Auteur/autrice : Emeline

Michel JEANVOINE, « Liaison et déliaison. Etat des lieux…. et propositions. »

Liaison et déliaison 

Etat des lieux…. et propositions

Michel JEANVOINE

 

Ce titre, « L’Imaginaire et ses avatars », se présente tout spécialement comme un titre à entrées multiples. Chacun le lira donc à sa manière, mais comment faire autrement ? Pour ma part je suis en charge d’une introduction. Et le titre qui s’impose est le suivant : « Liaison et déliaison. Etat de lieux ». Je conclurai, après ces quelques points de suspensions, par quelques propositions, un point conclusif au sens structural du terme.


« Liaison et déliaison », ce titre vient pour essayer d’éclairer notre travail de clinicien, à savoir comment dans notre vie de clinicien nous sommes amenés à rendre compte d’un certain nombre d’embarras, mais pas seulement dans notre vie de clinicien avec nos patients, comme vient de le rappeler Nicole ANQUETIL, mais aussi dans la vie de notre collectif. En effet il semblerait que celle-ci soit régie par les mêmes lois de la structure, comme nous l’a appris FREUD dans « Massenpsychologie ». Les lois qui viennent organiser la vie du sujet et de son moi sont les mêmes lois qui organisent la vie de notre collectif. Et le Moi est une affaire bien particulière dans laquelle FREUD est entré pour une première fois, à sa manière.


Cette introduction je vous la propose construite à partir d’un point. L’image qui me vient est celle de la randonnée en montagne. Un exemple topographique. Je suis sur une hauteur, ou pas, et ma position va déterminer et commander la perspective qui se propose à ma vue. J’ai fait le choix d’un de ces points remarquables pour vous proposer cette introduction.


J’ai transmis il y a quelques temps, et à quelques-uns d’entre vous, cette dernière conférence de LACAN, en 1978, chez DENIKER (vous pouvez la trouver sur internet avec « LACAN DENIKER 78 »). Celle-ci est contemporaine de son dernier séminaire « La topologie et le temps ». Ce sera notre point remarquable de la matinée. Elle est intéressante, et ceci à plusieurs titres. En effet pour lui, chez DENIKER en 78, il s’agit d’un deuxième tour. Dans un premier tour en 1953, il était   venu y parler de « Symbolique, Imaginaire et Réel » où il venait exemplifier la manière dont le travail d’une cure est susceptible d’être présenté par le tressage de ces trois cordes. Dans ce deuxième tour, 5 ans après « RSI », il vient nous proposer « SRI » pourrait-on dire. Le R, avec sa consistance, entre S et I comme écriture de ce non-rapport. Ce que nous pouvons retenir ce matin- et ceci est ma lecture, une interprétation en quelque sorte- ce serait ceci. Je n’ai rien entendu au séminaire d’été où était mis au travail ce dernier séminaire « La topologie et le temps », sur cette question pourtant centrale. Et c’est très dommage. En effet LACAN nous dit qu’avec le nœud simple, c’est-à-dire le nœud à trois, il nous a introduit à un abus de métaphore. « Je me suis laissé aller à vous glisser en main cette corde… ». En effet comment faire autrement ? Vous savez qu’il avait pu dire que son seul défaut était d’être là à nous parler. Il faut bien être là à vous parler, et pour vous parler encore faut-il du corps. Même chose avec le nœud. Lui donner corps pour en parler et nous faire rencontrer ses propriétés singulières par la manipulation. Ce qui nous fait immédiatement entrer dans un malentendu. Est-ce que la consistance donnée à R, S et I a une épaisseur, et si oui laquelle, et d’où provient-elle ? Nous sommes en effet sur cette pente qui prête à l’entification de cette corde. Où réside cet abus de métaphore ? Si le nœud Bo relève, par le nouage, d’une fonction cette consistance n’est que le produit du nouage. Elle est générée par le nouage lui-même. LACAN insiste longuement sur le fait que le nœud n’est aucunement une représentation mais une présentation…Cette consistance n’est-elle pas à concevoir comme n’ayant que la seule consistance d’un trait, d’un trait d’écriture mathématique puisque ce nouage relève d’un travail de logique, le travail de l’inconscient. Donner à ce trait le statut d’une corde en nous mettant ce nœud en main est un abus de métaphore et ce malentendu, auquel nous ne pouvons qu’être introduit, ne manque pas de trouver ses fruits. Nous pouvons en juger lorsque nous entendons, quelques fois, parler de topologie. Mais cette question reste difficile et la manière dont le malentendu nous habite est toujours riche d’enseignements.


 C’est à partir de ce point que je vous propose cette lecture et cette introduction.


 Une toute première remarque s’impose. « Liaison et déliaison » ne concerne pas seulement un imaginaire lié ou délié du symbolique. Encore faudrait-il l’écrire avec un grand I. Si celui-ci se trouve délié c’est qu’il ne ferait plus nœud, non seulement avec S mais avec R et qu’à partir de ce dénouage une clinique singulière pourrait trouver sa place. C’est ce que nous allons examiner.


 A cet Imaginaire FREUD a été un des premiers à s’y intéresser. Et vous savez que pour ce faire il invente et nous propose le Moi. De quelle manière y vient-il ? De quelle manière est-il contraint à la logique de cette invention ? Comme pour nous, par les mêmes voies, dans et avec notre clinique. Ceci le mène à des élaborations, à des constructions, que nous nommons freudiennes. Suivons-en le fil. Tout semble partir de cette clinique de la psychose et tout spécialement de ce cas princeps « Les mémoires du Président SCHREBER ». En effet pour un certain nombre de patients le retour du refoulé où FREUD était habitué à lire le retour d’un désir refoulé que le sujet pouvait assumer, et ainsi s’en trouver déplacé, ne s’avère pas pertinent.  FREUD ne pourra dire, devant ce constat de l’hallucination et du phénomène de projection, qu’une chose : il s’agit d’autre chose que d’un retour d’un élément refoulé, comme nous pouvons le rencontrer dans la névrose. Nous sommes dans un autre cas de figure. Les enjeux sont autres. Il y a là quelque chose qui fait défaut et qui introduit le patient à cette impasse, mais quoi ? Dans ses commentaires sur SCHREBER FREUD nous promet que le moment venu il lui faudra, sur ce phénomène de projection, en dire un peu plus et travailler cette question. Quelques-uns, déçus, nous disent que celui-ci n’a pas tenu parole et qu’il n’est jamais revenu sur cette question. Son travail de 1914 intitulé « Pour introduire le narcissisme » n’est-il pas un élément de réponse à ses questions posées précédemment ?


Que nous dit-il ? Dans ce texte il nous propose, pour la toute première fois, de concevoir le « Moi » organisé par le jeu et l’articulation de deux instances l’Idéal de moi et le Moi Idéal. C’est la première fois que FREUD dans ce texte nous en parle de cette manière. Il met en place cet Idéal de Moi pour cette simple raison que chez certains patients cette voix qui commande n’est pas entendue comme la voix du surmoi mais a pris le statut d’une voix xénopathique. Elle se trouve déliée du Moi Idéal. Tout se passe donc comme si l’invention du Moi n’avait son intérêt que pour caractériser un certain nombre de situations où celui-ci, par son défaut, laissait le patient à son destin d’halluciné et de mégalomaniaque. Par opposition il se trouve ainsi dans la nécessité de penser le Moi comme relevant d’une construction qui, le cas échéant peut faire défaut.


 LACAN, avec sa lecture de FREUD, et après Aimée, fait le pas suivant qui va consister à rendre compte de cette étape où le Moi se constitue comme instance : le stade de l’identification spéculaire. Il nous le propose de manière anticipée, pourrait-on dire, en 1936 et donc précipitée. Un peu à la manière dont FREUD travaillait. Celle qui est la nôtre également. De fait, dans un temps logique. Des éléments de réponse sont apportés dans un moment précipité et conclusif ; ceux-ci se trouvent démentis ou contredits. Le travail consiste alors à remettre sur le métier, à retisser ces nouveaux éléments qui viennent dire non à ceux déjà avancés. C’est de cette manière assumée que FREUD travaillait, comme LACAN, et c’est là que nous sommes également conduits : à l’assomption d’un temps logique dont LACAN fera très tôt l’effort d’en dégager la logique.


En ce qui concerne cette identification spéculaire LACAN y reviendra par la suite dans un certain nombre de ses séminaires où il aura l’occasion d’articuler beaucoup plus finement cette question avec le jeu des trois registres, et de dégager ainsi, des premiers liens de cet infans avec ses premiers autres, les enjeux structuraux.


Je ne veux pas revenir sur cette question de l’identification spéculaire que vous connaissez déjà sinon pour rappeler brièvement que celle-ci est une première identification qui fait du corps, et qui confère au corps une unité. Le corps comme un Un troué, un tore pourra-t-il ajouter plus tardivement. En effet c’est au lieu de l’Autre, ici le regard d’un premier Autre, l’Autre maternel, que s’anticipe ce Un avec la jubilation afférente. La précipitation anticipée d’Un troué noue la dimension symbolique de l’Idéal de Moi et celle imaginaire du Moi Idéal. De ce nouage tombe le réel d’une écriture, i(a), qui fait de ce moment un moment structural et donne ainsi à l’identification spéculaire la propriété de devenir le lieu de toutes les identifications dites secondaires qui vont lui succéder.


Ce (a), sans image spéculaire, a cette fonction tout à fait particulière de se trouver en exclusion interne et d’assurer ainsi le passage vers toutes ces identifications. Et la néoténie du jeune infans donne à ce moment structural le statut d’un faire trace qui l’ouvre à faire sien le message inversé qui lui vient de l’Autre. Il l’ouvre ainsi, dans et avec son corps, au mouvement même de la civilisation, c’est-à-dire au langage.


A cette première manière de présenter ce temps structural où le symbolique vient se nouer à l’imaginaire et au réel en faisant écriture LACAN viendra donner une suite ; et toujours dans les modalités de l’anticipation. Il pourra même ajouter beaucoup plus tard que le Moi est un trou. Laissant ouverte, et à chacun, la question centrale de savoir ce qu’est un trou et la question de la consistance de son bord…


En effet en 1953, dans une première conférence intitulée « Symbolique, Imaginaire et Réel » chez DENIKER, LACAN propose à son assistance surprise, mais prête à le suivre dans cette traversée qui s’ouvre, comment il serait possible de rendre compte du travail de la cure par le simple jeu du tressage de ces trois registres : c’est-à-dire le travail de la symbolisation dans le jeu du transfert qui ouvre sur la prise en compte du Réel.


En 1973 LACAN pourra, dans un tour suivant intitulé « RSI », revenir à ce nouage et à ce tressage. Mais cette fois-ci il ne s’agit plus de « Symbolique », « Imaginaire » et « Réel » mais de trois lettres R, S et I qui prennent consistance imaginaire. La différence est de taille et a toute son importance car le nœud va s’avérer avant tout relever d’une nomination : ce nœud il nous faut le faire, et le faire relève d’une écriture, d’un faire trait. D’où les « écritures borroméennes » … En effet ce nœud borroméen qui noue ces trois registres leur donne, par le nouage, consistance commune, sans cependant les mettre en continuité. J’ai insisté tout à l’heure, en introduisant mon propos, sur la nature de la consistance. En effet, un fois encore, c’est le nouage qui génère cette consistance commune au trois et lui donne sa légitimité. Celle-ci relève, dans un après-coup logique, du travail d’écriture du nœud.


 Mais ici dans ce nœud triple, ou dit encore nœud de trèfle, par quelle voie cette légitimité se fonde-t-elle ? Se fonde-t-elle nécessairement du travail du nouage, ou se fonde-t-elle, comme dans la paranoïa (puisque ce nœud triple est le nœud de la paranoïa comme nous le propose LACAN) dans l’appui xénopathique pris, à chaque fois singulier, sur le persécuteur. Toute personnalité relève de ce nœud triple, névrotique ou pas, mais cependant dans la paranoïa pas d’autre appui pour constituer cette consistance que l’appui vital au persécuteur bien-aimé : là où chez le névrosé l’anticipation assumée de l’impossible du Réel ordonne son destin.


Nous sommes là pour poser des questions et celle de ce matin qui m’anime en vous parlant est d’attirer votre attention sur la différence de nature des consistances dans ces deux types de nœuds : nœud bo à trois et nœud triple dit encore nœud de trèfle. Elle est essentielle. J’y reviens. En effet cette consistance générée par le nouage a quel statut ? A-t-elle un autre statut que le statut du trait d’écriture mathématique ? Dans ce nouage qu’il nous faut faire ne s’agirait-il pas de redoubler, d’une certaine manière le travail de l’inconscient puisque l’inconscient répond, dans et avec le travail analytique, à l’efficace du trait symbolique d’écriture ? Entre l’Un et l’Autre, au lieu même d’un non-rapport, venir lire, et donc écrire, un trait qui va permettre l’assomption de ce non-rapport et ouvrir ainsi au travail d’une sublimation ; et non d’un refoulement. Y’a de l’Un nous dit LACAN. Y’a de l’Un qui parle. Et je voudrais vous faire remarquer que ce Un a la propriété d’être un Un en trois. Nous sommes très près des avancées et des réflexions des théologiens chrétiens de la Trinité à ceci près qu’ici, à cette consistance, il est donné le statut d’une « ousia » divine déjà là. Pas question de considérer celle-ci comme produite par l’effet d’une traversée et d’une perte radicale capable de refonder le sujet : un nouage. Elle est déjà là. C’est pourquoi, me semble-t-il LACAN nous dira que nous ne pouvons qu’en rajouter sur ces travaux en présentant la genèse de toute consistance comme le produit de ce nouage dans son statut de pur trait d’écriture.


Et dans l’hypothèse où cette fonction capable de nouer fait défaut le trait d’une consistance déjà là, déjà écrite, soutenue et assumée par un autre ne peut faire que s’imposer, et s’imposer xénopathiquement, du dehors.


Dans ces journées intitulées « L’Imaginaire et ses avatars », et avec ces quelques points de repères avancés que pourrions-nous proposer ? Nous sommes là dans un travail de logique comme pouvaient l’assumer FREUD ou LACAN dans leurs travaux. Il y a ce « grand automatisme mental » de DE CLERAMBAULT avec lequel nous sommes entrés dans la carrière, pourrait-on dire. Et si nous suivons ces quelques remarques nous pourrions poser la question de qu’est-ce qui fait retour, pour le patient, dans des modalité xénopathiques voisées, comme a pu l’isoler très bien DE CLERAMBAULT. En effet la voix a une consistance voisée et l’hallucination est déjà, comme nous l’a appris FREUD – et nous avons pu consacrer des journées à ces questions- une tentative de reconstruction d’une réalité disloquée. Cette voix qui s’adresse à lui, il en a la certitude, prend le commandement de sa vie ; mais un commandement énigmatique. En effet si la certitude porte sur la signification personnelle dont il est l’objet, tout se passe comme si une question lui était posée dont il était, à son insu, la réponse énigmatique. A lui d’en construire, d’en inventer, les éléments de réponse. Cette consistance voisée se présente comme un premier linéament d’une suppléance possible à la déliaison. C’est la formule que je vous propose.


Or s’il est question de suppléer au défaut du nouage et de recomposer la continuité de la corde du nœud de trèfle, s’impose la nécessité d’explorer- après ce qui fait retour dans la consistance symbolique sous la forme de l’hallucination voisée- ce qui fait retour dans la consistance imaginaire, cette-fois-ci. Comment la penser et l’envisager ? La clinique des sosies ne serait-elle pas, et n’apporterait-elle pas quelques éléments de réponse dans ce sens ? De la même manière nous pourrions considérer que nous avons à explorer ce qui est susceptible de revenir xénopathiquement dans les modalités d’une consistance réelle. De quoi s’agirait-il alors et comment cela viendrait-il se présenter ? Je pense que nous aurions à examiner la clinique de la psychose maniaco-dépressive sous cet angle. En effet les phénoménologues ont depuis longtemps évoqués les particularités spatio-temporelles de cette clinique et je soutiens que nous aurions à faire ce pas de nous y intéresser dans cette perspective. Mais nous ne sommes pas là aujourd’hui pour traiter de cette question mais pour seulement nous intéresser à « l’Imaginaire et ses avatars ».


Comment envisager cette consistance imaginaire où ferait retour ce qui n’est pas symbolisé ? Où la repérer dans notre clinique, si elle s’y trouve ? Ne serait-t-elle pas déjà à repérer dans ce qui prend statut de corps, dans une certaine corporéisation que nous pourrions qualifier de xénopathique ? Il n’est pas rare, même assez fréquent, si nous savons y porter attention, que tel patient nous dise que tout se passe pour lui comme s’il se trouvait sur une scène ou s’il habitait un décor, un « dé-corps ». Ceci est très proche de cette clinique des sosies dont nous allons parler en fin de matinée avec un « cas de sosie ».


