Collège de Psychiatrie

Samedi 4 février 2023
Journée d’étude sur
« Les paraphrénies. Paraphrenisation ? » 

 

Une équivoque xénopathique 

Je ne vais pas reprendre ce qui s’est très bien dit ce matin sur cette plus ou moins vaste question. Tout est fonction du zoom avec lequel nous l’abordons et de la passion classificatoire qui peut animer le clinicien. Ma réflexion de ce matin part d’un constat assez simple, un constat de clinicien, à savoir celui-ci: un tableau clinique s’élabore avec les propos d’un patient adressé à un clinicien. C’est-à-dire, ce que nous avons déjà amplement développé, que le clinicien appartient au tableau. Ceci est un premier point à toujours rappeler. La clinique est freudienne, lacanienne, … C’est-à-dire rappeler qu’avec l’adresse les enjeux du transfert sont toujours à la commande.

Et la question suivante vient alors immédiatement à l’esprit, en quoi et comment un tableau clinique est susceptible de se transformer, car ceux-ci se transforment et évoluent, même si cette transformation se tisse autour de quelques fils initiés dans un premier moment que nous pourrions appeler fécond. Et en quoi le transfert pourrait-il être de la partie? Ma question d’aujourd’hui est celle des conditions de cette transformation qui ne conduit pas, ici, vers un état déficitaire, cette fameuse démence, mais vers un état de pacification qui peut prendre des allures variées à couleur interprétative, paranoïaque, imaginative, fantastique, voire confabulante …. Vous reconnaissez là les différentes catégories de notre sémiologie des paraphrénies mais avec ceci, c’est qu’après un moment dit fécond la chronicisation active engagée peut se faire, dans la pleine conservation des capacités intellectuelles et cognitives du patient, vers un état de pacification progressif. D’où le terme proposé de « paraphrenisation », ou que nous pouvons proposer, pour caractériser ce travail. Quels en seraient alors les enjeux ?

Si tout parcours de ce type commence le plus souvent par une effraction xénopathique, dont nous pouvons à chaque fois, avec le patient, en reconstruire les coordonnées symboliques – ce que nous appelons l’entrée dans la psychose – il peut arriver régulièrement, ou pas , qu’un nouveau moment fécond, voire plusieurs, viennent le rythmer. Occasion pour donner un peu mieux à lire comment ces coordonnées symboliques sont toujours actives, et surtout comment le savoir-faire du patient a pu se développer dans ce type de situation critique, et comment celui-ci peut participer activement à cette pacification. Ce sont donc de nos patients qu’il nous faut apprendre. Et nous comprenons peut-être un peu mieux pourquoi il importe de rappeler que le clinicien participe non seulement du tableau clinique mais de l’invention possible ou pas, d’un savoir-faire. 

1921, Paul GUIRAUD publie son article, désormais célèbre, intitulé « Les formes verbales de l’interprétation ». Il fait le constat, après SÉRIEUX et CAPGRAS, de la présence quasiment constante, et tout spécialement dans le mécanisme même de l’interprétation, mais pas seulement, de jeux verbaux comme le rébus, le double sens des phrases ou des mots, des jeux de mots… Il en relève la fréquence, l’importance, sans pour autant aller au-delà. Dans son article, Paul GUIRAUD apporte de nombreux exemples cliniques. Et il peut conclure que les quelques caractéristiques des interprétations verbales sont, tout d’abord, la polarisation de l’association de mots par l’état affectif, et la perte localisée du sens critique, en pointant un essai d’harmonisation entre la nouvelle certitude affective et l’intelligence. La présence d’une activité hallucinatoire résiduelle, d’une exaltation morbide, voire de l’influence, peut se développer, en empruntant l’image employée par Paul GUIRAUD, tel un néoplasme psychologique habillé par les néologismes, les jeux de langage… 

Ce constat tous les cliniciens attentifs le font avec régularité. LACAN s’y arrêtera et pourra même s’appuyer sur les remarques cliniques, très justes, mais trop courtes de Paul GUIRAUD.

En ce qui nous concerne, comment pouvons-nous lire ces manifestations et quel statut leur donner ?

