« LE POINT-MAISON » 

OU « COMMENT J’AI PU TRAMER MA RÉALITÉ » 

Michel Jeanvoine

« Le point-maison », c’est sous ce titre que je vais avancer quelques réflexions et questions. Et, pour ce faire je vais m’appuyer sur ma clinique et tout spécialement sur les propos d’un patient que j’appellerai « Roberval ». Peut-être en comprendrez-vous, dans l’après-coup, le pourquoi. Celui-ci s’était donné pour objet de m’entretenir du « comment il avait pu faire pour reconstruire sa réalité, pour la tramer » disait-il. Réalité qui à un moment s’était étrangement dissociée et fragmentée.


J’avais été amené à rencontrer Roberval alors que celui-ci présentait pour la première fois ce que les psychiatres appellent un « épisode aigu délirant ». Et tout avait commencé, avec son entourage, par ce qui s’était imposé, à savoir une hospitalisation. Dans ses premiers entretiens, à sa sortie, celui-ci m’apprit sa passion pour l’informatique et qu’il « fonctionnait en binaire ». « Oui-non », « Vrai-faux », … Il « avait touché son rêve » et il « s’était perdu » disait-il.  « Il n’y avait plus de profondeur…comme une surface, l’écran de l’ordinateur et je ne savais plus de quel côté je me trouvais… ». « L’ordinateur me parlait… ».


Une maison, sa maison livrée au grand vent de l’Autre. Une barre qui ne remplit plus sa fonction, ou encore en termes borroméens, un dénouage de RSI qui l’introduit à cet espace-temps si particulier qu’il décrit. C’est à partir de là, après cette hospitalisation, que le projet lui vient de m’entretenir de la reconstruction de cette « maison » et de sa « réalité ». « Je suis allé aux confins de l’univers…j’en ai fait le tour… ce que je peux vous dire c’est qu’il n’y a que du positif ou du négatif, de la vie ou de la mort… ou de la matière et de l’antimatière… ».


Peu importe les termes qui qualifient cette opposition puisque ce qui importe est le jeu de cette opposition même. En effet ce qui lui importe est d’être le « trait », « une boule d’énergie pure », comme il le dit, entre ces deux termes, ou bords en tension, en évitant leur collapse. Collapse qui mènerait à « l’apocalypse » ou à « la catastrophe ». Il doit y en avoir « au moins un » qui doit être là pour faire ce travail, pour faire que « cela tienne ». « Cela pourrait être quelqu’un d’autre que moi, … je n’en sais rien. Mais c’est ainsi. » 


Ainsi Roberval nous l’apprend, il n’a pas le choix. Il est nécessairement celui par qui cela tient, indispensable à ce qu’un univers puisse ainsi se déployer sans se collaber brutalement. « Je suis passé ainsi d’un système binaire à un système ternaire. C’est-à-dire qu’il n’y avait plus seulement du « vrai-faux » mais du « peut-être… ». 


« C’est comme cela que j’ai pu reconstituer ma base et élaborer ma sphère. C’est comme cela que j’ai pu devenir autre chose que cette boule d’énergie pure, en faisant le trait. » Vient prendre place ici la constitution d’un objet dont le support est un objet africain qu’il appelle aujourd’hui son amulette :

« Je le regardais… je dépendais de lui… Il me parlait doucement ».

 C’était une « bonne voix » par opposition aux autres.  

« C’est lui qui conservait ma mémoire… Sans lui je n’aurai pas pu faire cela…»

« Ce bijou était ma liberté, c’est lui qui m’a permis de sortir de ma prison. »

« Alors j’ai pu penser par boucle, ça se bouclait, ça se fermait, et puis je pouvais passer à autre chose en oubliant ce qu’il y avait derrière. »

« La difficulté pour se reconstituer, disait-il, c’est qu’il faut avoir un point fixe. Cet objet m’a permis de trouver ce point fixe. Il m’a permis de mettre quelque chose entre moi et les voix. »

« Je l’appelais mon ça… Je me confiais à lui en le regardant et il prenait mes pensées et je pouvais alors passer à autre chose. Il conservait ma mémoire comme une petite graine. »


Cet objet dont il parle est une croix donnée par un touareg. D’un côté, il y situe le « plus » dont il parlait, et de l’autre, en opposition ou en tension, le « moins ». Cette croix, suspendue à une ficelle, pouvait être animée d’un mouvement de rotation. Et c’était là un point manifestement important pour lui et sur lequel il n’a rien dit. Je voudrais insister sur ce que Roberval présente ici comme son « invention » et sur ce qui lui a permis de reconstituer sa maison en retrouvant de la profondeur, son « moi » comme il l’appelle.


