit comme la vanité de toutes les vanités. Je ne parle pas ici des temps mesurés et conçus par la science physique. Nous sommes, pour reprendre la réflexion sur notre temps présent, dans un moment où, du moins dans nos contrées, nous avons, dit-on, l’Apocalypse devant nous. Le langage écologique est là pour nous dire que la catastrophe ultime va arriver. J’ai fait mon dernier séminaire à l’Association Lacanienne Internationale sur des cas d’anorexie mentale qui s’argumentaient de cela. J’ai parlé en particulier de celui d’une petite anorexique de dix ans, pour qui l’horizon semble bouché. Par rapport à cela, nous sommes, comme psychanalystes, plutôt des résistants. Nous essayons d’élaborer une idée de temporalité qui ne soit pas ce temps borné. Nous luttons, en effet, contre les limites de ce qu’on appelle destin.
Nous ne pouvons pas tabler sur la notion d’expérience subjective, pour parler du temps, en tout cas, pas en ce qui concerne la cure psychanalytique. Nous essayons de faire des passages, nous essayons de faire qu’il y ait des déplacements subjectifs. Tout cela est autre chose qu’une expérience, c’est plutôt de l’ordre de l’écriture, de l’inscription. Donc, au lieu de parler en termes d’expérience, je parlerai en termes d’inscription et d’écriture. Je critiquerai aussi l’idée de souvenirs dans la cure. Je pensais à ce que disait très justement Gérard Pommier hier après-midi quand il parlait des idées, einfall, qu’on traduit par paroles incidentes à propos de la névrose obsessionnelle. Il est vrai que ce qui tombe dans l’esprit ce n’est pas exactement ça. Ce à quoi nous avons affaire, le plus souvent, ce sont plutôt des mots, des images, des affects, des motions personnelles qui se raccordent plus ou moins non pas à un événement passé mais à plusieurs événements passés et surtout aux paroles qui ont été dites par le sujet lui-même ou par son entourage. C’est tout de même important parce que nous n’avons pas affaire à proprement parler à des souvenirs, sauf peut-être à ce qu’on appelle depuis Freud, un souvenir écran, qui est tellement bien cadré qu’on peut parler de souvenir mais qui est désamorcé tout de suite par les jeux de mots. Je pensais à quelqu’un qui, malade, fiévreux, dans sa petite enfance, il avait sept ou huit ans, me disait : « J’ai un souvenir très vif, je voyais par la fenêtre – et voilà le cadrage d’un tableau – je voyais, donc, un seringa en fleurs ». Tout cela se défait, ou s’interprète, dans le jeu de mots « sœur-un gars ». Est-ce donc un souvenir cela ? C’en est un au sens trivial du terme, mais c’est tout à fait autre chose, c’est quelque chose qui qui crève l’écran.
A propos des souvenirs je me réfère, comme Josiane Froissart, au texte de Blanchot Le livre à venir. Nous n’avons pas retenu les mêmes phrases et c’est très intéressant. Il dit, à propos de Proust, des choses qui m’ont éclairée sur mon admiration restreinte et légèrement agacée pour cet écrivain. Non parce que ce n’est pas de mon goût, mais pour ce que je voudrais essayer de vous faire entendre : ce n’est pas compatible avec la psychanalyse, en tout cas lacanienne. « Á la recherche du temps perdu », « le temps retrouvé », qu’est-ce qu’on a perdu et qu’est-ce qu’on retrouve ? Qu’est-ce que le « coup » de la madeleine ou le « coup » du pavé sur lequel on pourrait trébucher ? C’est pourtant très intéressant ce sur quoi on peut trébucher. Proust fait une coalescence des deux moments, comme pour produire une sorte de positivation du temps, à l’inverse de ce que nous pouvions saisir à propos de l’analyse d’un souvenir écran.
