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Christian FIERENS, « La guise et la schize du moi »

LA GUISE ET LA SCHIZE DU MOI

«L’âme du narcissisme»[1]


FIERENS Christian  

 

Le moi n’est pas un objet, ni un concept, c’est fondamentalement une manière, une guise et ce n’est que cela.

La manière, la guise du moi est fondamentalement une schize ; elle suppose la mise en jeu primordiale d’une fente, d’une schize.

Cette guise et schize du moi nous pouvons la retrouver dans n’importe quelle pathologie. Elle est aussi un chemin pour penser et pratiquer l’analyse, c’est une méthode.

Je veux montrer comment l’abord bien pensé du narcissisme introduit la deuxième topique freudienne, non pas comme une simple topologie sphérique, mais comme un mouvement qui implique dès le départ l’imaginaire, le symbolique et le réel, même si tout semble se jouer d’abord du point de vue de la consistance imaginaire. Et c’est ainsi que “l’âme du narcissisme” peut renouveler notre pratique et notre position subjective.

Le narcissisme introduit par Schreber

Le texte de Freud sur Schreber comporte trois sections, la première, «histoire de malade», rapporte des faits et des objets cliniques précis, la deuxième rapporte une interprétation ou plus exactement des «tentatives d’interprétation», la troisième rapporte un essai de comprendre un mécanisme, le «mécanisme paranoïaque».

Le Moi n’intervient nulle part dans les deux premières parties du texte. Le Moi n’est ni un fait clinique ni un objet d’interprétation. Fait-il partie du «mécanisme», du «mécanisme paranoïaque»? Le Moi n’est pas un concept des Mémoires d’un névropathe de Schreber. C’est un concept freudien, plus exactement une manière ou une façon d’aborder la clinique, Freud en fait à sa guise pour aborder la clinique de Schreber et ensuite la clinique en général, toutes pathologies confondues. Il en fait à sa guise, selon son imagination. Le Moi est d’abord imaginaire dans le chef du psychiatre-psychanalyste.

Comment cela ? Comment Freud procède-t-il ? Dans la première section de son texte, Freud a mis en évidence «les deux parties capitales du délire schreberien, la transformation en femme et la relation privilégiée à Dieu» et il en a trouvé la connexion dans le fait de la «position féminine envers Dieu»[2]. L’examen clinique de la question pourrait sembler complet, nous avons là les faits, les éléments essentiels de la maladie. Pourtant, Freud n’hésite pas à dire que nous contenter d’une pratique limitée à une telle récolte d’observations réalistes nous fait tomber dans le rôle ridicule de ces deux hommes qui recherchent le lait de la vérité, l’un «tient le tamis sous le bouc qu’un autre est en train de traire». Qu’est-ce qui manque pour éviter ce ridicule?

Le clinicien doit faire bien plus que d’observer et de récolter les données. Il doit se questionner sur l’origine du produit. Il doit «mettre en évidence une relation génétique essentielle» entre les différents éléments récoltés dans l’observation, autrement dit mettre en évidence leur provenance, un germe, un événement, une constellation de réalité et de fantasme chargée d’une puissance, d’une force créatrice suffisante pour expliquer non pas seulement un élément du tableau clinique, mais toute la pathologie. Freud parle ici d’une Bedeutung, d’une «significativité»[3] ou d’une importance majeure, car ce germe, en deçà des données cliniques, doit être capable de déterminer toute une vie et toute la thérapie si possible. C’est dans la deuxième section de son texte que Freud croit pouvoir mettre en évidence ce germe, cette constellation capable d’expliquer tous les délires et toute la pathologie. Dans le cas de Schreber, Freud explicite ce germe comme une «homosexualité» en rapport avec le complexe paternel – autrement dit, Schreber aurait intensément aimé son père –, c’est ce germe qui, à travers toutes les frustrations et répétitions, déterminerait l’intégralité du tableau délirant. Rien de plus banal qu’un petit garçon qui adore son père et veut être comme lui, qui veut être lui. Rien de plus banal, c’est la guise de Freud de «ramener ce qui est (…) le noyau de la formation délirante à son origine dans des mobiles humains connus»[4], c’est-à-dire à quelque chose qui peut apparaître extrêmement banal. La mise en route de l’imaginaire dans la tentative d’interprétation freudienne est fondamentalement «monotone» : le petit garçon se construit à travers sa relation au père, le père et encore le père. «Dans tout cela il n’y a rien qui soit caractéristique de cette forme de maladie qu’est la paranoïa, rien que nous ne puissions trouver dans d’autres cas de névrose et que nous n’y ayons d’ailleurs effectivement trouvé»[5]. Voilà donc l’interprétation.

Passons maintenant à la troisième partie, au mécanisme en jeu. Cette construction de l’individu via le père trouve son assise dans le narcissisme. Le narcissisme «consiste en ceci que l’individu en cours de développement, qui pour acquérir un objet d’amour rassemble en une unité ses pulsions sexuelles travaillant autoérotiquement, prend d’abord soi-même, son propre corps, comme objet d’amour, avant de passer de celui-ci au choix d’objet d’une personne étrangère»[6]. De là, les esprits un peu pressés ne retiennent que ceci : le narcissisme façonne de l’unité et le Moi est cette unité, le Un, la monade. Mais ce n’est pas juste, le narcissisme n’est pas un état et le Moi n’est pas une chose, même pas une chose imaginée. C’est une manière, une guise qui implique une visée et pas seulement une donnée. Quelle est cette visée? La définition même du narcissisme l’indique, à l’horizon du narcissisme, il y a toujours la perspective «de passer au choix d’objet d’une personne étrangère». Nous verrons dès lors comme le Moi implique nécessairement la schize, le clivage entre ce qui est supposé donné et ce qui est supposé visé.