Cependant cette déliaison a déjà été examinée, mais d’une manière un peu différente. En effet les travaux de Stéphane THIBIERGE prenant en compte l’avancée de CAPGRAS sur l’agnosie d’identification nous propose, d’une manière homogène, une déliaison entre « reconnaissance » et « identification ». La clinique viendrait en témoigner pour un peu que nous sachions la lire. En effet qu’est-ce que le syndrome de FREGOLI sinon l’affirmation xénopathique d’une identité dénouée d’une reconnaissance absente et le syndrome de CAPGRAS, ou encore dit syndrome d’illusion des sosies, une reconnaissance xénopathique dénouée de l’identification ? Nous faisons, avec ce que je vous propose, le pas de lire autrement ces éléments. En effet cette déliaison concerne S et I, bien entendu, et les remarques sur « reconnaissance » et « identification » sont pertinentes mais il faudrait pouvoir les situer dans le contexte plus général d’une déliaison qui concerne également le R ; et plutôt que d’opposer les enjeux attachés aux registres du S et du I savoir mesurer en quoi ils partagent les mêmes éléments de structure. En effet le retour voisé dans le registre du symbolique se caractérise par la dimension de l’injonction et de l’appel. La certitude porte sur la signification personnelle c’est-à-dire sur le fait qu’il est concerné et que cet appel lui est adressé. Cet appel est vide et l’introduit à la dimension d’une énigme dont il a à rendre compte. Et celui-ci est itératif et xénopathique. Le retour corporéisé dans la consistance imaginaire n’a-t-il pas les mêmes propriétés ? Il est xénopathique et énigmatique, il est lu comme un appel qui s’impose, il est itératif. Le sentiment de « dé-corps » fréquemment décrit généralise la question des sosies et donne à ce syndrome une place moins énigmatique. Qu’en dit ce patient dont nous parlerons en fin de matinée ? « Il ressemble à mon père mais ce n’est pas lui ». « Les mains… ses habitudes…il ne se lève plus à la même heure… ». Ce n’est pas, ou plus, cette réalité que j’ai connue. Elle lui ressemble, mais cependant elle a perdu ce caractère de véracité. La vraie réalité est ailleurs. Et pourquoi m’introduire, dès lors, à cette mascarade, à ce scénario déjà écrit ? Ainsi vont les propos des patients. Il nous suffit de relire SCHREBER.


Voilà ce que je voulais mettre en évidence et dégager dans ce travail de logique. Nos maîtres cliniciens, comme CAPGRAS avec le syndrome de « l’illusion des sosies », et beaucoup d’autres, ont isolés des petites perles cliniques en attente, en attente de quoi ? En attente d’un travail de logique capable de leur donner une place. Et c’est avec cette logique que nous lisons notre clinique, et qu’une clinique s’invente. Si cette logique n’est pas autre que le travail de l’inconscient et si elle lui est homogène, nous pouvons penser que ceci n’est peut-être pas sans conséquences pour nos patients : leur permettre, dans le champ du transfert et avec le transfert, de construire et d’inventer leur suppléance, à chaque fois singulière. Voilà pour ces quelques propositions que je voulais soutenir avec vous. 

___________________________________________________ 

– Auteur : JEANVOINE Michel 

– Titre : Liaison et déliaison.Etats des lieux… et propositions 

– Date de publication : 06-03-2018

– Publication : Collège de psychiatrie

– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=187

Marie-Hélène PONT-MONFROY, « L’extension de mémoire »

« L’extension de mémoire »

 Déliaison et tentative de guérison 

Marie-Hélène Pont-Monfroy 

 

Je vais centrer mon propos sur la question de la fonction de l’imaginaire dans la psychose. Il m’a semblé intéressant pour cela de reprendre le matériel très riche des entretiens réalisés dans le cadre des présentations cliniques que nous organisons depuis de nombreuses années avec Michel DAUDIN et Stéphane THIBIERGE, à l’hôpital Henri EY.


Les transcriptions qui sont établies après chaque entretien permettent, à partir du verbatim, de repérer de façon très précise ce qui organise la structure d’un sujet et cela à chaque fois à travers le propos singulier de chacun des patients interrogés.


Alexandre, est un patient de 31 ans assez fluet et sportif, que Stéphane THIBIERGE a rencontré le 22 mai dernier. Son père est libanais maronite et sa mère française. Ses parents se sont séparés alors que sa mère était enceinte. Elle a alors quitté le Liban et décidé de revenir en France pour élever son enfant. Elle a espéré, dit Alexandre, que son père les rejoigne, mais il ne l’a jamais fait. Il ne connaît pas son père et n’est retourné au Liban qu’une seule fois, à l’âge de 26 ans.


Alexandre a donc été élevé par sa mère et il est assez proche de sa famille maternelle qui habite Paris, et en particulier de son grand père qu’il désigne comme un « grand architecte, précurseur de l’architecture moderne qui utilise le verre, la transparence ».


Il a fait une scolarité brillante. Master d’économie à Dauphine, puis HEC en parallèle avec l’école des Mines. Il a travaillé deux ans dans des start-up en informatique, puis, près de deux ans, pour une banque dans des salles de marché. Il fait, dit-il, du « marketing stratégique » et reste flou sur les raisons de l’interruption de son activité salariée qui date d’environ deux ans et sur son activité professionnelle actuelle.

 

Il a été hospitalisé pour la première fois en psychiatrie le 1e mai 2017, c’est à dire la semaine entre les deux tours de l’élection présidentielle pour des troubles du comportement sur la voie publique. Le certificat médical d’Hospitalisation à la Demande d’un Tiers précise qu’il était dénudé et en position de méditation.


A son arrivée dans le service, Alexandre explique qu’avant son hospitalisation, il était en formation à Lyon et préparait l’une des certifications professionnelles les plus reconnues dans le monde de la finance. Il a quitté brusquement cette formation pour revenir à Paris parce qu’il a ressenti : « de l’hostilité qui s’exprimait par le biais de l’eau, du café, de la température« . « On pouvait avoir l’intention de m’empoisonner, dit-il, comme cela est arrivé à Mozart avec Salieri, c’est à dire par jalousie. »


Cette ambiance persécutive transparaît également, lorsqu’il évoque les questions familiales. Il se dit très attaché à son grand-père maternel mais ne l’a pas vu depuis longtemps parce qu’un oncle, frère de sa mère, l’empêche de le voir. Il dit avoir été très perturbé par un débat politique tendu entre sa mère et cet oncle, mais il ne veut pas en dire davantage parce que s’il parle, « il risque d’être en danger de mort », « on lui a fait des menaces de mort ».

 

Il explique également qu’il était épuisé. Il a fait une chute dans la rue parce qu’il avait beaucoup marché. Très concerné par le débat politique et les résultats du premier tour de la présidentielle, il évoque « l’avenir menacé de l’humanité« . Il a voulu faire son « devoir citoyen » et « s’est mis en marche pour la France« . Il a marché jusqu’à épuisement, suivant ainsi à la lettre le slogan du candidat Macron : « En marche ».


A propos de son dénudement sur la voix publique, il précise qu’il a fait cela « parce qu’il se sentait surveillé » et ne comprend pas pourquoi cela l’a amené à être hospitalisé.

  

Au cours de l’entretien avec Stéphane THIBIERGE lorsque celui ci lui demande son nom, il précise que son 2e prénom est Joseph : « Alexandre c’est ma mère qui me l’a donné et Joseph c’est qu’au Liban, on a souvent un deuxième prénom qui est celui du père ou du grand-père. Là en l’occurrence c’est celui d’un aïeul, le père Youssef, Youssef qui veut dire Joseph en libanais, et donc c’est de lui que j’ai hérité ce prénom ».


Un peu après, il poursuit : « Je suis un peu comme Descartes c’est-à-dire je me trouve un pied en France qui est la terre qui m’a adopté et un pied au Liban qui est la terre de mon ancêtre qui s’est sacrifié pour la cause du Liban. Mon arrière grand père était un des Martyrs du Liban, le père Youssef H. dont j’ai hérité le nom… »


Cet arrière grand-père paternel était effectivement religieux et il a fait partie des martyrs du Liban exécutés en mai 1916, pendant la première guerre mondiale, par Djemal Pacha, dit « le sanguinaire ». Une place des martyrs à Beyrouth commémore cet épisode de l’histoire libanaise.


A propos de son hospitalisation, lorsque Stéphane THIBIERGE lui demande : « qu’est ce qui vous est arrivé, comment les choses ont commencé ? » il répond :  » … elles ont commencé quand j’étais tout petit. J’ai quelques très vagues souvenirs de l’enfance, c’est-à-dire du moment où je suis né …. je me souviens d’avoir été porté par un père qui m’a envoyé pour accomplir une certaine tâche qui est très spéciale et que d’ailleurs je ne connais pas moi-même. »


Il ne sait pas précisément qu’elle est le statut de ce qu’il appelle ce souvenir, qui date de la naissance et, il explique dans un emboîtement de signifiants :   » C’était peut-être un rêve, peut-être une pensée, peut-être un rêve-pensée, peut-être quelque chose qui finalement est resté marqué imprimé dans la mémoire … si fortement, qu’aujourd’hui je continue de suivre ce chemin qui a été tracé devant moi.« 


Et il ajoute : « le meilleur souvenir que j’en ai … c’est quand je vois le Roi Lion : je me rappelle à la fin, on voit la figure d’un bébé devant toute une assemblée, eh bien c’est un peu ça si vous voulez ce qui s’est produit. »


Alors qu’il n’a rencontré son père que tardivement à 26 ans, Alexandre dit ici avoir été  » porté par un père » ce en quoi ce propos est incohérent avec la réalité historique. Néanmoins, il dit assez précisément combien toute son affaire date du moment où il est né et où lui a été transmis le prénom de cet aïeul mort en martyr.


D’une certaine façon, Alexandre dit ici la vérité de ce que chacun traverse à sa naissance, d’être assigné à une certaine place par les signifiants qui lui sont transmis, exposé au fantasme parental.  Son père, s’il a été absent de sa vie, ne lui a pas moins transmis avec ce prénom, le poids de son histoire. On mesure ici combien le discours et la position d’un sujet, son symptôme ou son sinthome selon les cas, ont une structure signifiante.


Il déploie, de façon très juste, la façon dont la lettre fonctionne pour chacun. Il sait, que quelque signifiant a un effet réel, qui insiste pour le sujet. C’est ce que Freud désignait sous le terme d’immixtion des sujets et que Lacan a repris, après lui, avec la fonction de la lettre.


Néanmoins, ce qui spécifie le rapport d’un sujet psychotique à cette lettre, c’est qu’elle agit à ciel ouvert et en direct, sans le filtre du fantasme qui, pour le névrosé, opère un refoulement de ce réel. Le névrosé, est pris par un texte dont il ne sait rien et il lui faut souvent le long trajet d’une analyse pour en entr’apercevoir quelque chose.


A défaut d’avoir, précisément, été porté par un père, le fait de porter ce prénom Joseph, Youssef en arabe, constitue pour lui, la trace réelle de l’horreur vécue par sa famille paternelle avec cet arrière grand-père martyrisé, du fait de sa religion. Et au moment précis où le Front National est au deuxième tour des élections présidentielles, Alexandre se trouve percuté de façon directe par le réel de cette lettre qui sous-tend une extermination annoncée : on veut l’empoisonner et il se met « en marche » pour faire son devoir citoyen.


Alexandre, va également construire un imaginaire délirant, qui bien que désarrimé, car non noué aux autres registres, n’est pas sans lien avec cette question.


Cette figure d’un bébé porté devant une assemblée dans le Roi Lion qu’il évoque comme constitutif de son souvenir, nous permet de mesurer la prégnance, fréquente dans la psychose, d’un imaginaire emprunté au champ social, avec des raboutages surprenants mais néanmoins significatifs de ce à quoi le sujet a affaire. Alexandre dit, ici, combien il se sent exposé au regard le l’Autre mais cela j’y reviendrai un peu plus tard.


Bien qu’il n’ait pas été hospitalisé à ce moment là, il semble que sa première décompensation soit survenue à l’âge de 26 ans. Il habitait alors à Lyon, où il a vécu « une relation courte mais passionnée, dit-il, avec une femme qui se prénomme Manon. » C’est à cette période, qu’il décide de faire un voyage au Liban pour rencontrer son père suite aux discussions qu’il a eu avec cette femme et pour suivre son exemple dit-il, « parce que Manon est une fille qui suit la volonté de son père jusqu’au bout.« 


Il poursuit : « C’est grâce à une femme, que j’ai trouvé la force de couper tous les liens que j’avais à 26 ans…. que j’ai trouvé la force de repartir au Liban et de recommencer à zéro »  et lorsque Stéphane THIBIERGE lui demande :  » C’est grâce à une femme ? » il répond : « C’est la Grâce de cette femme. »


La substantification du mot « grâce », n’est ici pas un simple lapsus. C’est par ce type de glissements sémantiques que se signale, assez souvent la psychose, et Alexandre nous signifie d’emblée qu’il a affaire à un don, qui n’est autre que le don de Dieu.


Par ailleurs, il ne dit pas qu’il a rencontré son père, mais il formule les choses ainsi : « à vingt-six ans j’ai eu la force de partir au Liban pour voir tout le côté paternel de ma famille et j’ai vu pour la première fois le visage de mon père ».

 

Il ne dit pas « j’ai rencontré mon père », mais « j’ai vu le visage de mon père » ce qui est sensiblement différent. Cette formulation qui insiste sur l’image, rend sensible la prégnance de l’imaginaire pour lui, mais surtout, son absence d’articulation aux autres registres. Cette mise en présence de son père, ne lui permet pas de symboliser pour autant la fonction paternelle qui se révèle alors forclose. Il a affaire à une pure image et non pas à une rencontre, qui supposerait un nouage des trois registres.


Cette dissociation des trois registres a probablement été accentuée par la réaction de son père qui, au cours de cette première rencontre, lui aurait demandé de faire un test ADN, pour vérifier sa filiation. Alexandre a, en effet, deux demi frère et soeur d’un premier lit du père et il semble qu’il y ait eu des tensions au sujet de questions d’héritage qu’il ne va évoquer que de façon allusive au cours de la présentation, je le cite :


  » … Supposons que vous héritiez d’un hôpital, dit-il à Stéphane THIBIERGE, et que vous-même vous ayez des frères et des sœurs, eh bien à partir de là, chacun va tirer dans son sens pour obtenir la répartition la plus équitable pour chacun et à ce moment-là il faut un arbitre. Je pense qu’il n’y a pas eu d’arbitre … et c’est ce qui a créé cette crise familiale et ça s’est fait au moment où je suis né. »


On peut s’arrêter sur cette formulation  » … chacun va tirer dans son sens pour obtenir la répartition la plus équitable pour chacun » qui constitue un exemple clinique très précis de la discordance propre à la psychose. Il ne s’agit nullement d’un lapsus ou d’un contre sens. Il dit exactement une chose et son contraire dans la même phrase : sa naissance a été l’occasion d’une crise familiale avec la première femme de son père et ses enfants, mais au lieu de dire « chacun veut tirer dans son sens pour avoir la plus grosse part »…. il dit « chacun tire dans son sens pour obtenir la répartition la plus équitable ».


On mesure ici combien ce propos a pour fonction de boucher l’absence de reconnaissance symbolique de son père qui rabat le lien père/fils au registre biologique, c’est à dire à un pur réel. Ce trou au champ du regard de l’Autre le menace d’anéantissement et il tente, à sa façon, avec cette formulation d’un « partage équitable » de se restaurer une place dans la fratrie. C’est en cela que, cette construction, bien que discordante et délirante, est une tentative de guérison, au sens où FREUD l’entendait.


C’est également à partir de ce trou dans le symbolique qu’il va construire cette « extension de mémoire » que j’ai évoqué dans mon titre. En effet, peu de temps avant son voyage au Liban, Alexandre décrit la survenue d’une crise alors qu’il vivait à Lyon :


 » … lorsque j’étais à Lyon il s’est produit quelque chose place Bellecour. C’est comme si un éclair …  était intervenu et je suis tombé à la renverse sur le sol la tête la première, ici là » dit-il en touchant l’arrière de son crâne. « Il n’y a aucune lésion, aucune marque mais … ça s’est ouvert. Je m’en souviendrai toute ma vie, parce que lorsque je me suis endormi ce soir-là, j’étais dans un foyer rue Pasteur, et quand je me suis réveillé j’ai vu le coussin de l’oreiller ensanglanté et … après, j’avais l’air parfaitement normal je me sentais bien, mais j’avais en plus une nouvelle mémoire une extension de mémoire. » Et lorsque Stéphane THIBIERGE lui demande : « Pourquoi êtes-vous tombé ? » il répond :  » Parce que le moment de la chute était venu ».


Cette description met en évidence l’importance du corps propre dans la survenue de cette crise. Lorsqu’ Alexandre dit qu’il a senti « une ouverture » dans son crâne alors qu’il n’y avait « aucune lésion« , il témoigne d’une expérience de modification corporelle qui constitue ce que Lacan appelle les phénomènes élémentaires dans la psychose.


Ce phénomène hypochondriaque témoigne de la persistance du réel de la lettre incarcérée dans la chaîne signifiante, et cette chute à défaut d’avoir lieu dans le symbolique s’opère dans le réel : « le moment de la chute était venue. »


Alexandre va expliquer qu’avec cette extension de mémoire, il s’est senti « devenir une nouvelle personne. » Il a « la faculté de comprendre à quel point l’existence est merveilleuse. »


 » Je suis passé, dit-il, d’un individu centré sur lui-même, un peu enfermé, isolé, à une extension fabuleuse, tourné vers les autres. » Il ressent « un sentiment d’amour envers son prochain et la volonté de connecter le plus possible avec ceux qui le souhaitent, parce qu’on ne peut pas soigner tout le monde » ajoute-t-il.

 

Il se sent visé par cette lettre qui lui a été transmise et construit à partir de là, ce à quoi il se trouve assigné. Il se sent investi d’une mission quasi messianique d’avoir à sauver le monde, à guérir les autres. Son propos est truffé d’allusions à un amour océanique et universel. Il considère l’hôpital comme « une grande famille« , « c’est un endroit « merveilleux« , « il aime tous les autres patients »


Il recherche l’harmonie entre les hommes et même son activité de marketing stratégique consiste, dit-il, à « faire passer des messages aux gens pour rassembler, pour unifier… »


Cette ouverture à tout, lui fait apprécier le changement, la nouveauté …  Il veut « sauter à deux pieds joints dans la modernité ».