Maurice Blanchot dit de Proust qu’il « étudie toutes les manières dont le temps devient temps ».[2] Il dit encore : « La recherche, œuvre massive, ininterrompue a réussi à ajouter aux points étoilés le vide comme plénitude. » J’expliquerai ce que je pense de cela. Citons encore Blanchot : « Proust a peu à peu éprouvé que l’espace d’une telle œuvre devait se rapprocher, si l’on peut ici se contenter d’une figure, de l’essence de la sphère ». Il parle du texte de Proust comme marqué par une sorte de « giration volumineuse », formulation incisive et tellement juste ! C’est à dire qu’il vous emporte dans une giration volumineuse, toute positive donc, et qui n’est trouée en aucun point. Il faut dire aussi que tout chez Proust est cadenassé par la jalousie. La jalousie qui éternise le rapport à l’autre. Qui a un jour guéri un jaloux ou une jalouse ? Blanchot parle encore, à propos de Proust, de « la maturité de cette expérience pour laquelle l’espace de l’imaginaire romanesque est une sphère, engendrée grâce à un mouvement infiniment retardé, par des instants essentiels eux-mêmes toujours en devenir et dont l’essence n’est pas d’être ponctuels, mais cette durée imaginaire que Proust, à la fin de son œuvre, découvre être la substance même de ces mystérieux phénomènes de scintillation…(le récit) ne peut lui-même se réaliser qu’en allant vers de tels instants comme vers son origine et en tirant d’eux le mouvement qui fait seul avancer la narration. »[3] C’est important de lire ces remarques si pertinentes et si libres sur de tels monuments littéraires, où Blanchot, cependant, comme marqué par cette lecture, a allongé ces phrases à la manière de Proust. Scintillation : il s’agit du pavé, de la madeleine, de tous ces points qui font ressurgir le souvenir. Mais remarquons les termes choisis, une sphère, un mouvement infiniment retardé, des instants essentiels, et pas ponctuels et dont il découvre être la substance des phénomènes de scintillation. Cette plénitude vide de l’espace chez Proust me semble en opposition avec ce que nous expérimentons, plus exactement avec ce que nous essayons de produire dans une cure, c’est à dire des trouages, des espacements, des effets d’après-coup. C’est ce que je vais essayer d’esquisser ici. Le temps, pour l’analyse, c’est par son aspect de réel que nous l’aborderons. C’est le temps de l’après coup qui est le temps fondamental d’une cure, ce temps de l’après-coup et qui peut se décliner, comme Catherine Ferron l’a dit, à la suite de Jean Bergès, au futur antérieur dans la tristesse dépressive par exemple comme il l’avait très bien montré. Ce temps de l’après coup est justement le temps où la parole est trouée puisque le sens ne peut se boucler, successivement d’ailleurs, sur des sens tout à fait différents au fur et à mesure, ne peut se boucler qu’autour d’un vide qui est adressé à l’analyste. Mais ce n’est pas l’analyste qui remplit ce vide, il n’en fait pas une plénitude ; au contraire, et c’est en cela que la discipline peut paraître rude, il en fait le risque même d’une parole dans sa singularité.
Ce temps de l’après-coup, est celui de Breton, après sa rencontre avec Nadja. J’ai écrit ce livre Passage par Nadja[4] à propos du roman de Breton, son seul roman, d’ailleurs, Nadja. J’ai appelé cela Passage par Nadja parce que je considère que les analystes pourraient être un peu modestes en face des grands poètes et écrivains qui sont des passeurs parfois, et qu’ils ont à apprendre de certaines œuvres, pour leur propre pratique. Lacan lui-même lors des quelques années où il était proche du groupe surréaliste et ne s’était pas encore brouillé avec Breton, avait beaucoup travaillé sur ce qui produit la poésie. C’est toute l’histoire de la thèse de Lacan sur le cas Aimée, enfin toutes ces choses sont très connues.
Ce que décrit Breton au début de Nadja est légèrement ennuyeux. Nadja se promène avec Breton dans Paris, ce sera une pérégrination de peu de jours. Ils se sont connus neuf jours, c’est très court. Ce que je voudrais vous montrer c’est que Breton s’ennuie et il ne s’ennuie pas seulement parce qu’il a quelque désagrément, mais il s’ennuie parce que c’est ennuyeux de voir Nadja relever à chaque coin de rue et sans relâche, des signes. Elle relève sans cesse non pas seulement des coïncidences, mais aussi des signes et même des signaux. Je disais ceci : « Nadja, elle, crée quelque chose de différent, qu’on pourrait appeler un charme, avec ce que cela induit de figure féminine et de magie, et où tout retourne au même, les signaux plus que les signifiants se renvoyant l’un à l’autre pour la spectatrice voyante de ce tout. Breton au contraire est au lieu même de la possibilité ou non de l’étincelle poétique qui ne renvoie pas à lui-même, ni particulièrement à ce qu’il verrait, mais à la précarité invisible et silencieuse du langage. » C’est sur ce point que les psychanalystes ont à apprendre.
