JOURNÉES DU COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

FÉVRIER 2025

Quelques-unes de nos actualités cliniques

 

« La langue qui nous construit » 

Nicole ANQUETIL

 

Le 2 février 2025

Si Lacan s’est étendu sur l’aspect structurale de la langue en la théorisant à partir du signifiant des linguistes de l’école française saussurienne jusqu’au nœud borroméen de son école, c’est pour nous ouvrir à toutes les incidences que cela implique. L’écrit qui en est l’une de ses facettes, du côté du réel, peut s’en trouver piégé par l’impossible qu’il détient. 

Si la faculté de langage lui a été acquise, la langue se noue avec l’histoire de ce qui est propre à l’humain et ne peut se concevoir que dans la notion de différence qui en est la base. C’est ce qui lui a permis d’évoluer dans ses rapports à l’autre quand il s’est aperçu qu’un autre qui n’existait pas était indispensable à sa cohésion, le grand Autre était bien présent, mais nous n’en savions rien, avant que le génie de Lacan nous en donne sa formulation. Nous nous référons bien sûr aussi à Freud avec Totem et tabou et l’apparition du tombeau, symbole de ce qui n’est plus. Je ferai facilement la jonction avec l’aphorisme de Lacan dans son énoncé : Dieu est inscrit dans le fonctionnement du langage et le préambule de l’ouvrage de Boualem Sansal «, 2084, la fin du monde » La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité ». La religion a donc ce pouvoir de dénaturer Dieu et par là même de nuire au fonctionnement du langage quand elle a la prétention d’avoir le contrôle de la langue. 

Bien évidemment cela souligne l’écart existant entre Dieu et ceux qui entendent le servir et ceux qui entendent s’en servir.

Boualem Sansal, amoureux de la langue française, autant attaché à son pays l’Algérie d’où il est issu qu’à son pays la France dont il vient d’avoir la nationalité, a publié un certain nombre d’ouvrages qui ne se soucient que des divisions qui l’ont construit lui, des choix civilisationnels qu’il a fait sans pourtant oublier d’où il vient.

Il n’a écrit qu’en français, me semble -t-il car j’ai vainement cherché un écrit en langue arabe ou berbère, sa langue maternelle, celle que je la lui suppose du fait de son lieu de naissance, le tamazight, mais aussi bien peut-être d’autres parlers dont il déplore la disparition.  Les berbères seraient des ammonites, pas des sémites, beaucoup se sont convertis à l’islam, à la religion chrétienne ou hébraïque ; de ce fait il est difficile de lui trouver d’autre « maison » que le français. C’est Heidegger qui parlait du langage comme étant la maison de l’être, on peut aisément étendre cela à la langue, à celle dont on veut être l’hôte, dans le double sens de ce vocable. L’hôte celui qui reçoit et l’hôte celui que l’on accueille.

De plus, après ses deux ouvrages Gouverner au nom d’Allah et Le serment des barbares, parus après la décennie nommée les années de plomb, 1990/2000, dans un interview il déclara : « Dans ce tsunami de violence, j’avais besoin de comprendre pour sauver nos âmes et je n’avais que ma connaissance du français et de la littérature pour ce faire, j’ai donc écrit ».

En ceci il est dans le même état d’esprit que Milan Kundéra qui a décidé de ne publier qu’en français à partir de 1993. De nationalité française avec François Mitterrand en 1981, il a traduit lui-même ses romans, dont l’insoutenable légèreté de l’être, le livre du rire et de l’oubli pour ne citer que quelques-uns des plus connus. Il fuyait Tchécoslovaquie, Il fut naturalisé français en 1981 avec Mitterrand. Il a lui-même traduit en français ses principaux romans. 

La langue est ce à quoi nous appartenons, c’est une histoire de nos particularités, une politique une façon d’être. La langue est la structure, avons-nous appris avec Lacan. C’est un lieu, une maison, c’est pourquoi on y oppose la babelisation, la barbarie où la langue devient l’absence d’une énonciation, un énoncé qui tombe dans le vide et qui peut entrainer la guerre car l’autre, celui à qui on s’adresse n’existe plus car il est devenu inaudible et nous-même n’existons plus car inaudible à l’autre. Si la langue est par essence un malentendu structurale étant constamment dans la métaphore, elle ne se situe pas dans l’inaudible mais dans la disputatio. Elle est dans le désir, la reconnaissance d’un autre, dans la reconnaissance d’un autre qui du fait de la structure n’existe pas, mais qui paradoxalement soutient la structure, le grand Autre pour le nommer ainsi, je le souligne encore. On se nourrit d’une langue, les écrivains, les lecteurs ont cela en commun, les politiques également.

