Collège de Psychiatrie

Samedi 4 février 2023
Journée d’étude sur
« Les paraphrénies. Paraphrenisation ? »

 

CRÉATION EXTEMPORANÉE

 

       Il m’a semblé opportun de donner ce titre à mon travail ; c’est inspiré de ce que j’ai trouvé chez Ernest Dupré dans l’élaboration de sa clinique du délire d’imagination, quand je suis moi-même aller l’interroger à propos d’une patiente. Cet ouvrage, extrêmement riche et détaillé sur ce qu’il en est de la formation et de la description des délires nous laisse toujours pleins d’admiration.

       Dupré, qui au sein de l’école Française de psychiatrie s’est imposé dans les recherches sur la paraphrénie, il en a isolé les délires d’imagination chroniques en prenant pour principe que tous les délires relèvent de l’imagination dans leur opposition à la réalité. Mais c’est au sein de l’école allemande, avec Karlbaum puis avec Kraepelin que cette entité clinique a été défini en tant que telle. Ce dernier en a véritablement élaboré le concept. Ce concept il le situe entre la schizophrénie et la paranoïa du fait de la contradiction apparente entre un délire très florissant et une adaptation à la réalité, en particulier dans une activité professionnelle. Bien évidemment la difficulté est de s’entendre sur ce qu’il en est de la réalité.

       Ce que l’on doit à Dupré :  Il a établi que ces délires d’imagination chroniques qui peuvent également être aigus, procèdent par intuition et invention, c’est ce qui les différencie des délires hallucinatoires et interprétatifs. « Les psychoses imaginatives aboutissent, écrit-t-il, à des fabulations, des projets, des actes impliquant la croyance immédiate du malade aux fictions improvisées par le jeu spontané de l’activité mentale. C’est un jaillissement spontané de l’esprit et d’emblée une foi qui s’affirme par la parole contre toute évidence ou objection. » On remarque donc l’importance de cette histoire de parole qui jaillit d’une idée sans formulation préméditée mais qui prend immédiatement allure de vérité indiscutable. C’est un mécanisme d’idéation de même type que les processus hallucinatoires et interprétatifs. Mais j’ajouterai, pour ma part, que cela n’est pas xénopathique, ce qui est caractéristique est que, dès l’émission verbale, la parole s’impose comme vérité de celui qui parle et qui se reconnait comme tel.

       Pour Dupré la bouffée délirante aiguë est à la fois un état sub-maniaque et une psychose imaginative aiguë est le plus souvent spontanément résolutive ; mais les états sub-maniaques peuvent l’être aussi. La bouffée délirante aiguë peut l’être également comme nous le voyons.

       Pour Ernest Dupré et Benjamin Logre avec lequel il a beaucoup travaillé, le délire d’imagination est la forme la plus courante des paraphrénies.

       Dupré classifie différents états dans son étude clinique. Ce qui nous retient dans notre travail ce sont les délires d’imagination aigus essentiels, c’est-à-dire ceux qui n’accompagnent pas un état morbide sous-jacent. En fait ceux qui ne sont pas dans le cortège de symptômes d’une psychose avérée mais qui surgissent de façon inopinée, sans affection primitive saisissable, mais de façon privilégiée chez l’hystérique. De quoi discuter sur le caractère psychotique de l’affaire ajouterai-je.

       Il y repère à la fois un certain impossible à dire dont le délire est la manifestation et le désir d’être quelqu’un d’autre, on pourrait même préciser d’être quelqu’un tout court, avec une implication massive du corps, complaisance plus que conversion. Ce qui est adressé à l’autre dans le discours sont des révélations dans une intension séductrice et valorisante avec à l’appui une filiation imaginaire toujours noble, dans le but d’être reconnu de l’autre à qui on s’adresse, qu’il soit un ou multiple. S’agit-t-il d’emprunts ou de création ? C’est difficile à démêler. On y repère des thèmes de mythes fondateurs, des thèmes de gestes héroïques, le tabou de l’inceste et quelques horreurs de contes pour enfants et également des éléments disparates actuels ou anciens présentés comme d’authentiques souvenirs d’enfance.

       Ces délires aigus naissent par intuition, par inspiration, les éléments de fabulation sont empruntés au milieu extérieur lui-même, au monde réel, avec ajout ou rejet. Ce qui est le plus remarquable est le caractère extemporané de la fabulation, de l’invention, de la suggestibilité, du mensonge, accompagné d’une crédulité sans le moindre esprit critique. Ils ont le plus souvent une tonalité macabre, aventureuse dans un contexte de filiation fictive à caractère mégalomaniaque.