La tache à laquelle il se sent assigné, dont il dit au début de l’entretien tout ignorer, se révèle finalement assez précise. Elle prend la tournure d’une mission qui n’a pas ce caractère énigmatique que l’on retrouve dans la névrose avec le « Que Voi », qui renvoie le névrosé à l’énigme du désir d’un grand Autre barré, mais prend un caractère de certitude, malgré le flou avec laquelle il l’exprime. Le grand Autre l’a assigné à une place qui ne fait aucun doute et c’est probablement cela « la signification personnelle » que l’on retrouve chez bon nombre de psychotiques.


Cette extension de mémoire est donc à entendre comme un amour extensif, infini, sans limite, qui opère une forclusion totale de la question de l’hostilité et de la haine, qui ne manque pas, néanmoins de se retourner en persécution.

 

Cet imaginaire d’un monde merveilleux qu’il déploie, cette nouvelle mémoire à laquelle il aspire, auraient selon son vœu la possibilité d’effacer l’ancienne mémoire, celle de la persécution de son aïeul. Mais, d’être évacuée, cette question de la haine lui revient dans le réel, sous la forme de menaces de mort.


Cette ouverture à la modernité le confronte au sentiment d’être surveillé, contrôlé par l’intermédiaire de son téléphone :  » J’ai la passion pour les technologies, je sais que les nouvelles technologies peuvent effectivement donner une extension de mémoire, mais si on est dépendant de la technologie, notre liberté est atteinte …. on joue au cœur de la liberté, …  jusqu’à quel niveau doit-on utiliser nos téléphones pour écouter, pour surveiller, pour contrôler les individus ? »


Il explique qu’il a perdu bon nombre de ses téléphones portables et apprécie plutôt, dit-il, « de se détacher de l’utilisation de ces machines, parce qu’on a besoin aussi, ajoute-t-il, chacun, d’un jardin secret, on a besoin d’une zone d’intimité ». Il aspire « au calme, à un retour à la discrétion ».


Alexandre témoigne ici de façon assez touchante de cette difficulté, plus ou moins grande selon les cas, de mise en place d’un « heim » dans la psychose, d’un lieu où le sujet puisse se sentir protégé, en sécurité. Il exprime la porosité de sa vie psychique et la perte de toute zone d’intimité. Il se sent exposé sans limite au regard et à l’hostilité de l’autre.


Cette absence de constitution du Moi, transparaît également dans son rapport au langage. Très régulièrement au cours de l’entretien, il parle de lui-même à la 3e personne :  « des gens secourables se sont aperçus qu’il y avait une personne (pour parler de lui) qui était anormalement fatiguée qui était anormalement exposée », ou bien autre exemple : « la mère a tellement souffert pour éduquer son fils » et régulièrement, il utilise le « on » pour parler de lui : « on a longtemps essayé d’apprendre le libanais, dit-il, mais le truc c’est que ça ne venait pas ».


L’imaginaire délirant qu’il met en place ne permet pas la mise en place de cette instance du Moi, qui bien qu’illusoire, procure au névrosé un semblant d’unité et un sentiment de sécurité plus ou moins stable.


Le sujet psychotique est de façon plus directe qu’un autre en butte au morcellement du sujet qui, de fait, n’ex-siste que dans la chaîne signifiante qui organise son rapport au langage et que rien ne vient garantir, tant il se trouve toujours entre deux signifiants. Seule la reconnaissance symbolique du regard de l’Autre peut lui assurer un point d’arrimage, un point de capiton.


Faute de cela, cette « extension de mémoire » qu’Alexandre emprunte, à l’univers informatique nous signale, son identification réelle à un objet technologique qui exprime sa chosification et la menace de mort subjective à laquelle il est confronté.


Le cas de ce patient m’a paru tout à fait intéressant pour aborder la fonction de l’imaginaire dans la psychose, qui tout en étant désarrimé des autres registres, est sans limite, ouvre sur un propos où tout est possible.


Confronté à un trou dans le symbolique, le sujet psychotique tente, avec la construction du délire, de se ménager une place au champ symbolique, là où le regard de l’Autre dans le miroir n’a pas assuré sa fonction d’articulation entre le Réel du corps de l’enfant et la place qui lui a été assigné par les signifiants parentaux. De ce point de vue, le délire constitue bien, comme le propose Feud, une tentative de guérison.


Néanmoins, cette place qu’il tente de construire est éminemment fragile, ne tient pas, elle est sans cesse à recommencer. Cet imaginaire n’assure aucune stabilité à un sujet dont l’errance subjective se manifeste souvent par une errance géographique.


Ce désarrimage de l’imaginaire laisse, le sujet en prise directe avec le réel de cette lettre dont Lacan dit qu’elle arrive toujours à destination, et qui, de n’être pas chue de la chaîne signifiante, se trouve incarcérée dans le corps, et provoque un retour dans le Réel de ce qui n’a pas pu être symbolisé.


Cela apparaît ici assez clairement chez Alexandre qui nous dit comment la persécution réelle de son aïeul lui revient dans le réel sous forme persécutive et provoque son errance, dans un moment de notre histoire collective où la montée de la xénophobie se manifeste par la présence au deuxième tour des élections présidentielles, d’une candidate du Front National. 

___________________________________________________ 

– Auteur : Marie Helene PONT-MONFROY 

– Titre : « L’extension de mémoire » Déliaison et tentative de guérison. 

– Date de publication : 07-02-2018

– Publication : Collège de psychiatrie

– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=186

Jean GARABE, « Comment Martial a-t-il écrit certains de ses livres ? »

COMMENT MARTIAL A-T-IL ECRIT CERTAINS DE SES LIVRES? 

Jean Garrabé

 

Si je vous  parle aujourd’hui  de  comment Martial a écrit certains de ses livres  il se peut que certains d’entre vous se demandent qui est l’écrivain de ce nom et pourquoi je m’interroge au cours de cette journée du Collège de psychiatrie  consacrée à l’imaginaires sur l’étrange procédé qu’il a utilisé pour écrire certains de ses livres   qui peut faire   penser à la « schizographie » qu’avait décrite Joseph Lévy-Valensi et le jeune Jacques Lacan dans une communication à la Société médico-psychologique qui a été publié dans les Annales médico-psychologiques .Pascale Moins m’a dit qu’elle avait découvert qui était « Martial » en lisant une communication que j’ai faite en 2008  à la Société médico-psychologique sur ce que nous a dit sur cet écrivain Pierre Janet.

J’ai  en effet personnellement découvert  qui était  Raymond Roussel (1877-1923) à travers ce que nous a dit Pierre , alors professeur de philosophie au Collège de France , dans De l’angoisse à l’extase publié en 1926,  soit trois ans après la mort de l’écrivain, où il   rapporte l’observation de l’expérience pathologique vécue par Roussel lorsque celui-ci  était jeune ; Janet pour des raisons de discrétion le désigne sous le pseudonyme de Martial, nom d’un personnage d’une des pièces de théâtre qu’à écrites Raymond Roussel et dont les premières représentations provoquèrent autant de scandales que la publication de ses autres écrits, des romans.

Janet traite dans un chapitre sur les « caractères psychologique de l’extase » de différents expériences ou états psychopathologiques tels que la mythomanie mais aussi de ce qu’il nomme le « délire psychasthénique » et le « délire religieux » et c’est là qu’il consacre plusieurs pages (133-137) à rapporter l’observation clinique de « Martial » lequel « a présenté à l’âge de dix-neuf ans, pendant cinq ou six mois un état qu’il juge lui-même extraordinaire. S’intéressant à la littérature…il avait entrepris d’écrire un grand ouvrage en vers et voulait le terminer avant l’âge de vingt ans. Comme ce poème devait comprendre plusieurs milliers de vers, il travaillait assidûment, presque sans arrêt le jour et la nuit et n’éprouvait aucun sentiment de fatigue. Il se sentit envahir peu à peu par un étrange enthousiasme…En même temps Martial se désintéressait de tout le reste et avait grande peine à interrompre son travail pour aller manger un peu…il restait des heure entières la plume à la main immobile absorbé dans sa rêverie et dans le sentiment de sa gloire.

Cet enthousiasme et ces sentiments avant des oscillations se prolongèrent tant qu’il composa ses vers, pendant cinq ou six mois ; ils diminuèrent beaucoup pendant l’impression du volume. Quand le volume parut, quand le jeune homme, avec une grande émotion sortit dans la rue et s’aperçut que l’on ne se retournait pas sur son passage, le sentiment de gloire et la luminosité s’éteignirent brusquement. Alors commença une véritable de dépression mélancolique avec une forme bizarre de délire de persécution, prenant la forme de l’obsession et de l’idée délirante du dénigrement universel des hommes les uns par les autres.

Mais de cette crise de gloire et de lumière Martial a conservé la conviction inébranlable qu’il a eu la gloire, qu’il possède la gloire, que les hommes le reconnaissent ou pas peu importe.

Martial écrit d’autres volumes, il est vrai, mais ce n’est pas pour faire quelque chose de supérieur au premier ouvrage, il n’y a pas de de progrès dans l’absolu et il a eu du premier coup l’absolu de sa gloire. Tout au plus ces nouveaux volumes aideront ils le public ignorant et retardataire à lire et à voir le rayonnement du premier.

Il a en effet conservé un second sentiment, c’est le désir intense, la passion folle de retrouver, fut-ce   cinq minutes les sentiments qui ont envahis son cœur pendant ces quelques mois à 19 ans …Je suis Tannhäuser regrettant le Venus berg. Il espère qu’un certain succès effectif au dehors pourrait renforcer cette sensation interne de gloire et c’est pour cela qu’il se livre quelques fois à des manifestations retentissantes.de sa gloire future (p.136)

Janet compare ensuite cette extase qu’il qualifie de « laïque » aux extases religieuses et donne, comme autres exemples d’extase laïque celles de Jean-Jacques Rousseau et de Nietzche qui ont été, elles aussi, considérées comme pathologiques.

Je pense aussi que l’on peut faire un parallèle entre cette conviction qu’a eu Raymond Roussel qu’il pourra retrouver ce sentiment de gloire éprouvé lorsqu’il écrivait son poème   et celle de Sainte Thérèse d’Avila qui a elle aussi écrit des textes décrivant les épisodes extatiques religieux qu’elle a vécus.

Raymond Roussel est né en 1877 à Paris et est mort à Palerme en 1933 donc sept ans seulement après la parution du livre de Janet. Un évènement marquant de sa biographie est la mort en 1894 de son père   dont il va hériter avec sa mère et sa sœur d’une importante fortune qui a été évaluée par le père de Michel Leiris avant la Grande Guerre à 40 millions de francs- or ce qui serait de l’ordre de 1600 millions d’euros. Il avait   fait des études de piano au Conservatoire mais n’a pas poursuivi une carrière musicale pour se consacrer à l’écriture de textes littéraires ; Martial , le pseudonyme utilisé par Janet pour en parler  est le nom d’un des personnages d’une des pièces de théâtre  qu’il a écrites et qu’il a fait représenter dont les premières provoquaient des scandales , comme par exemple celle en 1911  Impressions d’Afrique ,tiré d’un feuilleton qu’il avait publié dans le Figaro ; ce qui devait surprendre les spectateurs par exemple dans ce cas  c’est que peu d’éléments dans le texte ou la mise en scène  paraissaient en rapport avec la réalité africaine telle qu’on pouvait l’imaginer à une époque où l’Afrique restait mystérieuse. (C’est d’ailleurs Roussel qui a subventionné sur sa fortune personnelle l’expédition dans ce continent, en compagnie de Marcel Griaule   de Michel Leiris (1901-1960) qui oubliera en 1934 ses notes sous le titre L’Afrique fantôme.  Cet ouvrage a fait l’objet de rééditions après la Seconde Guerre Mondiale avec des préambules précisant que la première édition avait été mise au pilon sous l’Occupation.  

Raymond Roussel utilisait aussi la fortune héritée de son père   pour faire de grands voyages, par exemple un tour du monde dans un yacht d’où au cours de certaines escales il n’a pas mis pied à terre écrivant dans sa cabine ce qu’il voyait ou imaginait du lieu où il se trouvait ; au cours d’autres escales où il a mis pied à terre en revanche il a fait la connaissance de personnes ou de personnages réels.

A la fin de Comment j’ai écrit certains de mes livres Roussel après avoir rendu hommage à Jules Verne qu’il regarde comme son maître écrit : « j’ai beaucoup voyagé. Notamment en 1920-21, j’ai fait le tour du monde par les Indes, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Les archipels du Pacifique, la Chine, le Japon et l’Amérique …Je connaissais déjà les principaux pays de l’Europe, l’Egypte et tout le nord de l’Afrique, et plus tard je visitais Constantinople, l’Asie-Mineure et la Perse ; or de tous ces voyages, je n’ai jamais rien tiré pour mes livres. Il m’a paru que la chose méritait d’être signale tant elle montre que chez moi l’imagination fait tout »

Contrairement à Jules Vernes qui imaginait des voyages extraordinaires qu’il n’a pas réellement fait Roussel imagine des voyages dans des pays qu’il a réellement visité mais dont il ne retient rien dans ses récits.

L’œuvre de Roussel a été admiré par les surréalistes à tel point que l’on l’a considéré lui-même comme un écrivain surréaliste alors qu’il se considérait lui comme un classique son maître étant Edmond Rostand 51868-1918) qui est d’ailleurs celui qui lui a conseillé de tirer des œuvres théâtrales de ses romans

Dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, texte Raymond Roussel destinait à une publication posthume ce qui montre qu’il pensait à une mort prochaine il parle d’ailleurs de la crise qu’il a vécu lorsqu’ à l’âge de dix-neuf ans il écrivait La Doublure ; il explique ainsi le procédé très spécial qu’il utilisait : « Je choisissais deux mots presque semblables…Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans de sens très différents et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques.

En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :  -Les lettre du blanc sur les bandes du vieux billard

– les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard

Dans la première phrase, « lettres » est pris au sens de « signes topographiques », « blanc » dans celui de « cube de craie »et « bandes » dans le sens de « bordures ».

Dans la seconde, « lettres » était pris au sens de « missives », « blanc » dans le sens « d’homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».

Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde (2 p.12)  

Après sa mort en 1933 dans des circonstances assez étranges dont je vais parler, Roussel et son œuvre littéraire ont été un temps oublié avant d’être redécouvert par les historiens de la psychiatrie et ceux de la littérature française qui en ont fait un des auteurs majeurs du XXe siècle avec en particulier de nouvelles éditions de ses œuvres par Jean-Jacques Pauvert

Je me limiterais ici au premier point de vue qui est marqué par ce que nous a dit dans The Discovery of the Unconscious (The History of dynamic psychiatry » (1970) Henri Ellenberger qui se base d’ailleurs surtout de ce qu’en avait dit Janet dans De l’angoisse à l’extase car il ignorait des éléments que nous connaissons maintenant

Il faut dire d’ailleurs qu’il n’est pas facile de reconstituer la suite de la vie et de l’histoire clinique de Roussel après la thérapie avec Janet car il a ensuite été traité dans plusieurs cliniques privées en France et en Suisse, établissements qui malheureusement n’ont pas conservés son dossier médical notamment à Saint-Cloud ou à la fameuse clinique de Kreuzlingen dirigé par Ludwig Binswanger (1881-1966). Roussel était suivi à Paris par des célébrités médicales de l’époque comme Benjamin Logre (1883-1963) qui le remercie quand il lui envoie un exemplaire dédicacé de Nouvelles impressions d’Afrique ; Roussel venait d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur ; nous ne savons pas exactement pourquoi ni comment il était traité dans ces maisons de santé, on peut se demander s’il ne souffrait pas d’une addiction aux barbituriques.

Un nouveau séjour était prévu à Kreuzlingen mais Raymond Roussel souhaite faire auparavant un séjour à Palerme au Gran Albergo delle palme, hôtel où habitait Richard Wagner (1813-1983) quand il composait Parsifal ; l’écrivain était un admirateur de ce musicien mais nous ne savons pas s’il est allé à Bayreuth. Il avait laissé dans un garde-meuble parisien une malle contenant ses manuscrits qui ne fut découverte que longtemps après sa mort ; ce fonds a finalement été déposé en 1989 à la BNF où il est en cours d’études.  Il était accompagné de sa gouvernante, Madame Charlotte Dufrène, à qui il avait confié différentes missions, notamment celle de liquider son appartement parisien et de lui rapporter la provision de barbituriques qu’il avait à Paris ce qui fait penser qu’il pensait déjà au suicide. Le 14 juillet 1933 on trouva Roussel mort derrière la porte de sa chambre d’hôtel le 14 juillet 1933 ; les circonstances de ce décès ont donné lieu à différentes hypothèses. Raymond Roussel a été enterré au Père Lachaise dans l’étrange tombeau qu’il avait fait construire qui comprenait autant de cases que celles du jeu d’échec dont il était un fanatique, mais seule celle où il est enterré est occupée, est-ce la case du fou ?  Il avait choisi pour faire ériger ce surprenant monument funéraire un emplacement proche de la tombe où a été enterré Oscar Wilde, auteur qu’il admirait profondément.

Raymond Roussel était homosexuel mais les auteurs qui ont tenté d’écrire sa psychobiographie comme Michel Leyris (4) ou bien Michel Foucault   n’abordent pas cette question.

