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Frédéric Scheffler « Du(r) transfert chez un psy/causant »

JOURNÉE DU COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

JANVIER 2024

À partir de la lettre ouverte de D.P. SCHREBER,

la question du transfert dans la psychose.

 

Du(R) transfert chez un psy/causant

Frédéric Scheffler

 

Quelques jours avant la fin décembre, j’ai été contacté par une de nos collègues qui m’a demandé d’intervenir, lors de cette journée sur le transfert. 

J’ai accepté. Mais j’ai été pris au dépourvu car il fallait que je donne un titre pour cette présentation plutôt rapidement.

J’ai essayé de répondre le mieux possible à la demande et finalement j’ai proposé comme ça me venait, d’où ce titre :

Du(R) transfert chez un psy/causant.

Ce titre, il est écrit, peut-être aussi dessiné, comme la formule du fantasme, mais inversé, écrit à l’envers : (a)

A entre parenthèse poinçon S barré : 

les parenthèses sont autour de la lettre R, la barre sépare psy et causant.

C’est comme une sorte de métaphore dessinée, de signes de la formule du fantasme. 

Les parenthèses représentant petit a entre parenthèses, le mot « transfert » le poinçon et psy trait causant, le sujet barré.

Tout ça pour dire que mon sujet, il est venu par la suite.

Ça a été un peu labyrinthique, l’idée de ce que je vais vous proposer.

Cette question du transfert, si on lit un peu, c’est une véritable constellation, on s’y perd. 

Mais si Je me permet de reprendre de façon analogique ce terme de constellation à TOSQUELLES, c’est que finalement lui et Jean OURY ont quand même pas mal travaillé dessus dans leurs institutions.

Je me suis quand même basé sur deux propositions,  celle de Lacan qui nous dit que le transfert en tant que désir de savoir et la résistance sont du côté de l’analyste. Et celle de Czermak qui indique le caractère irrésistible du transfert avec un psychotique.

Alors, aujourd’hui, je voulais évoquer avec vous une question qui m’est apparue lors d’entretiens avec un patient en institution, c’est celle-ci :

 Il y-a-t-il des éléments circonstanciels qui empêchent de mettre en place ou de préserver une relation, établie sur l’écoute, de nature transférentielle avec un patient. 

Alors le sujet de mon propos c’est à partir des paroles, de ce que me dit un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui présente une psychose.

Une véritable psychose avec des hallucinations acoustico-verbales insultantes et un phénomène de télépathie.

Il vient me voir régulièrement sur le centre médico psychologique où je travaille.

Ces entretiens sont parfois entrecoupés d’absences, des solutions de continuité, et nous nous retrouvons dans les suites d’hospitalisations souvent courtes, la dernière a duré moins de 48 heures.

Nos séparations ont été motivées par ses expériences singulières le mettant parfois en danger.

Il a par exemple été retrouvé en hypothermie au bord d’une rivière en plein hiver, ou alors une autre fois, il a été amené, par la gendarmerie, à la suite d’une rixe car il s’essayait à la pratique du naturisme dans son village.

Ce patient, il me parle, je lui parle aussi. J’ai envie de vous dire nous psy-causons. 

C’est surtout lui qui cause en fait, et de premier abord, je pourrais vous dire qu’il a causé les entretiens par son comportement, comportement qui lui ont valu une mesure de soin sous contrainte,  mais surtout il cause de son corps, essentiellement, et il est très difficile de lui faire évoquer autre chose.

Il pense que son corps est encombré, il parle de cette chose dans son corps comme une chose en trop, il la place dans ses intestins, parfois à d’autres endroits, derrière son front à l’intérieur de sa tête, sous sa peau. 

En fait, ce qui vient me dire ce n’est pas la cause, ce qu’il vient faire c’est d’essayer de me convaincre que les méthodes qu’il utilise pour se soigner lui-même sont moins nocives et plus bienveillantes que celle que je pourrais proposer. Ces méthodes sont d’inspiration végane, naturopathe, énergéticienne, méditative. Il s’inspire sur Internet, mais aussi de la culture maternelle.

Alors durant ces entretiens, je dialogue avec lui, il accepte parfois mes remarques, souvent de façon éphémère, il raisonne avec ses arguments.

De temps en temps je me permets de lui proposer des éléments de savoir médical. 

Ce type de connaissances, il ne le supporte pas, il les remet de façon systématique en cause.

Avec lui il m’est Impossible et pour d’autres d’ailleurs de lui opposer la moindre connaissance médicale ou psychiatrique. 

Le premier effet c’est quand même un effet de destitution. 

Avec lui ce ne peut être qu’une relation de bugne à bugne, avec un alter ego, je me cantonne à cette place de petit autre.

Je trouve que ce n’est pas si mal, cette destitution, le transfert chez un psychotique ne se soutient pas du sujet supposé savoir, mais d’une certitude que quelqu’un sait,  il n’y a pas de supposition, et qu’avec ce patient, il y a en tout cas cette certitude, c’est que je ne sais pas.

Cette position, se rapproche en tous les cas de celle de Nebenmesch.

Position que Nicolas DISSEZ dans son article intitulé « quelques propositions concernant l’espace de transfert » évoque.

Il parle de cette destitution que le praticien pourrait consentir à assumer.

Il prend exemple sur l’ironie psychotique, faisant chuter le praticien de ses titres, (dans mon cas, de mon savoir) et à le destituer de façon itérative de sa fonction, il interroge la possibilité que cette opération ne constitue l’occasion, pour le praticien, de répondre d’une place de prochain, de Nebenmesch.

Cette position n’est pas si mauvaise, à le considérer comme un prochain, me faisant finalement faire route auprès de lui, en prêtant attention qu’il ne chute pas trop. 

Mais il y a eu une drôle de chose qui s’est passée avec ce patient à la suite d’un de ses propos, il dit « c’est mon corps, je sais ce qui est bon ou pas, vous, vous ne pouvez pas savoir »

Quand il m’a dit cela, je me suis bien dit qu’il n’avait pas tout à fait raison, que j’en savais quand même un petit peu.

Mais ces trois mots, « C’est mon corps », ont entrainé quelque chose d’un peu fou, comme le signe d’une autre logique que celle d’être son prochain, en ce sens que je me suis senti impuissant pour aller le sauver s’il se noyait. Je ne me sentais en aucun cas pouvoir le forcer à être protégé.

Je me suis retrouvé dans une sorte de dysharmonie éthique, qui de mon côté a été prise dans un discours courant, « c’est mon corps, c’est mon choix, c’est mon droit ».

C’est ce point-là, de résistance, résistance de mon côté, qui je crois m’a mis en difficulté, avec ce patient.

Ça m’a fait comme un signe, je l’ai cru : c’était son corps donc son choix, je ne pouvais plus arrêter cette jouissance même si elle m’apparaissait trop mortifère, au-delà du supportable.

Ça a fait l’effet de suspension d’un certain bon sens. Une sorte de point de croisement entre deux discours, je vais le dire comme ça, mais je n’en suis pas satisfait, car cela me semble impossible, un croisement entre le discours analytique et celui du maitre.