Avant d’analyser plus précisément le mécanisme du narcissisme et du Moi, la guise de Freud pour aborder la clinique en général, restons encore un moment avec Schreber. Il ne suffit pas de pointer le souhait homosexuel dans la paranoïa. Le souhait homosexuel inhérent au narcissisme est tout à fait normal ou général. C’est le conflit particulièrement violent, à propos de l’homosexualité ou du narcissisme, qui détermine la paranoïa. Ça veut dire qu’il y a un souhait homosexuel et en même temps un contre-souhait qui veut s’y opposer. Et le souhait se renforce au fur et à mesure qu’il est contré. Ce jeu d’opposition entre souhait et contre-souhait réalise la fixation à ce stade homosexuel ou narcissique. On peut imaginer un facteur quantitatif, une grande masse de libido narcissique, mais cette énormité ne tient que parce qu’il y a une contre-consistance, une force tout aussi massive qui s’oppose à cette quantité narcissique. La fixation est ainsi constituée de l’opposition de deux forces souhait-contre-souhait, investissement-contre-investissement, c’est le mécanisme même du refoulement originaire.


Quelle est la consistance du Moi et de l’imaginaire

Si l’on comprend l’imaginaire comme la consistance qui fait l’unité et rien que l’un, si le Moi est compris simplement comme un objet, une monade ou comme essentiellement Un, il est impossible de donner une place au conflit inhérent au narcissisme et plus précisément à la fixation au narcissisme. La réduction du Moi à un objet Un ou à l’unité, par exemple chez les psychanalystes américains critiqués par Lacan, ne peut aboutir qu’à une seule chose : devoir le mettre de côté. On dirait alors qu’il faut rejeter ou dépasser l’imaginaire et le Moi. Ce qu’il faut rejeter ou dépasser, c’est cette conception qui réduit le Moi à un objet Un.

Si au contraire on veut bien concevoir le Moi non comme un objet imaginaire, un Un ou une monade, mais comme une manière, une guise, qui tient compte du conflit intérieur au moi, de sa schize, alors on peut tout à la fois comprendre primo le mécanisme de fixation au stade narcissique, que nous retrouvons très concrètement dans la clinique, particulièrement dans les différentes formes de délire paranoïaque (troisième section du texte sur Schreber) et secundole mécanisme tout à fait général du développement du Moi qui implique un emploi spécifique de l’imaginaire dans la direction de la cure et dans la clinique en général (Pour introduire le narcissisme).

La schize dans la paranoïa

 «Moi un homme, je l’aime lui un homme» peut être contredit de trois façons, suivant que l’on contredise le sujet, le verbe ou le complément d’objet direct de la proposition narcissique fondamentale. Mais cette contradiction ne vient pas de l’extérieur de cette proposition, elle est inhérente au narcissisme qui contient un conflit en lui-même. À l’intérieur même du narcissisme, l’individu s’oppose au contre-individu, à l’autre imaginaire; l’homme s’oppose au contre-homme, à savoir la femme et aimer constitutif lui aussi du Moi suppose au contre-aimer, à savoir la haine. Avec ces contre-positions, on peut contredire le sujet, le verbe, le complément d’objet; mais ces positions et contre-positions ne prennent tout leur sens que si l’on a d’abord compris le Moi comme divisé. C’est à partir de la guise du Moi, comme conflictuel, comme divisé, comme schizé que l’on peut comprendre l’importance de la «partition d’âme» (Seelenteilung)[7] que le délire de Schreber fait subir à l’âme de son psychiatre Flechsig et plus généralement la décomposition (Zerlegung) «caractéristique de la paranoïa»[8]. On pourra mieux comprendre ces décompositions, partitions, schizes, divisions à partir de la structure même du Moi et du narcissisme, telle qu’elle est exposée dans l’introduction du narcissisme en 1914.

Le développement du Moi et le narcissisme

Dans son introduction du narcissisme, Freud commence par évoquer le narcissisme ou libido du moi pour à peu près toutes les figures possibles de l’être humain. Le narcissisme ne peut donc servir de signe pathognomonique pour spécifier l’une ou l’autre pathologie. Cette introduction pose deux problèmes généraux : en quoi le narcissisme serait-il différent de l’autoérotisme déjà connu depuis longtemps? Et le narcissisme comme libido du moi ne supprime-t-il pas la dualité des pulsions, des pulsions libidinales d’une part et des pulsions du moi d’autre part?

Comment différencier autoérotisme et narcissisme? Faut-il maintenir la dualité des pulsions? Voilà bien deux questions qui paraissent purement théoriques. La réponse à ses questions – c’est fondamentalement la même réponse pour les deux questions – entraîne cependant des conséquences colossales pour la pratique clinique. Je ne m’attarde pas ici aux développements de la deuxième partie de l’article de Freud, sur l’hypocondrie et sur la vie amoureuse pour passer tout de suite à la troisième partie et surtout à la fin de l’article.

