Claude Lévi-Strauss : Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss

(notes)

Jean-Marc FAUCHER

C’est à partir de l’essai sur le don de Marcel Mauss, essentiellement centré autour des pratiques Maori, que Lévi-Strauss organisera tout son article d’introduction à l’œuvre de M. Mauss. 

Les Maoris sont un peuple de Nouvelle Zélande, qui peuvent faire aujourd’hui de redoutables joueurs de rugby avec leur danse guerrière chantée, le Haka.

Les Maoris sont restés jusqu’à la fin du 19ème siècle à l’écart des populations de souche européenne ce qui explique qu’ils aient pu jusque-là conserver leurs mœurs et traditions que les ethnographes ont pu alors recueillir. Sous administration britannique, la “propriété naturelle“ attachée à ce que les Maoris nomment “Taonga“ a été légalement reconnue et inscrite dans la constitution. Ces taonga désignent aussi bien les sites de chasse et de pêche, les terres les eaux et tout ce qui peut y etre prélevé, de même que les objets façonnés porteurs de leurs traditions.

Mauss qui a écrit ce texte en 1922 n’avait pas connaissance de l’enseignement de Saussure qui n’a été publié qu’en 1916. 

Il n’avait pas à sa disposition la notion de signifiant. 

La thèse que Mauss tente de soutenir dans cet article est que les pratiques sociales encore observables chez les Maoris seraient la survivance contemporaine de fondements archaïques communs à l’humanité. À partir de ces fondements se seraient différenciés au fil de l’histoire les institutions que nous connaissons aujourd’hui avec les notions de religion, de commerce, et de droit.

Il y trouve confirmation dans le repérage de traces persistantes de ces fondements dans les mœurs de l’antiquité, notamment romaine, grecque et sémitique, conçues comme des chainons intermédiaires entre ces pratiques primitives et nos institutions contemporaines.

Sur quels faits s’appuie-t-il ?

Contrairement à ce que les historiens considèrent généralement l’histoire des échanges n’a pas commencé par le troc, c’est-à-dire un arrangement entre 2 parties qui y trouvent leur intérêt. La notion de troc n’est pas naturelle aux mélanésiens et polynésiens. On observe plutôt des pratiques de dons, en apparence volontaires, en réalité tout à fait contraints.

Les Maoris sont en effet soumis à 3 obligations rigoureuses :

Celle de donner, entre les générations d’abord, à défaut de quoi tout chef de tribu ou de clan se verrait perdre son autorité (Mana), donner au voyageur de passage, donner à l’occasion de ces cérémonies nommées “potlatch“.

Celle d’accepter le don ensuite, son refus pouvant signifier la guerre. Où l’on voit que la question freudienne « pourquoi la guerre » s’y trouve inversée en « pourquoi la paix » avec sa réponse : parce qu’un certain ordre symbolique est respecté par chacun des membres du groupe. Un Maori est ainsi susceptible de faire un long détour afin d’éviter de devoir accepter un don qui l’obligera.

Obligation de rendre enfin, avec cette notion importante que du temps doit s’être écoulé avant de de pouvoir exécuter toute contre-prestation.

La question de Mauss est alors : Qu’est-ce qui fait obligation ? Et cette obligation semble être liée à ce que les Maoris nomment le “Hau“.

Mauss traite alors le signifiant “Hau“ comme s’il s’agissait d’un nom commun qu’il se propose de traduire par spiritus, cet esprit, ce souffle, qui se manifeste par le vent qui anime soudainement le foret. Cet esprit de la forêt resterait attaché à tout ce qui y a été prélevé et ceux qui se le sont approprié doivent en payer le prix. Le Hau est ainsi conçu comme une vertu qui continue à animer les choses, une propriété qui leur reste liée. Un proverbe rappelle qu’un objet donné est susceptible de détruire celui qui le reçoit.

Mauss, dans son souci de traduction du mot Hau reste froid devant l’irritation que déclenche chez l’informateur Maori l’idée de “vent de la forêt“, qui, je vous en laisse juge, me semble pourtant sensible.

« Tamati Ranaipiri, l’un des meilleurs informateurs maoris, nous donne tout à fait par hasard, et sans aucune prévention la clef du problème du “Hau“, de l’esprit des choses et en particulier de celui de la forêt et des gibiers qu’elle contient :

« Le Hau n’est pas le vent qui souffle ! Pas du tout ! 