En 2000 Janine Germon a publié un opuscule où  elle parle d’une affaire judiciaire avait  rendue publique par un article paru  dans le journal La Cocarde en 1904 à propos    d’un procès que Roussel a gagné dans une affaire de chantage par un palefrenier avec lequel il avait eu des relations sexuelles  à peu près à la période de l’extase laïque décrite par Janet et qui le faisait chanter en menaçant de révéler publiquement  sa pédérastie comme on disait alors   s’il ne lui versait pas une certaine somme ; c’était une pratique fréquente à l’époque bien connue de la police des mœurs  et de la justice qui protégeaient souvent la victime du chantage contre le maître chanteur .

Le procédé d’écriture avec ces signifiants identiques mais avec des signifiés   différents utilisé par Martial pour écrire certains de ses livres serait-il un moyen de rendre public un secret caché à ceux qui ne savent pas lire l’imaginaire ? 

J’ai été sollicité pour écrire un chapitre sur Raymond Roussel dans un ouvrage sur les rapports entre les expériences psychopathologiques et la création littéraire mais j’ai décliné cette invitation car le texte devait être en anglais et je pense que le procédé utilisé par cet écrivain est intraduisible dans une autre langue que le français comme quand nous lisons dans une traduction d’une pièce de Shakespeare une note « jeu de mot intraduisible en français ».  

Textes cités.  

 Janet P. De l’angoisse à l’extase. Etudes sur les croyances et les sentiments. Paris : Félix Alcan ;1926.

Garrabé J. Martial ou Pierre Janet et Raymond Roussel. Annales médico-psychologiques,166 (2008)225-226

Ellenberger F. The Discovery of the Unconscious. The History of dynamic psychiatry (1970)

Roussel R. Comment j’ai écrit certains de mes livres. Paris : Gallimard/L’imaginaire ; 2005. 

Leiris M. L’Afrique fantôme. Paris : Gallimard ; 1934 

Leiris M. Roussel l’ingénu. Fata Morgana ;1987. 

Foucault M. Raymond Roussel. Paris: Gallimard 163. 

Germond J. Raymond Roussel à le Une. Paris : EPEL ; 2000.

Les Œuvres complètes de Raymond Roussel ont été publiées à partir de 1960 à Paris par Jean-Jacques Pauvert. 

 

___________________________________________________ 

– Auteur : GARRABE Jean  
– Titre : Comment Martial a écrit certains de ses livres  
– Date de publication : 06-02-2018
– Publication : Collège de psychiatrie
– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=18 

Christian FIERENS, « La guise et la schize du moi »

LA GUISE ET LA SCHIZE DU MOI

«L’âme du narcissisme»[1]


FIERENS Christian  

 

Le moi n’est pas un objet, ni un concept, c’est fondamentalement une manière, une guise et ce n’est que cela.

La manière, la guise du moi est fondamentalement une schize ; elle suppose la mise en jeu primordiale d’une fente, d’une schize.

Cette guise et schize du moi nous pouvons la retrouver dans n’importe quelle pathologie. Elle est aussi un chemin pour penser et pratiquer l’analyse, c’est une méthode.

Je veux montrer comment l’abord bien pensé du narcissisme introduit la deuxième topique freudienne, non pas comme une simple topologie sphérique, mais comme un mouvement qui implique dès le départ l’imaginaire, le symbolique et le réel, même si tout semble se jouer d’abord du point de vue de la consistance imaginaire. Et c’est ainsi que “l’âme du narcissisme” peut renouveler notre pratique et notre position subjective.

Le narcissisme introduit par Schreber

Le texte de Freud sur Schreber comporte trois sections, la première, «histoire de malade», rapporte des faits et des objets cliniques précis, la deuxième rapporte une interprétation ou plus exactement des «tentatives d’interprétation», la troisième rapporte un essai de comprendre un mécanisme, le «mécanisme paranoïaque».

Le Moi n’intervient nulle part dans les deux premières parties du texte. Le Moi n’est ni un fait clinique ni un objet d’interprétation. Fait-il partie du «mécanisme», du «mécanisme paranoïaque»? Le Moi n’est pas un concept des Mémoires d’un névropathe de Schreber. C’est un concept freudien, plus exactement une manière ou une façon d’aborder la clinique, Freud en fait à sa guise pour aborder la clinique de Schreber et ensuite la clinique en général, toutes pathologies confondues. Il en fait à sa guise, selon son imagination. Le Moi est d’abord imaginaire dans le chef du psychiatre-psychanalyste.

Comment cela ? Comment Freud procède-t-il ? Dans la première section de son texte, Freud a mis en évidence «les deux parties capitales du délire schreberien, la transformation en femme et la relation privilégiée à Dieu» et il en a trouvé la connexion dans le fait de la «position féminine envers Dieu»[2]. L’examen clinique de la question pourrait sembler complet, nous avons là les faits, les éléments essentiels de la maladie. Pourtant, Freud n’hésite pas à dire que nous contenter d’une pratique limitée à une telle récolte d’observations réalistes nous fait tomber dans le rôle ridicule de ces deux hommes qui recherchent le lait de la vérité, l’un «tient le tamis sous le bouc qu’un autre est en train de traire». Qu’est-ce qui manque pour éviter ce ridicule?

Le clinicien doit faire bien plus que d’observer et de récolter les données. Il doit se questionner sur l’origine du produit. Il doit «mettre en évidence une relation génétique essentielle» entre les différents éléments récoltés dans l’observation, autrement dit mettre en évidence leur provenance, un germe, un événement, une constellation de réalité et de fantasme chargée d’une puissance, d’une force créatrice suffisante pour expliquer non pas seulement un élément du tableau clinique, mais toute la pathologie. Freud parle ici d’une Bedeutung, d’une «significativité»[3] ou d’une importance majeure, car ce germe, en deçà des données cliniques, doit être capable de déterminer toute une vie et toute la thérapie si possible. C’est dans la deuxième section de son texte que Freud croit pouvoir mettre en évidence ce germe, cette constellation capable d’expliquer tous les délires et toute la pathologie. Dans le cas de Schreber, Freud explicite ce germe comme une «homosexualité» en rapport avec le complexe paternel – autrement dit, Schreber aurait intensément aimé son père –, c’est ce germe qui, à travers toutes les frustrations et répétitions, déterminerait l’intégralité du tableau délirant. Rien de plus banal qu’un petit garçon qui adore son père et veut être comme lui, qui veut être lui. Rien de plus banal, c’est la guise de Freud de «ramener ce qui est (…) le noyau de la formation délirante à son origine dans des mobiles humains connus»[4], c’est-à-dire à quelque chose qui peut apparaître extrêmement banal. La mise en route de l’imaginaire dans la tentative d’interprétation freudienne est fondamentalement «monotone» : le petit garçon se construit à travers sa relation au père, le père et encore le père. «Dans tout cela il n’y a rien qui soit caractéristique de cette forme de maladie qu’est la paranoïa, rien que nous ne puissions trouver dans d’autres cas de névrose et que nous n’y ayons d’ailleurs effectivement trouvé»[5]. Voilà donc l’interprétation.

Passons maintenant à la troisième partie, au mécanisme en jeu. Cette construction de l’individu via le père trouve son assise dans le narcissisme. Le narcissisme «consiste en ceci que l’individu en cours de développement, qui pour acquérir un objet d’amour rassemble en une unité ses pulsions sexuelles travaillant autoérotiquement, prend d’abord soi-même, son propre corps, comme objet d’amour, avant de passer de celui-ci au choix d’objet d’une personne étrangère»[6]. De là, les esprits un peu pressés ne retiennent que ceci : le narcissisme façonne de l’unité et le Moi est cette unité, le Un, la monade. Mais ce n’est pas juste, le narcissisme n’est pas un état et le Moi n’est pas une chose, même pas une chose imaginée. C’est une manière, une guise qui implique une visée et pas seulement une donnée. Quelle est cette visée? La définition même du narcissisme l’indique, à l’horizon du narcissisme, il y a toujours la perspective «de passer au choix d’objet d’une personne étrangère». Nous verrons dès lors comme le Moi implique nécessairement la schize, le clivage entre ce qui est supposé donné et ce qui est supposé visé.

Avant d’analyser plus précisément le mécanisme du narcissisme et du Moi, la guise de Freud pour aborder la clinique en général, restons encore un moment avec Schreber. Il ne suffit pas de pointer le souhait homosexuel dans la paranoïa. Le souhait homosexuel inhérent au narcissisme est tout à fait normal ou général. C’est le conflit particulièrement violent, à propos de l’homosexualité ou du narcissisme, qui détermine la paranoïa. Ça veut dire qu’il y a un souhait homosexuel et en même temps un contre-souhait qui veut s’y opposer. Et le souhait se renforce au fur et à mesure qu’il est contré. Ce jeu d’opposition entre souhait et contre-souhait réalise la fixation à ce stade homosexuel ou narcissique. On peut imaginer un facteur quantitatif, une grande masse de libido narcissique, mais cette énormité ne tient que parce qu’il y a une contre-consistance, une force tout aussi massive qui s’oppose à cette quantité narcissique. La fixation est ainsi constituée de l’opposition de deux forces souhait-contre-souhait, investissement-contre-investissement, c’est le mécanisme même du refoulement originaire.


Quelle est la consistance du Moi et de l’imaginaire

Si l’on comprend l’imaginaire comme la consistance qui fait l’unité et rien que l’un, si le Moi est compris simplement comme un objet, une monade ou comme essentiellement Un, il est impossible de donner une place au conflit inhérent au narcissisme et plus précisément à la fixation au narcissisme. La réduction du Moi à un objet Un ou à l’unité, par exemple chez les psychanalystes américains critiqués par Lacan, ne peut aboutir qu’à une seule chose : devoir le mettre de côté. On dirait alors qu’il faut rejeter ou dépasser l’imaginaire et le Moi. Ce qu’il faut rejeter ou dépasser, c’est cette conception qui réduit le Moi à un objet Un.

Si au contraire on veut bien concevoir le Moi non comme un objet imaginaire, un Un ou une monade, mais comme une manière, une guise, qui tient compte du conflit intérieur au moi, de sa schize, alors on peut tout à la fois comprendre primo le mécanisme de fixation au stade narcissique, que nous retrouvons très concrètement dans la clinique, particulièrement dans les différentes formes de délire paranoïaque (troisième section du texte sur Schreber) et secundole mécanisme tout à fait général du développement du Moi qui implique un emploi spécifique de l’imaginaire dans la direction de la cure et dans la clinique en général (Pour introduire le narcissisme).

La schize dans la paranoïa

 «Moi un homme, je l’aime lui un homme» peut être contredit de trois façons, suivant que l’on contredise le sujet, le verbe ou le complément d’objet direct de la proposition narcissique fondamentale. Mais cette contradiction ne vient pas de l’extérieur de cette proposition, elle est inhérente au narcissisme qui contient un conflit en lui-même. À l’intérieur même du narcissisme, l’individu s’oppose au contre-individu, à l’autre imaginaire; l’homme s’oppose au contre-homme, à savoir la femme et aimer constitutif lui aussi du Moi suppose au contre-aimer, à savoir la haine. Avec ces contre-positions, on peut contredire le sujet, le verbe, le complément d’objet; mais ces positions et contre-positions ne prennent tout leur sens que si l’on a d’abord compris le Moi comme divisé. C’est à partir de la guise du Moi, comme conflictuel, comme divisé, comme schizé que l’on peut comprendre l’importance de la «partition d’âme» (Seelenteilung)[7] que le délire de Schreber fait subir à l’âme de son psychiatre Flechsig et plus généralement la décomposition (Zerlegung) «caractéristique de la paranoïa»[8]. On pourra mieux comprendre ces décompositions, partitions, schizes, divisions à partir de la structure même du Moi et du narcissisme, telle qu’elle est exposée dans l’introduction du narcissisme en 1914.

Le développement du Moi et le narcissisme

Dans son introduction du narcissisme, Freud commence par évoquer le narcissisme ou libido du moi pour à peu près toutes les figures possibles de l’être humain. Le narcissisme ne peut donc servir de signe pathognomonique pour spécifier l’une ou l’autre pathologie. Cette introduction pose deux problèmes généraux : en quoi le narcissisme serait-il différent de l’autoérotisme déjà connu depuis longtemps? Et le narcissisme comme libido du moi ne supprime-t-il pas la dualité des pulsions, des pulsions libidinales d’une part et des pulsions du moi d’autre part?

Comment différencier autoérotisme et narcissisme? Faut-il maintenir la dualité des pulsions? Voilà bien deux questions qui paraissent purement théoriques. La réponse à ses questions – c’est fondamentalement la même réponse pour les deux questions – entraîne cependant des conséquences colossales pour la pratique clinique. Je ne m’attarde pas ici aux développements de la deuxième partie de l’article de Freud, sur l’hypocondrie et sur la vie amoureuse pour passer tout de suite à la troisième partie et surtout à la fin de l’article.

À propos de la différence entre autoérotisme et narcissisme, dès le début de l’article, Freud nous dit : pour commencer (entendons pour commencer la vie du petit humain, mais aussi pour commencer à penser), il n’y a pas d’unité des pulsions, les pulsions sont autoérotiques et pour ainsi dire sans forme, il n’y a pas une unité comparable au Moi. Contrairement à l’autoérotisme, le narcissisme suppose «le développement du Moi»[9]

On en conclut un peu hâtivement que le Moi est l’unité surajoutée aux pulsions autoérotiques, autrement dit, le grand sac qui les contiendrait toutes. On en conclut un peu hâtivement que le développement du Moi et avec lui le fonctionnement de l’imaginaire supposeraient la mise en place d’un grand sac, la constitution d’une topologie sphérique. Ce n’est pas ce que Freud a dit. Tout à la fin de l’article, Freud précise «le développement du moi consiste à s’éloigner du narcissisme primaire, et engendre une aspiration intense à recouvrer ce narcissisme. Cet éloignement se produit par le moyen du déplacement de la libido sur un idéal du moi imposé de l’extérieur, la satisfaction par l’accomplissement de cet idéal»[10]. Tout semble s’enchevêtrer ici : le narcissisme se définit par le développement du moi et le développement du moi se définit par le narcissisme. La difficulté du texte c’est la difficulté de penser en fonction du processus, en fonction de la manière, en fonction de la guise plutôt qu’en fonction d’éléments stables et de données supposées imaginairement acquises. Autrement dit, il s’agit de prendre en compte le fait que le moi, le narcissisme primaire, l’idéal du moi n’existent que parce qu’il y a ce processus du développement du moi et Freud nous dit en quoi il consiste : la consistance propre du narcissisme et du Moi, ce n’est pas un sac, c’est un double mouvement : un mouvement d’éloignement (Entfernung) suivi d’une aspiration intense à retrouver, à regagner (wiedergewinnen).

Moi idéal, idéal du Moi et Moi

Comment penser, comment définir le moi, le narcissisme primaire (ou le moi idéal) et l’idéal du moi en fonction de ce double processus?

Le Moi suppose le double mouvement ; pour préciser ce double mouvement, le Moi doit être essentiellement schizé en un moi idéal (qui peut remplacer avantageusement ledit «narcissisme primaire» qui n’a jamais existé) et un idéal du moi.

Commençons par le moi idéal (ou le narcissisme primaire). Le développement du Moi consiste pour une part à s’éloigner du moi idéal. Pour s’éloigner de quelque chose, il faut que ce quelque chose soit cerné, c’est ici qu’intervient le sac : le moi idéal est supposé contenir, enfermer toutes les pulsions qui étaient pensées comme dispersées dans l’autoérotisme. On suppose une unité, une monade, un Un essentiel au moi, c’est le moi idéal ou le narcissisme primaire. Il faut bien faire remarquer que le moi idéal, le narcissisme primaire, ce Un, cette monade n’ont jamais existé. C’est purement imaginaire. C’est une sphère et c’est une sphère imaginaire. C’est le schéma du bouquet renversé emprunté à Bouasse par Lacan : ce n’est pas un vase réel, mais l’image réelle d’un vase qui renferme en son unité les différentes fleurs[11]. Ce purement imaginaire, correspondant à une topologie sphérique, ne trouve pourtant une consistance que dans et pour le développement du moi, c’est-à-dire dans l’ensemble du processus qui implique aussi l’aspiration intense à retrouver, à regagner ce qui n’a jamais existé. Car cette pure fiction de renfermer les fleurs dans une image de vase, dans une sphère imaginaire n’a aucun sens si ce n’est pour en faire quelque chose, à savoir d’abord s’en éloigner et pouvoir ensuite aspirer intensément à retrouver, autrement dit soutenir le désir. Tout ceci est explicité dans le schéma optique de Lacan. La sphère unifiante des morceaux épars peut être écrite «i(a)», image unifiée des « a ». Le moi idéal i(a) est imaginé comme une sphère, comme un Un, dans un passé et il n’a jamais existé.

Impossible d’en reste à cette image unifiée. Lorsqu’elle est projetée dans l’avenir, dans le futur comme ce qu’on aspire intensément à retrouver, elle n’est plus la même. Sa projection dans le futur i’(a) ne peut être aussi qu’imaginée, c’est aussi un imaginaire, i’(a) est la duplication imaginaire d’une image imaginaire; on reste, semble-t-il, intégralement dans l’imaginaire. Cependant on s’éloigne pour se rapprocher. Voire en s’en éloignant on se rapproche de son image inversée. La topologie n’est plus sphérique. La duplication du moi idéal i(a) du côté de l’avenir où il devient i’(a) soutient le désir et elle n’est là que pour cela. C’est pourquoi i’(a) est toujours fondamentalement en jeu dans le symbolique et dans tout processus symbolique. Si i’(a) ou la duplication du moi idéal projeté dans l’avenir n’est pas identiquement l’idéal du moi, qui reste impossible à préciser, il l’indique imaginairement le plus clairement qui soit.