J’espère vous avoir fait entendre, que ce n’est pas du patient dont je parle, lui ne fait que me parler de son corps, et sa psychose le rend lui plutôt hermétique au discours courant.

Evidemment comme beaucoup de patient, il pioche dans le discours ambiant, pour fonder des éléments de son délire.

Mais le psy-causant à ce moment-là, ce moment que j’ai nommé de suspension, c’est plutôt de mon côté, ou j’ai été confronté à une forme de discours, qui a cloué, mon champ d’action, sur place.

C’est mon corps, c’est mon choix, c’est mon droit, est une phrase qui a été utilisée il y a une dizaine d’année pour soutenir les nouveaux discours féministes radicaux issus des universités Nord-Américaine, c’est une phrase qui revendique un droit de jouissance selon son bon vouloir, sans limite, et pour le dire à la façon de MARX  celui « d’un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et sur son caprice privé ».

Cette question de c’est son corps, c’est donc son choix, du droit de jouir de son corps, est actuellement un sujet qui est repris par les institutions.

En tout cas de premier abord.

En psychiatrie, il y a un signifiant qui circule, c’est sous le terme d’em-power-ment.

Ce terme général est souvent accompagné du rétablissement, qui est ce qu’on peut attendre de l’effet de l’empowerment et à la réhabilitation qui en serait là ou une des méthodes.  

L’empowerment est un signifiant qui est utilisé pour évoquer l’ensemble des mesures faites pour que le patient soit au centre des décisions qui le concerne pour sa santé.

En soit, c’est plutôt une bonne idée, et on peut imaginer que cela pourrait se rapprocher à première vue de cette notion Freudienne de Nebenmesch. 

Mais je crois que c’est un petit peu plus compliqué, et je vais essayer de vous éclairer en reprenant succinctement l’histoire de cette idée :

L’empowerment signifie littéralement « renforcer ou acquérir le pouvoir ». 

C’est un mot apparu avec le mouvement des black-power aux Etats-Unis, mais aussi dans d’autres groupes minoritaires et qui depuis les années 70 dans le monde anglo-saxon est utilisé abondamment dans divers champs, le social, la santé publique, le développement communautaire.

Puis ce mot a gagné le monde politique, économique, celui des affaires et des administrations mondiales.

Les premières théories élaborées aux Etats-Unis sont une vision philosophique qui donne la priorité au point de vue des opprimés, afin que ces derniers puissent s’exprimer mais aussi acquérir le pouvoir de surmonter la domination dont ils font l’objet. 

Il a été très utilisé par des mouvements féministes en Amérique du Sud et en Inde.

Le concept a progressivement été adopté et coopté par les agences internationales et a diffusé dans les divers secteurs sociaux. 

L’exemple de l’aide internationale m’a apparu assez parlant :

deux mouvements d’empowerment sont possibles Booton-up (les receveurs de programme d’aide en sont les acteurs), 

et Top-Down (qui définit les programmes venant du haut où les récipiendaires ne sont que passifs).

Actuellement ces programmes sont critiqués en raison qu’ils auraient plus d’intérêt à la contribution des pauvres au développement de projets de type top-down, qu’à la contribution du développement au pouvoir des pauvres de type Booton-up.

Ce qui est reproché, pour le dire autrement et sûrement plus benoîtement, c’est qu’il est imposé aux pays pauvres une manière de raisonner, de procéder, pour qu’ils puissent produire et consommer au lieu de leur donner les moyens de trouver leur propre façon de faire et, ou de vivre.

En santé mentale, l’empowerment inclus divers concepts pour donner le pouvoir de décision au malade, des méthodes d’empowerment collectifs : 

– c’est la participation des associations de malade comme l’UNAFAM à la gestion des soins,

  – la création de Conseil Local de Santé Mentale (CLSM), en organisant des liens avec les différents acteurs sociaux de la ville, 

– des programmes de dé-stigmatisations.

Mais aussi individuelle :

– les lois impliquant les juges des libertés et des détentions, 

– la présence de pairs aidants, ce sont des patients ayant choisi de s’investir dans l’entraide après un parcours personnel qui leur a permis de se rétablir.

– et les programmes d’éducations thérapeutiques, en tout genre, destinés aux patients, mais aussi aux proches. Ces programmes, sont beaucoup axés sur la transmission d’un savoir médical, permettant une bonne gestion thérapeutique par le patient, le but est de leur donner les clefs médicales du bon soin. 

L’engouement des administrations envers ce soin, est lié à une étude montrant la diminution des ré-hospitalisations des patients et de rupture thérapeutique chez les patients ayant participé à ces programmes.

Nous pourrions qualifier ce signifiant d’inverti. Cette Inversion du signifié dans le discours de ce mot empowerment, tant que pour les instances internationales, que par l’administration hospitalière pour la psychiatrie, c’est une inversion de la position du savoir, donner le pouvoir au patient, c’est lui faire accepter et prendre à son compte ce savoir médical et soignant.

Vous entendez bien que cette position de Lacan de se soumettre aux positions subjectives du patient, cette position analytique, se trouve subvertie par un autre discours, qui suggère au patient une autre voie, celle de jouir de son corps, mais de jouir en bon consommateur sous prescription pharmacologique.

Ce qui a été à l’œuvre dans ma confusion auprès de ce jeune homme, c’est bien sur l’effet d’un discours courant. Les signifiants « empowerment » et « c’est son corps donc c’est son choix », m’apparaissent de même structure, je proposerais celle du cinquième discours, le discours capitaliste.

Ce discours capitaliste, qui circule dans nos institutions de soin, et j’ai essayé de vous le faire entendre, s’il en était besoin, par cette analogie au discours des institutions internationales, ce discours à quand même un effet, c’est qu’il annule, annihile le discours du maitre, et de conséquence la position du discours médical envers le patient.

Mais cet effet de sidération ressenti lors de ce signifiant articulé par mon patient, a été aussi l’effet de la perversion de ce discours :

Le renversement proposé autour de l’écoute et des propos des patients par ce discours administratif, et relayé par certains, est un coup de force pervers afin de faire admettre au patient le bien-fondé que l’on veut lui imposer en lui faisant croire que c’est lui qui le demande. 

C’est radicalement l’envers de la place de l’analyste qui se fait l’objet du discours de l’Autre.

C’est en effet incompatible avec l’écoute et la prise en compte de la structure psychotique.

Alors « dur » transfert, DUR c’est ce que j’ai ressenti auprès de ce patient, que je pourrais nommer, en faisant un clin d’œil à la résistance de l’analyste, comme une sorte d’irrésistance du transfert aux prises avec ce discours.

J’ai évoqué au début de mon propos, Tosquelles, et en écoutant une émission sur la psychiatrie, il y avait des propos de famille, je crois que c’était le père d’une femme ayant été admise à Saint Alban, et ce père disait que dans ce lieu, ce qu’il avait apprécié, c’est que sa fille avait pu vivre sa folie.