 Donc, supposez que vous possédez un Taonga et que vous me donnez ce taonga. 

Vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas un marché. 

Or je donne ce taonga à une 3ème personne 

qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement, il me fait présent de quelque chose. 

Or ce taonga qu’il me donne est le Hau du Taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. 

Les Taonga que j’ai reçu de lui pour ces Taonga venus de vous il faut que je vous les rende. 

Il ne serait pas juste de ma part de garder ces Taonga pour moi, qu’ils soient désirables ou désagréables. 

Je dois vous les donner car ils sont le Hau du Taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième Taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. 

Tel est le Hau, le Hau de la propriété personnelle, le Hau des Taonga, le Hau de la forêt. Kali ena !! (Assez sur ce sujet !!) » c’est-à-dire : Et basta !!

 

Mauss interprète : « Pour bien comprendre il suffit de dire : “Les Taonga et toutes propriétés dites personnelles ont un Hau, un pouvoir spirituel“. » 

« Ceci apparait comme une idée maitresse du droit coutumier Maori. 

Ce qui, dans le cadeau reçu, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. 

Animée, la chose donnée tend à rentrer à son “ foyer d’origine“, ou à produire un équivalent qui la remplace. »

Mauss passe à côté de la notion de signifiant qui sera pourtant patente dans les exemples qu’il nous donnera des traces persistantes de ces fondements archaïques relevées dans les mœurs de l’antiquité, notamment de l’antiquité romaine avec les signifiants Nexus et Reus.

Nexus, lien, était symbolisé par un lien de paille noué aux objets transmis. Reus désignait celui qui a reçu la “Res“ et qui s’en trouve possédé, au point de risquer de se trouver réduit en esclavage s’il ne peut s’en acquitter comme il se doit. Une relecture de Molière, George Dandin ou le mari confondu, peut-être à ce titre illustratif.

Dans l’antiquité grecque, La Némésis punissait ceux qui, détenteurs de trop de biens, ne se montraient pas assez généreux. La vindicte à laquelle se trouvent exposés aujourd’hui certains des grands noms de notre capitalisme en est l’héritière.

L’antiquité sémitique montre le signifiant Zédaka, justice, soutenir l’obligation de pratiquer la charité.

Les conclusions de Mauss sont d’abord historiques : L’évolution n’a pas fait passer du troc à la vente et celle-ci du terme au comptant, mais c’est d’un système de cadeaux donnés et rendus à terme que s’est édifié le troc par simplification et rapprochement de temps autrefois disjoints, et à la vente et celle-ci à terme et au comptant et aussi le prêt.

Ses conclusions sont aussi sociologiques. Il y a dans les pratiques tribales anciennes ce qu’il appelle un “fait social total“ au sens d’un noyau germinatif ancestral qui contient en puissance toutes les institutions différenciées qui en dériveront par la suite progressivement au fil de l’histoire, jusqu’aux formes clairement séparées d’un système d’institutions divisées en religion, droit, économie. 

Ce fait social total implique l’ensemble des comportements sociaux individuels, ce qu’on pourrait appeler une psychologie de ces individus.

Avant de poursuivre, quelques mots sur le signifiant “Mana“ puisque Lévi-Strauss s’y référera davantage qu’au signifiant “Hau“. Nous avons déjà rencontré ce signifiant dont nous avons vu que Mauss proposait de le traduire dans certaines situations par “autorité“. 

Mauss y fait surtout référence dans un article plus ancien : Esquisse d’une théorie générale de la magie.

Mauss nous dit qu’Il est impossible de concevoir une pratique magique si elle est extraite de sa dimension collective. Pour que vive une croyance il faut toujours être au moins deux.  

Le magicien qui pratique le rite et l’intéressé qui y croit. 

Ce couple irréductible forme déjà une société mais l’adhésion est plus collective encore et est étendue au groupe social.

Le magicien lui-même a besoin de la croyance du malade et du groupe social pour soutenir la sienne.

Ce qu’on appelle la croyance a des effets somatiques chez les membres de ces collectivités : le malade abandonné par le magicien meurt. (On peut se référer à l’article de P.Y. Gaudard, Effet physiques de l’idée de mort suggérée par la collectivité : JFP N°39, 2010)

Selon Mauss “Mana“ désigne le pouvoir magique, aussi bien du magicien que du rite, des gestes, des mots et des objets qui interviennent dans le rite.

