Ni obsessionnel, ni psychotique, 

le temps illogique du post-traumatique

Omar GUERRERO

 

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

C’est un titre… 

Je suis content que Michel Jeanvoine ait évoqué ce matin la question de l’horreur, parce que c’est un titre qui essaie de nouer et de répondre, d’une certaine manière, à cette horreur face à la question du temps. J’ai essayé d’y répondre en abordant trois situations cliniques : la névrose obsessionnelle, la psychose et ce que j’ai appelé comme ça par facilité le post-traumatique. Le plus facile pour moi, c’était de questionner le rapport au temps dans chacune de ces trois situations. Pour les deux premières, je pourrais vous proposer des hypothèses relativement simples et pas très courageuses, pas très risquées, de dire par exemple que pour l’obsessionnel, il s’agit d’une inertie, d’une mise en attente avec des ponctuations. J’ai le souvenir d’une de nos journées parmi mes préférées sur la ponctuation que nous avons faites il y a très longtemps. Mais voilà, vous serez d’accord avec moi et peut-être si je dis que pour l’obsessionnel, ce sont les points de suspension, les trois petits points qui définissent d’une certaine manière ce positionnement de l’obsessionnel par rapport au temps. Un temps suspendu. Et nous pourrions aussi dire, parce que je vais revenir à ce découpage que nous avons fait aussi de ce sophisme de Lacan et ses trois prisonniers pour dire que, de ces trois temps, l’obsessionnel se trouve dans une position non pas de hâte, mais plutôt d’hésitation.

 

Pour la psychose, il y a un petit écart, pourrait-on dire, par rapport à l’obsessionnel. Quel est le rapport de la psychose au temps ? Là, peut-être que je serai moins conventionnel et que nous aurons les uns les autres des façons de le dire un peu différentes. Mais peut-être qu’on pourrait dire que pour le psychotique, ce n’est pas vraiment l’inertie, c’est plutôt la réponse urgente à ce gouffre, à cette forme de réel qu’est le temps et que l’acte viendrait chez lui comme ponctuation, justement. Point d’hésitation, mais plutôt la conviction chez le psychotique. Et quand je parle de ponctuation, je pense que vous avez constaté comme moi qu’il y a des patients pour qui la ponctuation, c’est le jour de la séance. Le jour et l’heure de la séance. Et qu’il y a certains patients qui, quand vous avez le malheur de prendre quelques jours de congé parce que vous devez partir loin faire des cours pour l’EPhEP, par exemple, ils doivent se faire hospitaliser. Ou bien des patients pour qui vous changez le jour habituel et qui viennent quand même au rendez-vous récurrent. On pourra y revenir. 

 

Face à ces deux premières hypothèses, ce qui me venait pour le post-traumatique, c’était effectivement cette question de l’horreur face au temps, c’est-à-dire un passé qui ne passe pas – je vais définir après ce que j’entends par post-traumatique, pour ne pas le donner comme ça, comme une évidence – mais en tout cas, ce passé qui ne passe pas, cette espèce de répétition d’un souvenir, d’un acte, d’un évènement qui est considéré comme traumatique, qui viendrait signer non pas une fiction – je l’ai rappelé quelques fois – mais plutôt cette fiction comme l’écrivait, Lacan l’a fait une fois ou deux, « fixion » pour marquer quelque chose, justement, de figé, ce côté gelé du temps. 

 

Je vais céder à la facilité de passer par ces trois temps dont parle Lacan, qui sont, je dirais, une tentative d’écriture, d’un réel, parce que je me permets de le traiter et de le prendre d’ailleurs comme s’il y avait une évidence partagée : que le temps, c’est du réel et que, comme l’espace, nous essayons de le découper pour pouvoir l’habiter, pour pouvoir éventuellement nous rencontrer devant le cinéma à 16h, et qu’il puisse y avoir une forme de rencontre en tout cas.

 

Par rapport à cette facilité, je vais aussi passer par ces trois temps et je vous propose comme hypothèse, qui était un peu ma conclusion, mais comme je l’ai en tête, je la glisse un peu maintenant pour interroger avec vous, de ces trois situations cliniques, laquelle se situe du côté de cet instant du regard ? 

 

Après, je vais développer un peu, mais c’est le post-traumatique qui se trouve figé, puisque c’est l’une des fonctions du regard. C’est ce que nous dit Lacan dans plusieurs séminaires, que le regard vient trancher dans cet instant. On n’y reste pas longtemps. Vous voyez, en plus, il a appelé ça « instant », c’est rapide. 