Vivre sa folie, je pense que ce jeune patient, c’est ce qu’il aimerait.

Renée Kalfon « Schreber » 2024

JOURNÉE DU COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

JANVIER 2024

À partir de la lettre ouverte de D.P. Schreber,

la question du transfert dans la psychose.

 

De la lettre à l’écrivain, 

ainsi parle D.P. Schreber.

 –

Von der Brief zu den Schreiber

Also spricht D.P. Schreber.

Renée KALFON


« Mémoires d’un psychopathe, avec suppléments et pièces jointes. »


« Dans quelles conditions peut-on enfermer contre sa volonté exprimée, un malade mental dans un établissement de santé? »


Daniel Paul Schreber, Docteur en droit, Président du Sénat au tribunal royal de l’Oberland, de Dresde.

(Édité à Leipzig en 1903)

Je vous propose une lecture de « die offene Brief »soit la lettre ouverte de Daniel Paul Schreber au professeur Théodor Flechsig son médecin.


Cette lettre introduit son livre qu’il commence d’écrire sur des cahiers en 1900 alors qu’il écrivait jusque là sur des papiers éparpillés avec une graphie déstructurée. 


(Nous avons pu regarder des photos de ces billets et par ailleurs une  graphie très ordonnée de ses poèmes ou compliments lors d’évènements familiaux)


Aurait-il par là  fait une tentative de s’unifier?


En tous cas de trouver une solution à une énigme, à son délire, ce que Freud nous propose comme une tentative de guérison. 


Ainsi « en outre, une idée nouvelle m’est venue tout récemment, peu de temps seulement avant la publication de mon travail, qui peut-être pourrait mener à la solution de l’énigme » p.20


Le titre « Hauts faits mémorables d’un malade des nerfs » soit « Denkwürdigkeiten eines neverkranken » répond bien mieux à son projet que le titre français.


Cette lettre se veut être un témoignage, elle est une adresse aux autres, voire à l’humanité qui auront à s’en souvenir, et qui se veut avoir une portée universelle.


J’ai tiré un fil entre les allers retours de D.P. Schreber, entre le corps et l’âme, entre les patronymes de Schreber et Flechsig et les similitudes entre leurs deux généalogies.


« Il est de même indubitable pour moi que votre nom joue un rôle essentiel dans la genèse des évènements en cause dans la mesure où certains nerfs pris à votre système nerveux sont devenus des âmes examinées… et ont acquis un pouvoir surnaturel qui leur a permis d’exercer sur moi depuis des années l’influence dégradante qu’ils exercent toujours. » « Les voix qui me parlent invoquent votre nom, le répétant en toute occasion comme celui de l’instigateur de tous ces ravages ».


D.P. Schreber a 42 ans en 1884 (échec de sa nomination contre Geiser) lors de sa 1ère hospitalisation pour 6 mois pour hypocondrie, il est surmené par un investissement  professionnel important (les experts de l’époque l’attribuent à une hérédité chargée, et sont même amenés à suspecter une syphilis).


Son corps réel est présent dans tous ses écrits, il use d’un langage d’organes que l’on rencontre dans le registre du Réel dans la psychose, c’est à dire l’influence de la lettre dans le champ du Réel sur le corps.


Les nerfs, les morceaux de corps, c’est un langage spécifique, hors symbolique, touchant aux innervations du corps, un langage des nerfs à partir de la langue fondamentale (die Gründsprache).


Il y a selon lui « une relation surnaturelle consistant en une commande exercée par votre système nerveux sur mon système nerveux », écrit il à Flechsig, ou encore :

« Il a pu se produire, par ailleurs, qu’une partie de vos propres nerfs soit soustraite à votre corps, à votre insu probablement, par des voies qu’on ne peut qualifier que de surnaturelles » ou encore « une relation hypnotique a été entretenue avec moi ».


Il émanerait à cette lecture un corps à corps non agi mais très prégnant dans l’écriture de Schreber.


Il est destinataire de meurtre d’âmes, ou d’examens d’âmes ce qui correspond en fait à une purification des âmes par un ou des opérateurs externes; mais encore, d’hallucinations de transmigrations d’âmes : ces apparitions, disaient ces voix,  les qualifiaient sous le nom de « Flüchtig hingemachte  Männer » soit « des ombres d’hommes torchés à la 6-4-2 » ou encore des Menschenspielerei. Tel est l’effet de la transformation de l’humanité.


Il refuse l’idée de la mort et admet celle de l’immortalité.


Je me suis laissée à entendre et proposer une proximité acoustique du nom de Flechsig qui en allemand signifie tendineux, charnu, pulpeux, avec – die Fleich – qui signifie la chair que je relie librement avec la chaire  de haut rang qu’occupe D.P. Schreber au tribunal de Dresde.


Plus tard il se soumettra à l’éviration et se concevra comme étant devenue femme aimée de Dieu.


Le cheminement par devers les généalogies de Schreber et de Flechsig peuvent apporter une lecture supplémentaire aux éléments délirants de D.P. Schreber.


C’est à dire que le rôle des noms propres ainsi que les modes de nomination dans la généalogie de D.P. Schreber assigné à la contrainte I.E. méthodes éducatives du père et à l’influence de la lettre dans le champ du réel et la dépendance de ce mode de fonction de la lettre vont conduire D.P. Schreber à la forclusion du nom du père.


Commençons


Par la syllabe SCH commune aux deux patronymes.

Par la présence du signifiant dieu depuis le 18ème siècle, le père de Flechsig est abraham Fürchtergott, son prénom est Théodor (Théo est dieu en grec).

Daniel « Fürchtergott » (crainte de dieu)

Pour D.P. Schreber, Daniel Gottlob Moritz Schreber (Gotthilf, Gottfried, Gottlieb soit aidé de dieu, amour de dieu, heureux  par dieu).


Dans cette lettre apparait le transfert pour le professeur Flechsig même si celui ci est coloré de l’hainamoration.


Ainsi un meurtre d’âmes s’est produit sur les deux noms.


La proximité acoustique vient aussi entre le patronyme de Schreber (ouvrier) et son devenir Schreiber écrivain.


De cette lettre, établie à la fin de ses mémoires mais présentée dans l’édition française en tout début, retenons que Paul Daniel Schreber écrit un texte qui fusionne avec son délire.


Le livre se confond avec son délire, avec son évolution et sa valeur de  solution.

œdipe roi … du polar!