Il donne l’exemple du magicien qui produit de la fumée avec des herbes aquatiques pour faire venir la pluie tant attendue par le groupe. 

Et Mauss propose de concevoir cela comme une forme de jugement, qui ne peut opérer sans cette notion de Mana (le magicien comme les herbes aquatiques sont porteurs de Mana) et auquel le groupe souscrit : fumée f(Mana) = nuage. 

***

Après cette introduction à l’œuvre de Mauss, nous allons le voir, il ne restera pas grand-chose de ce sur quoi Mauss pensait avoir mis le doigt. Pour résumer il s’agissait du fait que les échanges humains ne trouvent pas leur fondement dans le troc, c’est-à-dire dans un arrangement entre 2 parties fondé sur l’intérêt de chacun, mais sur un système d’obligations. Ces obligations ménagent la place du tiers et ceci sous l’autorité de ce qui est nommé le Hau. Cette autorité s’impose à celle du chef de clan ou de tribu. La question de Mauss étant alors : qu’est-ce qui sous ce mot fait autorité ?

Mais la lecture consécutive de ces deux textes a son intérêt. On trouve je crois dans ce texte de Claude Lévi-Strauss l’origine de bon nombre des questions que Lacan aura poursuivies tout au long de son enseignement. Notamment nœud à 3 ? Nœud à 4 ?

Même s’il est un peu compliqué parce que les formulations de CLS sont un peu difficiles à déplier, c’est un langage technique de linguiste, ce parcours nous permettra peut-être de trouver quelques bases pour apporter à cette formule de Lacan “psychose sociale“ une signification actuelle, qui n’était pas forcément ce que Lacan désignait à l’époque, mais qui pourrait correspondre à ce que nous sommes en train de vivre collectivement. 

Par exemple les efforts continument déployés pour subvertir l’autorité de ce sur quoi pouvait trouver appui le magistrat pour ne pas avoir systématiquement à valider rétrospectivement la politique du fait accompli en matière sociétale. Cet appui se trouvait en général dans le droit coutumier non écrit. 

Le seul point sur lequel l’autorité publique a, semble-t-il, pu encore tenir bon est « la mère est celle qui accouche ». Elle le reste jusqu’à une éventuelle procédure d’adoption. Ainsi « il résulte du droit positif qu’une personne transgenre homme devenue femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n’est pas privée du droit de faire reconnaître un lien biologique avec son enfant, mais ne peut le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservés aux pères »

Ce parcours donc me semble pouvoir être utile malgré sa difficulté.

Lévi-Strauss commence en reprenant les propositions de Mauss 

« En un sens le social s’identifie avec le mental » 

« Les aspects multiples d’une réalité ne peuvent être saisis sous forme de synthèse en dehors du psychique. »

 « Il est donc naturel à la démarche du sociologue de considérer que, dans ce qui lui est donné d’observer, (c’est-à-dire selon Mauss les « comportements sociaux individuels »), les catégories inconscientes se confondent avec celles de la pensée collective. ». 

Mais il se fait déjà un peu critique : « Le fait social ne réussit pas à être total par simple réintégration des aspects discontinus ». 

Lévi-Strauss introduit alors quelque chose sur quoi il va s’appuyer pour critiquer plus fondamentalement la démarche de Mauss : « l’échange est une synthèse inconsciente immédiatement donnée par la pensée symbolique »

« Mauss s’est arrêté avant d’avoir franchi le pas décisif. », nous dit-il.

« Mauss a bien perçu que l’échange était le dénominateur commun mais l’observation ne lui fournit pas l’échange, mais seulement trois obligations : donner, recevoir, rendre. ».

« Il lui faut donc construire la structure dont l’expérience ne lui donne que les éléments, à partir d’une “source“ susceptible de les subsumer sous l’unité plus générale de l’échange. »

« Cette source il la trouve dans une vertu liée aux choses échangées, qui force les dons à circuler, à être donnés, acceptés, rendus. »

« Mauss n’a pas vu que c’est l’échange qui constitue le phénomène primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décompose. »

« Il faut que le sociologue s’efforce de recomposer le tout, dont l’unité est plus réelle que chacune des parties ». 