À propos de la différence entre autoérotisme et narcissisme, dès le début de l’article, Freud nous dit : pour commencer (entendons pour commencer la vie du petit humain, mais aussi pour commencer à penser), il n’y a pas d’unité des pulsions, les pulsions sont autoérotiques et pour ainsi dire sans forme, il n’y a pas une unité comparable au Moi. Contrairement à l’autoérotisme, le narcissisme suppose «le développement du Moi»[9]

On en conclut un peu hâtivement que le Moi est l’unité surajoutée aux pulsions autoérotiques, autrement dit, le grand sac qui les contiendrait toutes. On en conclut un peu hâtivement que le développement du Moi et avec lui le fonctionnement de l’imaginaire supposeraient la mise en place d’un grand sac, la constitution d’une topologie sphérique. Ce n’est pas ce que Freud a dit. Tout à la fin de l’article, Freud précise «le développement du moi consiste à s’éloigner du narcissisme primaire, et engendre une aspiration intense à recouvrer ce narcissisme. Cet éloignement se produit par le moyen du déplacement de la libido sur un idéal du moi imposé de l’extérieur, la satisfaction par l’accomplissement de cet idéal»[10]. Tout semble s’enchevêtrer ici : le narcissisme se définit par le développement du moi et le développement du moi se définit par le narcissisme. La difficulté du texte c’est la difficulté de penser en fonction du processus, en fonction de la manière, en fonction de la guise plutôt qu’en fonction d’éléments stables et de données supposées imaginairement acquises. Autrement dit, il s’agit de prendre en compte le fait que le moi, le narcissisme primaire, l’idéal du moi n’existent que parce qu’il y a ce processus du développement du moi et Freud nous dit en quoi il consiste : la consistance propre du narcissisme et du Moi, ce n’est pas un sac, c’est un double mouvement : un mouvement d’éloignement (Entfernung) suivi d’une aspiration intense à retrouver, à regagner (wiedergewinnen).

Moi idéal, idéal du Moi et Moi

Comment penser, comment définir le moi, le narcissisme primaire (ou le moi idéal) et l’idéal du moi en fonction de ce double processus?

Le Moi suppose le double mouvement ; pour préciser ce double mouvement, le Moi doit être essentiellement schizé en un moi idéal (qui peut remplacer avantageusement ledit «narcissisme primaire» qui n’a jamais existé) et un idéal du moi.

Commençons par le moi idéal (ou le narcissisme primaire). Le développement du Moi consiste pour une part à s’éloigner du moi idéal. Pour s’éloigner de quelque chose, il faut que ce quelque chose soit cerné, c’est ici qu’intervient le sac : le moi idéal est supposé contenir, enfermer toutes les pulsions qui étaient pensées comme dispersées dans l’autoérotisme. On suppose une unité, une monade, un Un essentiel au moi, c’est le moi idéal ou le narcissisme primaire. Il faut bien faire remarquer que le moi idéal, le narcissisme primaire, ce Un, cette monade n’ont jamais existé. C’est purement imaginaire. C’est une sphère et c’est une sphère imaginaire. C’est le schéma du bouquet renversé emprunté à Bouasse par Lacan : ce n’est pas un vase réel, mais l’image réelle d’un vase qui renferme en son unité les différentes fleurs[11]. Ce purement imaginaire, correspondant à une topologie sphérique, ne trouve pourtant une consistance que dans et pour le développement du moi, c’est-à-dire dans l’ensemble du processus qui implique aussi l’aspiration intense à retrouver, à regagner ce qui n’a jamais existé. Car cette pure fiction de renfermer les fleurs dans une image de vase, dans une sphère imaginaire n’a aucun sens si ce n’est pour en faire quelque chose, à savoir d’abord s’en éloigner et pouvoir ensuite aspirer intensément à retrouver, autrement dit soutenir le désir. Tout ceci est explicité dans le schéma optique de Lacan. La sphère unifiante des morceaux épars peut être écrite «i(a)», image unifiée des « a ». Le moi idéal i(a) est imaginé comme une sphère, comme un Un, dans un passé et il n’a jamais existé.

Impossible d’en reste à cette image unifiée. Lorsqu’elle est projetée dans l’avenir, dans le futur comme ce qu’on aspire intensément à retrouver, elle n’est plus la même. Sa projection dans le futur i’(a) ne peut être aussi qu’imaginée, c’est aussi un imaginaire, i’(a) est la duplication imaginaire d’une image imaginaire; on reste, semble-t-il, intégralement dans l’imaginaire. Cependant on s’éloigne pour se rapprocher. Voire en s’en éloignant on se rapproche de son image inversée. La topologie n’est plus sphérique. La duplication du moi idéal i(a) du côté de l’avenir où il devient i’(a) soutient le désir et elle n’est là que pour cela. C’est pourquoi i’(a) est toujours fondamentalement en jeu dans le symbolique et dans tout processus symbolique. Si i’(a) ou la duplication du moi idéal projeté dans l’avenir n’est pas identiquement l’idéal du moi, qui reste impossible à préciser, il l’indique imaginairement le plus clairement qui soit.

Enfin, le moi n’a de consistance que par l’articulation des deux, du moi idéal, de i(a) et de l’idéal du moi, de i’(a). Il est lui-même le développement, il est toujours en développement puisqu’il implique ce double mouvement d’éloignement et d’aspiration à retrouver où se constituent tout à la fois le moi idéal, l’idéal du moi et le moi. On pourrait ainsi dire que le moi idéal est du côté de l’imaginaire et du passé, l’idéal du moi du côté du symbolique et du futur et le Moi, pris dans l’impossible entre-deux, du côté du réel et du présent.

Mais il faut garder à l’esprit que nous sommes partis du côté de l’imaginaire du moi idéal comme sac, et non pas du moi ; ce moi idéal n’a jamais existé et n’aurait jamais été imaginé s’il n’y avait déjà eu les deux autres et toute la structure du processus du développement du moi. La guise du Moi n’est pas le bon plaisir d’un Moi qui n’en ferait qu’à sa tête, un tel Moi n’existe pas. C’est bien plutôt de prendre en considération comment un imaginaire se forme (le moi idéal, le narcissisme primaire) en même temps que l’éloignement de cet imaginaire avec pour seule fin l’aspiration de le retrouver enrichi de tout le symbolique qu’il aura pu développer. C’est l’écoute du clinicien qui peut donner tout son poids à ce processus imaginaire et comportant en lui-même tout un développement symbolique et réel.