       La participation corporelle se manifeste par de fréquents accidents hystériques, attaques, spasmes, contractures, attitudes passionnelles, états léthargiques ou cataleptiques. A la mythomanie psychique se surajoute une mythomanie corporelle, voire une pathomimie.

      Ces manifestations délirantes sont compatibles avec une clarté de perception, une lucidité de la conscience, une persistance de l’activité intellectuelle, une activité professionnelle et une vie banale et commune sans comportement pathologique.

       Bref, ce qui caractérise ce discours est son surgissement, sans intention de tromperie, malgré la personne qui l’énonce, mais auquel elle donne immédiatement son adhésion. Ce discours est autant une révélation à elle-même qu’à l’autre à qui il est adressé. Ce dernier élément n’est pas explicite chez Dupré, mais c’est bien ce que j’ai pu observer.

       On y pense assez peu ; ce qui fait que lors nous le rencontrons nous restons assez perplexes et sur le diagnostic sous-jacent et sur la structure. Voilà ce que cela peut donner : ce que j’ai pu observer chez une patiente il y a 20 ans.

J’ai relu mes notes. Je l’avais vue une première fois pour une prescription. Puis ensuite régulièrement.

« J’ai fait un gros travail d’analyse avec le Dr R…, je ne sais pas pourquoi elle ne veut plus me donner de rendez-vous, elle dit qu’il faut que je vous voie maintenant, j’aimais tellement le Dr R., j’ai pris les médicaments que vous m’avez donné quand le Dr R., a demandé à ce que je vous voie il y a deux mois, cela n’a pas fait grand-chose, je dors mieux peut-être. »

       Appelons – là Mme Fabienne D. Elle se dit extrêmement fatiguée, sa tête se penche en arrière, ses yeux se ferment, son cou se tend, sa main droite se met frénétiquement à tapoter sa main gauche, sa figure devient très rouge, des larmes jaillissent de ses yeux : « il a tué le bébé, il l’a découpé avec un grand couteau », elle se met à haleter, « il a tué lalie comme il a tué ma jumelle. Ma maman venait d’accoucher, elle était sous la table, elle avait mis ses pieds contre les pieds de la table pour pousser, elle tenait les autres pieds de la table avec ses mains. Le bébé était sorti, les deux sont sortis. Quand l’assistante sociale est venue, quand Joséphine l’a appelée, sa mère a dit de ne rien dire, elle me tapait tout le temps, pourtant il y avait encore du sang sous la table, c’était mal lavé. La dame a dit : Fayenne il faut tout dire. » Mais je ne pouvais pas ». Elle m’a demandée aussi les choses que me faisait mon papa, « suce, salope » qu’il me disait, « et ne dit rien à personne ». Il me touchait tout le temps.

– Vous me dites que vous avez assisté à tout ça et subi tout cela ?

– Oui, Joséphine au château, c’est en fait ma maman, elle disait à ma mère, « il faut bien traiter Fayenne. Il faut lui apprendre les choses. 

– Quel âge aviez-vous quand cela s’est passé ?

– J’étais toute petite, je ne m’en souviens pas, c’est ma psychanalyste qui a fait revenir tout cela, je ne le savais pas avant.

– Vous me dites que votre père a tué votre sœur jumelle ?                                                                                            

– C’est ce qui est venu dans ma psychanalyse, c’est là que j’ai compris que j’avais une sœur jumelle que mon père a coupé en morceau, ma sœur aussi a une jumelle, elle a été tuée aussi et enterrée comme les autres.

– Beaucoup de jumelles, tout ça.

– Je vois que vous ne me croyez pas, pourtant, c’est vrai, avant je croyais qu’une petite fille parlait en moi, maintenant je sais que c’est ma jumelle qui est morte qui me fait parler. »

– Il y eut plusieurs entretiens de ce type, entretiens relatant toutes sortes de maltraitances et de sévices. Entretiens brefs car il n’était aucunement nécessaire de prolonger les attitudes et les gestes corporels dont le caractère masturbatoire n’échappe à personne. 