« Mais Mauss s’acharne à reconstruire un tout avec des parties et il lui faut pour cela ajouter une quantité supplémentaire : le Hau. »

« Il se laisse mystifier par l’indigène. Le Hau n’est pas la raison de l’échange, c’est la forme consciente sous laquelle des hommes ont appréhendé une nécessité inconsciente dont la raison est ailleurs. »

Cette “Nécessité inconsciente“ c’est donc ce qu’il va essayer de dégager en s’efforçant de réinterpréter les faits constatés par Marcel Mauss à partir des acquis de la linguistique (Saussurienne), donc sans faire appel à des notions “magiques ou affectives“. 

« Les notions de type Mana, dit-il, sont fréquentes et il est donc légitime d’en constituer le type ».  Il ne les qualifie donc pas de signifiants et les désignera, nous le verrons, par le terme “symbole“.

Il va donc s’employer à préciser la fonction de ces “notions de type Mana“ du point de vue de la linguistique. Mais,  ce faisant, il assimile le Hau et le Mana, comme relevant du même type de notions. 

Il élude donc la question que poursuivait Mauss : la notion d’obligation liée au “Hau“, alors que du Mana ne résulte nulle obligation. « Le Mana intervient dans un acte magique, et il n’y a aucune obligation sociale à pratiquer la magie » avait tenu à préciser Mauss. En revanche, un Maori est capable de faire un long détour pour éviter de se voir offrir un cadeau qu’il devra accepter. C’est tout différent, on le voit, d’un troc qui requiert l’accord des parties.

Lévi-Strauss poursuit : « Loin de caractériser un prétendu stade archaïque de l’évolution de l’esprit humain les “notions du type Mana“ seraient fonction d’une certaine situation de l’esprit en présence des choses. » 

« Chez les algonquins (peuple d’Amérique du nord), “Manitou“ désigne toute “chose“ qui n’a pas encore de nom commun, puisqu’elle n’avait encore jamais été rencontrée » : une salamandre par exemple.

« Nous pratiquons de même quand en présence d’un objet inconnu nous le qualifions de “truc“ ». 

« Nous pouvons pareillement dire de quelqu’un qu’il a “quelque-chose“. »

« Le slang américain attribue à une femme du  “Oomph“ ». 

Nous pouvons distinguer les 2 derniers exemples par l’absence d’un objet à proprement parler désignable et par la référence à quelque chose de l’ordre du désir.

« Toujours et partout ce type de notion interviennent pour représenter une valeur indéterminée de signification, en elle-même vide de sens, et donc susceptible de recevoir n’importe quel sens. » 

« Leur fonction est de combler un écart entre le signifiant et le signifié, ou plus exactement de pointer le fait, qu’à telle occasion, un rapport d’inadéquation s’établit entre signifiant et signifié. »

Alors, à quoi correspond ce qu’il appelle “écart“ ou “inadéquation entre le signifiant et le signifié“ ? : Selon Saussure chaque signifiant trouve sa contrepartie dans le champ du signifié, c’est-à-dire selon lui, dans le champ des concepts. Dans les 4 exemples que Lévi-Strauss nous a proposés le concept manque. Comme il le précisera un peu plus loin, il s’agit là d’un “signifié“ qui est repéré mais pas connu. Il n’en reste pas moins qu’il est repéré. Comme Freud a pu nous l’indiquer à propos de la Bejahung, Il s’agirait d’accuser réception de la perception au sens large, incluant l’affect, de quelque chose en lui attribuant une propriété, avant même que cette propriété ne soit formellement constituée en concept. Et donc, à défaut de savoir encore très bien de quoi il s’agit, cette propriété sera désignée à l’aide de ce que Lévi-Strauss appellera un “signifiant flottant“, par exemple le “Oomph“, qui ne répond pas à la définition que Saussure a donnée  d’un signe linguistique : une entité psychique à deux faces, où se trouvent liés un signifié et un signifiant et qui ne vaut que par la différence avec les autres signes appartenant à la langue comme système.

Lévi-Strauss donc écarte que l’on puisse chercher “l’origine“ de la notion “Hau“ ailleurs que dans la réalité des relations qu’elle aide à construire, c’est-à-dire l’échange (comme synthèse dont l’intuition serait inconsciente). « Les notions de croyance, de sentiments sociaux ne sont pas des notions scientifiques » dit-il.  