Enfin, le moi n’a de consistance que par l’articulation des deux, du moi idéal, de i(a) et de l’idéal du moi, de i’(a). Il est lui-même le développement, il est toujours en développement puisqu’il implique ce double mouvement d’éloignement et d’aspiration à retrouver où se constituent tout à la fois le moi idéal, l’idéal du moi et le moi. On pourrait ainsi dire que le moi idéal est du côté de l’imaginaire et du passé, l’idéal du moi du côté du symbolique et du futur et le Moi, pris dans l’impossible entre-deux, du côté du réel et du présent.

Mais il faut garder à l’esprit que nous sommes partis du côté de l’imaginaire du moi idéal comme sac, et non pas du moi ; ce moi idéal n’a jamais existé et n’aurait jamais été imaginé s’il n’y avait déjà eu les deux autres et toute la structure du processus du développement du moi. La guise du Moi n’est pas le bon plaisir d’un Moi qui n’en ferait qu’à sa tête, un tel Moi n’existe pas. C’est bien plutôt de prendre en considération comment un imaginaire se forme (le moi idéal, le narcissisme primaire) en même temps que l’éloignement de cet imaginaire avec pour seule fin l’aspiration de le retrouver enrichi de tout le symbolique qu’il aura pu développer. C’est l’écoute du clinicien qui peut donner tout son poids à ce processus imaginaire et comportant en lui-même tout un développement symbolique et réel.

La deuxième topique freudienne 

On a souvent réduit la deuxième topique freudienne annoncée par l’introduction du Moi et du narcissisme, à une simple topique sphérique, où le Moi serait le sac séparant le Ça, l’intérieur du sac et la Réalité extérieure, l’extérieur du sac. Le soi-disant Moi-peau (épinglé par Anzieu comme un papillon) serait ce qui définirait l’unité, le Un, le psychisme comme monade et l’imaginaire se réduirait à cette topique. Dans cette façon de voir la topique, le Moi est fondamentalement Un et le Surmoi ne serait qu’un chapeau superfétatoire venant coiffer le Moi.

La réduction de l’imaginaire à cette topique monadique du Un est fausse du point de vue clinique. Cliniquement, le Moi ne se présente jamais comme un Un ou une monade réelle et ce schéma ne schéma ne correspond pas à la deuxième topique freudienne. L’image sphérique du moi idéal ne pourra servir à nous présenter l’imaginaire que si elle est toujours déjà replacée dans le mouvement de développement du moi, c’est-à-dire dans le mouvement de s’éloigner d’une telle conception. Le Moi dans le schéma de la deuxième topique de Freud, est-il besoin de le rappeler, n’est pas la limite extérieure, la peau, le contour de l’appareil psychique, il est au centre, comme une différenciation principielle, un germe de développement au cœur et au principe de l’appareil. Cependant quelle est l’origine de ce développement du Moi? Où a-t-il commencé ? Le narcissisme primaire, dira-t-on. Mais celui-ci est purement mythique, il n’a jamais existé. Nous sommes obligés de penser que ce petit moteur qui consiste, c’est lui la consistance, qui consiste à s’éloigner d’un point imaginaire pour aspirer à le retrouver, existe déjà avant que le Moi soit à proprement constitué. Quel est ce petit moteur, ce moteur imaginaire certes mais déjà dirigé vers le symbolique et le réel? C’est ce que Freud appelle le Ça, qui n’est pas un amas informe, mais qui contient en germe le développement du Moi. C’est ça qu’il s’agit de réactiver en faisant jouer l’imaginaire déjà tendu vers son développement, c’est ça la méthode même de la psychanalyse, qui ne peut partir que d’un imaginaire bien pensé. Wo Es war, soll Ich werden. Là où ça était, là où l’imaginaire se présente déjà dans toute sa richesse de développement, je dois devenir ce développement. Le Moi n’est rien d’autre que ce développement symbolique et réel à partir de cet imaginaire bien pensé.

La schize de la mélancolie

Toutes les pathologies doivent être pensées au départ de la consistance imaginaire bien comprise et spécialement les pathologies narcissiques. J’ai commencé par la paranoïa. La mélancolie est la deuxième grande pathologie narcissique. Je cite l’explication archiconnue du processus mélancolique que Freud donne dans Deuil et mélancolie. À la suite d’une déception ou d’une perte de la personne aimée, l’investissement libidinal ne se reporte pas sur une autre personne ou un autre objet, mais il est ramené dans le moi. Le mélancolique est donc narcissique. Mais pour comprendre la mélancolie comme mélancolie, il faut saisir la structure, la guise et la schize du moi. Je cite Freud : dans le narcissisme, la libido «ne se trouva pas n’importe quelle utilisation, mais servit à instaurer une identification du moi avec l’objet abandonné» – celle-ci se construit comme un véritable développement du moi, mais un développement où le moi s’identifie à l’objet abandonné et mauvais – «l’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi». Jusqu’ici pas de raison de s’alarmer; le moi n’est pas très brillant, tout reste conforme à la perte réelle qu’il a subie, c’est normal qu’il soit plus ou moins déprimé. Pourtant, dans la mélancolie s’ajoute un nouvel élément : cette ombre tombée sur le moi est l’occasion, le prétexte pour une attaque violente de la part de l’idéal du moi. C’est à l’endroit même de la schize entre le moi (qui a subi une perte indéniable) et l’idéal du moi (ou surmoi, qui est resté conforme à l’image parfaite de l’idéal du moi) qu’éclate le conflit majeur qui signe le processus mélancolique : le moi, ainsi passé du côté de l’objet mauvais, est jugé, attaqué par l’instance particulière du moi idéal ou du surmoi. «Le conflit entre le moi et la personne aimée» est transformé en «une scission (une schize, Zwiespalt) entre la critique du moi (l’idéal du moi ou le surmoi) et le moi modifié par identification»[12]. De nouveau, comme dans le cas de la paranoïa, ce qui est caractéristique de la mélancolie c’est la schize et non pas le Un, l’image une du moi idéal.

La méthode freudienne

Nous pouvons observer la schize dans toutes les grandes pathologies narcissiques. Mais que faire? Allons-nous tenter de recoller les morceaux, de réconcilier le paranoïaque avec la femme ou sa haine avec l’amour? Allons-nous tenter de minimiser les attaques du Surmoi mélancolique pour préserver l’unité du Moi? Freud emprunte intégralement sa méthode au travail de l’inconscient, de l’inconscient déjà en jeu dans la pathologie et il ne fait pas exception pour le travail du narcissisme. La guise de Freud c’est la guise du Moi. Autrement dit, il s’agira de mobiliser ce petit moteur parti de l’imaginaire, parti de cette fiction d’un moi idéal pour s’en éloigner et développer le moi en tant qu’il aspire intensément à retrouver cet imaginaire autrement. Il s’agit de mettre à profit l’imaginaire en tant qu’il est toujours déjà branché sur le symbolique et le réel, ce petit moteur qui est déjà à l’œuvre dans le Ça : Wo Es war soll Ich werden.

On pourrait se demander alors comment il se fait qu’une méthode qui emploie les moyens mêmes de l’ennemi arrive quand même à vaincre l’ennemi. La réponse consiste à bien comprendre que dans chaque pathologie narcissique, ce qui est en jeu ce n’est pas un débordement de narcissisme (comme si le Moi était un grand sac), mais un dérèglement du moteur de la schize du Moi et du développement du Moi. Ainsi dans la paranoïa, ce qui fait difficulté, ce n’est pas ladite homosexualité par rapport au père et/ou au frère, mais la polarisation figée sur une seule des faces de la fixation qui aboutit au délire de persécution, au délire de jalousie, au délire érotomane. Ainsi dans la mélancolie, ce qui fait difficulté, ce n’est pas que le patient soit trop narcissique, ni que la schize est trop forte, c’est que l’ombre de l’objet mauvais est tombée sur le moi, que le moi idéal en est quasiment disparu et que l’idéal du moi reste la seule puissance en jeu. Elle en est devenue destructrice.

La guise de Freud, sa méthode, c’est la guise du Moi, c’est de mettre à profit ce petit mécanisme de développement du Moi, à partir du développement du Ça. Autrement dit, il s’agit de s’appuyer sur l’imaginaire du moi idéal pour l’ouverture sur le symbolique indiquée dans l’idéal du moi et sur le réel du Moi, en tant qu’il suppose ce développement impliquant d’emblée la schize bien équilibrée du Moi. Pour ce faire, l’analyse ne prendra la place ni du Moi, ni du Moi idéal, ni de l’idéal du Moi. Ni…, ni…, ni…, il tiendra la mesure incommensurable de la schize.

Le semblant d’objet a n’a-t-il pas cette visée ?

[1] Christian Fierens, L’âme du narcissisme, Toulouse, PUM, 2016. 

[2] Freud, Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (Dementia paranoides) décrit sous forme autobiographie, dans Œuvres complètes, tome X, Paris, PUF, 1993, p. 256-257. 

[3] Ibid. p. 262, 263, 269.

[4] Ibid. p. 260.

[5] Ibid. p. 281.

[6] Ibid. p. 283.

[7] Ibid. p. 262.

[8] « La paranoïa décompose, de même que l’hystérie condense » (ibid. p. 272).

[9] Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans Œuvres Complètes, Tome XII, Paris, PUF, 2005, p. 221.

[10] Ibid. p. 243.

[11] Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 673. 

[12] Freud, « Deuil et mélancolie », dans Œuvres Complètes, Tome XIII, Paris, PUF, 1988, p. 268. 

___________________________________________________ 

– Auteur : FIERENS Christian  

– Titre : La guise et la schize du Moi  

– Date de publication : 06-02-2018

– Publication : Collège de psychiatrie

– Adresse originale (URL) : http://www.collegepsychiatrie.com/index.php?sp=comm&comm_id=184

 

Acte des colloques, FEVRIER 2018, « L’imaginaire et ses avatars ».

JOURNEES NATIONALES DU

COLLEGE DE PSYCHIATRIE

 

Samedi et Dimanche 3 – 4 février 2018

9 heures 30 – 17 heures

 

Hôpital Henri Ey

15 avenue de la Porte de Choisy, 75013 PARIS. 

 

L’imaginaire et ses avatars

 

Nous devons à l’imaginaire la consistance de notre corps et celle de la participation à notre réalité. Ses avatars dépendent de certaines circonstances et sont à interpréter et à lire à partir de transformations imposées par le jeu de la structure.

Reconsidérer, aujourd’hui, l’imaginaire permet le retour à des moments cruciaux  dans les élaborations de Freud et de Lacan.

L’abord du narcissisme chez Freud, à partir de constats cliniques faisant suite à ses commentaires sur Schreber, lui a permis de considérer de façon nouvelle la position subjective et d’introduire sa deuxième topique.

Chez Lacan le nouage des registres Imaginaire, Symbolique et Réel a été l’objet d’une interrogation fructueuse pour garder le cap des apports freudiens.

Comment poursuivre ?

Le travail de chacun, dans son champ, et dans ses constructions, permettra d’évoquer l’imaginaire à notre époque où la déliaison du symbolique est de plus en plus manifeste.

 

Organisateurs : Anquetil Nicole, Belot-Fourcade Pascale, Benrais François, Blanadet Françoise, Campion-Jeanvoine Martine, Daudin Michel, Froissart Josiane, Garrabe Jean, Grinard Monique, Jeanvoine Michel, Moins Pascale, Pont-Monfroy Marie Hélène.    

 

Entrée libre. 

Adhérer au Collège de Psychiatrie est une manière de soutenir son action de réhabilitation de la clinique. 

Cotisation 80 euros.

 

 

Programme des journées 

 

Samedi Matin 9 heures 30 :

  Président de séance Nicole ANQUETIL

  Discutant Monique GRINARD

 

      JEANVOINE Michel en introduction : « Liaison-Déliaison. Etat des lieux »

      GARRABE Jean : « Comment Martial a écrit certains de ses livres »

      RICHARD Isabelle et RONDON Sophie : « Un cas d’illusion de sosie » 

 

Samedi Après-midi 14 heures 30 :

   Président de séance Josiane FROISSART                                   

   Discutants : Michel DAUDIN et Nicole ANQUETIL 

 

      FIERENS Christian : « La guise et la schize du Moi. L’âme du narcissisme »

      BLANADET Françoise : « L’impossible division subjective »

      MOINS Pascale : « Les métamorphoses de Mm K. » 

 

17 heures 30 

ASSEMBLEE GENERALE DU COLLEGE DE PSYCHIATRIE

 

 

Dimanche Matin 9 heures 30 :

   Président de séance François BENRAIS

   Discutant Louis SCIARA 

   DAUDIN Michel : « L’imaginaire et l’impossible de l’exil » *

   HAMAD Nazir : « L’Autre maternel comme une dynamique du nœud »

   Table ronde : « L’Autre et l’Exil » : Repères psychopathologiques pour une approche clinique

 

Dimanche Après-midi 14 heures 30 :

   Président de séance Jean GARRABE

   Discutant Michel JEANVOINE

    PONT-MONFROY Marie-Hélène : « L’extension de mémoire. Déliaison et tentative de guérison 

    THIBIERGE Stéphane : « Questions contemporaines »

 


* Propos à partir d’une lecture du livre de CHIMAMANDA NGOZI ADICHIE « L’Autre Moitié du Soleil » sur la courte période d’indépendance du Biafra

 

 

 La guise et la schize du Moi
Christian FIERENS

 

• Comment Martial a écrit certains de ses livres
Jean GARRABE

 

• « L’extension de mémoire » Déliaison et tentative de guérison
Marie Helene PONT-MONFROY

 

 Liaison et déliaison.Etats des lieux… et propositions
Michel JEANVOINE

 

• L’Autre maternel et la dynamique du noeud. Les racines du noeud
Nazir HAMAD

MODÈLE ARTICLE

PARIENTE Guy. Antoine. De deux choses…
PARIENTE Guy. Antoine. De deux choses…
PARIENTE Guy. Antoine. De deux choses…

DE DEUX CHOSES…

Guy PARIENTE

De deux choses lune
l’autre c’est le soleil
• Paroles, Jacques Prévert, éd. Gallimard, 1949, Le paysage changeur, p. 87

Chez l’enfant, l’inconscient aurait-il quelque chose à nous dire ? À croire notre Antoine il aurait même tout compris de travers et ceci ne cesserait pas de le travailler dans son intérieur.
Ce jeune patient de sept ans penserait le monde dans une opposition cardinale telle que : la vie, la mort, et s’exprimerait dans un symbolisme universel avec Dieu et Diable tel que : p et q et de telle façon que : p implique q.
La question qui traverse de part en part cette observation, est celle d’un enfant de 7 ans pris dans un monde dichotomique, un monde qui aurait fait l’objet d’une vision binaire, ce qui serait en accord avec les théories modernes de l’information telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui.
Par exemple, je vous l’annonce avant comme une provocation : Est-ce que le ressort de cette histoire ne serait pas cette phrase du père au moment de la séparation du couple, phrase qu’il aurait dite à son fils, phrase rapportée par la mère « Toi et moi c’est une histoire finie » ? Dont « l’analyse serait infinie ».
Antoine est le fils unique d’une mère qui s’est séparée de son mari quand il avait 2 ans et 8 mois. Le couple avait déjà 14 ans de vie commune et leur séparation s’est faite plus ou moins à cause de l’enfant.
Mais venons à cette observation.
C’était en janvier 2000 au CMP. J’ai reçu ce jeune Antoine âgé de 5 ans avec son père et sa mère. D’emblée, l’entretien porta sur l’abandon, la peur d’Antoine d’être abandonné avec des : « Tu m’oublieras pas ? » « Tu viendras me chercher ! » « On rentre bientôt à la maison ? ».
Le père après le divorce s’est senti rejeté par son fils. Le père résumait l’ambiance de sa vie de couple par cette diagonale : à peine géniteur à côté d’un trio infernal : sa femme, sa belle-mère et sa belle-sœur.
Ce premier entretien fut sans lendemain.
La mère a sollicité une nouvelle consultation 2 ans et 8 mois plus tard pour cette fois un autre problème. Nous étions en septembre.
J’ai vu entrer la mère qui tirait son fils par la manche au milieu d’un dialogue :
– Pourquoi on doit y aller ? J’ai pas envie… Tous les mois ; disait Antoine.
– Toutes les semaines ; disait la mère.
– J’ai pas envie ; répétait Antoine.
La mère excusa l’enfant pour cette entrée en matière par un : « Vous comprenez, il est timide… », avant de me déposer sur le bureau l’histoire suivante :
– Cet été, au cours d’un séjour en Tunisie dans un hôtel, nous avons rencontré un couple sans enfant. Antoine était très désagréable. L’homme a pris à part Antoine, sans doute pour le raisonner et a rapporté à la mère la chose suivante : Si Antoine se comportait comme ça c’est que, entendez bien : « le diable le forçait ».
– Antoine – disait la mère – a eu un changement de comportement lié à l’attitude de son père : Il veut tuer sa mère !
– Antoine : C’est pas vrai.
J’interroge Antoine par un : Tu  l’as dit ? Il répond par un :
– J’sais pas pourquoi j’l’ai dit ! ! !
Dans l’entretien, Antoine confirmait :
– Des fois l’Diable m’oblige à faire des bêtises, frapper les autres, pousser. I’m’parle dans ma tête, I’m’dit fait des bêtises… Aller tu vas tuer quelqu’un. C’est pas une voix comme toi et moi… Cette voix c’est des mots.
– Antoine : Des fois j’me fais punir à l’école et des fois j’ai peur… (Au bord des larmes). Des fois ma mère… Heu… Ben… É’m’dit d’pas faire de bêtises ! Le diable il m’oblige à la faire…
J’veux plus voir mon père… J’sais pas pourquoi… Il m’a puni.
– Le psychiatre : Ah bon ?
– Antoine : J’voulais pas aller quelque part avec lui, il m’a obligé… À Bricorama… J’aime pas… On reste trop longtemps… (Pause).
– Ah qu’est-ce que j’ai d’autre ? Des fois, j’m’embête. J’peux pas m’empêcher, mais il dit d’écouter à chaque fois…
J’ai quoi d’autre ?… C’est tout.
– Le psychiatre : C’est tout ?
– Antoine : Ouais.
– Le psychiatre : C’est la première fois que tu en parles ?
– Antoine : (des larmes dans les yeux) Ouais ouais… À l’école des fois les copains sans qu’j’les frappe, i’m’frappent.