Cette métaphore, d’une nourriture fournie par la langue, qui pourrait sembler universelle, se voit confronter avec la matérialité des interdits alimentaires des religieux qui érigent ainsi une barrière avec l’Autre en le matérialisant, en créant une différence infranchissable, une excommunication au sens littérale, en créant un point fixe, un rabaissement de la langue à la seule communication, en la faisant sortir de sa qualité de maison. Elle devient un édifice de fils de fer barbelés, une théocratie à laquelle il faut se soumettre où disparaitre, soit consentir à une mort intellectuelle ou physique. Soumission de peuples.

Kamel Daoud, autre amoureux de la langue française, ami de Boualem Sansal et autant vilipendé que lui tout en aimant le pays dont il est issu, se tient dans cette « maison » qu’est la langue et, que je sache cet auteur n’a pas produit de texte en arabe, il s’en explique. Après un baccalauréat scientifique, il fait des études de lettres françaises, s’il écrit en français et non en arabe (littéraire ou autre) c’est dit-il parce que la langue arabe est piégée par le sacré, par les idéologies dominantes. On a fétichisé, politisé, idéologisé cette langue exprime -t-il. Son livre « Houris » que j’ai lu bien avant qu’il ne reçoive le Goncourt (ce dont je me suis réjouie, ce prix est grandement mérité) se situe dans les années de plomb de l’Algérie, assujettie au Front Islamique du Salut (FIS) durant 10 ans, gagnant les élections (1990/2000) et de ce fait s’autorisant à semer l’intolérance, les meurtres, imposant une police des mœurs, et commettant les exactions de toutes sortes au nom de la religion. Il faut souligner l’interdiction, faite par la charte de 2005 du gouvernement algérien, de faire allusion à ces années horribles, interdiction de faire toute mention de cette période.  Kamel Daoud, d’en avoir fait un écrit (en français) ne peut plus mettre les pieds dans son pays et a obtenu la nationalité française en 2020 ; la langue française, sa maison, raffermie par sa nationalité, est son abri, son asile. 

Même si personnellement je ne suis pas toujours d’accord avec ce qu’il avance, m’appuyant sur Voltaire, je me battrais pour qu’il puisse le dire, l’écrire.

Comme, assurément il est malaisé de confondre le peuple et son gouvernement, Boualem Sansal a été traduit en arabe et, parait-il, il serait apprécié, sous le manteau, mais honni dans le discours officiel d’apparatchiks. On ne peut que déplorer le sort qui lui est réservé en ce moment. Ses écrits sont censurés sa mort confirmerait un oukase, une mort intellectuelle, dans le pays même d’où il vient.

S’il existe une nouvelle « défense et illustration de la langue française », les écrivains francophones s’en font les héraults, les porteurs. En septembre 2024, tout récemment donc, Boualem Sansal publie Le français, parlons-en. Il écrit « je trouve injuste que nous, francophones n’avons pas droit de regard sur l’évolution de la langue française, nous sommes pourtant cinq fois plus nombreux que les français de souche. Il propose la création d’une église (église dans le sens premier du terme, à savoir ce qui rassemble, l’ekklêsia grecque) propre à créer l’Académie intercontinental dans laquelle les Français seront certes admis mais comme vestiges d’une époque révolue.  Voici comment l’édition du cerf l’écrit dans sa 4ième de couverture : 

De quoi le français est-il le nom ? Une religion, une bataille perdue, une grande victoire, un programme de sélection ethnique, un logiciel de traduction ? Quoi d’autre ? A l’heure où triomphe le globish il fallait Boualem Sansal pour lancer ce cri d’alerte qui est un cri d’amour. A partir d’un dialogue entre un vieux maître et son jeune disciple, en l’occurrence un journaliste inquiet, au cours duquel ils se demandent « France, qu’as-tu fait de ta langue ? », une enquête est lancée : pourquoi le français cristallise-t-il l’histoire ? Comment détermine -t-il la culture ? En quoi façonne-t-il l’identité ? Pour quelle raison, lorsqu’il est agressé survient une perte de souveraineté ? Par quel sursaut, alors qu’il est menacé de disparition, peut-on le sauver ? Et s’il s’agissait de ressusciter les contes et les légendes qui ont forgé l’âme du pays ? Un texte tonique, polémique, une défense et illustration, camusienne, de la langue française. Un appel nous disant pourquoi et comment la francophonie peut et doit réenchanter le monde. 

Bien évidemment je souscris entièrement à ces quelques phrases.