Œdipe roi… du polar

Nicole Anquetil
 
Janvier 2024, Web’ Sem’ du Collège de Psychiatrie

Comme l’indique l’intitulé de mon propos, j’ai été confortée dans ce que je subodorai au sujet d’un rapprochement possible de ce dont parle la mythologie, grecque ou autre, et de ce qu’on trouve dans les romans policiers dont les lecteurs parait-il seraient de plus en plus friands et nombreux ; en effet j’ai trouvé dans Le dictionnaire de la mythologie de Jacques Lacarrière qui parle de la tragédie d’Œdipe, se référant à Sophocle, comme la vérité qui se dévoile des deux personnes du roi de Thèbes, celle du parricide et celle de l’incestueux, qui fusionnent, à la suite d’une véritable enquête policière. Enquête menée par Œdipe lui-même, alors roi de Thèbes, à la suite de l’arrivée d’une épidémie de peste qui selon la rumeur ne pouvait surgir qu’après non pas les crimes que l’on connait et qu’Œdipe va découvrir mais d’une souillure venant d’une vérité manquante à ce personnage devenu roi, souillure et épidémie étant appréhendée en équivalence. Œdipe ne savait rien de lui-même.

Il est contraint à découvrir son origine car il est responsable de Thèbes, il est contraint à mener son enquête car il est honnête, il a sur son corps la trace de son identité : c’est l’homme aux pieds enflés, mais aussi par ambiguïté étymologique ; il est aussi devin, il déchiffrera l’énigme du sphinx, il est contraint par l’oracle de Delphes, interprète des dieux, Appolon en l’occurrence, à suivre le chemin que d’autres avant lui ont tracé. Le hasard n’existe pas, ce qui compte est la volonté des dieux.

Il est contraint à découvrir qu’il est responsable de la mort de Laïos, son père et se doit de quitter la ville pour faire cesser tous les fléaux dont elle a été l’objet.

Certaines notions auxquelles nous aurons à faire sont à préciser :

Le héraut est celui qui porte un message important. Cela peut être un peu dangereux pour lui. 

Le héros, celui qui accomplit des hauts faits de bravoures et qui en est glorifié, il participe à la fierté du milieu où il vit.

L’ananké, ou ananké esti. Il s’agit du destin au sens qu’il est immaîtrisable et en même temps nécessaire. On peut le considérer assez proche de l’inconscient freudien qui commande pas mal de nos comportements, à ceci près qu’il n’y a pas de formalisation verbale de cette ananké dans notre problématique appelée œdipienne telle que les enfants les expriment tout uniment à l’égard de leur parent du sexe opposé. Cette question de la différence des sexes dont on veut nous faire croire qu’elle relève d’une sorte de construction sociale, relève tout autant de l’ananké, l’anatomie c’est toujours le destin on peut toujours le détourner mais on s’y heurte, Œdipe en porte la marque sur son corps. 

Ce destin, ananké, nous mène car il nous bande les yeux du seul fait qu’il est assujetti à la nécessité qui est de l’ordre de la contrainte, de l’inéluctable. Hasard et nécessité au sens de Jacques Monod qui oppose la nécessité au hasard. Il n’y a pas de hasard ni d’inconscient proprement freudien dans le déroulement de l’existence du roi de Thèbes de sa naissance à sa mort, il est agi par la nécessité.

Luc Ferry l’a beaucoup développé dans son immense travail sur la mythologie grecque.

Il n’y a pas qu’Œdipe à se trouver dans cette trajectoire de l’ananké, nous verrons qu’Héraclès pour les Grecs ou Hercule pour les latins ou d’autres subissent aussi cette nécessité, ainsi que Lohengrin dans une certaine mesure. Ce ne sont leurs apanages exclusifs, la mythologie est riche  de ce type de destin, non seulement la grecque que d’autres telle celle de la légende akkadienne de Gilgamesch dont nous parle Jacques Lacarrière dans l’œuvre cité plus haut.

Si l’affaire d’Œdipe relève en quelque d’une enquête policière, il faut nous attacher à définir quelle en est l’ossature.

Meurtres, assassinats, incestes, trahisons etc… s’ils paraissent très présents depuis le fond des âges , depuis les organisations sociales humaines gouvernées par la parole signifiante, ont eu leur place dans les écrits, on pourrait même dirent dès  l’apparition et l’usage de l’écriture , la bible en serait un moment très fort  ainsi que les hiéroglyphes égyptiens et tout  que l’on pourrait appelé documents d’archives, d’épopées, des traces écrites  des scribes de Sumer au troisième siècle avant JC, de faits historiques et autres . La littérature, proprement dite est apparu plus tard au XIIème siècle comme étant un art plutôt poétique avec les fabliaux, les chansons de gestes (d’exploits), les récits romanesques, romans historiques, ou le moralisme se mélange souvent avec des horreurs meurtrières, comme la balade des pendus de François Villon, pour ne citer qu’elle. Les horreurs transcrites dans la littérature ne constituent en rien ce qu’on appelle romans policiers et thrillers. Rappelons quand même, qu’avant l’enseignement obligatoire, l’apprentissages des arts et des lettres étaient l’apanage des prêtres et des jésuites, peu de gens en avait l’accès, les élites aristocratiques en bénéficiaient et les commentaient, heureusement il n’en est plus de même aujourd’hui.

On a voulu classer en différents genres cet art de l’écriture très popularisé. Même si Aristote en est le fondateur en 335 avant JC avec son école dite Le Lycée, en privilégiant le politique. Les genres littéraires ont variés selon le choix qui en est fait de ce qui est destiné à plaire, il s’agit alors de comédie de boulevard, de théâtre, de journaux intimes, de voyages, de thèmes fantastiques, tragiques, poétiques, etc … Le plus en vogue en est le roman, dont l’appellation provient de la langue romane suppléant le latin avec des personnages et des faits réels ou imaginaires, se dégageant des textes officiels, sacrés, religieux. Le roman de Renard et la chanson de Roland en sont des exemples. Cela n’est pas exhaustif car Il serait fastidieux d’énumérer tous les genres littéraires qu’on a voulu classer à travers les époques.

Le classement en genre policier, noir et Thriller des romans serait des plus récents. Ce qui fait leurs particularités, puisque les meurtres etc … n’en ont pas le privilège, est qu’il y a enquête, enquêteurs, dispositifs administratifs avec des préfets et des procureurs qui représentent le ministère public devant toutes les juridictions judiciaires et qui dépendent du garde des sceaux. Le peuple est concerné car les jugements se font toujours au nom du peuple français. 

J’ai recherché ce qui différencier le thriller du roman policier dit le polar ; dans le polar on connait le meurtrier dès le départ son nom parfois, le plus souvent son profil, en ce sens qu’il décrit et commente son exploit ; les détails de ses origines, de ses façons d’être, de ses rancœurs, de ses déboires. Justifications en quelque sorte de l’acte meurtrier. Le thriller serait la recherche de l’auteur d’un crime horrible, terrible puis la découverte que c’est le personnage le plus sympathique du récit qui en est l’exécuteur ou le mandataire. La seule personne à laquelle on n’avait vraiment pas pensé, on parle de suspense comme étant l’apanage du thriller. On peut penser à Judas, apôtre présenté d’abord comme un des plus sympathiques mais dont le baiser est meurtrier. Œdipe et Héraclès sont aussi extrêmement sympathiques, leurs crimes le sont un peu moins avec cette nuance qui a son importance est que la mort n’a absolument pas la même signification dans les sociétés antiques telle la société égyptienne, grecque ou romaine. Diktat de l’ananké.