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard).

Antoine : Des fois, à l’école j’suis dans la lune et heu… Qu’est-ce que j’ai – ?! Il faut marquer là qu’il est tout à fait impossible d’attribuer un statut à ce bout de phrase, question, affirmation, je ne sais pas. Ben… Aussi. Quand j’veux faire quelque chose y a quelqu’un qui m’empêche, qui m’interdit or que c’est pas une bêtise… C’est dur !!!
Dès fois quand je suis constipé, j’ai peur de faire caca… Maintenant j’y suis plus… C’est plus grave…
Ah oui… Des fois les chats sans que j’leur fasse mal ils me griffaient.
C’est tout.
Non, une dernière chose. J’sais pas pourquoi la maîtresse, elle me gronde et j’ai rien frappé. Faut qu’ça m’énerve beaucoup beaucoup, pour que j’frappe.
J’ai oublié un truc, quand j’fais d’la trottinette, quand j’fais quelque chose que j’sais faire, le diable, il dit : tombe ! Et j’tombe.
J’tombe, je saigne des fois, mais j’ai jamais mal.

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard, le 10 octobre).
– Antoine : J’commence ?… J’commence ! Des fois quand la maîtresse explique des exercices, j’ai la tête dans la lune. Il dit des fois d’embêter les copains et aussi quand j’ai envie de jouer avec les copains j’deviens fou et j’leur fais mal…
Ah oui quand j’montre mes cartes à mes copains, on veut m’les voler…
Ah voilà, chez ma tante des fois c’est toujours avec le diable, mais des fois, c’est avec dieu. Il tombe du ciel.
Il rentre dans ma tête.
C’est normal, c’est des esprits.
Ils tombent partout.
– Le psychiatre : C’est pour tout le monde la même chose ?
– Antoine: Oui, pour les adultes aussi ! Ils veulent tuer leur femme des fois !

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard, le 17 octobre).
Antoine : J’ai presque tout oublié c’que j’ai à vous dire.
À l’école j’travaille pas, comme ça. (Il se croise les bras). J’réfléchis.
Quand ma mère et moi on est dans la rue, j’traverse comme ça, sans regarder les voitures et c’est encore le diable qui m’dit d’faire ça. Ça m’dit rien, j’aime pas.
Le diable, il parle tout l’temps avant dieu… J’suis obligé d’le faire.
Quand j’étais p’tit, j’me rappelle, Jules et moi, y’avait une moto en plastique.
Le diable : Montez tous les deux sur la moto en plastique ! Lui il s’est fait mal dans l’dos et moi j’me suis cassé la clavicule. J’étais pas bien, j’ai très mal. C’est comme s’il avait des bras et qu’il nous tenait comme ça et qu’il nous soulevait sur la moto.
Jules c’est mon copain, lui il n’arrête pas de faire des bêtises.
Ah, j’me rappelle d’autre chose. Des fois, ma mère et moi on s’gronde, j’lui parle des mots sans raison, et j’l’insulte… C’est encore le diable.
– Le psychiatre : Elle ne doit pas être contente !?
– Antoine : Elle m’donne des claques. C’est tout.
Il sort et va chercher sa mère.

La mère, le psychiatre.
– La mère : Y-a pas beaucoup d’amélioration ! À l’école il est toujours aussi puni, turbulence, taper tout le monde. À la maison, il est difficile, il m’a traité de grosse vache.

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard, le 7 novembre).

– Antoine : Au centre aéré, des fois, j’ai peur que ma maman s’fasse écraser.
Des fois j’pars tout seul dans l’noir (la nuit) avec Jules mon copain.
Maintenant mes copains, ils m’bagarrent. Et aussi quand j’mange quelque chose que j’veux plus et qu’j’aime pas, j’fais des gestes comme ça (il agite les mains).
– Le psychiatre : Ça fait penser à un oiseau ?
– Antoine : Ouais !…
Quand j’étais petit, avant d’aller à la crèche, j’pleurais… tous les jours, j’aimais pas la sieste, j’avais deux ans.
– Le psychiatre : Et Jules ?
– Antoine : C’est mon copain, y a qu’lui pour jouer chez moi, c’est mon voisin… On fait des bêtises ensemble… C’est à cause du diable.
– Le psychiatre : Il le sait lui ?
– Antoine : Non, moi j’le sais, lui, il le sait pas.

La mère, le psychiatre.
– La mère : Antoine a dit que son père était conducteur d’une voiture de formule 1, qu’il s’invente des histoires. Un an ou six mois après qu’son père l’ait rejeté, il disait qu’son père était mort. C’est passé un peu et là ça revient. Toujours peur qu’sa mère disparaisse.

Antoine, le psychiatre. (Huit jours plus tard, le 14 novembre).
– Antoine : À l’école c’est toujours la même chose. Les billes… les filles m’embêtent et après c’est moi, et aussi j’en ai marre d’être un vilain garçon. Ya des gens qui m’parlent, j’réponds pas et on est obligé de me crier d’ssus pour que j’réponde… Mais pas souvent.
Le 11 novembre ça c’est mal passé au centre aéré.
Des fois avec maman quand on fait les devoirs, on s’parle pas bien, j’lui réponds et elle me donne des fessées… J’résiste aux fessées.

. La mère, le psychiatre.
– La mère : Antoine n’aime pas quand je vous vois, il a toujours la hantise que je parte. On a été chez son parrain, il s’est moqué de lui pour ça.
Il n’arrivait pas à dormir de peur que je ne le laisse. Il a fallu que je lui donne mes clés de voiture pour qu’il soit sûr.
Il dit : les filles “ j’les bagarre ”
C’est à la suite de cette séance que la mère d’Antoine n’est plus venue accompagner son fils. Aucune réponse à mes relances. Nous nous sommes rencontrés une fois quelques mois après et elle a bien voulu me confier sans vouloir me faire de peine qu’elle estimait que cette façon de travailler avec Antoine ne lui convenait pas, qu’Antoine était toujours aussi dissipé, qu’il n’avait pas fait de progrès.

Si la clinique psychanalytique est la clinique psychiatrique, la mère nous rapporte un épisode inquiétant avec des éléments de crainte et de jalousie au cours du voyage en Tunisie. Les éléments relatés par la mère et confirmés par l’enfant nous poussent dans un diagnostic d’hallucination auditive. Les propos rapportés sont un peu abrupts.
Un mot peut-être sur la prosodie de cet enfant. Il a un propos saccadé, peu compréhensible avec des mots entrecoupés d’une respiration qu’il reprend à l’emporte-pièce, des apnées, des heu, une sorte de bégaiement respiratoire plus que phonétique qui rendait sa parole difficile à suivre et que j’essayais parfois vainement de normaliser par des : Comment, Ah, Oh, qui ne changeaient pas grand-chose sauf à lui faire ouvrir de grands yeux. Pas de réelle dysphasie mais manifestement une absence de ponctuation, de nombreuses incises et des modifications de ton sans rapport avec le propos. Ses pauses ressemblaient à celles que fait un technicien qui donne une information à un profane.
Il est indéniable qu’Antoine n’est pas sans savoir, certes, mais sa façon de s’exprimer laisse entendre qu’il ne cesse de supposer l’existence d’une autorité, d’un Diable ou d’un Dieu, qui serait organisateur de ce savoir, que ce savoir serait bien plus étendu qu’on pourrait le croire, que c’est au prix du doute, entendez là, de la mise en suspens du sens comme disait Lacan : “une ponctuation heureuse qui donne son sens au discours”, qu’un travail m’a semblé possible.
Cette histoire rappelle le mythe d’Œdipe à sa naissance, le mythe de l’enfant exposé parce que frappé d’une malédiction. Lacan, dans sa remarque sur le rapport de Daniel Lagache rappelle que l’enfant « avant que d’exister en lui-même, par lui-même et pour lui-même, l’enfant existe pour et par autrui ; qu’il est déjà un pôle d’attentes, de projets, d’attributs », c’est-à-dire de signifiants.
« Cette voix c’est des mots » avait-il dit.
La question est : Quel peut être le statut d’un tel phénomène ? Est-ce un phénomène élémentaire au sens psychiatrique du terme ? Doit-on appeler cela : automatisme mental ?
Ce n’est peut-être pas un discours. Ce sont des ordres tels ceux que les adultes en donnent aux enfants et où il ne lui reste plus qu’à obéir, sans toutefois accorder un quelconque statut à ce qui est dit, sauf à chercher à lui assigner une origine. La conséquence est et tend vers une mécanisation de l’être même s’il n’est pas, à notre grande surprise, dans l’attente anxieuse de ce qui lui vient.
Si la psychiatrie dite classique met l’accent sur le caractère sensoriel du phénomène hallucinatoire, Freud dans ses « Études sur l’hystérie » lie les hallucinations au rêve et au souvenir en distinguant les processus primaires et les processus secondaires.
Chez Antoine (Le Saint que l’on invoque pour la recherche des objets perdus), c’est comme si sa machine à souvenirs, n’était pas en place et que le souvenir du processus primaire qui est toujours hallucinatoire n’avait pas pu se transformer en une représentation, celle à l’œuvre dans le processus secondaire. Antoine serait à parcourir cette bande de Moebius elle-même, dans sa trame et non pas comme s’il se baladait dessus comme une surface qui, pour le coup, aurait en toute apparence un dessus et un dessous. Pour tout dire, l’hallucination comme obstacle au souvenir, ou l’hallucination comme souvenir.
Comme nous rapporte sa mère, dès qu’elle s’éloigne, qu’elle n’est plus là, il est perdu si elle n’est pas « à portée de ses yeux ou de ses oreilles ». Antoine doit pressentir dans son for intérieur que ses parents, à la moindre occasion, à la pêche, en descendant les ordures veulent l’abandonner, d’ailleurs ils sont déjà séparés, et donc, il faut qu’il les ait à portée des yeux ou de la voix. Deux objets « a ».
Manifestement, il y a les objets voix et regard. Nous pouvons éliminer une écholalie ou un psittacisme, (perroquet). Si Ça parle et ça commande, ça ne l’implique pas dans la parole mais dans l’acte et si, dans le voyage en Tunisie l’adulte un peu surpris par son langage ne l’avait pas interrogé en aparté il n’en aurait peut-être rien dit. Les mots qui lui viennent ne sont pas impliqués dans sa parole, ce sont des mots, Antoine ne manifeste pas le désir d’être maître de sa parole. Chez Antoine il y a du S1 qui donne du S2 et il est assujetti à la suite des S qui lui font signe, des voix sans issue. À dire Dieu ou Diable, il fait advenir le symbole, le genre, même si à première vue les découpes pertinentes des mots se font mal.
À l’école, il est plutôt dans le rang des souffre-douleurs et s’il provoque les autres enfants, plus les filles que les garçons, après il ne se défend pas. Il ne cherche pas la parole, il cherche le lieu où il y aurait abolition de toute distance entre la pensée et le faire, entre lui et l’autre, l’Autre le Diable. Il est l’acteur qui évacue sur le mode abréactif l’idée qui lui passe par la tête sans chercher de lien. Tout laisserait à penser qu’il n’a comme interlocuteur que ce personnage désincarné : Diable, tout en remarquant qu’il n’y a pas dialogue, il est investi d’une mission dont il prétend ne rendre compte à personne et il n’est pas certain que Diable, si Diable il y a, le voit, le sait. Il n’y a aucun retour du Diable, il n’y a que des ordres, même pas des invectives. Pour tout dire, les adultes n’ont remarqué Antoine que dans ses comportements car, tout-à-coup, Antoine accomplissait l’ordre et semait le désordre.
Si aussi, il se fait punir par ses maîtres, c’est surtout pour la richesse de son vocabulaire outrancier, cette richesse à la Audiard n’étonne pas, mais le met au ban de sa classe. Ceci vient envahir ses propos à la maison.
Antoine reste dans une position infantile, dans une idée de toute puissance qui le mettrait dans un au-delà de la mort, une méconnaissance de la mort. Ce n’est pas une entrée dans la mystagogie, un mot qui commence comme mystère et se termine comme pédagogie, une conjugaison sur le point de…, le point zéro (l’aoriste), l’acte sans référence à sa durée, un être en train de laisser.
Ce Diable est-il un père, celui du paranoïaque, celui d’un double ? La démarche de la mère vers un CMP peut-elle laisser croire qu’elle cherche pour son Antoine une restauration ou une instauration d’une image paternelle, ou quelque rafistolage possible pour qu’Antoine accepte de revoir son père sur un mode moins conflictuel ? Antoine dit de son père qu’il conduit une formule 1, il dit aussi qu’il est mort. Assistons-nous là à ce que Lacan (Écrits, p. 579) évoque des “effets ravageant de la figure paternelle (…) dans le cas où le père a réellement la fonction de législateur ou s’en prévaut “. Rien n’est moins sûr. Nous pouvons donc avec sérénité écarter le diagnostic de paranoïa. Pourtant chez ce petit Antoine il y a une logique persécutrice dont il est le perdant. Il n’investit pas pour autant la lutte des faibles contre les forts ou un quelconque autre scénario simplificateur et antagoniste. Il reste sur le mode un peu perplexe, celui du doute même si nous entendons Dieu et Diable.
La suite de l’histoire vous ne la connaîtrez pas car la mère, au bout de quelques séances n’est pas revenue nous voir avec son fils, elle a trouvé un autre thérapeute, quelqu’un qui garderait son fils plus longtemps en entretien, c’est le cas de le dire, un temps décent. Elle a sûrement aussi accédé à la demande de son fils qu’il a d’emblée exprimé, rappelez-vous :
– Pourquoi on doit y aller ?
– J’ai pas envie !
– Tous les mois !
– J’ai pas envie d’y aller…

En conclusion. Les hallucinations chez l’enfant de cet âge-là restent rares et quand elles existent, seules leurs persistances dans le temps signent une entrée possible dans la psychose. Chez Antoine le point inquiétant restait dans l’ébauche d’une construction d’un délire autour des remarques pour le moins pertinentes avec son ami Jules.

Il y a quelques années déjà nous aurions évoqué l’entrée dans une dysharmonie évolutive (Mises). Mais là encore le temps ne nous a pas permis de cerner l’évolution.
Antoine éprouve bien des sensations anormales mais il ne présente pas de phénomène de transmission de pensée. Dieu comme Diable ne viennent pas lui dérober sa pensée, pas de télépathie, pas le plus petit sentiment d’étrangeté, le « heim » est épargné. Antoine éprouve des choses, il nous rappelle La Mettrie (1748) et son homme machine et Voltaire disait de lui : « C’était un fou et sa profession était d’être fou » (cité par P.-L. Assoun dans la préface à l’homme machine). Il est vrai que cet homme avait arrêté la théologie pour faire la médecine.
Antoine n’a jamais présenté au cours de nos entretiens une quelconque attitude d’écoute de même qu’il ne nous a pas donné l’impression d’être désigné par Dieu ou par le Diable. Tout au plus était-il embêté de se trouver puni pour les actes qu’il fait sur commande.  

Jean GARRABE, « Les leçons cliniques »

Les leçons cliniques dans les sciences de l’esprit :

approche historique.  

Jean GARRABE

 

   Michel Foucault a fort justement sous-titré son Histoire de la clinique « archéologie du regard médical». C’est en effet la méthode de l’observation au lit du malade – n’oublions pas que clinique vient du grec kliniké techné « médecine exercé au lit du malade » dérivé de klinikos,  « qui concerne le lit » – des phénomènes pathologiques que sont les symptômes et leur interprétation comme signes d’une maladie qui permet d’en faire le diagnostic et de déduire de celui-ci le traitemen adapté à la personne qui en souffre. Je vous propose d’explorer les couches archéologiques modernes de cette médecine clinique.

      Sous l’Ancien Régime l’enseignement donné dans les Facultés royales de Montpellier et Paris était purement théorique et se bornait à des cours scholastiques donnés en latin du haut d’une chaire  et sans que les professeurs donnent aux étudiants des leçons au lit du malade. La seule science d’observation enseignée dans ces facultés prestigieuses était la botanique et elles avaient chacune  pour ce faire un magnifique  Jardin des Plantes. Les premières classifications des maladies se sont faites more botanico.