On tourne en rond et on s’ennuie lorsqu’on va de signaux en signaux qui ne sont pas, d’ailleurs chez Nadja interprétés de façon persécutive mais se renvoient l’un à l’autre car il n’y a pas de coïncidence de hasard, il n’y a que des signes. Le texte de Breton va être une critique philosophique et aussi politique du mot « même ». Une critique de l’identité semble plus que jamais nécessaire actuellement. Ce qu’il m’importe de dire ici, c’est qu’à l’intérieur de la métaphore et de la métonymie, à l’intérieur de ces deux tropes, si l’on peut se permettre d’imaginer ainsi l’intervalle qu’ils permettent, étant faits de substitution, une altérité doit être supposée, c’est-à-dire une critique d’une identité à propos de chaque mot.
Prenons un texte de Berkeley[5], pris dans le texte que lisait Breton au moment de sa rencontre avec Nadja : « Qui ne voit que la dispute roule sur un mot ? A savoir si le mot. Ou bien alors supposez une maison dont les murs, ou tout le dehors sont restés intacts, tandis que dedans, les anciennes pièces seraient détruites, et de nouvelles construites à leur place ; et supposez que vous, vous appeliez cette maison la même, et que moi, je dise que ce n’est pas la même : ne serions-nous pas, malgré tout, d’accord dans ce que nous pensons de cette maison considérée en elle-même ? » Le dialogue entre Hylas et Philonous, ici, montre son enjeu : le temps, le temps, comme opérateur d’altérité, c’est ainsi, du moins pour notre propos, que nous l’interprétons.
Le très beau livre d’Emmanuel Levinas, le Temps et l’Autre [6] marque que le temps c’est l’altérité même et que dire une métaphore, c’est susciter l’altérité et donc être dans le temps. Pas de la même manière que Derrida le situe, comme je l’expliquais à un récent séminaire de l’ALI, mais je ne peux pas reprendre tout ici. Bref, avec l’identité nous tournons en rond, et le temps intime de la parole dans une cure que nous devons, nous analyste, relever, c’est cette altérité interne aux signifiants, les uns par rapport aux autres.
Quant au surréalisme – je m’attache aux textes de Breton et pas seulement par rapport à Lacan – il est important de montrer que ce mouvement n’est pas une affaire d’imaginaire mais une révolution sur le symbolique lui-même. Je ne résiste pas à vous lire quelques beaux fragments de texte : « Les mots, dit-il, de par la nature que nous leur reconnaissons, méritent de jouer un rôle autrement décisif. Rien ne sert de les modifier puisque, tels qu’ils sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que notre critique porte sur les lois qui président à leur assemblage. »[7] Cela est très proche du texte de Berkeley : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! Le langage peut et doit être arraché au servage. Plus de descriptions d’après nature, plus d’étude de mœurs. Silence, afin qu’où nul n’a jamais passé je passe silence ! – Après toi, mon beau langage ! »
Voilà un texte fondateur pour nous aussi. Comme analyste nous disons aussi : « Après toi, mon beau langage ! » Je ne passerai qu’après toi, parole et langage de mon patient ! Après toi, langage tout court que j’entends du seul fait que moi-même je parle ! Lisons encore, et cela nous importe dans notre discipline : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! » C’est là le seul point d’action, d’efficacité, que nous puissions avoir. Nous qui sommes pris dans les idéologies en particulier dans celles qui se fondent sur l’amour. Nous n’avons que les mots pour résister un peu à l’air du temps.
Qu’est-ce qui se passe dans une analyse au niveau de cette radicalité ? Il s’agit que des choses passent, il s’agit qu’il y ait des événements subjectifs qui s’inscrivent et effectivement, ce qui a été rappelé par vous aussi, c’est que ce qui est de l’ordre de l’inscription se fait alors à partir du contingent. Or le surréalisme a fait de la rencontre l’événement contingent que l’on veut voir inscrit et qui ne s’inscrit que par, j’allais dire avec Lacan, un forçage de l’impossible. Il faut qu’il y ait de l’invention et le temps se remet en marche. Ce contingent, pour Breton, c’était la rencontre, la rencontre amoureuse et désirante mais c’était aussi la merveille du jeu de mots. Notons que c’était un mot qu’employait Lacan assez fréquemment. Lorsqu’il disait aux femmes « vous êtes merveilleuse », ce n’était pas du tout que nous ayons pu l’être, c’était plutôt : « il y a de la merveille dans le langage », il y a quelque chose qui fait avancer dans le savoir inconscient et qui lui semblait un pur surgissement de l’invention à partir des signifiants.