« L’échange n’est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations, à l’aide d’un ciment affectif et mystique. » 

« C’est une synthèse immédiatement donnée à, et par, la pensée symbolique qui surmonte la “contradiction“ qui lui est inhérente de percevoir les choses simultanément sous le rapport de soi et d’autrui. »

Par rapport à autrui je peux être tour à tour le personnage qui donne, reçoit, rend. Ce n’est pas le même et pourtant c’est toujours moi : Cf. la question du Sphinge à Œdipe. (de la même façon, je peux être mère en même temps que fille et l’expérience montre que ce n’est pas toujours simple)

Donc « L’échange n’est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations, à l’aide d’un ciment affectif et mystique. » 

Et Il pose alors la question :

« N’en va-t-il pas de même pour la magie ? » puisqu’il a choisi le “type Mana“ et non pas le “type Hau“ pour désigner la notion qu’il qualifiera ensuite de “signifiant flottant“.

« Le jugement magique, impliqué dans l’acte de produire de la fumée pour susciter les nuages et la pluie, ne se fonde pas sur une distinction primitive entre fumée et nuage, avec appel au Mana pour les souder l’un à l’autre. »

« Mais sur le fait qu’un plan plus profond de la pensée identifie fumée et nuage. » 

« Toutes les opérations magiques reposent sur la restauration d’une unité “ inconsciente“ . » 

« C’est dans ce caractère relationnel de la pensée symbolique que nous pouvons chercher la réponse à notre problème. »

Nous reviendrons un peu plus loin sur ce “caractère relationnel“ de la pensée symbolique.

                                                                    ***

Maintenant Lévi-Strauss développe son approche linguistique des “notions de type Mana“ :

« Le langage n’a pu naitre que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. » 

 « Mais la connaissance, elle, s’élabore lentement et progressivement. Les deux catégories du signifiant et du signifié, qui constituent le symbolisme, se sont constituées simultanément et solidairement. » 

« Le travail de péréquation du signifiant par rapport au signifié a été poursuivi de façon plus rigoureuse à partir de la naissance de la science moderne et dans les limites de son expansion. »

Alors : “Péréquation“ : per-aequare : rendre égal. Ce terme appartient au champ de l’économie et de l’administration. Par exemple réajustement des traitements et des pensions en fonction de l’indice de l’inflation.

Le “travail de péréquation du signifiant par rapport au signifié“ peut être compris ainsi : Dès lors qu’apparait une nouvelle distinction dans le champ du signifié, du concept, cela s’accompagne également de l’apparition de sa contrepartie signifiante, d’une nouvelle différence dans le champ du signifiant. 

« Mais, partout ailleurs, (hors des limites de l’expansion de la science) et constamment encore chez nous-mêmes et pour fort longtemps sans doute… (ce qui laisse penser qu’à terme il en ira autrement, c’est en effet la perspective du discours de la science), se maintient une situation où l’homme dispose dès son origine d’une intégralité de signifiant (dont ces “notions“ de type Mana), intégralité de signifiant dont il est fort embarrassé pour faire l’allocation à un signifié, signifié donné comme tel, sans être pour autant connu. » 

“intégralité de signifiant“ : “Intégralité“ c’est l’état d’une chose complète, entière. 

Saussure, cours de linguistique générale P. 124 :  « De nouvelles différences peuvent apparaitre au sein du système qu’est la langue, mais il est complet au sens où les altérations ne se font pas sur le “bloc du système“ mais sur l’un ou l’autre de ses éléments. » 

Il faut donc comprendre que le système de la langue est complet, indépendamment de ce qui se passe en son sein (c’est-à-dire l’apparition de nouvelles différenciations).  Il est complet au sens où un embryon est complet.

Lévi-Strauss poursuit : « Il y a toujours une inadéquation entre les deux (S et s), résorbable pour “l’entendement divin“ seul, (dieu seul sait ce que c’est que le Oomph), inadéquation qui résulte d’une surabondance de signifiants, par rapport aux signifiés. » (ici donc par rapport aux seuls signifiés connus). 

« Cette ration supplémentaire est absolument nécessaire pour qu’au total, le signifiant disponible et le signifié repéré (mais non connu), restent entre eux dans le rapport de complémentarité, qui est la condition même de l’exercice de la pensée symbolique. » 

« Les notions de type Mana, dont la fonction ne disparait pas dans notre forme de société, représentent précisément ce signifiant flottant, bien que la connaissance scientifique soit capable, sinon de l’étancher, au moins de le discipliner partiellement. » (le discours de la science aimerait bien à terme étancher ce signifiant flottant, autrement dit l’assécher).

