SOPHISME ET VÉRITÉ
QU’EN EST-IL DE CE « NOUVEAU » SOPHISME?
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J’ai intitulé mon propos « Sophisme et Vérité » pour tenter de rappeler que c’est dans le cadre d’une approche de la place, de la fonction de la vérité pour la psychanalyse que Lacan aborde la question d’un « nouveau » sophisme. Et c’est en cela qu’elle, la psychanalyse, se démarque de l’entreprise philosophique, et même, quoiqu’en pense Freud, de la volonté scientifique de cerner le vrai.
Mais avant d’en venir à cette question du « nouveau » sophisme que propose Lacan dans le texte sur le Temps logique, je voudrais vous dire que je doute aujourd’hui qu’il soit « vraiment » un sophisme. Au sens bien entendu où on l’entend généralement, encore aujourd’hui, dans l’enseignement universitaire classique de la philosophie.
C’est d’ailleurs la question que se pose Erik Porge au chapitre 3 de son ouvrage sur le temps logique : le temps logique (1) reste-t-il un sophisme, puisque Lacan y trouve une solution ? Il y répond pourtant affirmativement. D’une part, parce que « les temps de l’erreur sont intégrés au raisonnement lui-même » et d’autre part, et c’est cette raison qui m’intéresse davantage, parce que, je le cite :
« … cette issue salutaire dépend d’un acte lié à une rhétorique qui excède la déduction, le raisonnement, voire l’écriture. La partie raisonnement resterait suspendue à la possibilité de l’erreur sans l’acte qui donne la certitude. Mais l’acte est une dimension qui est en extériorité par rapport au raisonnement »(2)
La question subsiste donc : pourquoi Lacan, à la suite de Freud d’ailleurs, reprend-il cette question de la vérité que nous avons directement hérité de la philosophie ? Alors que, comme l’a bien montré Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan n’est pas philosophe. Et s’il n’est pas philosophe, c’est « qu’ il s’attache à penser que la vérité d’une pensée philosophique, qu’il relit, est ailleurs qu’en elle-même. »(3)
Cela me paraît me paraît très pertinent. C’est sans doute cet ailleurs qui amènera Lacan à parler de la dimension du Réel et du champ des jouissances qu’il considère comme l’une de ses trouvailles, sinon sa trouvaille. Et c’est sans doute pourquoi il ne parlera pas de sophisme, au sens où la pensée philosophique l’a systématisée, mais de « nouveau » sophisme.
Qu’en est-il de cette nouveauté sophistique ? Ne vient-elle pas bousculer quelque chose de notre rapport à la vérité ? De même, ce que Lacan nomme la « certitude anticipée » – il ne parle pas de « vérité anticipée » – ne marque-t-elle pas la même tension, d’avec la vérité : la certitude anticipée dont parle le temps logique n’est pas la vérité ! Descartes est passé par là ! Mais aussi Hegel que Lacan a rencontré via le commentaire de Kojève.(4)
N’est-ce pas cela qu’interroge Lacan en parlant de « nouveau » sophisme puisqu’à lire et relire son texte, il m’apparaît que son enjeu – qui restera sans doute le même dans tous ses écrits, ses séminaires et ses interventions – n’est autre que de pointer ce qu’il en est de la cure analytique et de la position de l’analyste. S’il y a un enjeu dans tout le travail de Lacan, c’est bien celui-là que je qualifierais d’épistémologique. Dès le séminaire II, déjà cité, Lacan parle de l’épistémè dans la leçon 24 novembre 1954. Leçon qui est intitulée, dans la version du Seuil : « Savoir, Vérité, Opinion ». Dans la version de l’ALI (sans date), il n’en est donné qu’un bref résumé, compte tenu que la sténotypie de cette leçon n’était pas accessible, du moins à ce moment. Toutefois, dans ce court résumé, la référence au Ménon de Platon en dit assez pour qu’on y entende déjà quelque chose qui nous renvoie au Temps logique :
« Il suffit d’éveiller l’esclave Ménon en l’occurrence, dit Socrate, pour voir qu’il sait tout. […] L’esclave commence par se tromper […] C’est Socrate qui en fournit la solution. C’est là qu’il a une faille entre l’élément intuitif et l’élément et c’est le maître qui réalise le passage de l’imaginaire au symbolique, par le biais de ceci que 8 est la moitié de 16. Ménon se contente de repérer la bonne forme.