     Ce n’est qu’à partir de la Révolution que des maîtres comme Corvisart à l’ancien hôpital de La Charité ou à celui militaire  du Val-de-Grâce donnent des leçons cliniques à leurs élèves en examinant devant eux des malades. Souvent les assistants prennent  pendant l’examen des notes qui seront ensuite publiées sous le titre  Leçons cliniques.   Philippe Pinel, nommé en même   temps professeur de pathologie médicale à l’Ecole de Santé  créée pour remplacer l’ancienne faculté royale abolie par la Convention  et médecin-chef à la Salpêtrière examine de la même manière des aliénées avec ses premiers élèves Landré-Beauvais  et J .E.D. Esquirol. Ceci lui permettra à partir de l’An IX  de distinguer et de décrire des variétés d’aliénation mentale qu’il décrit dans la 2ème édition (1809) de son Traité Médico-philosophique sur l’aliénation mentale  qui a été  corrigé par rapport à la premières  en fonction des constatations cliniques  faites  au cours de ces leçons. C’est là l’exemple d’un traité qui n’est pas purement théorique  même si Pinel y   formule une théorie de l’aliénation mentale, mais qui  s’appuie sur les constatations faites lors de l’examen clinique du malade,  qui essentiellement ce que dit celui-ci sur l’origine de ses troubles. C’est le fameux dialogue avec l’insensé, ancêtre de la psychothérapie verbale. Pour Georges Lantéri-Laura c’est là le premier paradigme de la psychiatrie moderne, celui de l’aliénation mentale.

     Entre les deux éditions du Traité Pinel  publie en l’an VI   la Nosographie philosophique ou La méthode de l’analyse appliquée à la médecine dont on les historiens datent la naissance de la médecine clinique moderne.

     Pinel signale  en 1809  que son élève Landré-Beauvais publie cette même année   sa Séméiotique ou Traité  des signes des maladies. C’est Landré- Beauvais qui lui succédera  à la fois comme professeur de pathologie à la Faculté et comme médecin-chef à La Salpêtrière. Il devait être meilleur élève qu’Esquirol qui est pourtant plus connu que lui, ou plus respectueux de l’enseignement donné par son maître mais son livre qui aura trois éditions sera utilisé pendant tout le début du XIXe siècle pour enseigner aux étudiants en médecine cette nouvelle  science des signes. Nous lisons  dans l’introduction : 

     « L’enseignement de la médecine clinique, qui est devenu presque général a la fin du siècle dernier, a ramené naturellement à une étude plus suivie et plus judicieuse des signes des maladies. Le professeur qui doit apprendre à reconnaître au lit des malades et à traiter les nombreuses altérations qui surviennent dans notre organise, commence par fixer les sens de ses élèves sur les phénomènes morbides ou symptômes des maladies… il fait distinguer ceux qui sont caractéristiques des maladies, et qui peuvent éclairer sur l’état présent ou futur des maladies. Cette première partie de la médecine clinique, … , était assez négligée, lorsque le professeur Pinel voulut bien, il y a dix ans, m’associer à son enseignement particulier de la médecine clinique. » (P. xviij). Cet enseignement particulier est celui des leçons cliniques que Landré-Beauvais cherche ensuite à faire acquérir à ses propres élèves. Dès l’introduction Landré-Beauvais distingue les phénomènes, les symptômes et les signes et surtout il examine « quelle est la fonction de l’entendement par laquelle un symptôme qui ne frappait que les sens acquiert une signification, et devient un motif de juger de l’existence d’une chose cachée. Cette opération consiste dans la recherche du rapport qui unit le symptôme signifiant avec le phénomène signifié, et cette recherche se fait de plusieurs manières : par l’observation physiologique, par l’observation clinique et par l’anatomie pathologique et par l’anatomie » (p.4). Cette expression du  rapport du signifiant et du signifié sera reprise par Ferdinand de Saussure dans son cours de linguistique structurale et ensuite en psychanalyse mais son origine est celle de la séméiologie médicale.

      Dès sa nomination comme médecin-chef des admissions à Sainte-Anne en 1867 Valentin Magnan entreprend d’y donner des leçons cliniques qui seront très suivies par des élèves tant français qu’étrangers ; on peut citer parmi eux le jeune Eugen Bleuler. Elles seront un temps suspendues à la suite d’une campagne de presse dénonçant l’exhibition de fous, puis rétablies car il n’existe pas d’autres moyens d’enseigner la clinique mentale en train de naître et qu’il ne s’agit plus de fous mais de malades.  Aussi quand est créée à Sainte-Anne même une chaire de Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale tout le monde s’attend à ce que ce soit Magnan qui en soit nommé titulaire, mais à la surprise générale c’est Benjamin Ball qui l’est. C’est d’autant plus surprenant que le service de Ball à l’Hôpital Laennec étant un service de médecine où ne sont pas hospitalisés des aliénés, il ne peut enseigner la clinique mentale.

     Dans le système universitaire français apparaît le « chef de clinique » jeune médecin qui à la fin de son internat va transmettre aux internes débutants cette science des signes des maladies qui permet de faire un diagnostic.

     Egalement pendant le Second Empire le professeur d’anatomo-pathologie à la Faculté, Jean-Baptiste  Charcot, faisait des leçons cliniques sur les maladies dont souffraient les femmes âgées hospitalisées dans son service de la Salpêtrière. En utilisant la méthode anatomo-clinique, c’est-à-dire en vérifiant à l’autopsie quelles étaient les lésions du système nerveux central qui les provoquent il fonde en quelques années la neurologie et devient mondialement célèbre, attirant dans le vieil amphithéâtre où il donnait ses leçons des médecins du monde entier. Ses leçons recueillies par ses élèves comme Désiré-Magloire Bourneville sont régulièrement publiées. Elles sont de deux types : soit des cours théoriques sur les maladies du système nerveux, soit des examens cliniques de malades devant des étudiants.

     Mais après la Guerre de 1870, l’effondrement du Second Empire, le siège et la Commune de Paris Charcot va voir adjoindre à son service de personnes âgées un pavillon d’« épileptiques simples », malades jeunes qui les unes font des crises comitiales authentiques, les autres, peut-être par imitation,  des crises convulsives que l’on rattache à l’hystérie. Les leçons clinique vont être très différentes de celles d’avant 70 comme celle représentée par André Brouillet (857-1914) dans son célèbre tableau Une leçon clinique à la Salpêtrière (1887) où l’on voit la malade, Blanche Whitman, tomber dans les bras du chef de clinique Babinski en présence d’un auditoire où l’on reconnait, entre autres G. Gilles de la Tourette. Mais Charcot va faire venir dans son service un jeune professeur Pierre Janet lequel, pour sa thèse de philosophie, avait utilisé à l’Hôpital du Havre, avec l’autorisation des médecins de cet établissement, l’hypnose pour explorer l’état mental des hystériques. Charcot conseille à Janet de faire ses études de médecine et crée pour lui à la Salpêtrière un laboratoire de psychologie expérimentale. Le gouvernement de la III e  République crée pour Charcot à la Salpêtrière  une chaire de clinique des maladies du système nerveux. Vous savez l’étonnement d’un jeune « nervenartz » viennois qui arrive à Paris pour étudier la neurologie avec une lettre de recommandation de Benedikt à son ami Charcot de voir qu’en fait on s’y occupe maintenant d’explorer l’inconscient, lequel a été découvert il y a fort longtemps. Ce qui est curieux c’est que Benedikt qui parlait déjà de libido, de pulsion a disparu de l’histoire de la neurologie et de la psychanalyse. Malheureusement Charcot meurt inopinément trois semaines après la soutenance de la thèse de médecine de Janet ; son corps est exposé à l’Eglise Saint-Louis de la Salpêtrière avant ses obsèques civiles au cimetière de Montmartre. Quant Jules Déjerine occupera à son tour la Chaire, il mettra dehors tous les collaborateurs de Charcot et fermera le laboratoire de Janet. Heureusement, celui-ci a été nommé professeur au Collège de France, en remplacement de Théodule Ribot, et pourra y faire ses cours mais pas de leçons cliniques, car il ne peut présenter de malades. Il peut seulement y parler de ce qu’il suit à son cabinet rue de Varennes, qu’il désigne par des pseudonymes. Le seul dont nous connaissions l’identité est Raymond Roussel car celui-ci a lui-même révélé dans Comment j’ai écrit certains de mes livres que Janet a parlé de lui sous le nom de Martial qui est celui d’un personnage d’une de ses pièces de théâtre. Effectivement, Janet parle dans De l’angoisse à l’extase d’un nommé Martial. Lorsque Janet a cessé de recevoir des malades rue de Varennes  il a détruit leurs dossiers mais a conservé une liste de leurs noms.

    Les cours de Janet étaient eux aussi sténographiés par des médecins qui y assistaient et publiés. L’assistance au cours du Collège de France étant entièrement libre le public est des plus variés. Je citerai parmi les médecins qui ont assisté au cours de Janet  dans l’entre-deux-guerres Henri Ey, Jacques Lacan et Jean Delay. Celui-ci invitera Janet retraité et  âgé pendant l’Occupation à présenter des malades à Sainte-Anne à des étudiants.

    Les professeurs de psychologie à la Sorbonne faisaient assister leurs étudiants à des présentations de malades faites dans différents services de  Sainte –Anne. Je ne  vois pas  d’ailleurs  où ils auraient pu apprendre ailleurs la psychopathologie, certainement pas à la faculté de Lettres.

    Un autre lieu d’enseignement réputé de la séméiologie et de la clinique des maladies mentales étaient  dans l’entre-deux-guerres l’Infirmerie Spéciale où assister à l’examen des individus ramassés par la police dans les lieux publics  dans un état faisant penser qu’ils étaient dans un état d’aliénation mentale par  G.G. de Clérambault  devant quelques auditeurs choisis par le maître des insensés était un privilège rare. Lacan qui y a été interne a pu dire que Clérambault avait été son seul maître en psychiatrie. On sait  que l’ouvrage publié en 1943 par ses élèves sous le titre Œuvre psychiatrique n’est ni un traité, ni un manuel mais un recueil d’observations cliniques de malades passés par l’Infirmerie, observations  souvent présentées et discutées lors de séances de sociétés de psychiatrie alors existantes  comme la médico-psychologique.

    Dupré quand il sera lui-même médecin-chef de l’Infirmerie  maintiendra cette tradition d’examens cliniques de malades avec un auditoire  plus mondain comme par exemple l’écrivain Paul Bourget. Je me demande si cette ouverture publique ne vise pas à répondre à la crainte répandue  d’un internement arbitraire surtout   s’il résulte d’une procédure policière.

    Pour conclure sur une note plus personnelle je dois dire que c’est ainsi que j’ai appris la psychiatrie. Nommé à l’internat des hôpitaux psychiatriques de la Seine en 1958 j’ai assisté aux présentations de malades que faisait Henri Ey à l’ancien amphithéâtre Magnan, qui étaient suivies d’un exposé théorique dont nous avons  retrouvé le contenu  dans le Manuel de psychiatrie écrit avec Paul Bernard et Charles Brisset dont la 1ère édition est de 1960. Le premier chapitre de la deuxième partie est consacré à la séméiologie avant que le second n’aborde les méthodes para-cliniques en psychiatrie. Par contre  je n’ai assisté pendant mon internat à Sainte-Anne  qu’aux examens de malades  que faisait Lacan à la demande des assistants et des internes  dans le service de Daumézon où à l’époque Georges Lantéri-Laura était assistant et Charles Melman interne ; les conclusions que tirait   Lacan de ces examens  étaient comme on dit classiques. Mais j’ai assisté aussi pendant ces années de formation à des consultations faites devant les internes par Ajuriaguerra, avant qu’il ne parte à Genève, et pour les enfants par Pierre Mâle.

    Après deux ans de formation à la psychiatrie de guerre dans différents hôpitaux militaires j’ai été nommé en 1964 médecin des hôpitaux psychiatriques. Malheureusement depuis la suppression du service militaire obligatoire les médecins ne sont plus formés à la médecine des catastrophes de guerre, naturelles ou industrielles.

   Dans les services où j’ai ensuite pendant trente ans assumé ces fonctions d’abord à Ville-Evrard puis à l’Institut Marcel Rivière et qui étaient considérés comme qualifiants, j’ai continué à faire ces examens cliniques de malades consentants  devant un auditoire d’internes, de médecins étrangers, de psychologues et de soignants surtout pour des malades dits « difficiles », même si je me suis toujours étonné que l’on pense qu’il existe des malades faciles que l’on puisse comprendre tout seul et à partir de connaissances purement théoriques acquises à la Faculté ou ailleurs déterminer la conduite thérapeutique adaptée pour le malade examiné cliniquement. La quasi-totalité des malades était satisfaite quand on leur communiquait les conclusions tirées de cette présentation clinique qu’ils vivaient comme une marque d’attention à leur cas.

    Je sais qu’à un certain moment ces présentations de malades ont été critiquées alors même que l’on proposait, pour diverses raisons,  des examens dans une pièce aménagée avec une glace sans tain qui permettait d’enregistrer l’examen pour le revoir ensuite de manière objective. Il ne s’agit plus d’un examen clinique avec un contact direct de personne à personne.  

    Je suis, bien entendu, particulièrement effrayé de voir utiliser les différentes éditions du DSM, manuel qui, à l’instar de celui  de la Classification Internationale des Maladies n’est conçue que pour recueillir des données épidémiologiques statistiques, dont je ne méconnais pas l’utilité pour les autorités sanitaires nationales ou internationales, comme si elles permettaient d’apprendre et d’enseigner la clinique mentale. Il faut au contraire connaître celle-ci très bien pour pouvoir les utiliser correctement.

    J’ai entendu parler des difficultés que fait la Fédération belge des psychologues qui a un code de déontologie pour que ses adhérents participent à de telles présentations cliniques dans les établissements où elles se pratiquent. Mais le site nous dit simplement que ce code a pour finalité de protéger le public et les psychologues contre le mésusage de la psychologie. Peut-on considérer qu’apprendre la clinique des maladies mentales aux psychologues travaillant dans une institution de santé mentale où sont traités des malades est un mésusage de la psychologie ?  

    Cela aurait beaucoup surpris Joseph Guislain (1797-1860) le «Pinel belge » qui a publié en 1852 le recueil de ses Leçons orales c’est-à-dire le cours de clinique mentale qu’il donnait dans son service de l’établissement d’aliénés de Gand.

   Ou les psychiatres contemporains comme mon maître Paul Sivadon qui, lorsqu’il avait été nommé professeur à l’Université libre de Bruxelles, avait obtenu que la psychologie soit enseignée pendant tout le cursus des études médicales. Le Pr. Jacques Schotte (1928-2007), professeur à Louvain et à l’œuvre duquel  Jean-Louis Feys a consacré en 2009 un livre  qui a reçu le prix de L’Evolution psychiatrique cette même année. Je précise que Schotte était outre un remarquable enseignant des sciences de l’esprit un clinicien distingué et qu’il a transmis cet art difficile de l’examen clinique à de nombreux élèves.

Prix Oedipe-Salon, M. Jeanvoine – LE METIER D’ÊTRE HOMME – Jejcic

« Le métier d’être homme »

Prix Œdipe, octobre 2022.

 

Les éditions EME, dans la collection « Lire en psychanlyse » nous proposent un livre rare, celui de Marie Iemma Jejcic, intitulé « Le métier d’être homme » avec ce sous titre en perspective « Samuel Beckett, l’invention de soi-même ».

Comment vous faire partager mon intérêt, comment vous donner à entendre les enjeux cruciaux noués dans cette lecture de Samuel Beckett, enjeux non pas seulement analytiques – S. Beckett a pu faire une analyse avec Bion – mais politiques, voire civilisationnels. À le lire nous pouvons découvrir, comment – avec en son cœur pour s’orienter la question vive de la folie – une vie conduite selon une rigueur éthique peut décider d’une position politique voire civilisationnelle.

Je vous disais à l’instant, un livre rare. En effet, celui-ci se propose comme un objet singulier. Certes habité et tendu entre les termes d’une démarche logique où il est question d’examiner ce travail d’écriture et ses spécificités, ce travail d’invention et la naissance d’un savoir faire avec ses conséquences, mais pas seulement.

Mais aussi, et en même temps, un objet à multiples entrées amenant le lecteur à faire un parcours, son parcours autour de ce qui se propose, à terme, comme un indicible. Le lecteur, en consentant à se faire la dupe de cette écriture, engagé dans son trajet, en suivant un bord, y fait le tour d’un trou et se prête ainsi aux effets d’écritures d’un tel parcours. Reflet et écho de ce travail d’invention avec ce « trou noir » d’où nous écrit Samuel Beckett.

La forme même du livre, la manière dont il se déplie s’avère ainsi être homogène à son objet, à savoir la nature de ce tissage d’écritures. Fil après fil, chapitre après chapitre, il se présente, dans toute sa rigueur, sur ce métier comme un ouvrage sans centre, sans début et donc sans fin, mettant en relief ce travail de nouage, de tissage de la langue dans l’écrit : un « ecridit », propose Marie.

Travail d’invention toujours à faire et refaire sur ce métier avec la langue, à partir de, et avec, l’angoisse asphyxiante d’un « trou noir » et sa voix bifide et énigmatique au commandement. Travail d’écriture avec lequel S. Beckett respire, se dresse, et s’invente homme. Tel est son destin qu’il prend en main, par les voies de l’écriture, dans et avec la plus profonde des dérélictions, celle d’un « trou noir ».

Cet ouvrage explore, en les suivant pas à pas, les voies de cette invention que je ne suis pas en mesure, ce soir, de pleinement développer pour vous, mais seulement de pointer en vous en donnant le goût et la curiosité.