La maison qu’est la langue semble bien en péril, on peut rapprocher cela de l’expression populaire qui dit de celui qui divague ou qui est désorienté : il ne sait plus où il habite !

Il est fort intéressant de lire le dernier livre de Boualem Sansal : 2084.la fin du monde. On y voit comment on peut créer une fiction la transformant en un réel et comment de cette façon on peut imposer la tyrannie comme la seule façon possible d’organiser la vie publique pour, bien évidemment, le soi-disant bonheur de tous. De plus on veut incruster dans les esprits qu’il n’existe aucun autre pays au monde que celui dont il est question. Enfermement culturel et cultuel, géographique, abolition de l’Histoire, le seul devoir du citoyen est d’encenser l’oppresseur qui n’est nullement ressenti comme tel mais comme le grand protecteur qui pourvoie à tous les besoins sur lequel il n’y a qu’à se reposer. Pour arriver à cette néantisation de la réflexion la plus élémentaire, une langue créée de toute pièce est imposée, un seul culte dans un pays est toléré et il n’y a pas d’ailleurs. Toute mémoire antérieure s’agitant dans un coin de tête est un récit sibyllins résonnant à bas bruits réprimée par cette même tête, taxée de grande mécréance. Exigence de l’éclipse du sujet, exigence de soumission à un pouvoir totalitaire.

Nous avons affaire à un nouveau pays, l’Abistan, remplaçant le pays des croyants comme il se nommait auparavant, dont la langue est l’abilang. Le seul dieu est Yolah, grand et juste son serviteur est Abi, un Appareil, surveillance dans la plus grande violence, qui se suffit de sa présence pour que l’ordre règne, la crainte paranoïaque d’un « Ennemi » toutefois justifiait des actions militaires mystérieuses justifiant la glorification de Yolah le protecteur, grande Guerre Sainte ne devant que susciter l’approbation. Harmonie totale. Les seuls moments de circulation de la population est le pèlerinage, traversée de pays dévastés, ruines laissées par les « protecteurs ». 2084 fût une date officielle de l’instauration de l’ordre après la lutte victorieuse contre l’Ennemi dont finalement personne ne savait trop rien. Mais sous le regard de dieu, il fallait tout renommer et réécrire. Ce livre bien évidemment est d’un bout à l’autre une métaphore des comportements de fous de dieu.

Voilà comment on peut réduire un peuple, au nom de son bien, de son bonheur, à une entité décérébrée. Supprimer la mémoire que véhicule la langue, supprimer ce qu’elle comporte de dialectique et de métaphores, la réduire à un seul sens acceptable, sont les matériaux essentiels de la dictature avec l’opacité de ceux qui en profitent. Evidemment cela ne peut que se casser la figure car l’inconscient cela existe et tout ce qui n’est pas dans la disputatio resurgit dans le réel. On n’échappe pas à la métaphore, on en paye le prix.

L’espéranto, langue créée comme devant être parlée de façon universelle a été un échec car elle ne s’inscrit pas dans la moindre culture, mais dans une communication qui, on le sait n’est pas la raison d’être d’une langue. Que serait une langue qui aurait toujours raison ? Une langue à laquelle rien ne pourrait être objecté ?

Ce qui est absolument époustouflant est le noyau central du livre de Kamel Daoud Houris à savoir la problématique de la langue qui en est la trame. L’héroïne du roman, Aube, est une jeune femme enceinte à qui on a balafré la moitié du visage dans un assassinat programmé durant la guerre civile, alors qu’elle n’avait que cinq ans, la blessure lui a supprimé, à la lettre, sa langue, elle n’a plus de cordes vocales, elle ne peut plus rien articuler. La guerre civile s’est inscrite dans son corps, une large cicatrice la condamne à un sourire qui est bien loin d’exprimer une quelconque joie. Enceinte, elle parle à sa fille, sûre d’avoir une petite fille dans son ventre et ne sait pas si elle doit ou non la supprimer. Qu’a-telle à lui transmettre sinon l’horreur ? Est-elle, cette petite fille le symbole du vague espoir que la vie est toujours un avenir ? Elle parle mais elle ne s’entend pas parler, personne ne peut plus l’entendre. On comprend que ce qu’elle appelle sa voix intérieure est le français, la langue de la liberté qui rendra sa fille une houri du paradis, être mythique d’un paradis mythique, si elle arrive à la supprimer. Cette langue l’incite à cette suppression pour éviter à sa fille le fardeau de la vie (l’avortement est par la loi en vigueur punie de mort).  Sa voix extérieure pourrait être n’importe laquelle car elle n’a plus la capacité à exprimer quoique ce soit. De ce qui lui reste de bouche révèle un trou béant ne pouvant émettre que quelques sifflements incompréhensibles. 