Quand une partie du monde symbolique émerge, elle crée son propre passé. C’est une erreur propre à tout savoir. Cette erreur consiste en l’oubli de la fonction créatrice de la vérité sous sa forme naissante. C’est ce que nous, analystes, qui travaillons dans la dimension de cette vérité, nous ne pouvons éviter. »
Et Lacan de conclure :
« Ainsi « l’orthodoxa » laisse derrière lui, nous, nous la mettons au cœur de notre expérience »
Où on entend bien, me semble-t-il que la « logique » dont se soutient la psychanalyse est tout autre que celle de la philosophie platonico-socratique. C’est pourquoi, il me semble « vraiment » important de croiser ce texte du Temps logique avec d’autres textes des Ecrits, à savoir : d’une part « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse »(5), et d’autre part les deux textes qui clôturent les mêmes Ecrits : « Du ‘Trieb’ de Freud et du désir de l’analyste » et « La science et la vérité » dont nous avons la chance de de disposer d’un commentaire de Charles Melman.
Ou pour le dire encore autrement, plus radicalement, trop radicalement peut-être, c’est du «vraiment » qu’il va s’agir : le « vrai-ment » : à vouloir dire la vérité, le vrai, on ne peut que mentir !
Comment entendre ce « mentir » ? Je tenterai d’y revenir.
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Je commencerai par dire ce qu’il en est du sophisme tel qu’aujourd’hui encore on peut l’entendre non seulement dans le discours philosophique – j’en ai déjà parlé – que je qualifierais de « classique », mais aussi dans la pratique langagière quotidienne.
Et tout d’abord, un exemple un peu comique mais aussi très instructif, tiré du théâtre de Ionesco, dans sa pièce Rhinocéros, au premier acte où le « Logicien » s’adresse au « Vieux Monsieur » pour lui proposer le raisonnement suivant :
« Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat », affirme le logicien au vieux monsieur. Et ce dernier acquiesce : « C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate »
Ce qui est le plus étonnant, de mon point de vue, c’est moins le sophisme du logicien que la réponse du « vieux monsieur » qui, d’une certaine manière, en ramenant son chat nommé « Socrate », semble pouvoir lever la dimension sophistique de ce raisonnement. Il n’en évidemment rien. Mais quelle importance. On voit le « Vieux Monsieur » s’accommoder de ce sophisme. Il faudrait relire tout le premier acte de cette pièce pour comprendre l’enjeu même de la critique de Ionesco par rapport à la logique et son pouvoir sur « les vieux messieurs » que nous sommes trop souvent !
Mais revenons à des références qui peuvent paraître plus ‘sérieuses’. Je vous citerai l’article ‘sophisme’ tel qu’on le trouve dans l’Encyclopedia Universalis et dont l’auteur, Françoise Armengaud, docteur en philosophie a enseigné dans l’Université française. Elle a beaucoup travaillé sur la pragmatique et la théorie des noms propres.
Elle définit le sophisme de la manière suivante. Il s’agit d’un
« … artifice dont usait le sophiste de l’Antiquité, le raisonnement trompeur ou embarrassant pour l’interlocuteur, l’argumentation fallacieuse, voire la faute de raisonnement. Primitivement, c’est, le tour d’adresse ingénieux, la prestidigitation habile dans l’ordre du langage : on n’y voit que du feu ; le raisonnement paraît valide, bien que sa conclusion soit inacceptable, mais on sait déceler la faille. »
Cela se réfère à une pratique du discours qui, comme l’avancent aussi bien Gorgias que Protagoras (tous deux sophistes célèbres et influents) se fonde sur l’argument de l’impossibilité du discours faux : « Dire, c’est dire quelque chose, c’est dire ce qui est ». Et Françoise Armengaud de commenter :
« Il faut ou bien que toute énonciation soit vraie, ou bien qu’il n’y ait pas d’énonciation. »
On est bien là dans une perspective fort différente, plus subtile que celle de la pensée philosophique classique que j’ai évoqué plus haut et qui n’est pas sans rappeler la formule qui conclut le Tractatus Logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (1922) qui se termine par la fameuse formule :
« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »(6).
