L’EXPERTISE EN QUESTION
Colloque du 20 Mai 2006 à Colmar
Le Colloque sur l’Expertise, qui s’est tenu les 20 et 21 mai 2006 à Colmar, se proposait de croiser, hors des salles d’audience, les discours – des juristes, magistrats et avocats – avec ceux des experts -psychiatres et psychologues – auxquels la justice a recours, leur demandant parfois plus qu’ils ne peuvent apporter.
Dans des circonstances d’actualité vive, on pouvait craindre que l’acuité des questions ne provoque les crispations des uns et des autres. Il n’en a rien été. Les praticiens de la réalité psychique personnelle, qu’ils soient ou non experts, comme ceux du droit qui maintient la vie sociale ont été reçus très chaleureusement à la Cour d’Appel de Colmar.
Son imposant bâtiment, datant de la fin du XIXème siècle, fait état de la pérennité, à travers les régimes qui se sont succédés en Alsace, de la place de capitale juridique de la région que Louis XIV avait accordée à la ville, dès son rattachement à la France. La très belle bibliothèque, récemment restaurée, témoigne par l’exposition des collections anciennes de ses livres, d’une justice imprégnée d’histoire et de culture : elle tente ainsi de réintroduire de l’humanité dans les pires événements, certes au profit de la société, mais aussi des justiciables et des victimes.
Il est vrai qu’aller en appel, privilège de la démocratie, fait place et temps à l’après-coup et à l’intelligence, face aux ravages du « temps réel ». Les procédures correctionnelles souvent expéditives même quand de lourdes peines sont encourues, n’offrent pas – sauf exception – l’occasion d’un examen de personnalité du justiciable, comme l’ont déploré plusieurs magistrats.
La procédure des assises est à cet égard un véritable luxe.
Le nombre et la diversité des intervenants, leur grande qualité, comme celle des modérateurs, ont permis le principe espéré d’une table ronde quasi permanente, qui s’est déroulée avec la participation active du public, dans des confrontations personnalisées sur des sujets diversifiés. Et même, il a pu s’instaurer une dynamique interne propre à la parole, rarement rencontrée dans les colloques, qui a fait évoluer et cheminer le travail en commun.
Des notions fortes et sources de bien des confusions, comme la crédibilité, la véracité, la conviction (intime ou pas), le doute, la certitude, ont été interrogées dans les deux champs, qui évidemment ne se recouvrent pas mais peuvent s’éclairer. Comme pour ce qui est de la responsabilité, de la dangerosité, de la récidive, une véritable convergence s’est dégagée des interventions comme des débats.
La question du langage est apparue centrale, tant ces professions, psychiatres, magistrats, avocats sont liées spécifiquement à celui-ci. Dans notre champ l’expertise ne porte pas sur des faits matériels, mais sur la parole qui les accompagne ou pas, sur la réélaboration de l’acte dans l’après coup, possible ou impossible. A tous les niveaux, dans les différents champs, c’est d’un travail sur le langage dont il s’agit, avec tout ce que cela comporte d’effet de voile, de mensonge, de dissimulation et de vérité à déchiffrer. Il est vrai que chacune de ces disciplines, justice et psychiatrie, à l’inverse du monde actuel, n’ont rien à vendre mais tant de responsabilités à assumer.
A cet égard la psychanalyse reste un moyen de choix dans l’approche clinique du justiciable, à condition de ne pas oublier le cadre spécifique dans lequel les paroles sont ici recueillies, loin des conditions de soins et de transfert dans lesquelles nous œuvrons habituellement. Se gardant de certitudes absolues, elle devrait rendre compte au contraire de toute la complexité des sujets, des incertitudes propres à notre matière, de la faillibilité des experts eux-mêmes, voire celle des magistrats et auxiliaires de justice, prendre en compte les effets produits chez l’autre de façon très spécifiques et différenciés par la névrose, la perversion, la psychose.
L’expertise du psychologue et du psychiatre peut concerner la justice pénale pour l’auteur ( mais aussi la victime ) d’un crime ou d’un délit, comme à moduler l’application de la peine du condamné. Mais elle peut aussi – expertise civile – devenir le dépositaire de la plainte psychique ou être déterminante dans des décisions administratives pesant sur le destin d’une personne, (congés de la fonction publique, etc …), comme elle peut servir d’appui à ceux qui nous gouvernent, au politique, qu’il soit législatif ou exécutif, tel que le font les récentes expertises de l’INSERM, produites au nom de la science. Enfin l’expertise peut encore servir au juge des enfants ou à celui des affaires familiales. C’est ainsi que l’évolution de la société, pousse le juge des enfants, à ajouter à la question du danger celle de l’intérêt, dans l’aide à la décision qu’il attend de l’expert. La prévalence croissante de la législation européenne, souvent influencée par le droit anglo-saxon, avec l’extension du contradictoire, qui rend les documents de justice accessibles aux parties, pose le problème de la communicabilité du rapport de l’expert aux deux personnes en conflit, pourtant parents d’un même enfant. Faut-il aussi que le même expert donne un avis sur l’enfant et chacun de ses parents ? Le juge aura par exemple à statuer sur la résidence alternée, sur l’homoparentalité : la réponse de l’expert peut-elle, et comment, échapper à son idéologie ? Le juge peut-il éviter de désigner l’expert dont il connaît la probable réponse ? Qu’en est-il de la parole de l’enfant, directement rapportée, ou portée par l’enquêteur, ou le praticien ? Mais le juge qui investit la parole n’est-il pas plus près d’une fonction première de médiation ?
Ainsi est apparu un questionnement que la suite des interventions et des débats a fait se déployer. Le juge peut-il résister à l’avis de l’expert ou au contraire se laisser surprendre ? Et l’expert peut-il résister aux sollicitations du juge ?
Plus généralement doit-il, en répondant toujours aux questions posées, en valider ainsi l’énoncé, de par sa propre énonciation ? N’est-ce pas ainsi qu’en s’enfermant dans l’étroitesse de la question posée, l’INSERM a pu faire croire à la possibilité d’une détection dès l’age de 36 mois d’une délinquance 15 ans plus tard ?
Aussi avons-nous décidé de faire paraître les Actes de ce Colloque pour en restituer toute la richesse.
Françoise Coret et Jacques Irrmann