 

Vient ensuite le temps ou la chose à comprendre. Lacan l’appelle quelquefois comme ça, « la chose à comprendre ». Je mettrais la névrose obsessionnelle de ce côté- là, l’obsessionnel qui reste piégé éventuellement dans ce temps plus ou moins élastique (j’évoquais Dali ce matin, avec ses horloges qui fondent !). Ce temps, vous l’entendez dans la rhétorique de la névrose obsessionnelle, on se demande quand est-ce que finalement il va se décider. Il y a toutes ces formules délicieuses où il se débrouille pour ne pas trancher : « le moment venu », « on verra bien » et ainsi de suite. 

 

Et puis, la dernière, la psychose que je mettrais du côté de ce moment de conclure. Moment de conclure qui appelle à la hâte, justement, comme l’ont rappelé déjà d’autres collègues. Et moment, Lacan n’a pas choisi ces mots au hasard, moment qui renvoie au latin, est-ce que vous vous souvenez de l’origine de ce mot ? C’est movimentum, le mouvement. Un moment de conclure qui appelle à une action, à une action, à poser un acte. 

 

Et pourquoi le post-traumatique ? Peut- être que certains s’attendaient à ce que je parle encore une fois de victimes dont – j’en ai déjà parlé d’autres fois et certains pouvaient dire « Ça ne nous concerne pas. Ce n’est pas les patients que je vois au cabinet, des patients qui auraient été torturés, demandeurs d’asile ou autres ». Effectivement, ce sont des situations extrêmes par lesquelles je suis passé en institution et que grâce à ces patients-là, il y a des situations parfois un peu plus opaques qui me paraissent davantage lisibles.

 

Je ne vais pas parler du post-traumatique simplement en évoquant ces situations-là, mais plutôt la clinique. C’est une belle coïncidence d’avoir Sandrine Calmettes et Alexandre Beine pour discuter, parce qu’il me semble que la clinique de l’enfant et de l’adolescent est difficilement praticable si on n’a pas une oreille tendue du côté de ce qui a pu avoir une valeur traumatique dans une famille ou dans l’histoire d’un enfant, qui est souvent ce qui pousse à la consultation ou qui est parfois ce nœud qui n’est plus coulissant, pourrait-on dire, dans l’économie d’une famille.

 

À chaque fois, je m’interroge ou j’interroge les parents sur ce qui pourrait avoir cette valeur traumatique en parlant du périnatal par exemple : comment s’est passée la grossesse ?, comment s’est passé l’accouchement ?, qu’est-ce qui s’est passé quelques jours après, quelques semaines après ? Et cet enfant-là qu’on vous amène aux consultations est parfois – très souvent – le seul de la fratrie qui a eu un petit souffle au cœur, qui a inquiété les parents, qui a justifié d’une hospitalisation ou le seul qui a eu une longue hospitalisation, etc. Et on voit grâce à ses parents justement qu’il y a là quelque chose qui se fige. 

 

Alors ? Si vous êtes d’accord jusque-là – enfin en tout cas, si mes hypothèses ne vous choquent pas, je vais développer un tout petit peu ces trois points en suivant cette facilité, je disais, de prendre un par un ces trois temps, cette écriture du temps que nous propose Lacan. Le rôle du regard en premier avec ce que Lacan appelle ce « caractère terminal du scopique ». Il parle du mauvais œil, par exemple, il parle de la fascination. Le charme de ce fascinum que rappelle Lacan (dans Les Quatre concepts ou dans Encore) où ce mauvais œil, ce côté maléfique, mais comme vous le voyez, c’est un regard qui tranche. Ce mauvais œil qui est une autre façon de voir (sic) quand on suit des enfants et des adolescents. L’inquiétude quelquefois des parents, par exemple, qui se demandent pourquoi celui-là ? Qu’est-ce qu’on a fait pour celui-là, pour qu’il ait la poisse, pour qu’il ait bénéficié des mauvaises et non pas des bonnes fées comme ses frères et sœurs, mais pourquoi celui-là ?

 

Alors le regard comme quelque chose qui tranche, mais aussi comme le rappelait je crois Jean Brini ce matin par rapport à comment je suis reconnu par l’autre. Est-ce que mon rond est blanc ou est-ce qu’il est noir ? Et il y avait toute la question de signe ou signifiant ? Je vais y venir après.

 

Dans cette situation du post-traumatique, que je mettais du côté justement du regard, grâce à ces patients qui ont vécu des évènements, des situations extrêmes, je me suis aperçu que ce qu’ils décrivaient était une situation figée où ils étaient reconnus non pas en tant que semblables, non pas en tant qu’homme ou femme, mais en tant que chose, en tant qu’objet, en tant que résidu.