« J’étais le trait et pour me dégager j’ai dû choisir un côté, le plus. J’aurais pu choisir l’autre côté… Mais l’important était de faire un choix… J’ai dû compter, un, deux à partir de ce bord (en désignant les deux bords en opposition ou tension), j’ai compté un, deux, et j’avais ainsi, à chaque fois, un coup d’avance, un plus Un… »

« A partir de ce moment où j’ai pu compter plus Un, les hallucinations ont cessé. »

« Je tiens le couple, c’est ma base… c’est comme cela que j’ai pu tramer ma réalité…. C’est le point. » 


« Tenir le couple », « tramer l’étoffe de sa réalité », user d’une telle invention place Roberval dans une nécessaire solitude qu’il assume comme son destin parmi les hommes. Il se voulait auparavant « hors système » et le voilà dans cette situation, paradoxale à ses yeux, de soutenir une invention qu’il appelle lui-même « un système de la conscience » : « un système de la conscience qui lui procure un abri, une maison. En assurant, et en assumant cette fonction de faire le plus Un, il assure son destin d’homme dans un collectif rendu alors vivant et Roberval a le sentiment d’être par l’intermédiaire de cette « base », un « filtre » ou un « médiateur ». Le voilà comme « divisé », c’est son mot, mais « divisé dans le réel », entre « l’immortalité » due à cette « conscience universelle » et sa mortalité liée à son destin d’homme. Ainsi rend-il compte de son travail de médiateur par l’intermédiaire de la mise en fonction de cette « base ».


« Cette invention est pour moi comme une mythologie… » « Où suis-je allé chercher tout ceci ? Où suis-je allé chercher cette invention ? ». « D’où ceci peut-il bien me venir ? ». Telle est sa question.


Voilà quelques-uns de ses propos que j’ai retenus et jugés bon de vous présenter, ceux directement en lien avec ce « point-maison » dont j’ai fait mon titre. Il est toujours délicat de rapporter les propos d’un patient dans le cadre de la présentation d’un travail. Mais mettre ceux-ci en circulation, en tirer des enseignements, les mettre au travail, participe de cette topologie qu’a bien voulu exposer Roberval dans la confiance qu’il a pu nous faire. Le clinicien lecteur en est alors partie prenante et participe, par le lien de transfert de cette topologie.


Que dire de ces enseignements ? 


Je commencerai tout d’abord par quelque chose que nous connaissons bien, que nous avons appris à repérer, premier dans son propos et qui se vérifie une nouvelle fois. A savoir la présence d’une tension sociale qui fonctionne comme un appel dans le réel et qui se donne, à la lecture qu’en fait Roberval, dans le statut d’une béance, voire d’une coupure. Il y a une opposition énigmatique à laquelle il a à faire. Et il s’agit pour lui de pacifier cette tension qui s’impose au monde au risque d’un collapse. Et c’est dans le réel que cette béance prend la parole par la consistance voisée donnée à ces deux bords qui la présentent. Qu’importe comment nommer les deux bords en opposition, matière/antimatière, +/-. Il y a là une faille qui commande son être, une tendance au collapse qu’il a à relever afin que du corps puisse se soutenir, la consistance d’un « peut-être ».


Nous pouvons lire communément ce lieu comme spécifié par la dimension même du signifiant. En effet, avec Jacques Lacan nous avons pris le pli de lire le signifiant comme non identique à lui-même, par opposition à la lettre dont la spécificité est d’être identique à elle-même. C’est en ce lieu, celui de la barre, que celui-ci nous dit constituer son être et qu’ainsi il pourrait trouver son statut de parlêtre dans le registre du signifiant. C’est en faisant, mieux, en étant le « trait » entre ces deux espaces pourtant en opposition, que celui-ci maintient ouvert une faille qui donne la vie et évite le collapse redouté. Il est à noter que ce champ s’impose à lui xénopathiquement et que ces deux bords s’adressent à lui dans des registres différents et opposés, avec des hallucinations de natures différentes et opposées.


En ce lieu, et faisant trait, il devient la cause de l’univers qui peut ainsi se déployer. Son consentement à faire trait lui assure sa raison en lui donnant la place qui s’était avérée lui faire défaut. « Il en faut au moins Un pour faire ce travail, … et je suis celui-là ». Peut-être aurions-nous à remarquer que le trait que celui-ci consent à soutenir n’est pas sans évoquer pour nous le trait de la pure différence qui spécifie l’ordre du symbolique. Qu’en est-il vraiment et comment qualifier ce pseudo « einziger Zug » ?


Ici se trouve le point de certitude de Roberval, énigmatique. Un univers se déploie dont il est, par son travail, la cause et l’ombilic. De la même manière Schreber nous avait appris comment il était tenu d’assurer à Dieu son éternité perdue dans et par l’actualisation d’un conflit entre espaces divins. Une même topologie autour d’une faille. 