La deuxième topique freudienne 

On a souvent réduit la deuxième topique freudienne annoncée par l’introduction du Moi et du narcissisme, à une simple topique sphérique, où le Moi serait le sac séparant le Ça, l’intérieur du sac et la Réalité extérieure, l’extérieur du sac. Le soi-disant Moi-peau (épinglé par Anzieu comme un papillon) serait ce qui définirait l’unité, le Un, le psychisme comme monade et l’imaginaire se réduirait à cette topique. Dans cette façon de voir la topique, le Moi est fondamentalement Un et le Surmoi ne serait qu’un chapeau superfétatoire venant coiffer le Moi.

La réduction de l’imaginaire à cette topique monadique du Un est fausse du point de vue clinique. Cliniquement, le Moi ne se présente jamais comme un Un ou une monade réelle et ce schéma ne schéma ne correspond pas à la deuxième topique freudienne. L’image sphérique du moi idéal ne pourra servir à nous présenter l’imaginaire que si elle est toujours déjà replacée dans le mouvement de développement du moi, c’est-à-dire dans le mouvement de s’éloigner d’une telle conception. Le Moi dans le schéma de la deuxième topique de Freud, est-il besoin de le rappeler, n’est pas la limite extérieure, la peau, le contour de l’appareil psychique, il est au centre, comme une différenciation principielle, un germe de développement au cœur et au principe de l’appareil. Cependant quelle est l’origine de ce développement du Moi? Où a-t-il commencé ? Le narcissisme primaire, dira-t-on. Mais celui-ci est purement mythique, il n’a jamais existé. Nous sommes obligés de penser que ce petit moteur qui consiste, c’est lui la consistance, qui consiste à s’éloigner d’un point imaginaire pour aspirer à le retrouver, existe déjà avant que le Moi soit à proprement constitué. Quel est ce petit moteur, ce moteur imaginaire certes mais déjà dirigé vers le symbolique et le réel? C’est ce que Freud appelle le Ça, qui n’est pas un amas informe, mais qui contient en germe le développement du Moi. C’est ça qu’il s’agit de réactiver en faisant jouer l’imaginaire déjà tendu vers son développement, c’est ça la méthode même de la psychanalyse, qui ne peut partir que d’un imaginaire bien pensé. Wo Es war, soll Ich werden. Là où ça était, là où l’imaginaire se présente déjà dans toute sa richesse de développement, je dois devenir ce développement. Le Moi n’est rien d’autre que ce développement symbolique et réel à partir de cet imaginaire bien pensé.

La schize de la mélancolie

Toutes les pathologies doivent être pensées au départ de la consistance imaginaire bien comprise et spécialement les pathologies narcissiques. J’ai commencé par la paranoïa. La mélancolie est la deuxième grande pathologie narcissique. Je cite l’explication archiconnue du processus mélancolique que Freud donne dans Deuil et mélancolie. À la suite d’une déception ou d’une perte de la personne aimée, l’investissement libidinal ne se reporte pas sur une autre personne ou un autre objet, mais il est ramené dans le moi. Le mélancolique est donc narcissique. Mais pour comprendre la mélancolie comme mélancolie, il faut saisir la structure, la guise et la schize du moi. Je cite Freud : dans le narcissisme, la libido «ne se trouva pas n’importe quelle utilisation, mais servit à instaurer une identification du moi avec l’objet abandonné» – celle-ci se construit comme un véritable développement du moi, mais un développement où le moi s’identifie à l’objet abandonné et mauvais – «l’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi». Jusqu’ici pas de raison de s’alarmer; le moi n’est pas très brillant, tout reste conforme à la perte réelle qu’il a subie, c’est normal qu’il soit plus ou moins déprimé. Pourtant, dans la mélancolie s’ajoute un nouvel élément : cette ombre tombée sur le moi est l’occasion, le prétexte pour une attaque violente de la part de l’idéal du moi. C’est à l’endroit même de la schize entre le moi (qui a subi une perte indéniable) et l’idéal du moi (ou surmoi, qui est resté conforme à l’image parfaite de l’idéal du moi) qu’éclate le conflit majeur qui signe le processus mélancolique : le moi, ainsi passé du côté de l’objet mauvais, est jugé, attaqué par l’instance particulière du moi idéal ou du surmoi. «Le conflit entre le moi et la personne aimée» est transformé en «une scission (une schize, Zwiespalt) entre la critique du moi (l’idéal du moi ou le surmoi) et le moi modifié par identification»[12]. De nouveau, comme dans le cas de la paranoïa, ce qui est caractéristique de la mélancolie c’est la schize et non pas le Un, l’image une du moi idéal.

La méthode freudienne

Nous pouvons observer la schize dans toutes les grandes pathologies narcissiques. Mais que faire? Allons-nous tenter de recoller les morceaux, de réconcilier le paranoïaque avec la femme ou sa haine avec l’amour? Allons-nous tenter de minimiser les attaques du Surmoi mélancolique pour préserver l’unité du Moi? Freud emprunte intégralement sa méthode au travail de l’inconscient, de l’inconscient déjà en jeu dans la pathologie et il ne fait pas exception pour le travail du narcissisme. La guise de Freud c’est la guise du Moi. Autrement dit, il s’agira de mobiliser ce petit moteur parti de l’imaginaire, parti de cette fiction d’un moi idéal pour s’en éloigner et développer le moi en tant qu’il aspire intensément à retrouver cet imaginaire autrement. Il s’agit de mettre à profit l’imaginaire en tant qu’il est toujours déjà branché sur le symbolique et le réel, ce petit moteur qui est déjà à l’œuvre dans le Ça : Wo Es war soll Ich werden.

