« Le métier d’être homme »
Prix Œdipe, octobre 2022.
Les éditions EME, dans la collection « Lire en psychanlyse » nous proposent un livre rare, celui de Marie Iemma Jejcic, intitulé « Le métier d’être homme » avec ce sous titre en perspective « Samuel Beckett, l’invention de soi-même ».
Comment vous faire partager mon intérêt, comment vous donner à entendre les enjeux cruciaux noués dans cette lecture de Samuel Beckett, enjeux non pas seulement analytiques – S. Beckett a pu faire une analyse avec Bion – mais politiques, voire civilisationnels. À le lire nous pouvons découvrir, comment – avec en son cœur pour s’orienter la question vive de la folie – une vie conduite selon une rigueur éthique peut décider d’une position politique voire civilisationnelle.
Je vous disais à l’instant, un livre rare. En effet, celui-ci se propose comme un objet singulier. Certes habité et tendu entre les termes d’une démarche logique où il est question d’examiner ce travail d’écriture et ses spécificités, ce travail d’invention et la naissance d’un savoir faire avec ses conséquences, mais pas seulement.
Mais aussi, et en même temps, un objet à multiples entrées amenant le lecteur à faire un parcours, son parcours autour de ce qui se propose, à terme, comme un indicible. Le lecteur, en consentant à se faire la dupe de cette écriture, engagé dans son trajet, en suivant un bord, y fait le tour d’un trou et se prête ainsi aux effets d’écritures d’un tel parcours. Reflet et écho de ce travail d’invention avec ce « trou noir » d’où nous écrit Samuel Beckett.
La forme même du livre, la manière dont il se déplie s’avère ainsi être homogène à son objet, à savoir la nature de ce tissage d’écritures. Fil après fil, chapitre après chapitre, il se présente, dans toute sa rigueur, sur ce métier comme un ouvrage sans centre, sans début et donc sans fin, mettant en relief ce travail de nouage, de tissage de la langue dans l’écrit : un « ecridit », propose Marie.
Travail d’invention toujours à faire et refaire sur ce métier avec la langue, à partir de, et avec, l’angoisse asphyxiante d’un « trou noir » et sa voix bifide et énigmatique au commandement. Travail d’écriture avec lequel S. Beckett respire, se dresse, et s’invente homme. Tel est son destin qu’il prend en main, par les voies de l’écriture, dans et avec la plus profonde des dérélictions, celle d’un « trou noir ».
Cet ouvrage explore, en les suivant pas à pas, les voies de cette invention que je ne suis pas en mesure, ce soir, de pleinement développer pour vous, mais seulement de pointer en vous en donnant le goût et la curiosité.
Par ailleurs cette exploration n’est pas sans nous évoquer d’autres lectures ou d’autres travaux comme ceux de J. Lacan, lecteur de Joyce où celui-ci, James, surgit en s’inventant « Joyce » du jeu d’un entre-deux langues, ou encore, et dans d’autres champs, le travail de l’advenue d’un artiste-peintre comme Gérard Garouste. S’ouvrent alors tout un champ de questions. Certes les appuis pris par les uns ou les autres different et sont à chaque fois singuliers, mais les réponses apportées ne sont pas sans se faire écho. Alors des questions s’ouvrent. Une multitude. Si l’invention n’est pas la création par exemple, point sur lequel insiste Marie, oui, mais en quoi et comment ? Et ce livre, par sa grande richesse, se prête et participe pleinement de nos questions et réflexions. À suivre, donc.
Cependant Marie Jejcic précise sa lecture. Si le cœur de cette invention de soi-même est habité par la question de la métaphore, ce n’est pas n’importe comment. Marie Jejcic, à sa manière, nous rend sensible à la dimension d’un corps au travail avec cette angoisse, la voix, et l’assomption de la chute en un saut. En effet cette invention de soi-même relève d’un parcours précis, celui d’une métaphore. L’invention est elle même métaphore ! Si Beckett se dresse et peut prendre place, c’est non pas en usant de la metaphore, mais en se faisant lui-même métaphore, invention. Il ne surgit pas poète, mais poème.