C’est en ce lieu que Roberval fait valoir son « invention ». Le travail du chiffrage sur les deux bords xénopathiques de cette faille lui assure, nous dit-il, un temps d’avance par un +1 qui le met à l’abri des sollicitations hallucinatoires dont il était habituellement l’objet. Sur ce point il parait d’une grande précision et d’une grande assurance : « C’est à partir du moment où j’ai pu compter plus 1 (+1) que les hallucinations ont cessé. » Quel est ce travail de « comptage » ? Comment entendre ce +1 et le lire ? « Je compte un, dit-il, en désignant un côté quelconque, et puis deux en désignant l’autre bord de la faille. Ce travail de comput lui assure ainsi un « coup d’avance, un +1 ». 


Aussi pourrions-nous avancer avec prudence que le choix de faire avec ce qui s’impose à lui, lui donne ce « coup d’avance », ce « +1 ». Gagne-t-il dans cette opération une maîtrise imaginaire toute relative de cette faille réelle qui n’a de cesse de s’ouvrir, et de se réouvrir… faille qu’il vient combler et dont il fait le fondement de son être. « Par ce comptage je tiens le couple ».


Tout semblait se passer pour lui comme si cette formalisation à laquelle il se livrait avait été la formalisation de l’engendrement d’une réalité. Et par ce défilé, où il tient la place du « médiateur », il « filtre » pour l’univers qu’il soutient, une « conscience universelle » qui s’impose xénopathiquement. Nous aurions alors là, réalisées par sa mission, les conditions d’une « humanisation », voire d’une « domestication », de ce qui fait retour, et s’impose dans des modalités xénopathiques, à savoir une « grande soupe primitive »… « Ma pensée peut alors se boucler… et une mémoire s’inscrire. »


Cette « invention » apparaît comme n’étant pas autre chose qu’un travail de logique, comme une formalisation susceptible d’une écriture. Elle vise le statut d’une fonction qui lui assurerait un « moi », voire comme il le dit, « une maison ». Et son projet n’est pas moins que de la faire connaître au monde entier.


Cet engendrement n’est pas, pour nous, sans évoquer ce que nous pouvons savoir par ailleurs de l’engendrement des nombres. Lacan a su, le moment venu, prendre un appui indispensable sur les travaux des logiciens et tout spécialement sur ceux de Frege. En effet celui-ci nous présente l’engendrement des nombres comme un travail de comput où s’invente le successeur par la prise en compte, à chaque fois, du zéro compté comme un « Un », un « +1 ». Nous avons là, chez ce logicien, présentée la manière de faire advenir du zéro sous la forme du 1, en lui donnant corps au champ de l’identique. Ainsi de l’engendrement, ou de l’enchaînement des nombres peut-il être rendu compte. Que faire de ces remarques ?


Par ailleurs, cette « invention » où il est question de pouvoir faire trait entre l’un et l’autre en opposition, entre les deux bords d’une faille, mérite que nous nous y arrêtions. En effet une même topologie se découvre à lecture des « Mémoires du Président Schreber », si nous savons le lire. Tout semble se passer comme si la constitution de ce trait médian donnait à ces deux bords en opposition la propriété de n’être qu’un seul et même bord et de fonder, créer un univers. Un espace-temps se constitue par le bouclage d’allure moebien de ces deux bords qui restent en opposition, mais cependant en continuité. Cet exercice de topologie pourrait être pensé comme un simple exercice de topologie sur le recollement d’une bande bilatère à deux tours en lui conférant ainsi la propriété moebienne recherchée. Cette piste de réflexion semble en effet précieuse et lourde de perspectives nouvelles. 


La mise en œuvre d’un tel engendrement, d’un tel exercice de topologie, le met à l’abri de ses voix, nous dit-il. Nous pouvons penser en effet qu’une telle opération ne peut que pousser à la civilisation d’un processus jusque-là non symbolisé. Quel(s) rapport(s) et quels liens entretient-elle avec la question de la symbolisation de la métaphore paternelle qui, ici, chez Roberval, ferait défaut, si nous suivons l’enseignement de Lacan et ses repères. Cet exercice serait-il en mesure de palier, voire de suppléer son défaut ? La question mérite d’être posée.


Mais sur quoi, et avec quoi, opère cette « invention », quelle est la nature de cette « soupe primitive » dont il se fait le médiateur ?


Ces éléments ont assurément une certaine consistance, celle tout d’abord de la voix, mais ne peut-on pas faire l’hypothèse que s’imposent à lui les éléments d’un social déjà tissé, déjà humanisé, auquel il est radicalement étranger, et qu’il ne peut recevoir que dans des modalités xénopathiques d’intensité variable ? Ainsi, sur ces éléments déjà tissés et xénopathiques, se prend un appui « contre » qu’il décrit, et s’y forge ainsi une place et un destin. 