On pourrait se demander alors comment il se fait qu’une méthode qui emploie les moyens mêmes de l’ennemi arrive quand même à vaincre l’ennemi. La réponse consiste à bien comprendre que dans chaque pathologie narcissique, ce qui est en jeu ce n’est pas un débordement de narcissisme (comme si le Moi était un grand sac), mais un dérèglement du moteur de la schize du Moi et du développement du Moi. Ainsi dans la paranoïa, ce qui fait difficulté, ce n’est pas ladite homosexualité par rapport au père et/ou au frère, mais la polarisation figée sur une seule des faces de la fixation qui aboutit au délire de persécution, au délire de jalousie, au délire érotomane. Ainsi dans la mélancolie, ce qui fait difficulté, ce n’est pas que le patient soit trop narcissique, ni que la schize est trop forte, c’est que l’ombre de l’objet mauvais est tombée sur le moi, que le moi idéal en est quasiment disparu et que l’idéal du moi reste la seule puissance en jeu. Elle en est devenue destructrice.

La guise de Freud, sa méthode, c’est la guise du Moi, c’est de mettre à profit ce petit mécanisme de développement du Moi, à partir du développement du Ça. Autrement dit, il s’agit de s’appuyer sur l’imaginaire du moi idéal pour l’ouverture sur le symbolique indiquée dans l’idéal du moi et sur le réel du Moi, en tant qu’il suppose ce développement impliquant d’emblée la schize bien équilibrée du Moi. Pour ce faire, l’analyse ne prendra la place ni du Moi, ni du Moi idéal, ni de l’idéal du Moi. Ni…, ni…, ni…, il tiendra la mesure incommensurable de la schize.

Le semblant d’objet a n’a-t-il pas cette visée ?

[1] Christian Fierens, L’âme du narcissisme, Toulouse, PUM, 2016. 

[2] Freud, Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (Dementia paranoides) décrit sous forme autobiographie, dans Œuvres complètes, tome X, Paris, PUF, 1993, p. 256-257. 

[3] Ibid. p. 262, 263, 269.

[4] Ibid. p. 260.

[5] Ibid. p. 281.

[6] Ibid. p. 283.

[7] Ibid. p. 262.

[8] « La paranoïa décompose, de même que l’hystérie condense » (ibid. p. 272).

[9] Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans Œuvres Complètes, Tome XII, Paris, PUF, 2005, p. 221.

[10] Ibid. p. 243.

[11] Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 673. 

[12] Freud, « Deuil et mélancolie », dans Œuvres Complètes, Tome XIII, Paris, PUF, 1988, p. 268. 

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– Auteur : FIERENS Christian  

– Titre : La guise et la schize du Moi  

– Date de publication : 06-02-2018

– Publication : Collège de psychiatrie

– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=184

 

Jean GARRABE, « Les leçons cliniques »

Les leçons cliniques dans les sciences de l’esprit :

approche historique.  

Jean GARRABE

 

   Michel Foucault a fort justement sous-titré son Histoire de la clinique « archéologie du regard médical». C’est en effet la méthode de l’observation au lit du malade – n’oublions pas que clinique vient du grec kliniké techné « médecine exercé au lit du malade » dérivé de klinikos,  « qui concerne le lit » – des phénomènes pathologiques que sont les symptômes et leur interprétation comme signes d’une maladie qui permet d’en faire le diagnostic et de déduire de celui-ci le traitemen adapté à la personne qui en souffre. Je vous propose d’explorer les couches archéologiques modernes de cette médecine clinique.

      Sous l’Ancien Régime l’enseignement donné dans les Facultés royales de Montpellier et Paris était purement théorique et se bornait à des cours scholastiques donnés en latin du haut d’une chaire  et sans que les professeurs donnent aux étudiants des leçons au lit du malade. La seule science d’observation enseignée dans ces facultés prestigieuses était la botanique et elles avaient chacune  pour ce faire un magnifique  Jardin des Plantes. Les premières classifications des maladies se sont faites more botanico.

     Ce n’est qu’à partir de la Révolution que des maîtres comme Corvisart à l’ancien hôpital de La Charité ou à celui militaire  du Val-de-Grâce donnent des leçons cliniques à leurs élèves en examinant devant eux des malades. Souvent les assistants prennent  pendant l’examen des notes qui seront ensuite publiées sous le titre  Leçons cliniques.   Philippe Pinel, nommé en même   temps professeur de pathologie médicale à l’Ecole de Santé  créée pour remplacer l’ancienne faculté royale abolie par la Convention  et médecin-chef à la Salpêtrière examine de la même manière des aliénées avec ses premiers élèves Landré-Beauvais  et J .E.D. Esquirol. Ceci lui permettra à partir de l’An IX  de distinguer et de décrire des variétés d’aliénation mentale qu’il décrit dans la 2ème édition (1809) de son Traité Médico-philosophique sur l’aliénation mentale  qui a été  corrigé par rapport à la premières  en fonction des constatations cliniques  faites  au cours de ces leçons. C’est là l’exemple d’un traité qui n’est pas purement théorique  même si Pinel y   formule une théorie de l’aliénation mentale, mais qui  s’appuie sur les constatations faites lors de l’examen clinique du malade,  qui essentiellement ce que dit celui-ci sur l’origine de ses troubles. C’est le fameux dialogue avec l’insensé, ancêtre de la psychothérapie verbale. Pour Georges Lantéri-Laura c’est là le premier paradigme de la psychiatrie moderne, celui de l’aliénation mentale.

     Entre les deux éditions du Traité Pinel  publie en l’an VI   la Nosographie philosophique ou La méthode de l’analyse appliquée à la médecine dont on les historiens datent la naissance de la médecine clinique moderne.

