WEB’ SEM’ du Collège de Psychiatrie

Pour une écologie du lien social ?

DÉSIR MIMÉTIQUE ET DÉSIR DU DÉSIR DE L’AUTRE :

LE SACRÉ COMME L(IMITATION) DE LA VIOLENCE

Emeline FITOUSSI

« L’amitié est cette coïncidence parfaite de deux désirs. Mais l’envie et la jalousie ne sont pas autre chose. La mimesis du désir est à la fois le ressort de ce que l’amitié offre de meilleur et de ce que la haine a de pire »

René GIRARD 

Nous vous proposons notre lecture des concepts du désir mimétique, du bouc émissaire et du sacré dans la société, tels que René Girard les a dépliés dans une œuvre considérable.

Bref Contexte des années 60

  • Un climat de déconstruction du langage et du désir.
  • René Girard pense un chemin via le désir vers le réel.
  • Affirme que le langage a des effets dans le réel.

À la lecture et à la découverte des écrits de René Girard, il m’a semblé important de rebondir sur certains aspects de notre clinique ainsi que certains concepts qui les accompagnent. Ces articulations visent à rendre davantage concret les théories du désir mimétique et du bouc-émissaire en faisant des liens avec notre pratique.

QU’EST-CE QUE LE LANGAGE POUR RENÉ GIRARD ? : « DIRE OU NE PAS DIRE »

René Girard va étudier le désir romanesque à travers les grands romans de la littérature française. Il se questionnera sur la nature et les fonctions du langage.

Pour René Girard le langage prend place dans la discontinuité entre la nature et la culture, faille où émerge alors une pensée symbolique qui vient représenter le réel. Il s’agit pour lui d’une grande différence qui s’établit entre l’animalité et l’humanité. Aussi, dira-t-il : « Le langage en dit toujours trop et pas assez. ».

Dans son étude du désir romanesque une question va s’imposer à lui : « dire ou ne pas dire ? ». En effet, pour René Girard, si l’amour se résume à désirer dans sa totalité d’être l’autre, alors si l’autre avoue être amoureux il deviendra moins désirable. Le langage a donc d’après lui des effets dans le réel !

DÉSIR MIMÉTIQUE

Le désir mimétique de René Girard agit au-delà de la volonté des individus. C’est un phénomène qui dépasse la subjectivité, cette théorie décrit une forme d’aliénation. Or, René Girard n’est pas sans connaitre ni sans admettre la découverte de l’inconscient freudien puisqu’il place de lui-même son oeuvre comme 4e « grande vexation infligée par la science à l’amour propre de l’humanité », classement que Freud a précisé dans son « Introduction à la psychanalyse » au sein de la dix-huitième conférence. 

Freud précisant alors que la découverte de Copernic fût une première grande vexation puisque la terre n’est pas au centre de l’univers, que la découverte de Darwin au sujet de la théorie de l’évolution en fût la deuxième puisque l’homme voit désormais sa descendance du règne animal avec un caractère ineffaçable de sa nature bestiale, et que sa propre découverte de l’inconscient en fût « LA troisième », « la plus cuisante », que doit subir la mégalomanie humaine du fait que « le Moi n’est pas maître dans sa propre maison ».

René Girard s’inscrit alors dans cette continuité en affirmant une quatrième vexation à l’amour propre de l’humanité, en disant que « le Moi n’a pas de maison ». 

René Girard conteste fortement l’autonomie du sujet, tout en opposant à la théorie freudienne du désir objectale (dans laquelle l’enfant a un désir premier pour sa mère) un désir triangulaire (via lequel le sujet désire ce que l’autre désire) (Le sujet – l’objet – l’autre).

LA MÉDIATION DOUBLE

Pour René Girard, l’homme se définit par un manque d’être, ce qui le met en relation avec son entourage. Mais aussi pour combler ce manque d’être, l’émergence du désir va conduire le sujet à prendre possession d’autrui, car l’humain désire à travers l’autre. René Girard parle alors de « rivalité réelle » avec l’autre, et ainsi de l’émergence des conflits et de la violence. Le manque d’être serait selon l’auteur comblée par la destruction d’autrui.

Aussi le sujet désire ce que l’autre désire, et en retour l’autre désire encore plus. Cette escalade de jouissance fait dire à René Girard que « le désir est métaphysique ».