       Le docteur R. n’avait plus souhaité poursuivre les entretiens avec cette patiente, le caractère délirant des propos tenus lui avait semblé incompatible avec la profession de Fabienne D., nourrice agréée, chargée d’une petite Coraline alors qu’elle désignait sa « jumelle » trucidée par le père de Caroline. Elle avait souhaité le relais d’un psychiatre pour un traitement médicamenteux approprié auquel s’est très bien pliée la jeune femme. Cette prescription avait atténué le caractère parfois dépressif de ses propos ainsi que ses angoisses sans pourtant éliminer le délire qui les accompagnait.

       Le processus délirant laissait peut-être entrevoir une vérité annonciatrice d’une possible catastrophe tant était grande la force persuasive du discours. J’acceptais alors de tenir ma position de psychiatre sans pour autant laisser de côté celle de l’analyste.

       Au fil des entretiens est apparu dans son discours la participation de tous les objets de mon bureau authentifiés comme des personnages chargés d’authentifier ses dires, dires qui avaient un certain rapport avec des contes de fée (faits ?) où son père pouvait représenter l’ogre, la mère une marâtre ou une sorcière et celle qu’elle appelait sa « vraie » maman, Joséphine ( un feuilleton télévisé se diffusait qui s’intitulait « Joséphine ange gardien) qui la protégeait, veillait sur elle contrairement à sa génitrice, la chatelaine du château dont elle serait l’héritière. Après tout cela aurait pu être une façon imagée de parler de faits réels avec une sorte d’incapacité à procéder autrement. Mais il n’en était rien.

       La patiente donnait l’impression de construire cette histoire et ses souvenirs avec force séduction dans des déclarations d’amour à mon égard avec souhait de passer ses journées avec moi, passant du vousoiement au tutoiement et au parler bébé pour parler d’elle à la troisième personne comme si c’était moi qui s’adressait à elle. Ses larmes coulaient abondamment, tant était forte la charge émotionnelle. Ce qui était étonnant est que tout s’arrêtait net dès que je déclarais l’entretien terminé, sans en faire le moindre commentaire. Invariablement ses derniers propos étaient pour me demander si son rimmel avait coulé.

       Cette jeune femme était bien mise de sa personne, sans ostentation, avec goût, elle est mariée avec homme de dix ans son cadet, c’est elle qui mène le couple qui règle une sexualité absente en étant une bonne cuisinière et en confectionnant souvent pour ce jeune époux du tiramisu (sic) !

      Elle est tout à fait sérieuse dans son travail, j’ai pu l’observer lors d’entretiens où j’ai accepté la présence de la jeune enfant dont elle avait la garde en tant qu’aide maternelle, pour ne pas la priver de ses séances auxquelles elle tenait beaucoup et aussi pour observer son comportement. J’ai eu affaire alors à une femme attentive, mesurant ses propos, très vigilante envers cette jeune enfant de 18 mois, souriante, confiante et détendue.  Fabienne D.  n’avait oublié ni biberon, ni doudou, ni les jouets favoris. Cette séance et une autre du même type lui donnent l’occasion de parler de son désir de devenir aide puéricultrice, et des stages de formation qu’elle suivait avec assiduité et de discuter d’éléments fort bien assimilés.

       Sinon ses entretiens suivants étaient plutôt ceux d’une hystérique bon teint avec ce souci d’enrichir son récit d’extravagances, d’incohérences, à en rechercher des preuves matérielles qui lui revenaient sous formes de démentis dont elle n’avait que faire. Sa psychanalyse (elle n’était nullement sur un divan) lui faisant découvrir tout ce qui pour elle était caché ; La règle principale n’était-elle pas de dire tout ce qui passait par la tête ! Elle ignorait auparavant tout ce qu’elle aurait à dire.