C’est en prenant appui sur ce trait d’universel toujours à écrire, au cœur de la langue qu’il se lève et trouve des échos singuliers chez chacun, au sein de chaque parlêtre, et par là les voies d’une reconnaissance qui n’est pas, par ailleurs, sa quête et qu’il ne recherche pas.
Peut-être faudrait-il, là, en cet endroit, à propos de la reconnaissance, dire quelques mots de Marcel Proust et de la réflexion précoce de S. Beckett sur ce travail d’écrivain. La recherche d’un « temps perdu » n’est pas son affaire. Il ouvre, lui qui se trouve continuellement livré à d’autres contraintes, un questionnement et une interrogation sur la nature de l’écriture chez Proust. Il ne retrouve pas dans ces écrits la fonction, qui est la sienne, de l’écriture. À la différence de Marcel Proust, c’est sa présence au monde qui l’anime, et c’est par l’écriture, mais tout autrement, qu’il opére, par l’écriture qu’il trouve respiration, s’invente, et prend place. Marie Jejcic repère là, et souligne très justement, dans cette différence promue au premier plan, un point essentiel de structure. Là où M. Poust nous propose une certaine psychasthenie, S. Beckett nous propose tout autre chose : faire son métier en s’inventant homme.
J’ai pu dire enjeux cruciaux, analytiques certes, mais aussi politiques et civilisationnels. Oui mais en quoi et comment ?
En effet, notre monde, et ce qui fait une de ses actualités essentielles avec ses avancées technologiques, pour lui donner rapidement ses caractéristiques, cultive l’individualisme avec le narcissisme qui ordinairement l’accompagne. Le culte de « la petite différence », et donc de l’effacement de toute véritable altérité, est à l’ordre du jour, même si celle-ci n’est pas sans se faire rappeler auprès de ces petits narcisses. Ici, avec S. Beckett, rien de tout cela, une voix au commandement, avec sa bifidité, qui met l’altérité radicale au cœur de ce tressage. Une altérité radicale voisée qui se fonde et s’origine d’une profonde deréliction d’où choit et s’extrait un trait d’invention, un poème s’écrivant, irrigant sa vie amoureuse et sa vie sociale faite des succès que nous connaissons.
Marie Jejcic, à juste titre, sensible à cette dimension éthique – du pire au rire, dirait S. Beckett – et en publiant cet ouvrage, semble estimer que nos temps dits modernes, voire post-modernes, pourraient en tirer avantages et enseignements. Qu’est ce que la civilisation, sinon une manière collective de traiter ces questions avec nos réponses du moment.
Cet ouvrage, terme que je préfère et qui s’impose, en mettant la folie au cœur de l’homme, à la suite de Beckett, vient nous rappeler qu’une psychanalyse ignorante de ces questions ne pourrait qu’être errante, de la mauvaise manière. Avec S. Beckett, et quelques autres, avec nos patients, toute une éthique à soutenir ! « Cap au pire ! » pouvait-il écrire, lui qui n’en avait pas le choix, puisque du pire s’ouvre, avec son savoir faire, la voie d’une humanisation possible…
Cet ouvrage n’est donc pas seulement rare, mais précieux.
– En effet comment lire aujourd’hui S. Beckett sans faire référence à cette lecture qui lui donne respiration ?
– Comment faire avec certains de nos patients sans évoquer, et questionner, ce savoir faire dont ils nous apportent, chacun à leur manière, quelques échos.
– Comment assumer nos choix de citoyens et nous lever au bon endroit ?
Vous l’avez compris, cet ouvrage serait-il de bonne « Compagnie » comme nous le propose S. Beckett ?
Ou plus simplement un « ouvrage compagnon » pour nos temps décidément bien obscurs et difficiles?
Michel JEANVOINE
18 octobre 2022.
Prix Œdipe-Salon.