C’est la langue qu’on lui a supprimée mais qui pourtant n’a pas le visage de la mort mais dans laquelle elle n’habite plus, ce n’est pas la langue qui l’a construite, c’est la langue du malheur, écrite sur sa peau. C’est sa langue de l’écrit, du réel, son sourire est l’interface de ces deux langues. C’est une lettre.

 Elle se racontera à sa fille dans sa langue intérieure, une histoire attentive à l’écriture de sa peau, est-il écrit, avant d’accomplir son désir de la tuer car ici ce n’est pas un endroit pour toi, c’est un couloir d’épines que de vivre pour une femme dans ce pays. Elle sera dans le paradoxe d’une bande de Moebius qui ordonnerait l’existence et la mort dans la continuité comme expression de l’amour d’une femme pour la fille qu’elle attend, alors qu’elle-même est effacée en tant que telle. Cette langue intérieure, est aussi une présence si on lit bien Lacan, mais cela ne s’inscrit pas dans le registre de la psychose.

 Aube dans sa langue intérieure est dans la nécessité de parler à sa fille pour qu’elles soient vivantes toutes les deux, tout en étant inscrites dans la mort si la bande de Moebius se coupe en son milieu par la décision que prendrait Aube de supprimer cette enfant. Si elle renonce à sa voix intérieure, Aube accepte en quelque sorte que sa voix extérieure prenne le pas sur sa langue intérieure en n’ayant que la mort pour horizon. Aube est donc persuadée que la mort est la seule solution dans la situation dans laquelle elle se trouve. On est en droit d’objecter que pour une femme porter un enfant est un message de vie même si on n’en veut pas. Aube est dans ce dilemme.

Le fait qu’Aube ait été rendue muette symbolise le totalitarisme d’un état qui veut que rien ne soit dit de certains évènements et l’inscrit dans la loi, une loi constitutionnelle. Elle va de pair avec le statut de la femme, le statut du corps de la femme. 

J’ai retrouvé un texte de Charles Melman intitulé Langue étrangère en tant langue maternelle ? Phrase interrogative.

Le corps est un lieu de l’Autre, du grand Autre comme infini, il ne devient consistant qu’à la condition d’être organisée par la jouissance écrit Melman , on pourrait dire que c’est une des raisons pour lesquelles le corps des femmes est objet a, corps qui ne peut se saisir en son entier car c’est l’Autre qui fait son corps au corps et que ce grand Autre n’est pas limité. Peut-on s’en référer aussi pour celui qui jouit de la souffrance de l’autre de façon illimitée, se référant à un Autre illimité ? Melman définit la langue maternelle comme étant celle qui interdit l’inceste, ce qui bien entendu ne veut pas dire que cet interdit est aboli si on parle une autre langue que sa langue maternelle puisque cet interdit est universel mais que la langue maternelle met en place la base d’un contrat social.

A cette assertion, on pourrait ajouter que la langue étrangère nous libère de la problématique de l’inceste de façon individuelle. Mais avançons tout de suite que si l’interdit de l’inceste y est inscrit, la langue étrangère dont on a la maitrise rend possible des dires où la liberté d’expression fait son lit car on s’y sent autre.

Melman évoque deux langues une propre au grand Autre et une celle de l’inconscient. Cette problématique de la langue, Aube la vit dans son cors, corps balafré et corps portant un être vivant dont elle envisage la mort. Corps qui est pour l’Autre, les fous de dieu, leur propre discours sous une forme inversée, c’est de ce fait que le visage balafré d’Aude devient une lettre. C’est écrit sur son visage dirait-t-on dans le discours populaire. La jouissance est alors des deux côtés, côté du tortionnaire et celui du martyrisé. Je rappelle que jouissance peut être, contrairement au plaisir, une souffrance sans limite. Là nous sommes au niveau du savoir et non de la connaissance, si on suit toujours ce qu’en dit Melman. C’est le corps qui sait, corps du martyrisé, la connaissance est du côté du tortionnaire qui n’a aucune implication de son corps.

Aube parle à sa fille avec une langue étrangère à cet Autre qui a mutilé son visage, à lui elle ne parle pas, elle envoie des sifflements , des sons. Bilinguisme répandu pourrait dire Melman, il évoquera la langue du maitre celle qui ment et celle de l’esclave qui est dans le vrai. Ce n’est pas exactement le cas d’Aube qui irait plutôt du côté de ce qui a été apporté par Lacan à savoir le discours de la liberté, discours reprend Melman qui est celui des châtrés et des opprimés et de ceux qui échappent à la castration, où pas mal de femmes s’inscrivent avec aussi cette faculté d’avoir la langue du maitre, son corps peut alors changer de statut. J’ai retrouvé un recueil d’articles, intitulé Problèmes posés à la psychanalyse, évoque cela dans ce recueil d’articles fort intéressant.