    En particulier elle étoffe son récit de souvenirs en évoquant un suivi psychanalytique par l’intervention de sa vraie maman Joséphine, la chatelaine dont elle devait être l’héritière mais dont l’héritage lui avait été soustrait par le frère de sa mère. Joséphine l’aurait confiée à Anna Freud elle-même. Avec Anna Freud des actes épouvantables se sont passés, elle devait avec elle observer la consigne de tout dire, et cela a eu pour effet de lui faire subir des actes sexuels horribles au niveau de tous les orifices possibles sur le divan avec toute la turpitude imaginable digne d’un roman pornographique de pédophilie. Joséphine s’est mise alors aussi à la protéger en disant « ce n’est pas bien de faire ça à Fayenne ». Je passe sur les descriptions très crument détaillées, polysémies incluses. Discours émis dans la sorte de transe corporelle décrite plus haut. Je n’ai éclaté de rire que lorsqu’elle a introduit dans les scènes mon propre père qui selon elle était psychanalyste et qui m’avait amenée à y participer lorsque j’étais tout enfant. Rire qui dans un premier temps l’a sidérée et la même faite rire puis l’a beaucoup fâchée risquant de compromettre la suite de la prise en charge. Je passe sur beaucoup d’autres éléments. J’ajouterai seulement qu’elle a produit un écrit absolument obscène de ce qu’il s’est passé. Je préciserai qu’elle a une sœur d’un an son ainée qu’elle active dans un discours organisant presque un délire à deux, avec laquelle on peut soupçonner des actes homosexuels actifs. Sœur prise est en charge par une de mes collègues, et comme Fabienne le souhaite pour elle-même, est nourrice agréée. 

       Aujourd’hui « Fayenne » va beaucoup mieux et n’a plus besoin du même mode d’expression en ce sens qu’elle a une meilleure maitrise de ses émotions et qu’elle est capable d’admettre une critique des éléments de son discours en les replaçant dans une chaine associative plus cohérente à la façon d’un puzzle. Une cohérence qui se rétablit à la fois par contiguïté et par similarité de son fouillis incompréhensible et déroutant.

      Qu’une idée de la psychanalyse soit impliquée dans le foisonnement d’idées délirantes chez Fabienne D. n’est pas anodin même si on y reconnait tout à fait la description clinique de Dupré. Celui-ci n’évoque nullement la moindre technique psychanalytique comme embrayeur, mais fait appel à des éléments de discours qui se tenaient dans l’environnement social de l’époque de ses observations.  En effet la patiente Fabienne aborde ses dires sur ce qu’elle subodore de la psychanalyse comme étant la révélation de faits cachés. Son délire se constitue en vertu de ce qui se diffuse dans le public qui serait que la psychanalyse est porteuse d’un savoir sur la vérité et sur le sexe, sur le mystère de l’origine et sur le réel. La question est un peu plus complexe. D’autant plus qu’elle tente d’y intégrer le savoir qu’elle tire de réunions de témoins de Jéhovah dont elle est adepte.

       L’édiction même de la règle fondamentale émet l’hypothèse, à juste titre, du savoir inconscient du sujet qui va se révéler et à l’analyste et à l’analysant – même si l’analyste est supposé savoir déjà- ce qu’il en est de l’inconscient et de ses productions. Le dispositif lui-même de la psychanalyse favorise cette création extemporanée au fur et à mesure des séances. On a plus l’habitude d’entendre parler de paranoïa dirigée à propos de l’acte psychanalytique que de production d’un délire d’imagination. On pourrait s’en étonner, mais il est vrai que la paranoïa, type celle de Sérieux et Capgras, est plus proche de notre fonctionnement mental commun par la réflexion qu’elle implique que le délire d’imagination. Pourtant je me souviens d’une remarque forte de Lacan dans un des Ecrits, peut-être dans La conduite de la cure où parlant de l’analysant, il s’exclame : « si au moins il pouvait s’arrêter de réfléchir » !

       Fabienne D., effectivement abolit tout jugement et tout esprit critique dans la production de son discours créant un délire qui n’est pas sans relation avec la création des mythes et des contes pour enfants et ce n’est pas l’article de Lacan sur Le mythe individuel du névrosé qui viendrait à l’encontre de cela. Elle s’appuie, il faut le noter sur sa qualité de témoin de Jéhovah.

       La présence de tout délire impose de rechercher cet autre phénomène élémentaire de la psychose qui est l’hallucination et qui, elle, signe la structure comme telle ; dans cette observation, jusqu’à ce qu’un démenti survienne ultérieurement elle est remarquablement absente.