Par ailleurs cette exploration n’est pas sans nous évoquer d’autres lectures ou d’autres travaux comme ceux de J. Lacan, lecteur de Joyce où celui-ci, James, surgit en s’inventant « Joyce » du jeu d’un entre-deux langues, ou encore, et dans d’autres champs, le travail de l’advenue d’un artiste-peintre comme Gérard Garouste. S’ouvrent alors tout un champ de questions. Certes les appuis pris par les uns ou les autres different et sont à chaque fois singuliers, mais les réponses apportées ne sont pas sans se faire écho. Alors des questions s’ouvrent. Une multitude. Si l’invention n’est pas la création par exemple, point sur lequel insiste Marie, oui, mais en quoi et comment ? Et ce livre, par sa grande richesse, se prête et participe pleinement de nos questions et réflexions. À suivre, donc.

Cependant Marie Jejcic précise sa lecture. Si le cœur de cette invention de soi-même est habité par la question de la métaphore, ce n’est pas n’importe comment. Marie Jejcic, à sa manière, nous rend sensible à la dimension d’un corps au travail avec cette angoisse, la voix, et l’assomption de la chute en un saut. En effet cette invention de soi-même relève d’un parcours précis, celui d’une métaphore. L’invention est elle même métaphore ! Si Beckett se dresse et peut prendre place, c’est non pas en usant de la metaphore, mais en se faisant lui-même métaphore, invention. Il ne surgit pas poète, mais poème.

C’est en prenant appui sur ce trait d’universel toujours à écrire, au cœur de la langue qu’il se lève et trouve des échos singuliers chez chacun, au sein de chaque parlêtre, et par là les voies d’une reconnaissance qui n’est pas, par ailleurs, sa quête et qu’il ne recherche pas.

Peut-être faudrait-il, là, en cet endroit, à propos de la reconnaissance, dire quelques mots de Marcel Proust et de la réflexion précoce de S. Beckett sur ce travail d’écrivain. La recherche d’un « temps perdu » n’est pas son affaire. Il ouvre, lui qui se trouve continuellement livré à d’autres contraintes, un questionnement et une interrogation sur la nature de l’écriture chez Proust. Il ne retrouve pas dans ces écrits la fonction, qui est la sienne, de l’écriture. À la différence de Marcel Proust, c’est sa présence au monde qui l’anime, et c’est par l’écriture, mais tout autrement, qu’il opére, par l’écriture qu’il trouve respiration, s’invente, et prend place. Marie Jejcic repère là, et souligne très justement, dans cette différence promue au premier plan, un point essentiel de structure. Là où M. Poust nous propose une certaine psychasthenie, S. Beckett nous propose tout autre chose : faire son métier en s’inventant homme.

J’ai pu dire enjeux cruciaux, analytiques certes, mais aussi politiques et civilisationnels. Oui mais en quoi et comment ?

En effet, notre monde, et ce qui fait une de ses actualités essentielles avec ses avancées technologiques, pour lui donner rapidement ses caractéristiques, cultive l’individualisme avec le narcissisme qui ordinairement l’accompagne. Le culte de « la petite différence », et donc de l’effacement de toute véritable altérité, est à l’ordre du jour, même si celle-ci n’est pas sans se faire rappeler auprès de ces petits narcisses. Ici, avec S. Beckett, rien de tout cela, une voix au commandement, avec sa bifidité, qui met l’altérité radicale au cœur de ce tressage. Une altérité radicale voisée qui se fonde et s’origine d’une profonde deréliction d’où choit et s’extrait un trait d’invention, un poème s’écrivant, irrigant sa vie amoureuse et sa vie sociale faite des succès que nous connaissons.

Marie Jejcic, à juste titre, sensible à cette dimension éthique – du pire au rire, dirait S. Beckett – et en publiant cet ouvrage, semble estimer que nos temps dits modernes, voire post-modernes, pourraient en tirer avantages et enseignements. Qu’est ce que la civilisation, sinon une manière collective de traiter ces questions avec nos réponses du moment.

Cet ouvrage, terme que je préfère et qui s’impose, en mettant la folie au cœur de l’homme, à la suite de Beckett, vient nous rappeler qu’une psychanalyse ignorante de ces questions ne pourrait qu’être errante, de la mauvaise manière. Avec S. Beckett, et quelques autres, avec nos patients, toute une éthique à soutenir ! « Cap au pire ! » pouvait-il écrire, lui qui n’en avait pas le choix, puisque du pire s’ouvre, avec son savoir faire, la voie d’une humanisation possible…

Cet ouvrage n’est donc pas seulement rare, mais précieux.

– En effet comment lire aujourd’hui S. Beckett sans faire référence à cette lecture qui lui donne respiration ?

– Comment faire avec certains de nos patients sans évoquer, et questionner, ce savoir faire dont ils nous apportent, chacun à leur manière, quelques échos.

– Comment assumer nos choix de citoyens et nous lever au bon endroit ? 

Vous l’avez compris, cet ouvrage serait-il de bonne « Compagnie » comme nous le propose S. Beckett ?

Ou plus simplement un « ouvrage compagnon » pour nos temps décidément bien obscurs et difficiles?

 

Michel JEANVOINE

18 octobre 2022.

Prix Œdipe-Salon.

JEAN Thierry. Vers une tiers-mondialisation de la psychiatrie ?

Vers une tiers-mondialisation de la psychiatrie ?

Thierry JEAN

 

Plus que de révéler la faillite de la psychiatrie française, les récents événements tragiques impliquant la folie des hommes, mettent une nouvelle fois en exergue ce fait que le dispositif politique d’une société se mesure à la façon dont elle traite la folie.

L’inflation des missions, aujourd’hui,  dévolues aux psychiatres dans le contexte de bouleversements des valeurs et repères traditionnelles montre en effet que la psychiatrie a cette particularité de relever certes du domaine de la santé mais en tant que les phénomènes dont elle a à traiter sont le produit de notre discours social Dans un domaine où la violence est parfois le corollaire de certaines maladies, la réaction de notre ministre établissant un lien direct entre le double assassinat de Pau et l’état de délabrement du système de soins psychiatriques, pour exact qu’il soit, surprend.

Il surprend parce qu’il marque une rupture de ton qui substitue au silence ou aux préoccupations exclusivement techniques ou budgétaires, un souci humaniste et des moyens financiers.

Certes,  les pouvoirs publics ne pouvaient rester silencieux devant des « victimes innocentes » comme ils le furent devant nombre de malades victimes depuis plusieurs années de la dégradation des conditions de soins. Plus grave, c’est moins à la souffrance qu’à la violence qu’il est répondu, portant la suspicion d’un réflexe sécuritaire là où il s’agit avant tout de soins et d’humanisme.

Le drame de Pau, l’assassinat de l’hôpital de Saint Venant, le meurtre à la station Rambuteau n’ont pas révélé un état des lieux. Celui-ci était connu. La presse s’en était fait l’écho : situation des hôpitaux, fermeture administrative de structures alternatives, augmentation du nombre d’internements par défaut de prise en charge ou « effet tourniquet », errance et désocialisation de nombre de psychotiques….La profession, dans son entier rassemblée à Montpellier pour les états généraux, avait, dés 2003, alerté les pouvoirs publics. Les sonnettes d’alarme avaient été tirées mille fois. Ce qui a, dramatiquement, éclaté au grand jour ne sont que les conséquences d’une politique d’indifférence soutenue par une idéologie récusant la dimension spécifique de la maladie psychiatrique.

Ces événements nous rappellent aussi que toute société refusant de se doter des moyens de sa pacification accepte sa propre destruction interne et Michel Foucault avait en son temps pointé le caractère civilisateur de la psychiatrie,  accentuant, jusqu’à l’outrance, sa dimension répressive.

Pour une certaine rationalité clinique expérimentée, le fou relève toujours de la sagesse antique, traditionnelle. Notre modernité le situe maintenant du coté du déficit et du handicap.

Voilà sans doute pourquoi la psychiatrie est aujourd’hui une vieille dame oubliée de la république et des modes, en cure d’amaigrissement permanente, une vieille dame dont on dit qu’elle ressasse ses histoires d’un autre âge, dont on dit qu’elle se refuse à passer à la modernité là où son objet est justement rétif à se laisser cerner et saisir par le positivisme ambiant.

Comment s’assurer, dans ce climat compassionnel, que la volonté ministérielle enraye une évolution que ses prédécesseurs ont programmée et décidée de longue date dans l’indifférence générale à l’exclusion des patients et de leurs familles cependant que les psychiatres, en voie d’extinction, s’éreintent dans des tâches administratives croissantes sous contrôle d’un encadrement caporalisé.

La question posée à la psychiatrie au sortir de la seconde guerre mondiale a été celle de l’asile et de ses conditions. Ce furent des questions éminemment pratiques, elles devinrent des enjeux idéologiques. Traumatisé par la politique d’élimination du III° Reich relayé par Vichy, un certain nombre de psychiatres, éthiquement intransigeants, avait su redonner leur dignité aux malades. Globalement, le projet de la sectorisation a été le principal vecteur de cette ambition humaniste, projet simple qui consistait à mettre à la disposition d’une population donnée d’un secteur géographique un arsenal thérapeutique (hôpital de jour, foyer, centre de consultation, appartements thérapeutiques) susceptible de prolonger et de désenclaver les soins hors de structures hospitalières lourdes, obsolètes et devenues au fil du temps de véritables cours des miracles. Les progrès de la psychopharmacologie avec l’apparition des premiers neuroleptiques ont largement favorisé ce mouvement hors des murs de l’asile et ont permis l’accès à des soins « extra muros ».

Ce projet simple et ambitieux, probablement budgétivore, s’est heurté à un couple inédit, alliant contraintes économiques et évolution culturelle cependant que peu à peu disparaissaient les témoins directes de ce que furent les politiques totalitaires en matière de santé mentale.

N’insistons pas sur le facteur économique : premier choc pétrolier, politique d’économie et de restriction budgétaire, contamination des principes de productivité et de rentabilité y compris dans des domaines réfractaires à tout ordre comptable (quel est le coût d’une psychose ?). La conséquence fût, rapidement, un déséquilibre croissant entre de trop rares créations de structures alternatives et la réduction à marche forcée des capacités d’accueil hospitalier (fermeture de 125 000 lits en 30 ans). Une logique identique a prévalu dans la gestion et le recrutement du personnel nécessaire au fonctionnement et à la mise en place de ce qui, à l’époque se présentait comme précurseur des actuels réseaux de soins.

D’un projet de désenclavement des soins, d’ouverture, la politique de secteur s’est transformée en politique de désinstitutionalisation massive et anarchique qui n’a cessé de laisser sur sa route les patients les plus difficiles, c’est à dire les plus malades qui constituent aujourd’hui plus de 30% de la population carcérale et l’infinie cohorte des SDF.

Parallèlement, la filière de formation des infirmiers psychiatriques était fermée avec la perte sèche de leur savoir faire, le recrutement des futurs psychiatres était drastiquement contingenté et leur formation par  l’université réduite exclusivement aux normes anglo-saxonnes. La tradition humaniste de la prestigieuse école de psychiatrie franco-allemande s’est ainsi vue renvoyée au rang des curiosités muséographiques au nom d’un supposé progrès scientifique promu par une industrie pharmaceutique alléchée par les énormes bénéfices attendus « des pilules du bonheur ».

Le résultat est là : manque de structures et de moyens, déficit organisé en personnel, discipline en régression théorique, emprise d’une bureaucratie à la croissance exponentielle, chronophage et paranoïaque.

Mais ceci n’a été possible qu’à la faveur de profondes modifications dans la conception de la folie dans nos sociétés contemporaines.

Née sous les auspices de la philosophie des lumières, le dernier tiers du siècle passé a vu la question de la folie se déplacer d’une part dans le champ technoscientifique avec l’essor des neurosciences et de leur dérive utilitariste, le cognitivisme, d’autre part dans le champ sociopolitique avec l’interprétation marxiste et la lecture de Michel Foucault,  cette évolution s’opérant à mesure du déclin progressif au sein des hôpitaux des références psychanalytiques.

De phénomène étrange, la folie est devenue étrangère, c’est-à-dire amputée de sa prétention à véhiculer un sens. C’est l’existence de la folie en tant que virtualité permanente de l’homme qui a été récusée pour être remplacée par des notions congruentes de fait et lestées du poids des certitudes que donne le label scientifique. La folie est devenue aujourd’hui pour le scientifique un déficit, pour le sociopolitique une privation de droit.

Récuser l’existence même de la folie, c’est la livrer aux tendances ségrégationnistes qui courent, aujourd’hui, à travers la société. L’enceinte judiciaire est, à ce titre, exemplaire qui n’offre plus aux malades mentaux le couvert de l’irresponsabilité pénale. C’est aussi, au quotidien, l’injonction à une réinsertion hypothétique pour ceux nombreux qui,  structuralement, ne peuvent plus se confronter aux exigences de la vie sociale.

La question est simple, la psychiatrie est médicale parce que elle se fait au chevet des patients, elle est avant tout clinique mais une clinique ne peut se dissocier du discours ambiant et un certain nombre de psychiatres inquiets des dérives idéologiques dans lesquelles leur discipline se perd ont dernièrement crée un collège de psychiatrie pour proposer à tous un enseignement clinique que, souvent, la faculté n’est plus en mesure de leur offrir.

Il nous revient, à tous, de nous demander ce que nous faisons de nos fous, de nos semblables, y compris des moyens que nous nous donnons pour assurer leur soin et leur dignité et s’il est légitime de réguler les dépenses de santé,  de tenir compte des progrès scientifiques, comment justifier l’effacement progressif du champ de la psychiatrie pour le réduire à des procédures techniques dictées par une logique managériale issue de l’économie du marché ?

Renouant avec l’éthique de soins, le plan annoncé par le Ministre de la santé présenté comme un document de travail redonne enfin quelque espoir. La psychiatrie ne pourra se contenter d’annonces médiatiques ni d’un plan de colmatage, là où des réformes structurelles qui prennent en compte la réalité de la maladie mentale sont indispensables.

 

Yannick CANN, psychiatre, Co-fondateur du collège de psychiatrie  (école pratique d’enseignement et de recherche) 

Thierry JEAN, psychiatre, secrétaire de rédaction du Journal Français de Psychiatrie

Journée d’étude, DECEMBRE 2014, Questions éthiques et cliniques des présentations cliniques à l’hôpital psychiatrique »

Questions éthiques et cliniques 

des présentations cliniques

à l’hôpital psychiatrique

 

Journées d’étude organisées par l’Ecole Psychanalytique du Centre-Ouest (EPCO)

et le Collège de Psychiatrie

 

Samedi 13 décembre 2014 de 9 heures 30 à 18 heures

Dimanche 14 décembre 2014 de 9 heures à 13 heures.

Salle de conférence, Centre Henri Laborit,

370, av. Jacques Cœur, à Poitiers

 

           Il n’est pas rare d’entendre des critiques sur les présentations de patient en psychiatrie, avançant un argument éthique, le plus souvent assez vague, et un autre plutôt clinique qui stipule qu’elles pourraient avoir un effet néfaste pour les patients.

          Le but de ces journées n’est pas de les rejeter a priori, mais de les mettre à l’épreuve de nos diverses pratiques et d’une disputation rigoureuse. Il est vrai que la tradition universitaire et mandarinale a pu en donner l’image d’une mise en scène propre à faire valoir la connaissance d’un professeur, ou la maitrise d’un thérapeute, au mépris de la position d’un sujet traversant une expérience singulière. Ce qui se sait moins, c’est que cette critique a été entendue et a été utile pour œuvrer à une nouvelle mise en place qui redistribue la position de chacun et les enjeux  de cette rencontre. L’apport de Jacques Lacan au champ de la psychose n’y est pas étranger, en particulier sur ce que la parole implique pour tout sujet.

          Nous pouvons témoigner que ce dispositif, pourvu qu’il soit repensé avec l’hypothèse de l’inconscient chez le sujet humain affecté par le langage relève d’une part d’une éthique élaborée qui ne se réduit pas à quelques mots d’ordre déontologique, et va d’autre part renverser les postures traditionnelles en situant le savoir du coté du patient.

          On pourra ainsi  apprécier les effets de déplacement d’une telle pratique tant pour le patient enfermé dans ses constructions, que pour le soignant pas moins aliéné à ses représentations : la chronicité est l’affaire de tous. Si le dispositif des présentations cliniques tel que nous le suggérons n’est pas sans se situer dans l’élaboration diagnostique et dans le souci thérapeutique, cela reste l’acte du médecin et de l’équipe soignante. Mais le ressort de ce dispositif est ailleurs.  

          Il ne s’agit pas seulement d’enregistrer un verbatim des entretiens, toujours si  riche,  ni de transmettre une connaissance déjà constituée, au demeurant précieuse, mais de travailler à partir de la particularité de la rencontre ce qu’elle aura pu produire comme savoir singulier. C’est ce qui se met en œuvre dans la reprise a postériori de l’entretien clinique sur les modes dits du « fabrique du cas », « trait du cas », « carnet de bord », etc., dont le projet n’est pas de graver un métalangage au-delà des propos tenus , mais de rester au plus prés de la parole, y compris dans ses trébuchements, de façon à en cerner si possible la logique.    

          Il est certainement nécessaire aujourd’hui de procéder à l’appréciation de ce que cette reformulation a pu apporter à la question de la psychose et de son accueil, et de se pencher sur les fondements de cette pratique afin d’en dégager des assises propres à nous orienter dans notre tache.

Intervenants pressentis : Jean Garrabé, Claude Guyonnet, Emmanuelle Binjamin, Michel Daudin, Marie-Hélène Pont-Montfroy, Georges Schmitt, Pierre Marchal, Benoit Gillain, Bernard Delguste, Christine Baudoin, Steve Lafaurie, Michel Jeanvoine, Alain Harly, etc.

 

Quelques textes des interventions de ces journées :

 1- Jean GARRABE,  « Les leçons cliniques dans les sciences de l’esprit : approche historique. »