Je conclurai ces quelques réflexions avec le rappel de cette pratique du discours qui a précédé l’avènement de la philosophie, en citant Barbara Cassin quand elle définit ce qu’il en est de la sophistique :
« … au lieu de méditer sur l’être comme les Eléates ou sur la nature comme les physiciens d’Ionie, ils [les sophistes] choisissent d’être des éducateurs professionnels, étrangers itinérants qui font commerce de leur sagesse, de leur culture, de leur compétence. […] Mais ce sont aussi des hommes de pouvoir, qui savent comment persuader des juges, retourner une assemblée, mener à bien une ambassade, donner ses lois à une cité nouvelle, former à la démocratie, bref faire œuvre politique »(7).
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J’en reviens à la problématique « Sophisme et Vérité » qui n’a de sens que de s’inscrire dans celle, plus générale, de notre rapport à la vérité. D’où la question : comment inscrivons-nous ce rapport ? La multiplicité des cultures témoigne de la diversité de ces écritures. Mais aussi l’histoire d’une même culture où cette écriture est le lieu d’une véritable confrontation.
C’est ainsi que l’histoire de notre culture a été marquée, de ce point de vue, par ce qu’on pourrait appeler la « révolution philosophique » qui nous a fait passer de la « mètis » à l’« alètheia », de l’intelligence sophistique, d’un véritable « faire avec » ce qui nous arrive » -et on peut entendre là une sorte d’écho au savoir-faire avec le symptôme ! Mais un écho seulement- à la vérité philosophique qui prétend en quelque sorte enfermer la vérité dans la sphère du Symbolique, le Réel étant entièrement (en principe du moins) traductible en termes symboliques. Mais on sait qu’une telle entreprise est en fait impossible. D’où une sorte d’aveuglement des philosophes de prendre en compte les échecs de ce que Lacan nommera : les ‘ce n’est pas ça’. Et de mettre en œuvre un rebondissement, en espérant toujours en arriver à produire enfin l’équation parfaite et totale du monde : l’équation entre le Symbolique et le Réel.(8) Un rebondissement qui n’a rien avoir avec le moment de conclure du Temps logique.
On peut donc penser qu’il n’y a de ‘sophistes’ et de ‘sophisme’, au sens habituel du terme, que par rapport à cette révolution philosophique qui est caractérisée par le passage de la ‘mètis’ à ‘l’alètheia’ et qui s’inscrit ans la visée des philosophes de discréditer la manière de penser, la mètis, antérieure à la philosophie.
Deux choses sont à relever qui jettent un doute sur ce jugement, par la philosophie, de la pensée grecque qui la précède :
– d’une part, de la pensée ‘sophistique’ ne nous sont parvenus que des courts extraits, le plus souvent cités par les philosophes et qui n’avaient, sans doute, pas d’autre objectif que de discréditer cette pensée antérieure. Or nous savons, par d’autres sources, que les soi-disant sophistes avaient beaucoup écrit et surtout avaient eu une grande influence dans la cité athénienne.
– D’autre part la philosophie ne s’impose qu’au IVe avant JC. Elle est donc postérieure au grand siècle, celui de Périclès qui a marqué l’apogée de la civilisation athénienne. Apogée à laquelle les sophistes ont sans doute remarquablement contribué.
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Je voudrais me référer à une auteure qui a réfléchi d’une manière très perspicace à ce qu’il en est de la sophistique. Il s’agit de Jacqueline de Romilly qui, dons son livre Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès(9), met en lumière l’importance de ces penseurs que la philosophie un siècle plus tard, disqualifiera en donnant à la dénomination « sophistes » un sens tout-à-fait péjoratif.
Et de rappeler d’abord ces sophistes ont été, un siècle avant l’émergence de la philosophie, de grands personnages du Ve siècle avant JC.
« Les noms de Protagoras et de Gorgias, à plus forte raison ceux d’Hippias, de Prodicos ou de Thrasymaque ne sont guère familiers qu’aux spécialistes. Tout semble en effet s’être accompli sous leur influence et avec leur participation. »
Et de prendre l’exemple de celui qui, sans doute, fut le plus influent, en liaison étroite avec Périclès : Protagoras dont l’importance et l’influence semble avoir été décisive dans l’Athènes de ce Vème siècle.