« Nous voyons dans le Mana et autres notions du même type, l’expression consciente d’une “fonction sémantique“, dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s’exercer malgré la contradiction qui lui est propre : qu’il puisse être tour à tour substantif, adjectif, verbe. » (différentes classes grammaticales sous lesquelles peut effectivement se présenter “Mana“).

 « “Mana“ n’est rien de tout cela : simple forme, ou plutôt symbole à l’état pur, donc capable de se charger de n’importe quel contenu symbolique. »

« Dans ce système de symboles, ce serait simplement une “valeur symbolique 0“. »

« c’est-à-dire un signe marquant la nécessité d’un contenu symbolique supplémentaire à celui qui charge déjà le signifié. » (pour faire sa place à ce signifié repéré sans être pour autant encore connu, parmi lequel existe de l’inconnaissable).

 (“valeur symbolique 0“ : Lévi-Strauss s’inspire ici du “phonème 0“ de Jakobson, qui s’inspire lui-même de Saussure selon qui, dans la logique de la pure différence, « la langue peut se contenter de l’opposition de rien avec quelque chose ». Il donne l’exemple d’une déclinaison dans la langue tchèque  : nominatif, accusatif y sont distingués par la différence de leur désinence, le génitif par l’absence de désinence, c’est-à-dire la seule présence du radical.)

Notons que Lévi-Strauss parle de “fonction sémantique“, Lacan dira “fonction symbolique“, prenant en compte le “caractère relationnel de la pensée symbolique“ évoqué plus tôt par Lévi-Strauss.

 Intéressons-nous au “Caractère relationnel“ du “symbole“ Mana : Ce “signifiant flottant “a une fonction sémantique (apporter une signification) mais également une fonction symbolique qui lui permet de réunir les différents éléments qui constituent l’édifice , ceux par exemple connotés du signifiant Mana : la place du magicien (en tant qu’il occupe une place qui lui préexiste), les objets, le rite, les paroles, l’acte.

 

Voici ce que disait Lacan dans l’Éthique à propos de la fonction du Nom du Père dans la synchronie primitive du système premier de signifiants : « Quel est le minimum initial d’une batterie de signifiants concevable pour que puisse commencer à jouer le registre du signifiant ? : 4. C’est pour autant que quelque-chose, qu’un terme est constitué qui tient le système des mots dans une certaine distance, une certaine dimension “relationnelle“. Ce terme dont il s’agit peut-être refusé. La fonction de cette place où il y a quelque chose qui contient (retient) les mots, où une distance primitive est concevable, une articulation est possible, introduit la synchronie »  (cad la présence simultanée de places différentes, dont celle du tiers. Rappelons que la modalité d’échange Maori écarte la simplification à 2 seuls protagonistes là où le troc est un arrangement à 2 qui exclut le tiers.) 

Et voici le passage où Lacan évoque ce texte de Lévi-Strauss dans Fonction et champ de la parole et du langage en 1956 :

« C’est dans le « Nom du Père » qu’il nous faut reconnaitre le support de la fonction symbolique qui depuis l’orée des temps historiques, identifie “sa personne“ à la figure de la loi ».

 « Cette conception nous permet de distinguer clairement dans l’analyse d’un cas les effets inconscients de cette fonction, d’avec les relations narcissiques, voire d’avec les relations réelles que le sujet soutient avec l’image et l’action de la personne réelle qui l’incarne. »

« C’est la vertu du verbe qui perpétue le mouvement de la grande dette, de génération en génération, identifiée au Hau sacré ou au Mana omniprésent, symbole Zéro dit Lévi-Strauss réduisant à la forme d’un signe algébrique le pouvoir de la parole. »

La façon dont Claude Lévi-Strauss reprend l’essai de Marcel Mauss en en faisant ressortir l’ordre du signifiant, à côté duquel Mauss était passé alors qu’il en était extrêmement proche, est un apport important.

Et, en même temps, Lévi-Strauss nous montre ce qui est la perspective du discours scientifique : la disparition à terme de ces signifiants auxquels il n’est pas possible d’allouer un signifié précis.

Son intransigeance scientifique permet tout de même à Claude Levi Strauss de soulever des questions auxquelles Lacan s’attachera jusqu’à la fin de son enseignement. 

Qu’est-ce qu’un signifiant qui n’a pas de contrepartie conceptuelle et ne figure donc pas parmi les signes linguistiques ? Et pourtant, rien ne manque dans le trésor des signes linguistiques.