       Ce qui est fondamentalement posé à travers ce type de clinique est : qu’est-ce qu’un délire ? N’est-il pas à la base même de la création de notre réalité, n’est-il pas de la même étoffe que la production des mythes et des contes ? Ils procèdent de façon égale de la tentative, qu’elle aboutisse ou non, de donner une explication et un sens à la question énigmatique de l’engendrement, confère Otto Rank, de la filiation et, par la même, de la sexualité humaine prise dans les rets du signifiant. Ils tentent de rendre compte par la mise en mots du mystère de la sexuation assortie de la castration qu’implique non seulement l’accès au langage mais l’acceptation des lois de la parole qui nécessite le refoulement pour échapper à la béance du réel et au foisonnement d’actes d’une sexualité prise sans limites dans des articulations jaculatoires de découpage du réel. Nous y entrevoyons le mystère de la connaissance par la parole et son échec même car la parole ne peut rien dire sur elle-même dès lors qu’elle est émise, refoulement ou pas.

      Ils procèdent de la nécessité de ce découpage pour en fournir le sens caché tout en fixant les interdits tel le tabou de l’inceste pour que puisse s’effectuer le jeu du désir et non pas la jouissance permanente et mortelle des corps qui ne peuvent s’atteindre que découpés en morceaux.

     Ils révèlent la nécessité d’un autre pour surgir et se développer, mettant en évidence que non seulement que l’autre y participe mais s’y construit tout autant.

       On y retrouve le caractère profondément érotomaniaque de la relation à l’autre dans une jouissance à partager où le désir de mort est à peine voilé. 

       La clinique de la paraphrénie s’y inscrit, le délire est inhérent au fait même de parler, de parler à un autre où toujours il y a en sous-jacence la problématique « lui ou moi ».

       L’insistance de Fabienne D. sur le caractère de vérité de son dire est tout à fait à entériner comme tel, à savoir comme un texte recélant un impossible à dire de sa place dans l’histoire de sa famille et de ce qui a constitué dans ce qui ne peut être dit sur la férocité des rapports familiaux et sociaux. Les différents analystes mis en scène par elle, les analystes et elle-même de concert, construisant le mythe qui pourra la sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouve pour la constitution de son délire, dans le transfert que non seulement elle vit mais dont elle use en toute bonne foi pour déterminer ses propres contours. Elle constitue ainsi, sur le mode métaphorique, ce que la réalité nécessite de fabrication pour se faire admettre.

       Ainsi chaque élément d’un délire est à analyser comme chaque élément d’un mythe, à savoir comme une question universelle prise dans des signifiants particuliers pour l’assomption d’une histoire.

      Et de plus est réitéré ainsi le questionnement de Jacques Lacan sur le système de la transformation du signifiant dans les différentes manifestations du symbolisme que la psychanalyse a révélé dans le psychisme.

       Comme je l’ai déjà mentionné à quelques-uns, Fabienne a réussi à me retrouver il y a quelques mois, des entretiens téléphoniques ont lieu de façon hebdomadaire, par téléphone car cette patiente est retournée en Dordogne où elle entend terminer ses jours bien qu’elle soit âgé maintenant de 62 ans( née en 1960). Elle reprend quelques éléments de « sa psychanalyse » en reparlant de son histoire sans fioritures, de façon calme, elle a divorcé tout en restant en bons termes avec son ex-mari, son idéal vis-à-vis des autres est d’avoir des relations non conflictuelles, sa foi en Jéhovah la soutient en cela, son installation matérielle se heurte avec des voisins qui ont usé un peu frauduleusement des lieux qu’elle a loué et des problèmes de réhabilitation de ses lieux avec EDF et GDF  Situation banale. Elle se rend aux réunions des témoins de Jéhovah pour supporter ses désagréments et s’est rendu vers moi pour vider son sac.

       Manifestement, elle n’a pas évolué du côté de la psychose, sa façon d’être et de raisonner confirme qu’il n’y a pas de structure de psychose sous-jacente à ce qui relève du délire. Pourquoi a-t-elle été me rechercher ? elle a éprouvé le besoin de m’exposer ses tourments, des relations de voisinage conflictuelles Elle avait bien essayer de trouver quelqu’un à qui se confier car cet état de fait l’affecter beaucoup mais elle avait fui déçue d’ une écoute qu’elle a jugé défectueuse, prescription de médicaments, neuroleptiques, en faite j’ai compris qu’elle avait été classée en tant que paranoïaque. Elle eut la parade de se constituer un toit, un lieu en renforçant ses affinités avec les témoins de Jéhovah, communauté qui lui tient lieu de nom du père, pour revenir aux fondamentaux, mais qui se retrouve très bien dans pas mal de congrégations religieuses. Dans notre scepticisme ambiant, tout recours au religieux est entaché de suspicion, cela peut s’avérer mais ce n’est pas d’emblée à rejeter.