Alors quelle est la place de l’écriture dans une cure et comment marque-t-elle, scande-t-elle le temps ? Car on ne peut pas dire tout même que dans une métaphore il y a un pur trou entre des signifiants, c’est le réel de l’objet petit a qui y est situé. Mais ce réel n’est pas tout à fait saisissable tout de même, ce qui est saisissable pourtant, c’est son aspect de lettre : il y a quelque chose qui se scande et qui s’inscrit dans le meilleur des cas. Je m’appuie sur une citation de Lacan que je trouve très forte : « Il n’y a donc pas de métalangage mais l’écrit qui se fabrique du langage pourrait peut-être être matériel de force à ce que s’y change nos propos. Je ne vois pas d’autre espoir pour ceux qui actuellement écrivent. »[8] Voilà le ressort de nos interventions analytiques. Ce qui peut faire passage à un déplacement subjectif possible, c’est que nous arrivions à ce que quelque chose s’inscrive et que ce soit « matériel de force », puisque c’est un forçage de l’impossible, « matériel de force » à ce que nos propos changent. Ce qui est tout de même très difficile car nous sommes plutôt fixés sur de l’impossible, mais encore faut-il que nous soyons passés par cet impossible pour que nous prenions en compte la marque du Réel.
Alors à partir de là, la cure, doit être conçue plus comme une lecture qu’une écoute. C’est une lecture qui est première, comme « condition suffisante d’une inscription qui est faite d’ailleurs que de là où la trace était portée »[9], dit encore Lacan. C’est là que se marque aussi le trouage, c’est-à-dire que ce qui caractérise l’humain, par rapport à la horde de loups qui laisse des traces dans la neige et qui hurle dans les steppes, c’est qu’il ne peut inscrire que là où la trace a été faite. C’est cela qui peut aussi déplier ce futur antérieur dont tu parlais, Catherine, car dans le texte cité, on part d’un ailleurs qui est aussi un ailleurs temporel. Ce que j’essaie de vous montrer, c’est, par le passage par l’écriture, un nouvel enjeu subjectif, un événement d’inscription qui tient compte du contingent, c’est-à-dire de quelque chose qui fait irruption de façon imprévisible.
Alors que s’est-il passé pour Nadja ? Je l’ai dit dans ce livre, à un moment Breton a fait une imprudence. Nadja et lui étaient tous les deux dans un jardin près des Champs-Élysées. Dans ce jardin, il y a une fontaine et un jet d’eau et Nadja y voit l’image, qui lui fait signe, d’un amour qui s’élève et redescend dans une sorte de mouvement perpétuel de renaissance. Il s’agit d’un mouvement qui dépend de l’art des fontaines, quelque chose de circulaire. Breton lui dit alors quelque chose comme cela : « Comment se fait-il que tu parles de cela, alors que je suis en train de lire Berkeley, et, dans le traité de Berkeley il s’agit effectivement des mots qui se répandent “comme” en gouttelettes de façon aléatoire et qui s’assemblent ». A ce moment-là Breton confirme Nadja dans son rôle de prophétesse, de devineresse, de quelqu’un qui aurait anticipé ce qu’il pensait. Il faut dire aussi que Breton l’avait prise comme le réceptacle d’un savoir qu’il voulait, comme il l’avait fait d’ailleurs avec Les champs magnétiques, chercher dans l’inconscient. C’est à partir de là et, sans doute d’autres éléments de cette sorte, que tout bascule et que Nadja, déjà très fragile, va très mal, car dans l’éternisation confirmée des signes, elle ne peut concevoir qu’un signifiant anticipe et ne se résout dans un sens, qu’après coup.