Une même topologie semble soutenir le propos et l’écriture joycienne. Lacan nous fait remarquer que contenant et contenu, ou encore par exemple, le cadre et l’image, sont mis en continuité, assurant ainsi à Joyce, dans cet effet de balance entre l’un et l’autre, son savoir-faire d’écrivain. « Je me livre à des pensées… je suis une balance cosmique… » nous dit Roberval.


Tout semble alors se passer comme s’il y avait là le déploiement des termes de la structure telle qu’elle nous intéresse et avec laquelle nous travaillons. A ceci près – et ceci n’est pas mince – que ces termes ont une consistance déjà écrite et garantie par un Autre énigmatique qu’il s’agirait de trouer pour y prendre une place et assumer le destin d’élection qui va avec.  


Cette « invention » n’est pas autre chose que « l’invention » d’un « point » avec lequel il tisse, il « trame », pour reprendre son mot autrement connoté, une réalité pacifiée, là où celle-ci partait en morceaux. S’agit-il de la constitution d’une « maison », ou encore de son « moi » ? S’agit-il d’un nouvel égo ? D’un néo-égo ? 


A la fin de son enseignement Lacan nous propose la topologie borroméenne avec le nœud borroméen qui noue trois registres R, S et I. La manipulation, essentielle au nœud, nous apprend qu’une infinité de présentations, avec leur mise à plat, est possible. En voici quelques-unes au tableau.


Cette présentation de la structure lui, permet d’avancer l’hypothèse de la paranoïa comme relevant exclusivement de la mise en continuité des trois registres : soit relevant d’un nœud de trèfle. Nous pourrions en avoir ici, dans et avec la dynamique de ce délire, une illustration, mieux une présentation. Pris dans la torsion hyperbolique et le morcellement de sa réalité, l’« invention » de ce « point » pacifiant ne relèverait-elle pas de cette opération de mise en continuité ? Lorsque celui-ci nous dit qu’il « tient le couple » en faisant « trait » ne s’agit-il pas d’un nouage qui mettrait en continuité ces trois registres en lui assurant une consistance commune ? 


Or cette opération est amenée à se répéter avec ses bouclages successifs. Comment serait-il possible d’en rendre compte avec la topologie borroméenne ? Si cette tentative reste vaine, dans la mesure où l’éventuel dénouage par le défaut de symbolisation de la métaphore paternelle est toujours possible, elle apporte cependant un effet pacificateur.


Quelques propositions viennent ainsi à notre main par la manipulation de ce nœud Bo. Il me faut vous les proposer et tester ainsi leur validité. 


En effet si nous examinons le nœud à trois, celui-ci peut se concevoir comme l’enlacement de deux ronds pliés qui forment « faux-trou » et d’un troisième qui vérifie ainsi le trou formé par le « faux-trou », ce que Lacan appelle aussi un « cycle ». Le nœud Bo peut se construire de cette manière en nous donnant une présentation simple de ce que nous pourrions appeler aussi « le point de la métaphore ». 


La solution proposée par Roberval ne serait-elle pas une réponse, la sienne, à cette question : comment fabriquer, créer de la consistance ? Mieux, comment créer de la consistance avec ce qui parle dans le réel et s’impose à lui, avec ce qui se présente dans un état de désintrication ? Cette manière de « tenir le couple », de « faire la balance » et le « trait » ne serait-elle pas une manière de palier le défaut de symbolisation de la métaphore paternelle – défaut qui ouvre sur « l’apocalypse » – en usant d’un savoir sur ce point de la métaphore, sur le jeu de la structure, et qui l’introduit ainsi progressivement au champ des paranoïas ? Ainsi avec la consistance d’un réel déjà là, pourrait s’opérer un nouage pacifiant, tout en laissant Roberval en appui xénopathique… soit une position de « filtre médiateur ».


Dans son séminaire sur « Le sinthome » Lacan explore, entre autres, les conséquences du nœud à quatre. Soit trois cordes déliées qui tiennent borroméennement par une quatrième qui les noue, en introduisant, de fait, la propriété borroméenne en défaut. Cette quatrième est nommée par lui « sinthome ».


Une manière de présenter cette « invention » ne serait-elle pas, ici, de concevoir une mise en continuité dans ce qui, dans cette chaîne à quatre, fait cycle entre le symbolique et le sinthome ? L’ensemble de la chaîne tiendrait par sa consistance ainsi établie, dans cette mise en continuité, entre S et le sinthome : « Je tiens le couple ».


Voilà les quelques réflexions bien téméraires que je voulais vous livrer aujourd’hui. Et encore merci pour m’avoir rendu ce travail possible.