      Dans ce qui nous préoccupe aujourd’hui, de façon inversée, elle pose la question d’une évolution possible de la psychose vers la paraphrénisation. Freud avait noté chez Schreber des éléments de paraphrénie dans son délire tourné vers Dieu, J’avais évoqué cela chez Aimé F. dans la relation établie avec les objets. Tous deux avaient pu poursuivre leurs vies professionnelles, Pour Schreber cela ne l’a pas protégé de son effondrement, effondrement qui n’a pas eu lieu chez Aimée F. Cela pourrait démontrer que la paraphrénie n’est pas du registre de la psychose mais bien un moyen de se trouver une place dans l’Autre tout en conservant le pouvoir de l’imaginaire sur le réel. La paraphrénisation de la psychose peut donc être une issue possible à cette problématique de la place dans l’Autre à condition d’un étayage permanent par un autre qui prend la place et le lieu de l’Autre. Est-cela que va soutenir Michel avec son patient ?

       Je me permets de joindre à cette étude récente qui est un remaniement d’un travail précédent d’il y a une quinzaine d’année la discussion qui en a suivi, assez différente de celle qui a eu lieu le 4 février dernier.

DISCUSSION

Jacqueline Légaut :…Juste, je relevais à propos de cette question qu’elle te pose à l’issue des séances « Est-ce que mon maquillage n’a pas coulé ? » on peut se demander pour cette patiente en prononçant ces mots si elle ne te prends pas à témoin du fait que tout ce qu’elle a dit c’est de l’ordre du maquillage et qu’il y a là une façon de vérifier que tu as bien entendu. Et on peut se demander si dans ce déploiement de tous ces effets, il n’y a pas une tentative de séduction à l’endroit d’une autre femme que tu as ponctué par ce rire qui était si déterminant.

Nicole Anquetil : Oui, absolument. C’est-à-dire qu’elle met d’emblée quelque chose de l’ordre du transfert sur un mode séducteur et érotomaniaque. Et c’est aussi un petit peu ce qui avait effrayé le praticien avec qui elle avait eu à faire auparavant… C’était une femme également. Là il y a tout un tas de femmes mises en scène, les petites jumelles, une femme découpée en morceaux par un homme, elle -même susceptible d’être mise en pièces de fait, par le fric, par la prise en charge. Enfin, c’est quelque chose qui est en arrière-fond.

Jacqueline Légaut : Oui, mais enfin, on entend quand même qu’elle est en partie divisée par rapport à ce qui lui manque…

Nicole Anquetil : Oui, c’est bien pour cela qu’elle n’est pas dans la psychose.

Denise Sainte Fare Garnot : C’est moi qui ai la sœur, pas en analyse, en thérapie. Elle avait beaucoup insisté pour que je la prenne d’une manière itérative, parce que je n’étais pas pressée de le faire, elle habite dans l’Oise, tout semblait très difficile. Bon, puis je l’ai prise. Et évidemment la présence de la sœur est très importante. C’est elle l’ainée, de onze mois, et à un moment donné je me suis vraiment demandé si ce n’était pas une folie à deux parce qu’elle s’est mise aussi à raconter n’importe quoi : les fleurs qui parlaient, chaque fleur avait un nom, une couleur, et les couleurs lui parlaient, enfin, c’était…, j’ai un peu stoppé ça d’ailleurs. L’ainée est sous la domination complète de sa cadette et me raconte les histoires que sa sœur a découverte dans sa psychanalyse, mais puisque c’est sa psychanalyse, c’est forcément la vérité, et donc chez moi j’ai droit à l’écho des séances qui se passent chez Nicole avec une espèce de mensonge qui apparait dès les premiers mots qu’elle maintient, elle pleure, des sanglots épouvantables à ameuter le voisinage, puis ça s’arrête tout d’un coup, puis elle part, ça va bien. Elle veut m’embarrasser bien sûr. Voilà, c’est le genre d’écho de cette psychanalyse que j’ai, pas sur mon divan, bien sûr, en face à face.