     Pinel signale  en 1809  que son élève Landré-Beauvais publie cette même année   sa Séméiotique ou Traité  des signes des maladies. C’est Landré- Beauvais qui lui succédera  à la fois comme professeur de pathologie à la Faculté et comme médecin-chef à La Salpêtrière. Il devait être meilleur élève qu’Esquirol qui est pourtant plus connu que lui, ou plus respectueux de l’enseignement donné par son maître mais son livre qui aura trois éditions sera utilisé pendant tout le début du XIXe siècle pour enseigner aux étudiants en médecine cette nouvelle  science des signes. Nous lisons  dans l’introduction : 

     « L’enseignement de la médecine clinique, qui est devenu presque général a la fin du siècle dernier, a ramené naturellement à une étude plus suivie et plus judicieuse des signes des maladies. Le professeur qui doit apprendre à reconnaître au lit des malades et à traiter les nombreuses altérations qui surviennent dans notre organise, commence par fixer les sens de ses élèves sur les phénomènes morbides ou symptômes des maladies… il fait distinguer ceux qui sont caractéristiques des maladies, et qui peuvent éclairer sur l’état présent ou futur des maladies. Cette première partie de la médecine clinique, … , était assez négligée, lorsque le professeur Pinel voulut bien, il y a dix ans, m’associer à son enseignement particulier de la médecine clinique. » (P. xviij). Cet enseignement particulier est celui des leçons cliniques que Landré-Beauvais cherche ensuite à faire acquérir à ses propres élèves. Dès l’introduction Landré-Beauvais distingue les phénomènes, les symptômes et les signes et surtout il examine « quelle est la fonction de l’entendement par laquelle un symptôme qui ne frappait que les sens acquiert une signification, et devient un motif de juger de l’existence d’une chose cachée. Cette opération consiste dans la recherche du rapport qui unit le symptôme signifiant avec le phénomène signifié, et cette recherche se fait de plusieurs manières : par l’observation physiologique, par l’observation clinique et par l’anatomie pathologique et par l’anatomie » (p.4). Cette expression du  rapport du signifiant et du signifié sera reprise par Ferdinand de Saussure dans son cours de linguistique structurale et ensuite en psychanalyse mais son origine est celle de la séméiologie médicale.

      Dès sa nomination comme médecin-chef des admissions à Sainte-Anne en 1867 Valentin Magnan entreprend d’y donner des leçons cliniques qui seront très suivies par des élèves tant français qu’étrangers ; on peut citer parmi eux le jeune Eugen Bleuler. Elles seront un temps suspendues à la suite d’une campagne de presse dénonçant l’exhibition de fous, puis rétablies car il n’existe pas d’autres moyens d’enseigner la clinique mentale en train de naître et qu’il ne s’agit plus de fous mais de malades.  Aussi quand est créée à Sainte-Anne même une chaire de Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale tout le monde s’attend à ce que ce soit Magnan qui en soit nommé titulaire, mais à la surprise générale c’est Benjamin Ball qui l’est. C’est d’autant plus surprenant que le service de Ball à l’Hôpital Laennec étant un service de médecine où ne sont pas hospitalisés des aliénés, il ne peut enseigner la clinique mentale.

     Dans le système universitaire français apparaît le « chef de clinique » jeune médecin qui à la fin de son internat va transmettre aux internes débutants cette science des signes des maladies qui permet de faire un diagnostic.

     Egalement pendant le Second Empire le professeur d’anatomo-pathologie à la Faculté, Jean-Baptiste  Charcot, faisait des leçons cliniques sur les maladies dont souffraient les femmes âgées hospitalisées dans son service de la Salpêtrière. En utilisant la méthode anatomo-clinique, c’est-à-dire en vérifiant à l’autopsie quelles étaient les lésions du système nerveux central qui les provoquent il fonde en quelques années la neurologie et devient mondialement célèbre, attirant dans le vieil amphithéâtre où il donnait ses leçons des médecins du monde entier. Ses leçons recueillies par ses élèves comme Désiré-Magloire Bourneville sont régulièrement publiées. Elles sont de deux types : soit des cours théoriques sur les maladies du système nerveux, soit des examens cliniques de malades devant des étudiants.

     Mais après la Guerre de 1870, l’effondrement du Second Empire, le siège et la Commune de Paris Charcot va voir adjoindre à son service de personnes âgées un pavillon d’« épileptiques simples », malades jeunes qui les unes font des crises comitiales authentiques, les autres, peut-être par imitation,  des crises convulsives que l’on rattache à l’hystérie. Les leçons clinique vont être très différentes de celles d’avant 70 comme celle représentée par André Brouillet (857-1914) dans son célèbre tableau Une leçon clinique à la Salpêtrière (1887) où l’on voit la malade, Blanche Whitman, tomber dans les bras du chef de clinique Babinski en présence d’un auditoire où l’on reconnait, entre autres G. Gilles de la Tourette. Mais Charcot va faire venir dans son service un jeune professeur Pierre Janet lequel, pour sa thèse de philosophie, avait utilisé à l’Hôpital du Havre, avec l’autorisation des médecins de cet établissement, l’hypnose pour explorer l’état mental des hystériques. Charcot conseille à Janet de faire ses études de médecine et crée pour lui à la Salpêtrière un laboratoire de psychologie expérimentale. Le gouvernement de la III e  République crée pour Charcot à la Salpêtrière  une chaire de clinique des maladies du système nerveux. Vous savez l’étonnement d’un jeune « nervenartz » viennois qui arrive à Paris pour étudier la neurologie avec une lettre de recommandation de Benedikt à son ami Charcot de voir qu’en fait on s’y occupe maintenant d’explorer l’inconscient, lequel a été découvert il y a fort longtemps. Ce qui est curieux c’est que Benedikt qui parlait déjà de libido, de pulsion a disparu de l’histoire de la neurologie et de la psychanalyse. Malheureusement Charcot meurt inopinément trois semaines après la soutenance de la thèse de médecine de Janet ; son corps est exposé à l’Eglise Saint-Louis de la Salpêtrière avant ses obsèques civiles au cimetière de Montmartre. Quant Jules Déjerine occupera à son tour la Chaire, il mettra dehors tous les collaborateurs de Charcot et fermera le laboratoire de Janet. Heureusement, celui-ci a été nommé professeur au Collège de France, en remplacement de Théodule Ribot, et pourra y faire ses cours mais pas de leçons cliniques, car il ne peut présenter de malades. Il peut seulement y parler de ce qu’il suit à son cabinet rue de Varennes, qu’il désigne par des pseudonymes. Le seul dont nous connaissions l’identité est Raymond Roussel car celui-ci a lui-même révélé dans Comment j’ai écrit certains de mes livres que Janet a parlé de lui sous le nom de Martial qui est celui d’un personnage d’une de ses pièces de théâtre. Effectivement, Janet parle dans De l’angoisse à l’extase d’un nommé Martial. Lorsque Janet a cessé de recevoir des malades rue de Varennes  il a détruit leurs dossiers mais a conservé une liste de leurs noms.