On peut dire alors que polars et thrillers ont parfois une indéniable porosité, de même que les héros et les hérauts.

Ces derniers, les romans policiers, ont beaucoup de reliefs dans nos romans classés récemment comme genre littéraire. Le héros est l’enquêteur et il se pose fréquemment en héraut, celui qui porte un message.

Que repère-t-on dans la plupart des romans policiers ? Tout d’abord une trame, comme un déroulement obligé de différentes phases où différents acteurs interviennent. Cela se voit parfaitement dans les romans européens mais tout aussi chez les Islandais les Américains et les Sud-africains avec de simples variantes culturelles avec leurs enquêteurs favoris que l’on retrouve à chaque sortie d’un ouvrage. Les plus célèbres en sont les commissaires Maigret et Adamsberg avec Simenon et Fred Vargas, ainsi que Caryl Ferey avec son enquêteur borgne Mac Cash, parmi les Français, Hercule Poirot, le belge si français avec Agatha Christie, Sherlock Holmes avec sir Arthur Conan Doyle, Guido Brunetti l’italien intronisé par l’américaine Donna Leone amoureuse de Venise, Harry Bosch de Michael Connelly, Harry Hole, le norvégien de Jo Nesbo, Erlendur Sveisson avec l’islandais Arnaldur Indridason, Harlan Coben avec Myron Bolitar, Jeff Chandler.  Beaucoup se sont enthousiasmés avec Lisbeth Sanders de Streg Larson, la série Millénium.Etc…

On peut dès lors avancer que Lohengrin de Wagner se situe entre mythologie et polar, il n’y a pas d’enquêteur à proprement parler mais rétablissement d’une vérité qui se dévoile par l’éthique de la chevalerie.

Cette très courte liste n’a évidemment rien d’exhaustif mais peut être un échantillon représentatif de la charpente de ce genre littéraire dit roman policier.

Ce qui semble le plus fréquemment soutenir cette charpente c’est le personnage de l’enquêteur. Il se doit d’être intègre et compétent, il est au service de la vérité quelques soient les conséquences qu’elle implique ; famille ou cercle social qui explosent, personnages hauts placés qui dégringolent de leur statut de notable, généralement après exhortation à la prudence d’un procureur sollicité par un préfet qui les fréquente ces personnages mais qui se rallie à l’enquête ni faisant plus obstruction privilégiant lui aussi la vérité qui est à la fois devoir et privilège en dépit de ce que cela peut socialement lui couter.  L’ordre établi, sorte de doxa peut être gravement bousculé. Il s’agit le plus souvent d’une affaire unique, incomparable aux affaires antérieures soit par sa cruauté ou son horreur ou, souvent par les dévoiements qu’elle a entraînés chez des personnes ayant passé pour irréprochables, cela est récurent ; généralement pour cela il a fallu quelques accrocs de procédure, outre passage de certains droits, indispensables à la vérité et à la confrontation du coupable. L’assujettissement à la loi est à géométrie variable mais motivée et justifiée.

Importance donc de la répétition, même scénario du déroulé de l’intrigue tramée par le trauma de la violence et de la mort, le rapport à la loi et le courage voire la témérité de l’enquêteur souvent au péril de sa peau et de ses idéaux. C’est un héros humble et circonspect devant les louanges, la gloire et la notoriété. Il abandonne les honneurs aux procureurs et aux préfets. Sa satisfaction propre est « d’avoir fait le job » comme on dit et d’avoir servi son pays et accompli sa mission. Généralement il retourne à sa vie familiale, s’il en a une car souvent elle a été sacrifiée, ou à ses souvenirs pour essayer de la récupérer, il se détourne momentanément de la mort dont il a constamment à faire. Il y a de plus toujours une jolie femme dans le décor dont il est un tantinet et secrètement amoureux, mais aucune vraie idylle arrive à se conclure.

L’enquêteur est de fait fidèle à ses idéaux et à ses engagements.Il n’agit pas par contrainte.

Qu’en est-il des victimes ? Quel profil ont-elles ?

Bien que beaucoup d’hommes en sont, la majorité sont des jeunes femmes voire des enfants. Des personnes âgées en font partie mais moins fréquemment. Il y a le plus souvent un lien avec le tueur, ce lien n’est pas immédiatement décelable, il fait partie de l’intérêt de l’intrigue, il se dévoile volontiers vers la fin ; des indices sont semés ici et là, ils s’éclairent et deviennent signifiants en fin de parcours.

D’emblée il me faut souligner un certain décalage entre ces classiques et ce que nous observons dans nos séries télévisées. Dans ces séries il y a en majorité des enquêtrices, des juges et des procureurs du sexe féminin. On peut y voir à juste titre, l’accession des femmes à ce qui était considéré comme un métier d’homme et que l’on voit le plus souvent encore dans la littérature. On peut cependant y voir aussi la prise en mains des femmes de leurs propres soucis, des femmes défendant des femmes et paradoxalement, les femmes tueuses sont en augmentation de façon parallèle. Façon aussi de s’approprier des apanages masculins. Les femmes assassins ont bien sûr toujours existé avec les moyens qui leur étaient propres, en particulier le poison ; or on peut constater que la force et l’art du combat gagnent du terrain, les femmes peuvent dès lors se montrer aussi redoutables, voire plus que leurs homologues masculins dans les luttes au corps à corps et dans les stratégies d’attaque. Nous avons été habitués à ce fait que pour conquérir soit un territoire soit un champ d’action spécifique comme la drogue et la prostitution, il fallait s’emparer des femmes et les asservir. Nous pouvons citer l’exemple célèbre de l’enlèvement des sabines dans la conquête du latium et tout aussi bien l’agrandissement des harems dans d’autres cultures.

C’est ce dont les femmes ne veulent plus, c’est un fait sociétal, les femmes n’en veulent plus, enquêtrices et juges femmes deviennent majoritaires.

S’emparer des femmes a pu tout aussi bien déclencher des guerres, la guerre de Troie a bien eu lieu après le rapt d’Hélène par Pâris le faux berger troyen, cela à Sparte province grecque. Il est à noter que la puissance sociétale des femmes de Sparte, contraintes à remplacer les hommes absents de la cité du fait de leur passion à guerroyer a contribué à la chute de de cet état par la baisse de leur fécondité. La puissance des femmes vient en grande partie de leur pouvoir à enfanter des hommes. La dépopulation a de même été évoquée dans la chute de l’empire romain. Le meurtre des femmes semble à la fois reconnaitre la puissance des femmes et vouloir la détruire. Le meurtre de l’enfant apparait de ce fait une façon différente de détruire la femme : détruire la vie.

La femme prend sa place dans cet univers réputé plutôt masculin au risque de perdre sa spécificité et son rôle social, de fait elle perd aussi ses privilèges.

La question de la femme amène à la question des origines, ce qui est souvent en jeu dans les polars est la recherche ou la découverte de ses propres origines. Elles peuvent être infamantes ou bien sublimes, elles peuvent révéler un destin au sens d’une mission à accomplir, de ce pourquoi on a été mis sur terre, l’anankè évoquée à propos d’Œdipe.