Et pourtant …
La philosophie a réussi son coup de réduire la sophistique à une supercherie. Et cette conviction a perduré. Il ne faudrait donc pas penser que cette question du « sophisme » est une affaire qui ne concerne que la philosophie aristotélicienne, reprise par une théologie qui s’en inspire. Je parle de la théologie thomiste. Au tout début du XXème siècle encore, en 1901, un philosophe-théologien, le père A. Castelein, jésuite et moraliste, publie un cours de logique. Il y aborde la question du sophisme qu’il considère comme la forme la plus subtile d’une sorte de perversion logique : faire croire acceptable des propositions qui dérogent aux lois de la logique. Cette démonstration se conclut par l’affirmation que « la vérité existe » (sans jeu de mot, sans « Witz ») et qu’elle « est une équation entre notre pensée et son objet » !
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Je terminerai mon intervention en rappelant ma position quant à ce « nouveau » sophisme qui a pour objectif, je le rappelle, de cerner ce que Lacan nommera le désir de l’analyste, agent de la cure, Vous l’avez certainement compris, c’est ma « thèse », sans synthèse d’ailleurs ( ! ), qui s’appuie en quelque sorte, sur les développements de Lacan dans son texte « Du « Trieb » de Freud et du désir de l’analyse »(10). En quelques mots, voici ce que Lacan nous dit dans ce texte des Ecrits :
- La « Trieb » freudienne n’a rien à voir avec l’instinct.
- On pourrait la traduire par « libido ».
- « Sa couleur sexuelle, si fortement maintenue par Freud comme inscrite au plus intime de sa nature, est couleur de vide : suspendue dans la lumière d’une béance. Cette béance est celle du désir »
- Cette béance se manifeste dans le champ de la praxis où apparaît « un désir dont le principe se trouve essentiellement dans des impossibilités »
- Et de ramener cela à « la conciliation des contraires ».
- Un pas de plus, un pas plus spécifiquement lacanien : « C’est grâce au Nom-du-Père que l’homme ne reste pas attaché au service sexuel de la mère, que l’agression contre le Père est au principe de la Loi et que la Loi est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste.
- « …l’inconscient montre que le désir est accroché à l’interdit, que la crise de l’Œdipe est déterminante pour la maturation sexuelle elle-même »(11)
Suite à ce rappel et reprise de la position freudienne, Lacan introduit la dimension de la castration en se positionnant différemment : il ne s’agit plus de faire de la castration l’objet d’une peur mythique(12), mais l’opération par laquelle un père réel (j’entends un père dans le Réel) introduit l’impossible qui signe le Symbolique et permet à l’analyste de « s’autoriser de soi-même ». Et donc :
« C’est plutôt l’assomption de la castration qui crée le manque dont s’institue le désir. Le désir est désir de désir, désir de l’Autre, soit soumis à la loi »
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(1) Erik Porge, Se compter trois, Le temps logique de Lacan, Erès, 1989.
(2) Op.Cit.,p.36. C’est moi qui souligne.
(3) Je le cite dans l’article « Pourquoi Lacan n’est pas philosophe », qui a paru sur le site du GNiPL (Groupe Niçois de Psychanalyse Lacanienne), sans date. On trouve là une analogie significative avec la manière dont Lacan parle du moi dans son séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse en reprenant le dire du poète, en l’occurrence Rimbaud : « Je est un autre ».
(4) Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Leçons sur le Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1947. Il y aurait aussi intérêt à se référer à un ouvrage antérieur d’Alexandre Kojève Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne : Tome I : Les présocratiques.
(5) J. Lacan, Ecrits, pp.401 à 416. C’est dans ce texte qu’on trouve la formule « Moi, la vérité, je parle » sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.
(6) Je voudrais vous rappeler aussi que ce même Wittgenstein a rédigé un traité intitulé De la certitude, dans les mois qui ont immédiatement précédés son décès en 1951. La publication ayant été assurée post mortem par des maîtres de la philosophie analytique anglosaxonne. On a dit qu’il rivalisait avec les Critiques d’Emmanuel Kant, l’objectif étant de réfuter l’ambition des scientifiques qui était de parvenir à dire ce qui est. Bref la « vérité ».
(7) Encyclopedia Universalis, Entrée « sophistique ».
(8) Equation. Du latin classique aequatio (« égalisation » et « compte, calcul ») en latin médiéval.
(9) Editions de Fallois, 1988.
(10) J. Lacan, Ecrits, pp. 851-854
(11) Dans ce rapide résumé du texte de Lacan , c’est moi qui souligne les passages en gras.
(12) Lacan rappelle d’ailleurs que « Les pulsions sont nos mythes, a dit Freud ».