Il précisera également que chacun pense être le seul à être la victime de ce manque d’être et du désir mimétique qui l’accompagne.

René Girard quitte alors l’analyse du roman et du désir romanesque, pour étudier l’anthropologie afin de rendre universelle la théorie du désir mimétique. L’anthropologie est pour René Girard un accès au réel.

DÉCOUVERTE DU SACRIFICE

Le sacrifice agit au départ comme un mystère.

René Girard repère une première lecture des anthropologues qui indique qu’il est criminel de tuer une victime mais que la victime devient à ce moment là, sacrée, parce qu’on la tue.

Le sacrifice sera par la suite interprété par René Girard comme une « substitution », après avoir lu certains travaux de Conrad Lorenz au sujet de la mise à mort d’animaux au sein d’une même espèce. En éthologie, ce phénomène de combat mortel porte le nom de « substitution » pour décrire l’effet du déplacement d’un mécanisme à l’autre, ce qui met sur la voie René Girard pour découvrir une lecture nouvelle des sacrifices qu’ils découvrent dans les textes bibliques, dans les mythes et dans les travaux d’anthropologues.

Pour René Girard, les sacrifices viennent border, limiter les violences qui prennent racine dans le désir mimétique. Et lorsque la violence n’est plus canalisée, par cette expérience sacrée, la violence se retourne contre la communauté. (Cf – Expérience des poissons : si on retire de l’aquarium les poissons intrus contre lesquels les poissons dominants se battent alors les poissons dominants dévorent les poissons de leur propre espèce).

Aussi, chez René Girard le sacrifice met en lumière un phénomène de méconnaissance qui est pour lui le mélange d’un savoir et d’une ignorance. 

Pris par les effets du sacré, le sujet ne peut pas avoir accès au contenu manifeste du déplacement sur lequel est fondé le sacrifice, c’est la partie ignorante de l’individu.

(Cf – ex : Un homme rentre à la maison encore vexé par son patron, et frappe le chien qui passe là. L’homme n’est pas conscient du sacrifice en cours.)

Dans ses explications René Girard le formule autrement, évinçant toute subjectivité à l’œuvre : « Tant qu’il demeure vivant le sacrifice ne peut pas rendre manifeste le déplacement sur lequel il est fondé. »

Mais aussi le sacrifice est un savoir : « le sacrifice ne doit oublier complètement ni l’objet originel ni le glissement qui fait passer cet objet à la victime réelle » sans quoi il n’y aurait plus d’effet de substitution et le sacrifice perdrait de son efficacité.

Et si le sacrifice n’est plus opérant, la dimension du sacré s’effondre et laisse place à la vengeance et la destruction de la communauté. Ce qui amène nécessairement d’après René Girard à la mise en place d’une victime émissaire, comme solution d’apaisement, comme évènement permettant une réconciliation dans la société en souffrance. 

D’après René Girard, la mise en place du mythe par la société va permettre de raconter l’histoire du sacrifice, toujours articulée avec une part de méconnaissance. Ainsi, « le mythe à la fois dit et ne dit pas ». 

Le rituel est lui une répétition de ce qu’il s’est produit dans le passé, tout en ayant la volonté de ne pas aboutir aux mêmes conséquences.

LES INTERDITS

Exemple de l’interdit de l’inceste, du sang etc…

Voici un bref résumé des travaux de René Girard qu’il approfondit avec de multiples exemples issus des mythes mais aussi de situations plus contemporaines.

À partir de ces travaux, j’ai souhaité mettre en avant quelques concepts qui éclairent notre clinique pour les faire raisonner avec les théories de René Girard.