Penchons-nous sur Lohengrin, fils de Parsifal Garin le lorrain où le mystère de l’origine est prévalent. L’origine du héros, héros puisqu’il a su délivrer le Brabant, ne doit pas être révélée sous peine de se soumettre à la contrainte de son destin, porté par un cygne il a été désigné comme étant « le chevalier du cygne » Il a agi en chevalier en rétablissant l’honneur d’Elsa accusé du meurtre de son frère. Il l’épouse et coule des jours heureux. Contraint de révéler son origine il se doit de tout quitter pour accomplir ce à quoi il était destiné à savoir être le champion du graal. Il doit ainsi renoncer à sa famille à ses enfants pour rejoindre la chevalerie dont il est issu, un cygne l’attend pour accomplir sa geste. Une geste est un récit d’exploit. La chanson de geste la plus connue est la chanson de Rolland, chanson désignant un récit dans ce moyen âge dont on mésestime le plus souvent la langue, la richesse culturelle et les codes de sa société. Son origine le contraint à obéir à son destin, c’est une nécessité.

L’origine ainsi est tout autant contrainte et devoir, c’est pour cela qu’elle tient un grand rôle dans la littérature policière. Elle concerne tout autant le meurtrier que celui qui le recherche, l’enquêteur. C’est un couple qui peut comporter certaines ambiguïtés, il n’est pas rare de voir la question se poser pour l’enquêteur, qu’aurais-je fais à la place de l’assassin ? D’où est-ce que je viens ? L’assassin quant à lui justifie ses actes en se posant en justicier, d’où il vient l’entraîne où il arrive. Si l’un et l’autre se posent personnellement en justicier, rien ne va plus !

La recherche de la vérité des enquêteurs, de ce fait, s’accompagne de contre-feux que constituent les promulgations des lois et différents ministères. Les freins ou limites aux actes sont le plus souvent absents ou sont très peu adoptés par les assassins qui les préparent, leurs stratégies consistent plutôt de façon à en évacuer les conséquences et apparaître en chevaliers blancs, à moins d’être dans une certaine folie qui les font se précipiter à tombeau ouvert du côté de ce qu’ils veulent éviter. Ils n’ont de compte à rendre à personne. Le meurtre s’il peut être fondateur d’une société, devient volontiers destructeur de cette même société.

Ce qui est central dans cette littérature dont nous nous préoccupons aujourd’hui est le rapport à la mort, sa place dans la société.

Si l’on se réfère aux temps bibliques où la vie semblait illimitée bien que la mort y soit bien présente, l’homme a été chassé du paradis et de ce fait se trouve confronté à la souffrance, la maladie, la mort, à la lutte pour sa survie. L’épopée de la vie commence avec la mort. Ses vicissitudes et ses tribulations y vont de pair.

Les dieux de l’olympe étaient immortels, pas éternels, seul le dieu des monothéistes est éternel, Dieu, Allah Jahvé, ils sont éternels car ce sont des créateurs.

Le privilège des dieux grecs et latins est qu’ils savent se préserver de la mort, s’ils sont immortels cela n’exclut pas qu’il existe l’enfer avec Hadès, le dieu de la mort. Ce dieu et son empire sert à l’élimination de ceux qui gênent ces immortels. Les dieux grecs ont été créés par une sorte d’auto-engendrement selon le principe que la sexualité en elle-même est porteuse de la mort, il y a le mythe de l’androgyne qui a dû être séparé pour donner un homme et une femme, et du même coup, l’immortalité devient une lutte, il faut se préserver de la mort. Ce mythe de l’androgyne se verrait aussi chez les Iraniens, les Indiens, les hébreux dans certaines traditions rabbiniques. La sexualité apporte la mort.

La mort devient alors une sanction, certains dieux, déchus ont alors à y faire face. Nous sommes alors devant ce paradoxe essentiel à savoir que les créateurs sont éternels mais que les créatures inférieures, y compris chez les Grecs, sont mortelles car soumises à la sexualité tout en assurant du même coup une certaine pérennité de leur existence de ce fait même. Immortalité de fait.

Le drame humain réside en cela.

Je me souviens d’un titre d’une publication de Willy Rozenbaum à propos du sida, « La vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible ».

La vie et la mort sont indissociables. Nous le savons.

Le fléau de Thèbes entrainé par la conduite d’Œdipe, dont lui-même ignorait les motivations, dans une certaine limite, est comparable à cette découverte du sida dont aussi bien les homosexuels que les hétéros sexuels ignoraient tout.

La vie d’Œdipe, marquée de l’ignorance, mais tout aussi bien d’une certaine droiture envers les lois de la cité, comme il l’a prouvé représente aussi bien la vie de tout un chacun, le drame d’être né et d’être confronté à ce mystère de la vie dans les lois indispensables de la vie en société. La fidélité aux lois de la cité n’empêche nullement de se confronter à ceux qui les détournent surtout à ceux qui se prennent pour la loi. Si Sophocle dans Œdipe à Colone  tend à démontrer que sa quête d’une vie est son propre salut, sa conciliation avec soi-même, dans les lois de la cité, il n’en démontre pas moins dans Antigone que le salut d’une vie   peut consister à les contrecarrer pour être fidèle à des devoirs ancestraux, familiaux, de donner une sépulture aux morts, n’oublions pas que l’être humain s’est constitué en tant que tel par le tombeau et le culte des morts.

Ne fais rien contre ta conscience même si l’état te le demande phrase d’Einstein, conseil de ce grand physicien à Oppenheimer dans le film éponyme. Le destin en a décidé autrement avec les conséquences que l’on sait et dont Oppenheimer s’est difficilement remis après Hiroshima. (Voir le film Oppenheimer).

Ce long détour pour illustrer combien cette éthique nécessaire à la conscience peut être au cœur de la problématique de toute personne respectueuse des lois.

Les romans policiers qui se respectent sont sensibles et conformes à ces exigences ils en sont les Hérauts. S’ils s’en détournent ils pourraient être accusés de pornographie intellectuelle à juste titre.

Que trouve -t-on dans les romans policiers et qu’est-ce qui fait leur attrait ? Qu’en serait-il de leur reflet d’une société et de son rapport aux lois ?