J’avais pu faire, il y a bien longtemps, un premier travail sur cette question, intitulé « De l’hallucination à l’interprétation », 1993 – vous le trouvez, avec d’autres textes, dans « Parcours d’écriture(s) « – où j’étais sensible à la dimension topologique à l’œuvre dans la construction d’une nouvelle réalité, comme le suggère FREUD dans ses commentaires sur les Mémoires du Président SCHREBER. Je faisais référence à la bande bilatere à double tour (BB2T, celle qui, par recollement donne une bande de Moebius) pour rendre compte de l’organisation structurale du délire schreberien en un dualisme (et non pas dualité) . Et je pouvais alors montrer comment ses interprétations, dites délirantes, relevaient d’un même montage topologique, commandé xénopathiquement. Tout semble donc se passer comme si un certain savoir-faire, dont nous pourrions rendre compte topologiquement, opérait, depuis la très bruyante irruption initiale, et xénopathique, de l’hallucination verbale jusqu’aux manifestations les plus fines de l’influence et de l’interprétation. Il y a là, dans l’évolution d’un tableau clinique – évolution, cependant, que nous ne rencontrons pas toujours, mais habituelle – il y a là un processus de pacification, une manière de faire avec ce qui s’impose et ainsi l’aménagement progressif d’une place dans un tissu social. Là où les coordonnées symboliques évoquées l’avaient introduit à une situation où il s’était avéré qu’il n’y avait pas d’autre recours pour lui que tomber dans le trou qui s’ouvrait, un maelström emporte alors son imaginaire. Avec le consentement à ce qui s’impose à lui, et vient faire écriture d’un nouveau bord, un savoir-faire s’invente. Avec l’assomption de ce consentement, et le savoir-faire qui en tombe, une nouvelle réalité se construit, certes délirante, mais une réalité. Celle-ci possède cette caractéristique d’être toujours au travail, sans cesse en construction, et sans le poinçonnage dont le névrosé se soutient avec son symptôme défensif. Si le tissu de cette réalité « délirante » a toujours comme fil la consistance de ses premiers autres xénopathiques, dans leur entre-deux, prend place, s’élabore et se loge progressivement la dimension de l’énigme. Et la progressive civilisation de son monde se fait du même pas, et au même rythme que cette progressive mise en place.

Une énigme de nature xénopathique !
Une énigme qui cherche son bord, pourrait-on dire,et un bord tout à fait singulier puisqu’en dernier ressort c’est du jeu même de la lettre que celui-ci se constitue.

Examinons ce mécanisme, toujours identique à lui-même. En voici un exemple.
Une patiente est reçue par Paul GUIRAUD dans son bureau. Sur celui-ci se trouve disposé un bouquet de dahlias mis en place par l’infirmière. La patiente pourra évoquer un peu plus tard, en interprétant la présence de ces fleurs, les menaces de mort manifestes dont elle fait l’objet… Tout semble se jouer dans le passage de la parole à l’écrit : en effet comment ce « dahlias » présent sur la table, nommé par la patiente, peut-il se décliner dans l’écriture ? « dahlias » / « dalle il y a ». Tout se passe alors comme si le persécuteur pouvait habiter ce « dahlias », et ainsi ce bouquet faire signe et faire résonner ses menaces. C’est par l’écriture que cette double déclinaison s’ouvre, lieu d’un entre-deux où cette énigme prendra progressivement corps, donnant un instant à la patiente un lieu où habiter. Elle se fait l’énigme. Là est un savoir-faire qui s’impose et la commande par ce trait qui fait bord, et qu’elle ne peut que faire sien. Un double bord, une double boucle dont nous pouvons rendre compte par cette bande bilatere, qui cherche à se boucler en trouvant un destin moebien. Opération à réitérer cependant, car cette néo-coupure qu’elle vient habiter ne peut avoir le statut d’un véritable poinçonnage. L’énigme dont elle se soutient n’a aucunement le statut d’un impossible.

Nous pourrions évoquer en cet endroit les travaux de Claude-Levi-Strauss sur la structure du mythe. Le travail de paraphrenisation, si nous adoptons ce terme, semble posséder les mêmes caractéristiques qu’un mythe: un être verbal, en développement concentrique, avec en son cœur une énigme, et qui se présente dans une structure feuilletée. Comme si la réalité du patient était dédoublée, possédait, au delà de celle qui se présente, une autre dimension, qui peut prendre des dimensions les plus diverses,imaginatives, fabulatrices ou confabulatoires, fantastiques… 

Une même condition entre mythe et psychose: pas d’énonciation collective et pas d’énonciation qui spécifie un sujet parlant. C’est alors le bord, avec sa consistance, qui donne corps, soit le lieu sacré des origines avec le mythe, soit l’autre xénopathique chez ce patient en mettant en place le lieu d’une énigme. Ce patient ne peut qu’en faire la radicale épreuve, là où, équipé du refoulement, nous sommes en mesure de ne rien vouloir en savoir au prix masochiste du symptôme. 

N’êtes-vous pas saisi par la proximité, manifestée ici, avec les propositions freudiennes sur la psychopathologie de la vie quotidienne ? Son analyse du mot d’esprit, par exemple ?

N’êtes vous pas saisi par la proximité, manifestée ici, avec la construction du symptôme ? Construction qui ici échoue, et ne peut que se répéter, avec un peu plus de finesse et précisions. La ponctuation n’est pas un poinçonnage. 