Curieusement, mais fidèle aux propos de Freud et de Lacan dans l’article intitulé L’hystérique naissance et échec de la psychanalyse, il soutiendra que dans cette écriture qu’est le corps de la femme, la femme en tant que telle est muette. C’est sûrement très pertinent dans le discours psychanalytique ; mais si cela est imposé à la femme dans le réel d’une amputation, si c’est dans le but de l’anéantir en tant que femme, on n’est plus dans le jeu du désir ni dans la logique de la castration chez une femme ni dans l’au- moins- une de sa condition, on est dans le meurtre de la femme. C’est une des trames de cet ouvrage de Kamel Daoud intitulé Houri.

Si d’être muette comme l’est devenue Aube son héroïne, par une agression barbare, à l’âge de 5 ans, nous ne sommes plus dans le registre de l’amour que porte Kamel Daoud à la femme, confère son ouvrage Le peintre dévorant la femme, mais dans la dénonciation des pièges du discours des islamistes, dénonciation d’une idéologie mortifère où la femme est assimilée à un Satan .

Que signifie ce titre ? Il s’agit de Picasso qui est en proie à un amour dévorant, à cinquante ans, pour sa jeune modèle âgée de 18 ans, Marie-Thérèse Walter. C’est un amour impensable, extravagant, qui s’affiche sans retenue, qui finit par dévorer cette femme dans un consentement voisin de l’assujétissement. Picasso la peint dans tous les moments de sa vie, tous ses tableaux sont à la gloire d’un érotisme sans retenue, il ne peint pas ce qui relèverait de la beauté d’un corps, il s’attache à peindre le désir que le corps suscite dans toute son extravagance, voire sa religiosité. Selon Kamel Daoud, l’érotisme est la religion la plus ancienne. 

Il nous met en garde contre la poussée mortifère du salafisme. Ce vocable signifie un retour aux anciens pour lesquels rien ne doit invoquer dieu, ni un vocable, ni une représentation car dieu est dans l’indicible et l’invisibilité, tout ce qui peut en être la représentation doit être détruit, brulé. Seul le désert peut en être son lieu emblématique. Comme il faut une reproduction humaine pour glorifier dieu, il est recommandé un coït sans visage avec une femme impure par définition car elle souille la terre de ses flux liquides, les règles en particulier. Des ablutions avant et après le rapprochement des corps sont exigées. La terre entière doit se soumettre au salafisme. Bien évidemment on est plutôt loin de Picasso. Kamel Daoud est occidentalisé avec son amour de l’amour et la langue qui recèle cet érotisme. Il s’y reconstruit dans l’amour de la vie. L’autre qui signifie le désir et la vie, c’est la femme qui alors se situe à la fois comme objet et comme emblème de la pérennité. Le désir des salafistes de détruire l’occident est qu’il est pour eux une femme et en tant que telle la voiler, la rendre invisible.

Nous ne sommes plus dans une économie du désir, dans la différence des sexes comme l’a très bien compris Mozart dans ce jeu de la dérobade qui soutient le désir chez une femme, le fameux vorrei e non vorrei de Zerline de Don Giovanni. Melman a parlé non pas directement de Mozart mais de cette particularité qu’a la femme d’être l’objet a du désir et d’être l’insaisissable en qu’Autre.

Rappelons ce qui a été qualifié de discours de la liberté, leçon XI du séminaire III. Je l’ai colligé dans ce que j’ai publié en tant qu’Essais Cliniques, je ne me souviens pas exactement l’année de ce travail. Je l’avais évoqué à propos de la psychose. Effectivement Lacan en parle comme un discours de l’intime qui n’est en aucun cas celui du voisin ou de quelque d’autre, en désaccord avec lui, qui ne se réfère à aucune loi quelconque et qui s’apparente, il dit bien s’apparente, à un délire. Je me cite moi-même en train de citer Lacan. Ce qui caractérise ce discours est celui de la résignation, un discours qui ne s’oppose pas…mais discours vivace, particulier à chacun et rend incapable tout un chacun de valider une conduite ou un comportement et qui ainsi renvoie les grandes questions fondamentales de la vie à l’incertitude et au désarroi.