C’est à partir de ces questions que nous nous tournons vers le commissaire Maigret dont Simenon a réussi à imposer un nouveau style de héros : un personnage massif de stature imposante avec son goût pour les brasseries, la bière et la pipe. De plus il a une grande stabilité sentimentale car il est doté d’une épouse aux petits soins fière de son homme, s’inquiétant de lui et sachant glisser discrètement des propos avisés lorsqu’il arrive au commissaire de lui tenir quelques propos dans ses affaires en cours et lui faire part de ses angoisses et de la méfiance que lui inspire l’institution judiciaire. Avec lui Simenon a créé une atmosphère particulière du 36 quai des orfèvres dans un Paris des années 30 à 60, un Paris qui n’existe plus, où son héros s’attache à comprendre les hommes, criminels, victimes, complices, avec qui il entre en empathie. Ce qui intéresse Simenon est de créer une atmosphère à travers lui, un environnement. Maigret est quelqu’un qui s’imprègne qui se lie, qui trouve des indices dans les lieux fréquentés par ceux à qui il a à faire, là où se sont accumuler les frustrations, les désespoirs, les ambitions qui les poussent à l’acte criminel. Son souci est la recherche de la vérité, pas forcément la punition, il prend lui aussi, comme tout enquêteur qui se respecte pas mal de libertés avec les protocoles et les procédures. 

Simenon s’est plus intéressé à la personnalité de son commissaire qu’aux coupables car il y a mis beaucoup de lui-même. Il aurait voulu être juge, avocat confesseur, Maigret aurait voulu faire de la médecine et de la psychiatrie avant de devenir policier, il peut paraître parfois en tant que justicier, non pas en passant par un acte punitif, mais justement en ne faisant pas état de tout ce qui ferait chorus pour étayer la culpabilité de l’assassin dans sa recherche du mystère de tout être humain. Faisons un détour.

L’aumônier du roman de Jean Mecker de 1952,  Nous sommes tous des assassins avec le titre éponyme du film de Cayatte de la même année est secoué par un prisonnier sur le point d’être guillotiné. Ce prisonnier, le Dr Dutoit, assassin de sa femme, est révolté par le comportement de ce prêtre qui approuve la peine de mort comme un élément dissuasif pour d’autres et qui se refuse à donner l’absolution à celui qui ne la veut pas. Dutoit réplique qu’il ne croit pas à la confession donnée par la terreur, mais que refuser sa chance de repentir ou de réforme à un individu, cela s’ appelle un crime. Il a droit alors à la fameuse réponse de l’aumônier « Nous sommes tous des assassins, mais mon rôle consiste à me soumettre aux lois ».

Ici le héros est l’assassin, en ce sens qu’il dénonce la loi comme assassine. Pas de rédemption et la grâce possible n’est qu’un caprice aléatoire.

Le point qui le lie à Maigret est que la peine de mort est condamnable car aucune petite lumière ne peut en suivre.

Maigret n’est pas un anti-héros comme l’aurait voulu Simenon en le présentant comme un petit-bourgeois marqué par la modestie de ses origines mais, à mon sens un héros se voulant ordinaire et ne supportant pas les flonflons.

Le Dr Dutoit et Maigret étaient-ils des précurseurs de l’abolition de la peine de mort votée par Badinter en septembre 1981? On pourrait aisément y penser. Refusaient-ils l’un et l’autre confusément la logique dû au principe du c’est lui ou moi, ou plutôt du c’est lui ou la société ?

Son comportement est tout autre que celui que nous voyons des enquêteurs des romans suédois ou norvégiens ou islandais où de façon récurrente ceux-ci affirment que justice sera faite et que le coupable sera puni, manière de se porter garant de la sécurité de l’entourage de la victime. Nous ne trouvons pas dans les écrits de Simenon le descriptif détaillé des horreurs de l’acte criminel se voulant l’acte ultime de tortures les plus violentes ou les plus avilissantes pouvant durer des heures des jours, voire des mois. 

Aussi bien dans la Grèce des légendes que dans nos anciennes juridictions la peine de mort était requise, l’histoire des atrides se délecte dans la description des horreurs avec son infanticide célèbre ; Atrée, roi de Mycènes, sert à son frère au cours d’un banquet la chair de ses enfants lui révélant par un plat caché sous un linge, la tête et les bras de ses trois enfants, on dit que cela fut si horrible que le Soleil lui-même vacilla dans le ciel (dictionnaire amoureux de la mythologie). Les légendes grecques sont remplies d’horreurs, de crimes de toutes sortes, Héraclès tua lui aussi ses propres enfants. 

Cette violence n’aurait rien à envier à celle des romans contemporains des pays nordiques.

Nonobstant ces horreurs ce sont bien les dieux Grecs qui ont établi les prémices de la justice et le principe de la peine de mort. La mort socialisée est inscrite dans la mythologie.

Thémis était la déesse de la justice, deuxième épouse de Zeus, elle était chargée de juger en toute impartialité, sans partie pris concernant la position sociale du criminel. C’est la raison pour laquelle elle est représentée les yeux bandés.

Les criminels de l’Olympe étaient jetés dans le tartare, terre du dieu tartare où Hadès le dieu des enfers habitait.

Le génie grec, en la personne des filles de Thémis, Equité, Loi, Paix, créait l’idéal des sociétés évoluées dont nous nous flattons de faire partie. 

Pourtant le rapport à la mort était différent. La mort en principe ne concerne pas les dieux car ils sont immortels, cependant il existe une peine de mort qui consiste en une déchéance du statut de Dieu. Zeus seul a le pouvoir d’en décider. Il n’y a donc pas d’instance judiciaire, la mort est une punition de Zeus.

C’est la grande différence d’avec les mortels qui comme l’appellation l’indique sont inéluctablement destinés à mourir. Ils sont soumis à la pulsion de mort.

Qu’en est-il d’Héraklès ? 

En parcourant le livre de Luc Ferry intitulé Mythologie et Philosophie, à propos d’Héraklès dont il est dit qu’il a été conçu de Zeus et d’Alcmène dans le but de créer un défenseur contre les dangers, en quelque sorte, toujours dans la perspective d’une organisation sociale dont Zeus a la charge, il est responsable de l’ordre public, de cet ordre de l’Olympe qui veut mettre un barrage contre, dit-il, la puissance maléfique des puissances de destructions, ces  héritières des titans et titanes, les enfants terribles de Gaïa. Luc Ferry s’insurge contre le fait que la postérité l’ait retenu comme une sorte de héros de roman policier alors que son rôle était de contenir toutes les forces poussant à retrouver le chaos initial. On pourrait alors objecter à Luc Ferry que lutter contre les forces du mal pourrait être à interpréter comme lutter contre la pulsion de mort de notre cher Freud. Luc Ferry, philosophe remarquable et grand érudit de l’Olympe ne portait pas Freud dans son cœur. Mais il n’y aurait aucun inconvénient à examiner la problématique de la pulsion de mort à propos de la charge attribué à Héraklés d’aider Zeus dans le rôle qu’il s’est lui-même attribué d’organiser l’ordre social . C’est le cosmos contre le chaos. En contenant un retour au chaos, il préserve les forces de la vie que nous mettons du côté de la sexualité. Il maintient le privilège des immortels.

Cette façon d’aborder cette affaire est-elle alors aussi une façon d’envisager certaines facettes des romans policiers, un peu comme nous en parle Simenon quand il nous souligne les embarras de Maigret ? Peut-on mettre cette pulsion de mort qui est la tendance à baisser au maximum toutes les tensions de l’organisme afin de revenir à son origine, à son état premier de non-vie, sans se préoccuper de la complexité de l’être humain ?