Le symptôme, si nous suivons FREUD avec LACAN, peut se lire comme le retour d’un élément refoulé, voire, plus précisément, du refoulement lui-même, où l’analysant peut lire son propre message qui lui vient de l’Autre. Si nous reprenons, à titre d’exemple, cette même séquence, ce « dahlias » occupe un bord, celui du « je », et ce « dalle y a » sur un autre bord, le bord indexé de « l’autre » d’où lui vient son message. L’interprétation lacanienne, en pointant la répétition, conjoint ces deux bords en révélant leur homogénéité insoupçonnée en les mettant en continuité. C’est le travail même sur et avec l’équivoque. C’est ainsi que, par cette mise en continuité, se dénoue ce qui s’est noué par la parole. Un espace temps fantasmatique retrouve sa dimension signifiante. L’objet, en exclusion, s’avère en exclusion interne: le sujet y reconnaît son message inconscient. Nous en avons là un exemple. La remise en jeu de ce signifiant dans le travail d’une cure lève le Réel du symptôme en en dissolvant le bord et en proposant, de fait, un nouveau bord, une nouvelle écriture. Mais il importe de remarquer que ce type d’interprétation, l’interprétation lacanienne, ne porte aucunement sur le sens à donner à ce qui surgit sur un bord en proposant, de fait un nouveau mythe, mais relève d’une scansion mettant au premier plan ce lieu d’un entre-deux qui commande et qui ne trouve consistance qu’à se donner ces deux bords en opposition, la double boucle. 

Dans ces deux situations nous rencontrons la sollicitation de l’équivoque, mais sur des versants opposés.

L’une, avec l’interprétation, lacaniennne, de l’analyste, dans ses effets inconscients et automatiques, qui surprend le sujet et le déplace,avec ses effets d’après-coup. Qui va d’un poinçonnage à l’autre.

Et l’autre, avec l’interprétation délirante et son équivoque où un savoir-faire, s’impose, dont le patient ne peut que s’accommoder. Ici, pas de véritable poinçonnage, seulement une place faite à une énigme xénopathique qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et dont un patient est le produit. Patient qui vient valider auprès de son thérapeute le lieu de cet entre-deux, la doublure qui lui donne corps. Un objet en exclusion externe, internalisé par cette validation, pourrait-on dire, si par le sens, en bon lacanien topologue, il peut ne pas être emporté. Là est sa responsabilité d’analyste. 

Avec ce travail de pacification fondé sur la néo-coupure, la réalité du patient prend alors une possible configuration que nous connaissons bien. À savoir le sentiment d’être habité par une mission vectorisant son monde. Celle-ci peut être soutenue par une élation plus ou moins vive, toujours associée à une mégalomanie plus ou moins latente.

La clinique, mais pas seulement, le champ de la littérature aussi, n’est pas sans nous apporter sur ces mécanismes des éclairages saisissants. Comment lire JOYCE, en effet, et son parcours avec NORA, qui l’amène à réaliser, « dans la forge de son âme, la conscience incréée de sa race », réalisant ainsi sa mission en devenant le plus grand des écrivains. Et faut-il rappeler la place grandissante, dans son œuvre, faite à l’équivoque, par le jeu de mots, le jeu de l’entre-deux langues, jusque dans Finnegans Wake, son dernier livre et le plus abouti, pourra-t-on dire… Comme si son œuvre était emportée par le torrent d’une énigme dont elle ne pouvait que se nourrir ! Mais nous sommes ici dans la littérature, et l’expérience semble bien montrer que la civilisation de certains processus par un savoir-faire n’est pas sans effets et conséquences.

Ainsi, avec nos patients, il apparaît que cette pente qui s’ouvre, depuis les premiers temps bruyants d’une entrée dans la psychose, tisse un parcours que nous pourrions qualifier de « paraphrénisation ». Chaque histoire est singulière, faite de toutes les rencontres contingentes, chaque parcours est singulier, et ouvre un chemin spécifique. Mais serions-nous à même, à chaque fois, d’y lire la mise en jeu d’une logique qui s’impose et qui n’est autre, que la logique du signifiant ?

Peut-être serions-nous plus à même, alors, d’entendre ce que LACAN nous disait dans son séminaire sur « Le sinthome », en disant que nous étions tous parlés, mais que notre statut de névrosé nous le faisait ignorer. Nous ne voulons rien en savoir. Seul le psychotique en fait l’épreuve, sans avoir à son service le refoulement inconscient pour s’en défendre en construisant un symptôme. Là peuvent se lire les effets et conséquences très concrets de ce que LACAN avait pu nommer en son temps, la forclusion du Nom du père, signifiant essentiel à une prise dans l’ordre du signifiant.

La clinique de la psychose nous est donc très précieuse. Et comment aborder de la juste manière celle de la névrose sans cet éclairage ? 

Pour conclure, une question se pose, celle de ce que pourrait être une « psychothérapie des psychoses ». Après ce parcours que je viens de vous proposer, il nous faut rester très modeste. Cette pente qui conduirait un patient à prendre un peu mieux sa place dans le tissu d’une communauté, pourrait quelquefois, donner le sentiment que celle-ci se fait au  » petit bonheur, la chance ». 

Les patients que nous recevons, avec la bonne prise en compte du transfert, s’engagent-ils plus facilement dans cette voie ? La question mérite d’être posée.

Et en quoi, et comment, le juste maniement du transfert pourrait ouvrir, pour un patient, avec un peu plus d’appétence, cette pente ? 

Et quelles autres issues à une possible « psychothérapie des psychoses » pourrait-on mettre en œuvre? Et s’il y en avaient, quelles seraient-elles ? Nous en resterons sur ces questions ce matin.

Michel JEANVOINE