JOURNÉE DU COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

JANVIER 2024

À partir de la lettre ouverte de D.P. SCHREBER,

la question du transfert dans la psychose.

 

Du(R) transfert chez un psy/causant

Frédéric Scheffler

 

Quelques jours avant la fin décembre, j’ai été contacté par une de nos collègues qui m’a demandé d’intervenir, lors de cette journée sur le transfert. 

J’ai accepté. Mais j’ai été pris au dépourvu car il fallait que je donne un titre pour cette présentation plutôt rapidement.

J’ai essayé de répondre le mieux possible à la demande et finalement j’ai proposé comme ça me venait, d’où ce titre :

Du(R) transfert chez un psy/causant.

Ce titre, il est écrit, peut-être aussi dessiné, comme la formule du fantasme, mais inversé, écrit à l’envers : (a)

A entre parenthèse poinçon S barré : 

les parenthèses sont autour de la lettre R, la barre sépare psy et causant.

C’est comme une sorte de métaphore dessinée, de signes de la formule du fantasme. 

Les parenthèses représentant petit a entre parenthèses, le mot « transfert » le poinçon et psy trait causant, le sujet barré.

Tout ça pour dire que mon sujet, il est venu par la suite.

Ça a été un peu labyrinthique, l’idée de ce que je vais vous proposer.

Cette question du transfert, si on lit un peu, c’est une véritable constellation, on s’y perd. 

Mais si Je me permet de reprendre de façon analogique ce terme de constellation à TOSQUELLES, c’est que finalement lui et Jean OURY ont quand même pas mal travaillé dessus dans leurs institutions.

Je me suis quand même basé sur deux propositions,  celle de Lacan qui nous dit que le transfert en tant que désir de savoir et la résistance sont du côté de l’analyste. Et celle de Czermak qui indique le caractère irrésistible du transfert avec un psychotique.

Alors, aujourd’hui, je voulais évoquer avec vous une question qui m’est apparue lors d’entretiens avec un patient en institution, c’est celle-ci :

 Il y-a-t-il des éléments circonstanciels qui empêchent de mettre en place ou de préserver une relation, établie sur l’écoute, de nature transférentielle avec un patient. 

Alors le sujet de mon propos c’est à partir des paroles, de ce que me dit un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui présente une psychose.

Une véritable psychose avec des hallucinations acoustico-verbales insultantes et un phénomène de télépathie.

Il vient me voir régulièrement sur le centre médico psychologique où je travaille.

Ces entretiens sont parfois entrecoupés d’absences, des solutions de continuité, et nous nous retrouvons dans les suites d’hospitalisations souvent courtes, la dernière a duré moins de 48 heures.

Nos séparations ont été motivées par ses expériences singulières le mettant parfois en danger.

Il a par exemple été retrouvé en hypothermie au bord d’une rivière en plein hiver, ou alors une autre fois, il a été amené, par la gendarmerie, à la suite d’une rixe car il s’essayait à la pratique du naturisme dans son village.

Ce patient, il me parle, je lui parle aussi. J’ai envie de vous dire nous psy-causons. 

C’est surtout lui qui cause en fait, et de premier abord, je pourrais vous dire qu’il a causé les entretiens par son comportement, comportement qui lui ont valu une mesure de soin sous contrainte,  mais surtout il cause de son corps, essentiellement, et il est très difficile de lui faire évoquer autre chose.

Il pense que son corps est encombré, il parle de cette chose dans son corps comme une chose en trop, il la place dans ses intestins, parfois à d’autres endroits, derrière son front à l’intérieur de sa tête, sous sa peau. 

En fait, ce qui vient me dire ce n’est pas la cause, ce qu’il vient faire c’est d’essayer de me convaincre que les méthodes qu’il utilise pour se soigner lui-même sont moins nocives et plus bienveillantes que celle que je pourrais proposer. Ces méthodes sont d’inspiration végane, naturopathe, énergéticienne, méditative. Il s’inspire sur Internet, mais aussi de la culture maternelle.

Alors durant ces entretiens, je dialogue avec lui, il accepte parfois mes remarques, souvent de façon éphémère, il raisonne avec ses arguments.

De temps en temps je me permets de lui proposer des éléments de savoir médical. 

Ce type de connaissances, il ne le supporte pas, il les remet de façon systématique en cause.

Avec lui il m’est Impossible et pour d’autres d’ailleurs de lui opposer la moindre connaissance médicale ou psychiatrique. 

Le premier effet c’est quand même un effet de destitution. 

Avec lui ce ne peut être qu’une relation de bugne à bugne, avec un alter ego, je me cantonne à cette place de petit autre.