C’est ce qu’il se passe pour Aube, elle est dans un grand désarroi. De plus, d’avoir échappé à la mort, d’avoir fait la morte alors qu’on tuait sa sœur durant le massacre organisé par des fous de Dieu, elle est dans une grande culpabilité, ce qu’on peut désigner comme la culpabilité de celui qui n’est pas mort avec les autres. Culpabilité vis-à-vis de sa sœur surtout, elle n’a pas pu lui venir en aide. Notons quand même que sa mère n’était pas non plus parmi les massacrés du village.

Lacan écrit aussi « ce discours de la liberté est quelque chose qui s’articule au fond de chacun comme représentant un certain droit de l’individu à l’autonomie… affirmation d’indépendance de l’individu par rapport, non seulement à tout maître, mais on dirait aussi bien à tout dieu. Le réel d’Aube, est bien toujours là en tant que réalité, réalité qui lui impose des choix.

(Boualem Sansal, cité plus haut n’est pas dans le discours de la liberté mais dans le discours d’un homme libre d’habiter sa maison qui est la langue française, maison qu’il a choisie).

Aube, l’héroïne de Kamel Daoud, n’est pas dans le discours d’une femme libre, elle est dans le discours de la liberté, à sa manière, c’est ce qu’elle appelle sa seconde langue, sa langue intérieure, langue qui la piège dans ce monologue, la langue de l’incertitude. Elle n’arrive pas à garder les yeux ouverts pour regarder sa mère qui fait les bagages dans une autre pièce, ni à les fermer sans t’apercevoir ; là, nichée dans l’opacité. La mère d’Aude se prépare régulièrement à sortir de son pays pour trouver un chirurgien pouvant restaurer le visage de sa fille. Ce roman est aussi une histoire de femmes. La mère d’Aude est aussi une femme seule, ce qu’a vécu sa mère la pousse à dire à sa petite houri : « Voilà mon Etoile, pourquoi tu vas rester en vie, je veux dire entre la vie et la mort, jusqu’à ce que je décide de mettre fin à cette conversation. Tout est ma faute, il aurait fallu être prudente, ne pas tomber enceinte comme une idiote et ne pas avoir à avorter comme une bête traquée. Aube s’adresse à sa fille, dans sa conviction que le pays   où elle vit (il s’agit d’elle bien évidemment, tout en parlant d’une adresse à sa fille) est un couloir d’épines que d’y vivre, d’où son désir de la tuer, par amour. On peut y voir le trait mélancolique du meurtre par altruisme, sans pour autant s’autoriser à parler de psychose. C’est la dialectique de la place de la femme en tant qu’Autre. »

Il s’agit là encore d’une certaine mort du sujet, comme on le voit dans l’œuvre de Boualem Sansal 2084, la fin du monde.

De la même façon que nous employons le mot hôte aussi bien pour celui qui reçoit et pour celui qui est reçu dans son heim, dans sa maison, nous habitons une langue et elle nous habite.  

Cette défense de la langue française qui nous vient d’écrivains étrangers, celle qui pour eux représente une parole libérée du religieux nous renvoie à notre propre seizième siècle avec Joachim du Bellay dans son magnifique texte « Défense et illustration de la langue française paru en 1549 après une ordonnance de Villers -Cotterêts qui impose le français comme langue du droit et de l’administration, pour en faire une langue de référence et d’enseignement. Le peuple français parlait une langue assez loin du latin, Il parlait « le vieux François » Il s’était épanoui au XI ième siècle avec les chansons de geste (la geste, c’est l’exploit, l’héroïsme) des langues locales et régionales, François Villon, décédé en 1463, Rabelais, décédé en 1553, François Villon s’y sont exercés, pour ne citer qu’eux. C’est ainsi qu’est née la Pléiade en 1563 (Ronsard, Du Bellay, Cotterêts, Jean-Antoine du Baïf, Étienne Jodel et Jean Dorat). Son but était de construire une langue, s’aidant de l’existant, de la détacher de ses multiples origines de langues antiques, en particulier du latin qui devient à ce moment-là la langue de l’église catholique. On y repère ainsi les prémisses de la séparation de l’église et de l’état, on parle d’une émancipation de la langue. Séparation du religieux avec l’orientation de ce qu’on a appelé la langue de Molière et la langue de Voltaire.

Cette prouesse linguistique, pour autant n’a nullement renié le Christianisme ni combattu la foi comme au moment de la Révolution française.

Cette langue de la Pléiade est venue nous construire dans la notion de liberté avec une adhésion remarquable de toute « l’intelligentzia » européenne. D’autres peuples, extra européens s’y sont intéressés, notamment le peuple libanais et le peuple syrien. 