 

On discutait sur l’autorité en fin de matinée – et j’y reste très sensible. Les effets de l’autorité, d’une forme d’autorité qui se délite depuis quelques décennies. Vous voyez que la presse, par exemple, ne fait plus autorité comme avant. On disait avoir lu telle information sur un évènement, c’était « dans le journal », on pouvait lui faire confiance. Mais aujourd’hui ce n’est plus le journal. Maintenant ce sont les réseaux sociaux où ladite information circule entre pairs : votre avis ou votre « like » compte autant que celui du ministre de la Culture. Ce qui fait autorité, c’est la photo, la vidéo d’un corps mort, sans aucun filtre, qui circule et que nos enfants partagent entre eux, sans aucun filtre là encore. Des corps devenus décor, désacralisés comme un effet de cette nouvelle forme d’autorité.

 

Lié alors au post-traumatique, je situe ce regard au niveau ce premier temps et c’est pour ça que j’ai appelé cela un temps illogique, parce que normalement nous trouvons une séquence dans le sophisme de Lacan, dans son nouveau sophisme qu’il y a un ordre, on ne peut pas échanger les places, il y a un sens qu’il faut suivre : instant du regard, temps pour comprendre, moment de conclure. J’ai appelé ça le temps illogique du post-traumatique parce que le sujet semble passer par ces étapes-là, mais il revient, il fait un chemin à rebours, un contretemps, pourrait-on dire, pour figer l’instant, pour revenir à ce premier instant du regard qui l’a épinglé. Un peu comme les travaux de Geneviève Haag – pour ceux qui s’intéressent à l’autisme – qui parle de « l’œil bec ». Voilà, c’est vraiment ce type de regard qui vous aura épinglé. Vous aurez été « la chose » d’un bourreau, vous aurez été confronté à la mort, vous serez comme l’enfant survivant. L’enfant épinglé, cet enfant ou cet adolescent qu’on vous amène en consultation et qui reste marqué par quelque chose de cet ordre-là énigmatique.

 

Je passe au deuxième temps, en pressant un peu le pas, au temps de cette « chose à comprendre », comme le dit Lacan. Si je fais l’hypothèse que l’obsessionnel reste coincé dans ce temps de comprendre c’est parce qu’on peut avoir tendance à attendre de lui du « pur symbolique » par exemple. La raison. C’est-à-dire qu’il a tout le temps – il le prend en tout cas – pour comprendre un évènement, pour décortiquer la ou les raisons de manière très logique éventuellement, une logique et ses conséquences. Je mets l’obsessionnel du côté de ce temps qui se dilue et qui peut être long. Vous avez quelques fois des patients qui viennent vous dire, qui viennent durer. Un patient est venu consulter parce que ça faisait 10 ans qu’il hésitait entre sa femme et une maîtresse. Dix ans d’hésitation. Et peut-être que certains ici connaissent l’avantage de cette durée. C’est là que je disais qu’il y avait une logique et dans sa tentative – comme nous l’a rappelé Charles Melman dans son séminaire sur La névrose obsessionnelle, deux années de séminaire où il a évoqué entre autres, cette tentative réussie très souvent, de l’obsessionnel, de faire disparaître toute trace subjective.

 

Ce temps de comprendre alors, qui est plus ou moins long, réussit quelques fois cette opération logique. Alors que le post-traumatique dont je parlais juste à l’instant, se présente comme incompréhensible. L’imminence de la mort, qu’elle soit physique ou psychique par exemple, c’est quelque chose d’impossible à représenter, un récit qui est tellement difficile à raconter ou à écrire qu’il devient secret de famille très souvent. Des situations relativement courantes que nous trouvons dans nos familles, nos institutions et qui viennent dans lieux de consultation. Par exemple la mort d’un enfant avant ses parents : ça vient contredire une logique non-écrite (l’ordre attendu de la disparition des aînés, avant la génération suivante), et marque durablement une famille ou l’enfant qui est né après un petit frère… – enfin petit, grand du coup, voyez les difficultés d’écriture – après un enfant mort. Vous avez des patients qui viennent et qui passent une bonne partie de leur analyse à essayer d’y mettre du sens.

 

Vous connaissez ces cas où les parents ont eu la bonne idée de donner le même prénom au puîné, cela arrive souvent et ça reste marqué. Et ça vient contredire la logique attendue, c’est pour ça que je mettais du côté d’un retour vers cet instant du regard.

 

Et enfin, le moment de conclure. Pourquoi y mettre la psychose ? Lacan revient dans son séminaire, au moins une dizaine de fois, sur la fonction de la hâte, que je vous propose d’entendre comme une invitation à l’acte, à quelque chose qui viendrait trancher, décider – on parlait tout à l’heure de la décision et la hâte. Lacan souligne rapidement, l’une des fois où il en parle, cette forme de violence, de précipitation qui nécessite une clarté qui vienne trancher.