Je trouve que ce n’est pas si mal, cette destitution, le transfert chez un psychotique ne se soutient pas du sujet supposé savoir, mais d’une certitude que quelqu’un sait,  il n’y a pas de supposition, et qu’avec ce patient, il y a en tout cas cette certitude, c’est que je ne sais pas.

Cette position, se rapproche en tous les cas de celle de Nebenmesch.

Position que Nicolas DISSEZ dans son article intitulé « quelques propositions concernant l’espace de transfert » évoque.

Il parle de cette destitution que le praticien pourrait consentir à assumer.

Il prend exemple sur l’ironie psychotique, faisant chuter le praticien de ses titres, (dans mon cas, de mon savoir) et à le destituer de façon itérative de sa fonction, il interroge la possibilité que cette opération ne constitue l’occasion, pour le praticien, de répondre d’une place de prochain, de Nebenmesch.

Cette position n’est pas si mauvaise, à le considérer comme un prochain, me faisant finalement faire route auprès de lui, en prêtant attention qu’il ne chute pas trop. 

Mais il y a eu une drôle de chose qui s’est passée avec ce patient à la suite d’un de ses propos, il dit « c’est mon corps, je sais ce qui est bon ou pas, vous, vous ne pouvez pas savoir »

Quand il m’a dit cela, je me suis bien dit qu’il n’avait pas tout à fait raison, que j’en savais quand même un petit peu.

Mais ces trois mots, « C’est mon corps », ont entrainé quelque chose d’un peu fou, comme le signe d’une autre logique que celle d’être son prochain, en ce sens que je me suis senti impuissant pour aller le sauver s’il se noyait. Je ne me sentais en aucun cas pouvoir le forcer à être protégé.

Je me suis retrouvé dans une sorte de dysharmonie éthique, qui de mon côté a été prise dans un discours courant, « c’est mon corps, c’est mon choix, c’est mon droit ».

C’est ce point-là, de résistance, résistance de mon côté, qui je crois m’a mis en difficulté, avec ce patient.

Ça m’a fait comme un signe, je l’ai cru : c’était son corps donc son choix, je ne pouvais plus arrêter cette jouissance même si elle m’apparaissait trop mortifère, au-delà du supportable.

Ça a fait l’effet de suspension d’un certain bon sens. Une sorte de point de croisement entre deux discours, je vais le dire comme ça, mais je n’en suis pas satisfait, car cela me semble impossible, un croisement entre le discours analytique et celui du maitre.

J’espère vous avoir fait entendre, que ce n’est pas du patient dont je parle, lui ne fait que me parler de son corps, et sa psychose le rend lui plutôt hermétique au discours courant.

Evidemment comme beaucoup de patient, il pioche dans le discours ambiant, pour fonder des éléments de son délire.

Mais le psy-causant à ce moment-là, ce moment que j’ai nommé de suspension, c’est plutôt de mon côté, ou j’ai été confronté à une forme de discours, qui a cloué, mon champ d’action, sur place.

C’est mon corps, c’est mon choix, c’est mon droit, est une phrase qui a été utilisée il y a une dizaine d’année pour soutenir les nouveaux discours féministes radicaux issus des universités Nord-Américaine, c’est une phrase qui revendique un droit de jouissance selon son bon vouloir, sans limite, et pour le dire à la façon de MARX  celui « d’un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et sur son caprice privé ».

Cette question de c’est son corps, c’est donc son choix, du droit de jouir de son corps, est actuellement un sujet qui est repris par les institutions.

En tout cas de premier abord.

En psychiatrie, il y a un signifiant qui circule, c’est sous le terme d’em-power-ment.

Ce terme général est souvent accompagné du rétablissement, qui est ce qu’on peut attendre de l’effet de l’empowerment et à la réhabilitation qui en serait là ou une des méthodes.  

L’empowerment est un signifiant qui est utilisé pour évoquer l’ensemble des mesures faites pour que le patient soit au centre des décisions qui le concerne pour sa santé.

En soit, c’est plutôt une bonne idée, et on peut imaginer que cela pourrait se rapprocher à première vue de cette notion Freudienne de Nebenmesch. 

Mais je crois que c’est un petit peu plus compliqué, et je vais essayer de vous éclairer en reprenant succinctement l’histoire de cette idée :

L’empowerment signifie littéralement « renforcer ou acquérir le pouvoir ». 

C’est un mot apparu avec le mouvement des black-power aux Etats-Unis, mais aussi dans d’autres groupes minoritaires et qui depuis les années 70 dans le monde anglo-saxon est utilisé abondamment dans divers champs, le social, la santé publique, le développement communautaire.

Puis ce mot a gagné le monde politique, économique, celui des affaires et des administrations mondiales.