Un auteur syrien, Souleimane Omar Youssef, fuyant son pays et la chappe de plomb mise sur le peuple par le régime autoritaire en place, a connu ce qu’il en pouvait être de la poésie française à travers une traduction de Paul Eluard a écrit un livre remarquable Être français. Parution en septembre 2023.

Il ne songeait pas spécialement à s’installer en France, il songeait plutôt à L’Allemagne, un concours de circonstances l’y amena en 2012, en tant qu’écrivain et journaliste, éclairé par d’autres réfugiés politiques sur l’attention particulière donnée que donné la France, il s’y installa et étudiât le français qu’il manie avec une grande facilité. Avec humour il s’étonna de ne trouver ni Eluard ni Aragon à tous les coins de rue et ne cesse de s’étonner que beaucoup de nos nationaux parlent de dictature de nos dirigeants. On le voit défendant activement la laïcité à a française qui est l’une des formes prises de la séparation de l’église et de l’état. Il savoure les petits coins de France loin du tumulte des villes. Il se dit faisant partie de la France et que la France fait partie de lui. Il a acquis la nationalité française en 2021, la langue française l’a adopté. Sa stupéfaction est de s’apercevoir que certains de nationalité française se rêvent de vivre dans pays d’une origine plus ancienne, imaginarisé, où ils seraient par ailleurs mal accueillis. Pensons à Esope…de ce qu’il disait sur la langue, mais ce n’est pas là-dessus qu’il faut s’appuyer car tout un chacun est libre de son utilisation.

D’être autre, dans l’expression écrite et verbale n’est nullement du côté de l’hystérie comme on peut le rencontrer chez certaines ou certains de nos patients mais c’est ce qui permet une liberté d’expression et de jugement quand sa propre langue maternelle se trouve oblitérée d’interdictions dont le but flagrant est de n’accréditer qu’une seule histoire, celle de la glorification de l’oppresseur et de l’acceptation à s’y soumettre.

Aube, ayant décidé de retrouver son village de naissance où le drame s’est déroulé ne retrouve qu’une route jonchée de cadavres et de têtes décapitées. Personne n’a le droit de parler ou d’évoquer quoique ce soit sous peine d’être supprimer. Ce qui a existé doit être effacé des mémoires jusqu’à effacer toute idée qu’il aurait eu des massacres.

On ne peut que se référer à Freud sur la censure d’un pan d’histoire qui finit bloquer toute parole même celle qui n’a rien à voir l’élément censuré, on peut alors parler de déconstruction d’une langue.

Kamel Daoud écrit aussi bien pour ses contemporains algériens, musulmans ou pas avec les noms de ville ou de villages d’Algérie, mais aussi en mettant entre parenthèses les anciens noms français, affirmant ainsi sa nationalité française, cette langue française qui lui permet de reconstruire ce qui est interdit.

Il faut parfois avoir vécu l’enfer pour utiliser les mots qui peuvent tenir lieu de charpente, c’est ce qu’il semble vouloir démontrer : en effet, une fois dépassée l’angoisse du survivant Aube peut se tourner à nouveau vers la vie. Elle a eu deux naissances, l’accouchement de sa mère et l’abandon de ce qu’il lui semble avoir vécu lorsqu’elle a pu réchapper au massacre à l’âge de 5 ans et avoir accepter que sa sœur ait pu mourir alors qu’elle en a réchappé, c’était le vœu de cette grande sœur.

Auparavant il lui a fallu aller à la montagne là où elle a été tuée à 5 ans pour dans le but de tuer sa fille, elle veut la tuer pour lui éviter la vie, la douleur de la vie le mé phunaï d’Œdipe à Colonne, mais pas pour les mêmes raisons. Elle suit une route jonchée de cadavres et de têtes décapitées, elle se résout alors à raconter à sa fille comment elle a été conçue avec un homme à la dérive issu aussi d’une famille détruite par les fous de dieu, rêvant lui aussi d’autres lieux, mu par la pulsion de vie. Aube n’échappe pas à la condition de la femme qui doit se taire « la voix d’une femme est une nudité, un péché, un appel au péché, le père de sa fille s’est enfui avec des passeurs pour l’Espagne, l’abandonnant elle et l’enfant à naître.

 Kamel Daoud a fait des études de lettres française, ayant été islamiste adolescent, il sait de quoi il parle, il abandonne cette direction et s’insurge contre le gouvernement algérien.

Un écrit a été fait de toutes les exactions des fous de dieux approuvés par un nouveau gouvernement mais le gouvernement suivant ordonna de tout oublier, c’était le jour du savoir ! Les gens qui l’avaient écouté s’écartaient de lui, on rapporte aux auditoires ce qu’ils veulent écouter. Rien ne devait avoir exister de cette décennie.