Le désir mimétique et la médiation du double m’ont fait associer vers le concept du transitivisme, qui a été déplié notamment par Jean Bergès et Gabriel Balbo dans leur ouvrage « Jeu des places de la mère et de l’enfant ». Le transitivisme étant un processus qui introduit le sujet à un objet complémentaire, comme nous l’expérimentons avec le verbe transitif et le complément d’objet qu’il met en place. Ainsi l’action passe, transitive, du sujet à l’objet. (Ex : L’enfant boit son lait.) Dans cet ouvrage, et en parallèle avec le désir mimétique et la médiation du double, il est intéressant de souligner la façon dont la « mère » introduit l’enfant à cette transitivité. Le petit sujet, grâce à l’adulte maternant, va pouvoir prendre conscience qu’un objet existe, ainsi les premiers cris vont pouvoir se transformer en demande. Par une double identification, d’une part l’adulte va faire une lecture des manifestations de son enfant tout en supposant une raison d’être, un objet, et d’autre part l’enfant va s’identifier à l’adulte tout en apprenant à formuler les demandes concernant cet objet. Cette mise en jeu des affects deviendra  au fil du temps symbolique. (Ex – un enfant tombe, un autre ayant vu la scène pleure – un peu plus grand, l’autre enfant exprimera de la compassion à la place des pleurs en disant « aïe ».) Le transitivisme de par sa structure a un effet apaisant dans le lien social, d’après les auteurs, il civilise, en passant par la parole, le masochisme du sujet à l’égard de l’autre envié. Ce qui est dit, articuler par le sujet, vient alors rendre compte de la souffrance de l’autre, mais avant cela le sujet doit pouvoir lui suggérer une souffrance. 

Aussi, les auteurs soulignent que la violence pourrait bien s’originer d’un transitivisme sans parole.

Des effets de jalousie sont bien visibles dans l’œuvre de René Girard, car ce que le sujet reconnait comme désirable correspond à l’envie d’obtenir ce que l’autre possède. Christiane Lacôte-Destribats dans l’article « Sur la jalousie, ou comment la jalousie ne fait plus son roman » précise les impasses que nous rencontrons aujourd’hui lorsque l’intelligence de la jalousie ne se fait plus entendre. « Aujourd’hui la jalousie avance masquée et sans but, sans trop savoir quel en est l’objet tant la bataille des rivalités est bruyante et générale. » Or « la jalousie tentait d’introduire le roman, le récit. (…) on détaillait toutes les facettes de l’objet haï et toutes les occurrences des rencontres possibles avec cet objet. » Une jalousie qui pouvait parfois s’inscrire sur plusieurs générations, comme une forme de mémoire, dans un climat de rivalité interminable à travers laquelle la vengeance pouvait introduire une dimension tragique.

Aussi, les travaux de Freud à propos de la contagion hystérique permettent d’apercevoir un moment de bascule entre la question de l’imitation et la question de l’identification. En effet, en étudiant la psychopathologie de la vie collective, Freud a extrait de ses observations des manifestations de contagion hystérique. La répétition d’un symptôme par un ensemble de personnes était à l’origine considérée comme une forme de mimétisme. Or Freud, par ce biais, a introduit le concept d’identification afin d’expliquer autrement ce phénomène, et par la même a placé le sujet et son histoire au coeur de cette symptomatologie.

« Mais quel est le sens de l’identification hystérique ? Pour éclairer la chose il faut un exposé plus approfondi. L’identification est un facteur extrêmement important dans le mécanisme des symptômes hystériques. Par cette voie les patientes parviennent à exprimer dans leurs symptômes des expériences vécues d’une grande série de personnes, et pas celles seulement qui leur sont propres, à souffrir en quelque sorte pour toute une foule de personnes et à jouer, par leurs seuls moyens personnels, tous les rôles d’un drame. On va m’objecter que c’est là l’imitation hystérique bien connue : la capacité des hystériques à imiter tous les symptômes qui les impressionnent chez les autres, pour ainsi dire d’une compassion en quelque sorte élevée jusqu’à la reproduction. Mais ceci, c’est-à-dire l’imitation, ne fait qu’indiquer le parcours, la voie que parcourt le processus psychique dans l’imitation hystérique. Une chose est la voie, autre chose est l’acte psychique qui empreinte cette voie. » Nous dit Freud dans la Traumdeutung. Il insistera en témoignant que les conversations entres les patientes prennent une part importante et définissent les enjeux identificatoires, le langage devient non seulement le véhicule du vécu du sujet, ce qui permet de s’exprimer, mais aussi la matière, ce qui constitue les symptômes.

AUJOURD’HUI

Voici une énumération de questions contemporaines qu’il serait intéressant de croiser avec la lecture de René Girard.

° Comment se constitue la féminité via les identifications multiples?

° Quels seraient dans notre monde actuel les effets du même?

° Qu’en est-il du statut du bouc émissaire aujourd’hui, et de sa fonction?

° Les actes d’automutilation et les cicatrices qui en résulte évoqueraient-elles l’écriture d’un sacrifice?