Que se passe-t-il s’il n’y a pas de coup du tout ? C’est ce que nous pouvons lire dans le livre d’Atiq Rahimi, Maudit soit Dostoïevski.[10] De quoi s’agit-il ? Dans les cures, ce qui fait souvent le temps stérile et lassant dont on sort peu, c’est la culpabilité de nos patients. La culpabilité produit un temps interminable. Maudit soit Dostoïevski, c’est, maudite soit la culpabilité, celle de Raskolnikov, dans Crime et châtiment. Ce que j’ai apprécié dans ce livre, c’est un certain comique, qui est souvent la marque de la vérité. Rassoul, le héros, a commis un meurtre, croit avoir commis un meurtre, mais qui n’y a pas de trace. Il ne peut pas en avoir de culpabilité avant qu’il n’y ait une trace, et il voudrait que ce soit inscrit par un jugement et une condamnation. Or, il se trouve que la hache qu’il avait dans la main et qu’il lâche, tue une vieille maquerelle qui essayait de prendre sa fiancée, sous son aile non protectrice. Voici le texte : « A peine Rassoul a-t-il levé la hache pour l’abattre sur la tête de la vieille dame que l’histoire de Crime et Châtiment lui traversa l’esprit. Elle le foudroie. Ses bras tressaillent, ses jambes vacillent, et la hache lui échappe des mains. Elle fend le crâne de la femme et s’y enfonce. Sans un cri, la vieille s’écroule sur le tapis rouge et noir. Son voile aux motifs de fleurs de pommier flotte dans l’air avant de choir sur son corps replet et flasque. Elle est secouée de spasmes. Encore un souffle, peut-être deux. Ses yeux écarquillés fixent Rassoul, debout au milieu de la pièce, l’haleine suspendue, plus livide qu’un cadavre. Il tremble, son patou tombe de ses épaules saillantes. Son regard effrayé s’absorbe dans le flot de sang, ce sang qui coule du crâne de la vieille, se confond avec le rouge du tapis, recouvrant ainsi ces tracés noirs, puis ruisselle lentement vers la main charnue de la femme qui tient ferme une liasse de billets, l’argent sera taché de sang. »[11]
Rassoul ne prend pas l’argent et il s’ensuit une errance tout à fait à la fois dramatique, car la ville est à feu et à sang, mais plutôt comique. Elle ressemble un peu à ce que décrit Stendhal : Fabrice del Dongo est sur le champ de bataille et ne voit rien. Dans le livre d’Atiq Rahimi, au centre de Kaboul, il y a la guerre, les bombes, des supplices, des sacrifices, il y a des choses abominables. Rassoul revient dans la maison de la vieille non pas pour prendre l’argent mais pour revoir le lieu du crime. Mais le cadavre a disparu, que s’est-il passé ? Le crime a-t-il eu lieu ? Quel est ce temps où sa subjectivité vacille, où il ne peut pas être coupable ? Où on lui dit, où les juridictions de Kaboul lui disent : mais non il n’y a pas de preuve et s’il n’y a pas de preuve, il n’y a pas de crime.
Qu’est-ce que ce temps-là qui ne s’écrit pas? Qu’est-ce que ce temps qui n’est pas le temps ? Cela pourrait évoquer ce que vous connaissez bien de la psychiatrie française, celle de Paul Guiraud et de sa description des crimes immotivés. Quel est ce moment d’annihilation subjective où il n’y a plus de temps parce qu’il n’y a même plus de culpabilité, ni surtout de châtiment qui inscrive un acte ? Tout l’effort de Rassoul c’est d’essayer de se faire condamner. Mais la hache lui échappait, c’est l’objet qui commandait.
Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’il n’y a pas de temps s’il n’y en a pas d’inscription. C’est pour cela qu’on peut critiquer, à ce propos, toute invocation d’une expérience. A la condition de la faire, bien sûr. On peut enfin dire, sur ce point, que pour que le temps permette à la parole de ne pas être du bavardage, mais un dire, de l’ordre de l’écriture donc, il faut que ce temps soit troué et que ce trouage soit inscriptible.
[1] Ancienne élève de l’ENS, Agrégée de philosophie, Psychanalyste, Paris
[2] BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Gallimard,1959, p.20.
[3] Op. Cit. p.35.
[4] LACÔTE-DESTRIBATS Christiane, Passage par Nadja, Editions Galilée, 2015, p.30.
[5] BERKELEY George, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, Premier dialogue, 1712-13, Trad. Flammarion 1998.
[6] LEVINAS Emmanuel, Le Temps et l’Autre, PUF, 2011.
[7] BRETON André, Introduction au discours sur le peu de réalité, in Œuvres complètes, La Pléiade, Tome II, Gallimard, 1992, p.276.
[8] LACAN Jacques, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Leçon du 12 mai 1971.
[9] LACAN Jacques, D’un Autre à l’autre, Leçon du 14 mai 1969.
[10] RAHIMI Atiq, Maudit soit Dostoïevski, P.O.L., 2011.
[11] RAHIMI Atiq, Op. Cit. p.11-12.
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– Titre : Ce que les écrivains et les poêtes enseignent aux psychanalystes
– Date de publication : 02-05-2020
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=198