Les premières théories élaborées aux Etats-Unis sont une vision philosophique qui donne la priorité au point de vue des opprimés, afin que ces derniers puissent s’exprimer mais aussi acquérir le pouvoir de surmonter la domination dont ils font l’objet. 

Il a été très utilisé par des mouvements féministes en Amérique du Sud et en Inde.

Le concept a progressivement été adopté et coopté par les agences internationales et a diffusé dans les divers secteurs sociaux. 

L’exemple de l’aide internationale m’a apparu assez parlant :

deux mouvements d’empowerment sont possibles Booton-up (les receveurs de programme d’aide en sont les acteurs), 

et Top-Down (qui définit les programmes venant du haut où les récipiendaires ne sont que passifs).

Actuellement ces programmes sont critiqués en raison qu’ils auraient plus d’intérêt à la contribution des pauvres au développement de projets de type top-down, qu’à la contribution du développement au pouvoir des pauvres de type Booton-up.

Ce qui est reproché, pour le dire autrement et sûrement plus benoîtement, c’est qu’il est imposé aux pays pauvres une manière de raisonner, de procéder, pour qu’ils puissent produire et consommer au lieu de leur donner les moyens de trouver leur propre façon de faire et, ou de vivre.

En santé mentale, l’empowerment inclus divers concepts pour donner le pouvoir de décision au malade, des méthodes d’empowerment collectifs : 

– c’est la participation des associations de malade comme l’UNAFAM à la gestion des soins,

  – la création de Conseil Local de Santé Mentale (CLSM), en organisant des liens avec les différents acteurs sociaux de la ville, 

– des programmes de dé-stigmatisations.

Mais aussi individuelle :

– les lois impliquant les juges des libertés et des détentions, 

– la présence de pairs aidants, ce sont des patients ayant choisi de s’investir dans l’entraide après un parcours personnel qui leur a permis de se rétablir.

– et les programmes d’éducations thérapeutiques, en tout genre, destinés aux patients, mais aussi aux proches. Ces programmes, sont beaucoup axés sur la transmission d’un savoir médical, permettant une bonne gestion thérapeutique par le patient, le but est de leur donner les clefs médicales du bon soin. 

L’engouement des administrations envers ce soin, est lié à une étude montrant la diminution des ré-hospitalisations des patients et de rupture thérapeutique chez les patients ayant participé à ces programmes.

Nous pourrions qualifier ce signifiant d’inverti. Cette Inversion du signifié dans le discours de ce mot empowerment, tant que pour les instances internationales, que par l’administration hospitalière pour la psychiatrie, c’est une inversion de la position du savoir, donner le pouvoir au patient, c’est lui faire accepter et prendre à son compte ce savoir médical et soignant.

Vous entendez bien que cette position de Lacan de se soumettre aux positions subjectives du patient, cette position analytique, se trouve subvertie par un autre discours, qui suggère au patient une autre voie, celle de jouir de son corps, mais de jouir en bon consommateur sous prescription pharmacologique.

Ce qui a été à l’œuvre dans ma confusion auprès de ce jeune homme, c’est bien sur l’effet d’un discours courant. Les signifiants « empowerment » et « c’est son corps donc c’est son choix », m’apparaissent de même structure, je proposerais celle du cinquième discours, le discours capitaliste.

Ce discours capitaliste, qui circule dans nos institutions de soin, et j’ai essayé de vous le faire entendre, s’il en était besoin, par cette analogie au discours des institutions internationales, ce discours à quand même un effet, c’est qu’il annule, annihile le discours du maitre, et de conséquence la position du discours médical envers le patient.

Mais cet effet de sidération ressenti lors de ce signifiant articulé par mon patient, a été aussi l’effet de la perversion de ce discours :

Le renversement proposé autour de l’écoute et des propos des patients par ce discours administratif, et relayé par certains, est un coup de force pervers afin de faire admettre au patient le bien-fondé que l’on veut lui imposer en lui faisant croire que c’est lui qui le demande. 

C’est radicalement l’envers de la place de l’analyste qui se fait l’objet du discours de l’Autre.

C’est en effet incompatible avec l’écoute et la prise en compte de la structure psychotique.

Alors « dur » transfert, DUR c’est ce que j’ai ressenti auprès de ce patient, que je pourrais nommer, en faisant un clin d’œil à la résistance de l’analyste, comme une sorte d’irrésistance du transfert aux prises avec ce discours.

J’ai évoqué au début de mon propos, Tosquelles, et en écoutant une émission sur la psychiatrie, il y avait des propos de famille, je crois que c’était le père d’une femme ayant été admise à Saint Alban, et ce père disait que dans ce lieu, ce qu’il avait apprécié, c’est que sa fille avait pu vivre sa folie.

Vivre sa folie, je pense que ce jeune patient, c’est ce qu’il aimerait.