Le Métier d’être homme

Samuel Beckett, L’invention de soi même

Marie IEMMA-JEJCIC
 
 
Retour après la lecture de son livre et sa conférence au collège de Psychiatrie
le mercredi 23 Mars 2022
 
Ce travail de lecture m’a permis par un retour à Beckett d’insister sur la notion d’écart, en reprenant un propos de Cioran (Exercices d’admiration – Arcades Gallimard – 1976) où il nous dit « Pour deviner cet homme séparé qu’est Beckett, il faudrait s’appesantir sur la locution « se tenir à l’écart ». »
 
En quoi et par quoi a tenu ce travail permanent pour Beckett si ce n’est par les mots dans leur obligation de nommer pour faire ouverture, création dans le langage afin de donner respiration au corps. Ce corps dont il souffrait lors de ses difficultés respiratoires et où il ne voulait pas se laisser enfermer à l’image de Proust, mais aussi dans ces abcès, ses anthrax qu’il fallait vider ou encore lorsqu’il était paralysé par des troubles hypocondriaques et dépressifs.
 
Se tenir à l’écart c’était aussi ces silences si denses qui pouvaient s’installer dans sa relation à autrui mais également à l’intérieur de son propre langage. D’où cette écriture faite de brisures, d’éclats, de rupture. Ces personnages qui font narration passent subrepticement de l’un à l’autre en silence dans des déplacements, des retournements incessants donnant aux voix ces inflexions qui nous interrogent sur leur nature. Mais ses mots restent fragiles et ne cessent pas de ne pas s’écrire, cet impossible n’est pas une énigme c’est une exigence. Ces mots que Beckett nous présente dans L’innommable comme ”gouttes de silence à travers le silence” ont aussi le poids, la matérialité de la lettre qui viennent creuser le réel. Trou d’angoisse mais qui vient aussi circonscrire la pulsion dans cet ”écrit-dire” si bien souligné par Marie Jejcic.
 
La densité de l’objet accompagne partout Molloy (qui me paraît le plus exemplaire du dire de Beckett). Son chapeau omniprésent dans son œuvre est l’objet tout particulier de son attention, surtout ne pas le perdre, toujours accroché à l’élastique par un petit trou qu’il faudra attentivement réparer. Même bordé de fumier dans l’Innommable, il ne faut pas faire sans lui. Objet-élastique-trou, il faut rester vigilant, il faut garder le cap pour le pire, il faut rester en mouvement, ramper dans la boue. Banc, vélo, béquilles, crayon, bâton font une panoplie qui permet de ne pas se perdre dans un monde de semblant, de tracer sa route mais où sont-ils dans cette chambre cellule qui n’a qu’une seule fenêtre par laquelle pénètrent soleil levant et soleil couchant. Dans cette inanité des mots le sable devient fable. Seul Mais non le monde te regarde, le bord de la falaise devient tremplin. Pas si seul toute création est poésie Joie
(lecture personnelle et interprétation momentanée de Compagnie) La vie de Beckett en témoigne.
 
Revenons à notre Lecture d’Être Homme.
Hystérectomie à la truelle. Ne pas être absorbé par l’Autre. Naissance d’un dire nouveau singulier ?
Marie Jejcic suit le souffle récupéré par Beckett dans son écriture qui construit un monde où les narrateurs sont respectueux du langage dans le ”se tenir à l’écart” du signifiant laissant place à l’objet (voix, regard, rien). L’innommable oblige à continuer dans un dire, dans une éthique de la parole où se conjuguent l’impossible et la nécessité propres à la structure.
 
Jean Pierre Faye après la nomination de Beckett au prix Nobel a écrit : ”l’effet physique exercé par Beckett est assez effrayant. On peut tomber malade de Beckett. Pour qu’un écrivain parvienne à provoquer un choc aussi fort chez son lecteur ce qui est très rare cela suppose selon moi une très grande efficacité de la langue”.
 
Le travail d’écriture de Marie Jejcic nous tient la main dans cette tâche ardue et exigeante.
 
Le 24 Mars 2022, Michel DAUDIN.