    Les cours de Janet étaient eux aussi sténographiés par des médecins qui y assistaient et publiés. L’assistance au cours du Collège de France étant entièrement libre le public est des plus variés. Je citerai parmi les médecins qui ont assisté au cours de Janet  dans l’entre-deux-guerres Henri Ey, Jacques Lacan et Jean Delay. Celui-ci invitera Janet retraité et  âgé pendant l’Occupation à présenter des malades à Sainte-Anne à des étudiants.

    Les professeurs de psychologie à la Sorbonne faisaient assister leurs étudiants à des présentations de malades faites dans différents services de  Sainte –Anne. Je ne  vois pas  d’ailleurs  où ils auraient pu apprendre ailleurs la psychopathologie, certainement pas à la faculté de Lettres.

    Un autre lieu d’enseignement réputé de la séméiologie et de la clinique des maladies mentales étaient  dans l’entre-deux-guerres l’Infirmerie Spéciale où assister à l’examen des individus ramassés par la police dans les lieux publics  dans un état faisant penser qu’ils étaient dans un état d’aliénation mentale par  G.G. de Clérambault  devant quelques auditeurs choisis par le maître des insensés était un privilège rare. Lacan qui y a été interne a pu dire que Clérambault avait été son seul maître en psychiatrie. On sait  que l’ouvrage publié en 1943 par ses élèves sous le titre Œuvre psychiatrique n’est ni un traité, ni un manuel mais un recueil d’observations cliniques de malades passés par l’Infirmerie, observations  souvent présentées et discutées lors de séances de sociétés de psychiatrie alors existantes  comme la médico-psychologique.

    Dupré quand il sera lui-même médecin-chef de l’Infirmerie  maintiendra cette tradition d’examens cliniques de malades avec un auditoire  plus mondain comme par exemple l’écrivain Paul Bourget. Je me demande si cette ouverture publique ne vise pas à répondre à la crainte répandue  d’un internement arbitraire surtout   s’il résulte d’une procédure policière.

    Pour conclure sur une note plus personnelle je dois dire que c’est ainsi que j’ai appris la psychiatrie. Nommé à l’internat des hôpitaux psychiatriques de la Seine en 1958 j’ai assisté aux présentations de malades que faisait Henri Ey à l’ancien amphithéâtre Magnan, qui étaient suivies d’un exposé théorique dont nous avons  retrouvé le contenu  dans le Manuel de psychiatrie écrit avec Paul Bernard et Charles Brisset dont la 1ère édition est de 1960. Le premier chapitre de la deuxième partie est consacré à la séméiologie avant que le second n’aborde les méthodes para-cliniques en psychiatrie. Par contre  je n’ai assisté pendant mon internat à Sainte-Anne  qu’aux examens de malades  que faisait Lacan à la demande des assistants et des internes  dans le service de Daumézon où à l’époque Georges Lantéri-Laura était assistant et Charles Melman interne ; les conclusions que tirait   Lacan de ces examens  étaient comme on dit classiques. Mais j’ai assisté aussi pendant ces années de formation à des consultations faites devant les internes par Ajuriaguerra, avant qu’il ne parte à Genève, et pour les enfants par Pierre Mâle.

    Après deux ans de formation à la psychiatrie de guerre dans différents hôpitaux militaires j’ai été nommé en 1964 médecin des hôpitaux psychiatriques. Malheureusement depuis la suppression du service militaire obligatoire les médecins ne sont plus formés à la médecine des catastrophes de guerre, naturelles ou industrielles.

   Dans les services où j’ai ensuite pendant trente ans assumé ces fonctions d’abord à Ville-Evrard puis à l’Institut Marcel Rivière et qui étaient considérés comme qualifiants, j’ai continué à faire ces examens cliniques de malades consentants  devant un auditoire d’internes, de médecins étrangers, de psychologues et de soignants surtout pour des malades dits « difficiles », même si je me suis toujours étonné que l’on pense qu’il existe des malades faciles que l’on puisse comprendre tout seul et à partir de connaissances purement théoriques acquises à la Faculté ou ailleurs déterminer la conduite thérapeutique adaptée pour le malade examiné cliniquement. La quasi-totalité des malades était satisfaite quand on leur communiquait les conclusions tirées de cette présentation clinique qu’ils vivaient comme une marque d’attention à leur cas.

    Je sais qu’à un certain moment ces présentations de malades ont été critiquées alors même que l’on proposait, pour diverses raisons,  des examens dans une pièce aménagée avec une glace sans tain qui permettait d’enregistrer l’examen pour le revoir ensuite de manière objective. Il ne s’agit plus d’un examen clinique avec un contact direct de personne à personne.  