Qu’est-ce qu’un signifiant qualifié improprement pour cette raison de “manquant“ ? Pour Lacan un tel signifiant ne trouve sa raison que du désordre qu’introduit le sujet avec sa question concernant le désir de l’Autre. 

Enfin CLS affirme qu’il aurait été possible à Mauss de se passer du Hau pour construire l’unité de la notion d’échange, sans avoir à passer pour cela par l’entremise de ce signifiant “en plus“, quatrième élément, comme ciment pour tenir ensemble 3 obligations.

Quelques décennies plus tard Lacan produira le nœud à 3.

Freud rapprochait la paranoïa du discours scientifique. 

Lacan va jusqu’à dire que La Chose, “Das Ding“, ce qui comme altérité radicale reste inconnu, est “rejetée“ par le discours de la science « au sens propre de la Werverfung ». « Il s’agit d’incroyance, au sens d’un mode propre de l’homme à son monde. » “Das Ding “ étant « originellement ce que nous appellerons le hors signifié ».

« Le discours de la science rejette la présence de La Chose, pour autant que, dans sa perspective, se profile l’idéal du savoir absolu », non décomplété. 

Les religions, nous dit-il, « s’emploient à respecter le vide de “Das Ding“ »

« Je ne me console pas, avait-il dit je ne sais plus où, d’avoir dû renoncer à rapporter à l’étude de la bible la fonction du Nom du Père. »

Mais Il convient de distinguer, je pense, le discours de la science et la démarche du scientifique.

Le sujet de la science est l’effet de ce discours, c’est un sujet aujourd’hui exilé qui auparavant était pris dans un savoir collectif qui lui donnait sa place.

Nous pouvons constater que ce que Mauss avait cru repérer comme “traces persistantes des fondements archaïques communs à l’humanité“, ou ce qu’il en restait, est en train de foutre le camp, avec cette question: est-ce qu’on va savoir s’en passer ?

Par exemple, les instances compassionnelles, qui jugent non pas à partir des fondements du droit mais sur l’idée qu’elle se font des droits, se positionnant donc comme incarnant l’Autre de l’Autre, ont imposé l’abandon d’une règle coutumière bien antérieure à l’écriture de notre code civil, “l’indisponibilité de l’état de la personne“, qui avait été qualifiée de principe essentiel du droit français.  On ne pouvait pas changer l’état-civil du seul fait de sa propre volonté. 

Il y avait quelques exceptions, le divorce, l’adoption, l’accouchement sous x.

On s’est appuyé sur ces exceptions pour inverser la situation : la disponibilité est devenue la règle, l’indisponibilité l’exception. (1992 : l’état civil doit indiquer le sexe dont le justiciable a l’apparence, cette apparence fut-elle un artifice provoqué par lui-même.) 

Ceci a été étendu au « “prétendu“ principe de l’indisponibilité du corps humain » qui fondait la nullité d’un contrat à l’égard de la filiation (GPA traitée par la CEDH en 2014). L’autorité publique ne pouvait pas jusque-là se trouver contrainte de valider un arrangement entre 2 parties.

Enfin en 2016 le Défenseur des droits obtient la reconnaissance de la « possession d’état de son sexe », même si aucune modification corporelle n’a été exécutée, mais au titre du simple constat d’un “fait social“, par exemple changement de prénom etc. 

Le “coutumier“ représentait l’interdit pour des raisons non écrites, une forme d’autorité qui n’avait pas à se justifier, à l’abri des rationalisations.

Comme l’a montré ce que les militaires appellent l’exploitation des percées dans la guerre, un seul bastion du droit coutumier tombe et ce sont, on le voit, des pans entiers qui petit à petit cèdent.

On aurait pu croire que céder amènerait une détente, pas du tout.

On ne peut que constater que le militantisme redouble de virulence.

Le sujet moderne ne se reconnait plus dans l’aliénation qui règle le quotidien des membres du peuple Maori.

Et pourtant il reste aliéné, mais il ne le tolère plus, il devient sujet de la revendication, il revendique ses droits. Sa place ne lui est plus donnée mais “assignée“. 

Il s’insurge contre les diverses assignations arbitraires qu’un ordre cherche à lui imposer. (ordre qui est présenté comme n’étant rien de plus que l’hégémonie culturelle d’un groupe social ). Il s’insurge donc, quitte à se lancer dans une véritable entreprise de destruction de l’ordre symbolique. Et chacun est sommé de souscrire à cette position militante ou de se déclarer phobique.