KD ne s’est pas tu, il en a écrit un livre en français, en France, et a été interdit en Algérie, même s’il ne s’agit pas de psychose, les faits sont revenus dans le réel d’un livre. Aube n’est pas seule dans sa détresse, elle est accompagnée d’un homme âgé, également victime de barbares, sa jambe abimée devint un accident de moto dans les discours officiels, mais avec l’édition de ce livre sa jambe devint une écriture, tout comme le visage d’Aube. La lettre c’est ce qui persiste et insiste.

KD écrit exactement ce que les talibans imposent aux femmes, ne pas parler aux hommes, ni entre elles, ne pas sortir seule et demeurer invisible

Aube est revenue au lieu du crime qu’elle a subi, elle transmet cela à la fille qu’elle porte en elle.

Un imam la pousse à l’oubli, il l’a reconnu il connait son histoire il est ce boucher du FIS, celui qui est à l’origine du début de l’histoire d’Aube, il la prie de retourner chez elle près d’Oran.

Cet imam était son égorgeur, celui à qui elle doit d’être une lettre, une lettre de mort. Elle apprend alors que le motif de son agression n’était nullement une question religieuse mais simplement un moyen d’acquérir toutes les richesses comme les massacres qui se sont continués dan le village de son enfance.

Là se pose une question majeure, non abordée par l’écrivain, qu’est devenu l’esprit d’Averroès, Ibn Rochd de Cordoue, celui qui a mis la raison et la foi en liaison, celui qui a fait la gloire de la culture arabo-musulmane ? Il persiste quand même ici et là chez certaines peuplades non atteintes par la barbarie.

Aube produit un effet très poétique de sa rencontre avec elle-même dans l’identification des lieux de son drame après l’identification de son égorgeur elle comprend que sa culpabilité de survivante l’a guidée dans toute ses démarches elle a enfin le fil de son histoire de son désespoir du désespoir de son village, de son pays, sa sœur lui avait sauvé la vie. Aube finit par choisir la vie, sa fille va vivre et elle aussi. De même que cet interdit de la loi, on veut l’oubli, le passé ne doit plus exister c’est l’injonction des fous de dieu, il rejoint Boualem Sansal dans son ouvrage 2084.

Un peu comme dans un rêve KD est lui-même dans chaque personnage, Aude est prise pour une journaliste par une fillette qui lui demande de tout raconter tout dans un article. Le livre est métaphorique de l’horreur de cette page d’histoire Il faut cacher qu’au moment de l’Aïd au moment du retour dans son village, il n’y a qu’un âne à manger. On lui ferme la porte à ses questions on la chasse. Le désir d’Aude est de tout transmettre en cherchant des preuves pour maintenir son désir d’éviter à sa fille l’horreur de l’existence. Pour pouvoir la tuer.

Être ou ne pas être, vivre ou mourir, laisser vivre ou tuer la fitna ? c’est un désordre un complot une division.

Elle finit par être autorisée à parler par les femmes qui l’avaient d’abord repoussée.

« Ils étaient tous cuisiniers » pendant la guerre disent-i-ils se conformant à la loi de l’omerta. Rien n’est dit dans les discours officiels sur ces femmes violées et torturées, elles ne doivent ni témoigner ni évoquer quoique ce soit. Les femmes violées ne peuvent plus ni se montrer ni travailler, ni se marier ni divorcer, ni de vivre quelque part ni avoir le droit d’avoir des papiers. L’écrivain de Le peintre dévorant la femme dénoncent ainsi le paradoxe de vouloir anéantir ces êtres humains bizarres qui portent la vie en elles. 

Que fait-on de tout ça ? Que fait-on des paroles confisquées ? Le livre de KD est une clinique de la parole, de la parole interdite, de la parole mal entendue, de la parole qui condamne, de la parole qui se délie, de la parole qui se dénie, de la parole qui se répare quand enfin la vérité qu’elle recèle peut alors accoucher pourrait-t-on dire dans la matérialité de la mise au monde de la petite houri qui a enfin le droit de vivre ? Qui se prénommera alors Khalthoum comme la chanteuse chantre de l’amour. De plus ce livre est une véritable clinique de la lettre, lettre du réel, dans l’imaginaire du corps. Il est à la gloire de la langue qui nous construit que ce soit dans la vie ou dans la mort, pour le pire ou le meilleur, qui tient sa force de la liberté mais qui devient un objet que l’on pense mort quand il est frappé d’interdits, mais redoutable quand il s’impose.

Comme pour d’autres écrivains que lui, le français apparait pour Kamel Daoud comme la langue de la liberté.