    Je suis, bien entendu, particulièrement effrayé de voir utiliser les différentes éditions du DSM, manuel qui, à l’instar de celui  de la Classification Internationale des Maladies n’est conçue que pour recueillir des données épidémiologiques statistiques, dont je ne méconnais pas l’utilité pour les autorités sanitaires nationales ou internationales, comme si elles permettaient d’apprendre et d’enseigner la clinique mentale. Il faut au contraire connaître celle-ci très bien pour pouvoir les utiliser correctement.

    J’ai entendu parler des difficultés que fait la Fédération belge des psychologues qui a un code de déontologie pour que ses adhérents participent à de telles présentations cliniques dans les établissements où elles se pratiquent. Mais le site nous dit simplement que ce code a pour finalité de protéger le public et les psychologues contre le mésusage de la psychologie. Peut-on considérer qu’apprendre la clinique des maladies mentales aux psychologues travaillant dans une institution de santé mentale où sont traités des malades est un mésusage de la psychologie ?  

    Cela aurait beaucoup surpris Joseph Guislain (1797-1860) le «Pinel belge » qui a publié en 1852 le recueil de ses Leçons orales c’est-à-dire le cours de clinique mentale qu’il donnait dans son service de l’établissement d’aliénés de Gand.

   Ou les psychiatres contemporains comme mon maître Paul Sivadon qui, lorsqu’il avait été nommé professeur à l’Université libre de Bruxelles, avait obtenu que la psychologie soit enseignée pendant tout le cursus des études médicales. Le Pr. Jacques Schotte (1928-2007), professeur à Louvain et à l’œuvre duquel  Jean-Louis Feys a consacré en 2009 un livre  qui a reçu le prix de L’Evolution psychiatrique cette même année. Je précise que Schotte était outre un remarquable enseignant des sciences de l’esprit un clinicien distingué et qu’il a transmis cet art difficile de l’examen clinique à de nombreux élèves.

Journée d’étude, DECEMBRE 2014, Questions éthiques et cliniques des présentations cliniques à l’hôpital psychiatrique »

Questions éthiques et cliniques 

des présentations cliniques

à l’hôpital psychiatrique

 

Journées d’étude organisées par l’Ecole Psychanalytique du Centre-Ouest (EPCO)

et le Collège de Psychiatrie

 

Samedi 13 décembre 2014 de 9 heures 30 à 18 heures

Dimanche 14 décembre 2014 de 9 heures à 13 heures.

Salle de conférence, Centre Henri Laborit,

370, av. Jacques Cœur, à Poitiers

 

           Il n’est pas rare d’entendre des critiques sur les présentations de patient en psychiatrie, avançant un argument éthique, le plus souvent assez vague, et un autre plutôt clinique qui stipule qu’elles pourraient avoir un effet néfaste pour les patients.

          Le but de ces journées n’est pas de les rejeter a priori, mais de les mettre à l’épreuve de nos diverses pratiques et d’une disputation rigoureuse. Il est vrai que la tradition universitaire et mandarinale a pu en donner l’image d’une mise en scène propre à faire valoir la connaissance d’un professeur, ou la maitrise d’un thérapeute, au mépris de la position d’un sujet traversant une expérience singulière. Ce qui se sait moins, c’est que cette critique a été entendue et a été utile pour œuvrer à une nouvelle mise en place qui redistribue la position de chacun et les enjeux  de cette rencontre. L’apport de Jacques Lacan au champ de la psychose n’y est pas étranger, en particulier sur ce que la parole implique pour tout sujet.

          Nous pouvons témoigner que ce dispositif, pourvu qu’il soit repensé avec l’hypothèse de l’inconscient chez le sujet humain affecté par le langage relève d’une part d’une éthique élaborée qui ne se réduit pas à quelques mots d’ordre déontologique, et va d’autre part renverser les postures traditionnelles en situant le savoir du coté du patient.

          On pourra ainsi  apprécier les effets de déplacement d’une telle pratique tant pour le patient enfermé dans ses constructions, que pour le soignant pas moins aliéné à ses représentations : la chronicité est l’affaire de tous. Si le dispositif des présentations cliniques tel que nous le suggérons n’est pas sans se situer dans l’élaboration diagnostique et dans le souci thérapeutique, cela reste l’acte du médecin et de l’équipe soignante. Mais le ressort de ce dispositif est ailleurs.  

          Il ne s’agit pas seulement d’enregistrer un verbatim des entretiens, toujours si  riche,  ni de transmettre une connaissance déjà constituée, au demeurant précieuse, mais de travailler à partir de la particularité de la rencontre ce qu’elle aura pu produire comme savoir singulier. C’est ce qui se met en œuvre dans la reprise a postériori de l’entretien clinique sur les modes dits du « fabrique du cas », « trait du cas », « carnet de bord », etc., dont le projet n’est pas de graver un métalangage au-delà des propos tenus , mais de rester au plus prés de la parole, y compris dans ses trébuchements, de façon à en cerner si possible la logique.    

          Il est certainement nécessaire aujourd’hui de procéder à l’appréciation de ce que cette reformulation a pu apporter à la question de la psychose et de son accueil, et de se pencher sur les fondements de cette pratique afin d’en dégager des assises propres à nous orienter dans notre tache.

Intervenants pressentis : Jean Garrabé, Claude Guyonnet, Emmanuelle Binjamin, Michel Daudin, Marie-Hélène Pont-Montfroy, Georges Schmitt, Pierre Marchal, Benoit Gillain, Bernard Delguste, Christine Baudoin, Steve Lafaurie, Michel Jeanvoine, Alain Harly, etc.

 

Quelques textes des interventions de ces journées :

 1- Jean GARRABE,  « Les leçons cliniques dans les sciences de l’esprit : approche historique. »