 

Pourquoi je ne mets pas le post-traumatique du côté du conclure ? Parce que justement, cette hâte qui serait une forme de coupure, elle impliquerait de renouveler une forme de violence qui serait insupportable pour le post-traumatique. On le constate chez des patients ou parfois des familles qui sont noyées disons, ou avec un noyau post-traumatique : il n’est pas question de se dépêcher, de trancher, d’enterrer quelqu’un. Je ne sais pas si vous vous souvenez, il y a eu un séminaire où Charles Melman, je crois que c’était à l’amphithéâtre Magnan, où il avait commencé son séminaire en demandant : « Est-ce que vous croyez au morts-vivant ? ». On se regardait entre nous, en nous demandant de quoi il allait nous parler, pourquoi parler de morts-vivants. Puis il nous a expliqué ce que c’était que les morts vivants : ce sont ces fantômes que l’on ne laisse pas partir, que l’on retient. Eh bien la hâte implique, comme on l’a dit ce matin aussi, la perte de quelque chose, cela suppose de laisser partir ce qui est ce résidu, le reste. D’ailleurs Lacan en parle en évoquant la fonction de l’objet a. Dans le séminaire Encore il propose de l’écrire « a-t ».

 

Je termine, afin que nous puissions avoir le temps de discuter, pour que vous m’aidiez à valider, à invalider ou à repartir avec ma copie pour essayer de peaufiner ces quelques idées. Concluons par rapport aux trois prisonniers. Comme on le disait ce matin, chaque prisonnier ne peut pas savoir la couleur qu’il porte. Avons-nous affaire à un signifiant ou à un signe ? C’est là que le fait de ne pas savoir nous invite à la supposition, à dessiner une boucle qui n’est pas présente, à supposer. C’est pour ça qu’on parlait aussi, on l’évoquait rapidement ce matin, la question du futur antérieur, qui est une supposition. Lacan disait que c’était un temps qui convenait à la psychanalyse, parce qu’effectivement c’est une supposition. Alors que pour le post-traumatique – et c’est là quelques fois sa proximité avec la psychose – on croit savoir. On pense avoir la preuve d’un « traumatisme fondateur ». C’est pour ça que Charles Melman a parlé une fois, il s’est arrêté un temps sur un néo-sujet, qu’il décrivait comme un enfant du traumatisme qui pense avoir son acte de naissance. Alors que nous, ça nous échappe. On a des idées, on croit connaître le coupable, on s’hystérise et on vient dénoncer qu’il y a eu maldonne. Alors que dans les situations post-traumatiques, on peut décrire, on sait exactement ce qui s’est passé. Et ça nous dit en même temps, je termine par ces deux idées, ça nous dit en même temps la délicatesse et la clarté qu’on doit avoir dans ces situations-là. Et je ne parle pas seulement des cas extrêmes, mais justement quand on reçoit des enfants ou des adultes qui viennent avec cette situation post-traumatique explicite pour la mettre au travail.

 

Je disais la délicatesse et la clarté qui est attendue de notre part, de l’analyste qui, comme je le rappelais rapidement ce matin quand j’étais à la mauvaise place, j’allais dire [président de la table ronde], l’analyste qui est vu par le patient comme ce « maître du temps » qui va interrompre l’intemporalité de l’inconscient du patient par la fin de la séance, « maître du temps » qui va décider, analyste qui va induire une finitude du temps, mais une frustration aussi pour le patient. C’est décidé par celui qui dirige la cure, ce n’est pas une démocratie, on ne se met pas d’accord. Ça tombe comme ça.

 

Dans ces deux cas, les prisonniers ou l’analyste, il s’agit d’une supposition. On doit supposer (sans voir). Et nous pourrions considérer cette supposition comme la trace d’un sujet, supposition qui permet qu’on travaille dans le domaine du signifiant, d’où l’importance d’accompagner ces situations de famille ou de patients « illogiquement traumatisés », vers une écriture et une ponctuation de leur éventuel nouveau récit. Nous sommes agents de ce récit. Nous travaillons cette année L’Envers de la psychanalyse et vous voyez que dans le discours de l’analyste, c’est précisément une invitation, pour que le sujet écrive, qu’il soit auteur – qui est la même origine étymologique que l’autorité – c’est-à-dire qu’il fasse son propre récit, qu’il soit auteur, qu’il s’autorise à être sujet, avec le résidu, la perte que cela implique.

 

Je vais donc m’arrêter là-dessus.