Marcel Czermak : Je me rends parfaitement compte de ce type de cas, effectivement isolable, chez les uns et les autres l’idée d’une virtualité hystérique, et y compris, puisque Jacqueline vient de le faire, ce qui y serait là présent comme de l’ordre d’une séduction. Ce n’est pas facile de savoir ce que c’est qu’une séduction voire une virtualité érotomaniaque, mais enfin, si on fait précisément la systématique, je vais me permettre de le faire puisque ce sont des cas que j’avais précisément essayer d’isoler comme étant l’un des pôles de la psychose et que j’avais caractérisé comme étant des pôles d’un imaginaire sans moi. C’est-à-dire des personnes qui produisaient des formations extemporanées, labiles, inconsistantes, et qu’en somme on avait affaire à des gens, dont en aucun cas on pouvait dire qu’ils déliraient – le terme de délire parcourt notre réunion depuis hier – mais qu’il s’agissait de formations imaginatives sans spécificité à proprement parler psychotique. Et qu’au surplus, elles pouvaient aussi bien être bazardées d’un instant à l’autre. En d’autres termes, on avait affaire là à des patients dont on peut dire qui n’ont aucun sérieux. Je veux dire que c’est le comble de la maladie mentale puisqu’on évoquait la question du maquillage, enfin de l’habit. Moi, je me souviens d’une patiente, elle se prenait pour un torchon, c’est-à-dire qu’elle s’offrait à habiller tout ce qui passait à sa portée, et pourquoi pas le thérapeute ? Je crois que c’est un pôle tout à fait fondamental d’une psychose, qui est régulièrement raté parce qu’il passe inaperçu.

Des gens sans cristallisation aucune et avec lesquels on ne sait pas à quoi s’attendre, alors ça l’issue… ?  S’il y en avait une ou s’il y en a une, c’est une cristallisation paranoïaque sur quelqu’un, transférentielle, cristallisation en tous cas…Donc c’est un type d’être assez étrange puisqu’il se balade et se sont de purs habits, des porte-manteaux. C’est un pôle que nous ne devons pas seulement à Dupré, hier on évoquait Kraepelin, les paraphrénies confabulantes de Kraepelin, c’est de ce tonneau. Enfin sur la doctrine, c’est ce qu’on fait de mieux en matière de maladie mentale.

Nicole Anquetil : Oui, moi ce que je peux constater cliniquement, du moins dans tout ce qu’elle a amené et dans l’évolution même de son discours, c’est-à-dire chaque point qu’elle amène, qui est organisé comme ça de façon délirante, à partir de chaque point on peut relever, on peut donc remettre en place les signifiants, ses signifiants à elle. C’est-à-dire, par exemple, pour la question de Joséphine, Joséphine sa « vraie maman » qui a un château, une fois la phase terminée des grandes des grandes manifestations somatiques et l’effusion de son discours, nous voyons que ce qui est en train de se mettre en place dans la cure, en prenant un à un chaque élément, ce sont des éléments de sa propre histoire ; ils s’y intègrent parfaitement. On apprend que F. a travaillé dans le Lot et Garonne (elle y habitait dans son enfance), à l’âge de 20  ans dans un château et sa sœur lui aurait fait remarquer ceci : « quand tu travaillais dans ce château on aurait dit qu’il t’appartenait ». Pas tellement loin il y avait le château de Joséphine Baker qu’elle admirait beaucoup avec l’adoption de tous ses enfants. Donc ça avait cheminé finalement dans son esprit « peut-être que mon sort aurait été bien meilleur si j’avais été adopté par Joséphine Baker, dans le sens qu’elle reprochait à ses parents un manque d’amour et une férocité dans la façon dont ils l’ont éduqué, elle les reniait en quelque sorte pour les maltraitances subies. C’est-à-dire que l’on repère les éléments d’une historisation dans ce qu’elle jetait pèle mêle pour nourrir « son analyse ».

Bernard Vandermersch : il y a un aspect également dans ce cas qui est un peu particulier, c’est l’espace de la séance auquel sont réservées ces productions. Ce n’est pas quelque chose qui envahit toute sa vie, ce n’est pas quelqu’un qui est en perpétuelle création de délire imaginatif avec tout le monde, c’est réservé à l’espace de la séance. C’est une utilisation assez curieuse de la séance puisqu’il semble qu’à un moment donné il n’y a plus aucun écart entre l’imaginaire…, comme si elle oubliait d’indiquer l’index du conte, elle ne parle plus au passé simple.

Voilà, c’est pour ça que je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’une psychose sans moi.

Nicole Anquetil ; Moi non plus, je ne suis pas sûre du tout.