Maigret est torturée par cette vision vertigineuse que le meurtre, l’élimination de la vie est au cœur de tout être humain, tout aussi bien pour soi-même que pour l’autre. Il a pu constater l’implication de la sexualité dans la majorité des meurtres et assassinats. Il n’a pas été effleuré par cette idée qu’on peut aussi parler de la sexualité comme pulsion de vie l’agressivité nécessaire à son combat.

 Une fois de plus avec la mythologie nous découvrons les mystères et la complexité des êtres humains.

De même nous pouvons penser que les auteurs et les lecteurs de romans policier sont sur ce même registre.

Contrairement à ce que diffusent les religions monothéistes, ce ne sont pas les Dieux qui ont créé les hommes mais bien l’inverse, les hommes du fait de leurs interrogations sur le mystère de la vie, sur la nécessité de survivre dans un univers infesté du langage ont établi une instance, la déité, qui ne pouvait que répondre par ce biais à donner une consistance à ce reste structural et incontournable qui résiste à la nomination et surtout à la compréhension. Ce que bien sûr Lacan a théorisé et avec lequel nous nous sommes familiarisés, Dieu est inscrit dans le fonctionnement même du langage. Gardons-nous de vouloir comprendre !!! Ce dieu peut-être aussi bien Eros que Thanatos.

La religion tend plutôt à nous faire accepter le fait de la mort dans ce paradoxe de nos temps modernes qui tend à esquiver la mort, à rendre les manifestations de deuil au minimum jusqu’ à exprimer que la mort est scandaleuse, surtout lorsqu’elle est accompagnée de souffrances et de graves dégradations. 

Elle serait presque une punition. La mort deviendrait-elle dans état d’esprit actuel une ananké qui nous plonge dans le désarroi bien que l’on sache parfaitement qu’elle est inéluctable ?

Le génie grec, auteur de la plus belle mythologie de notre monde occidental, aurait réussi ainsi, à créer un monde immortel rempli de toutes les aventures humaines en conservant ce privilège d’échapper aux affres de la sexualité, tout en la pratiquant, privilège de pouvoir batifoler en toute quiétude. Mais les mortels n’y échappent pas, ils sont dans l’inquiétude d’une lutte permanente.

On pourrait aussi exprimer, nous exclamer aussi, oui, nous sommes tous des assassins mais, Dieu merci, très peu finalement passent à l’acte. On peut retrouver Albert Camus : Un homme ça s’empêche.

 

ACTE, DÉCISION, ÉVÈNEMENT par Jean BRINI

ACTE, DÉCISION, ÉVÈNEMENT

Jean BRINI

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

Énigme

Je voudrais tout d’abord remercier Pierre Marchal et Michel Jeanvoine d’avoir initié ces journées sur un thème qui me paraît toujours aussi difficile, malgré l’abondante littérature qu’il a suscitée et qu’il suscite encore.Thème rétif à une compréhension disons « apaisée », telle que celle qui surgit lorsqu’en mathématiques on « démontre » un théorème, ou lorsqu’en physique on « explique » un phénomène. Cet apologue, ce sophisme, cette petite histoire des trois prisonniers reste pour moi quelque chose qui garde tous les caractères d’une énigme, et ceci à plusieurs égards :

Tout d’abord, il peut nous sembler dans un premier abord qu’on peut la considérer comme une « expérience de pensée », mais que la réalisation de cette expérience n’apporterait  aucun éclaircissement à sa compréhension. Comme l’a fait remarquer Fabrizio Gambini, au cours de la préparation de ces journées,

Si un directeur de prison avait l’idée de proposer a trois prisonniers ce qu’il a é propose aux trois prisonniers de l’apologue de Lacan, j’ai l’impression qu’ils resteraient en prison tous les trois.

Je veux dire par la que l’apologue ne se prête pas tellement a éclaircir l’espace de l’intuition supporte par la logique, malgré le fait qu’il semble parler exactement de ça. Plutôt c’est du fonctionnement subjectif qu’il s’agit, et le sujet, ça nous le savons,  n’a pas d’intuitions.

L’expérience de pensée serait donc, d’une manière ou d’une autre « mal pensée ». Un peu comme une question « mal posée », comme peut l’être par exemple la question : « pourquoi un miroir inverse-t-il la droite et la gauche et pas le haut et le bas ? ». Mais alors, ou est-ce que ça cloche ? Énigme.

Ensuite, Jean-Jacques Gorog dans un article de 2006 cite une conversation avec Lacan datant de 1966 où celui-ci :

se reproche a l’occasion de ne pas avoir donne a son apologue […] tout le développement qu’il aurait mérite a ses yeux :

« Je suis encore très loin – dit Lacan – de pouvoir l’aborder comme je pourrai le faire dans le futur avec toute l’ampleur que cela implique. »

« J’ai introduit une nouvelle dimension dans le temps logique, celle de la « précipitation identificatoire », comme ce qui s’autodétermine dans le fond et qui ne peut s’exercer que d’une certaine manière que j’appelle le a-temps logique. […]

« Je m’en sers toujours comme d’un ustensile rudimentaire mais nouveau qui s’applique assez bien a sa fonction. Je ne prétends naturellement pas avoir fait toutes les constructions nécessaires »

Nous serions bien sûr, bien contents si Lacan nouas avait informé des constructions nécessaires qu’il avait en tête pour rendre compte de son apologue « avec toute l’ampleur que cela implique » ! Il est peu probable qu’il l’ai fait, en tout cas de manière explicite. Le travail important, effectué par Eric Porge, de « pistage » et de repérage des diverses références et des divers compléments dispersés dans l’oeuvre de Lacan à propos de son sophisme, ne nous permet pas – à mon sens – de conclure que nous possédons ces « constructions nécessaires ». Mais peut-être suis-je là simplement en train de témoigner de mon incapacité à faire bon usage des formalisations que Lacan nous a laissées, topologie des surfaces, mathèmes des discours, topologie des nœuds, etc. Nous pourrions attendre de ces journées qu’elle nous fassent avancer sur ce point.

Alexandre Grothendieck, dans son ouvrage monumental Récoltes et semailles parle à de nombreuses reprises des conditions du travail du mathématicien, et il m’a semblé que nous pourrions nous inspirer, pour remettre sur le métier le « petit sophisme personnel » de Lacan, par le passage suivant :

« Prenons par exemple la tâche de démontrer un théorème qui reste hypothétique  quoi, pour certains, semblerait se réduire le travail mathématique). Je vois deux approches extrêmes pour s’y prendre. L’une est celle du marteau et du burin, quand le problème pose est vu comme une grosse noix, dure et lisse, dont il s’agit d’atteindre l’intérieur, la chair nourricière protégée par la coque. Le principe est simple : on pose le tranchant du burin contre la coque, et on tape fort. Au besoin, on recommence en plusieurs endroits différents, jusqu’a ce que la coque se casse et on est content. […]. Je pourrais illustrer la deuxième approche, en gardant l’image de la noix qu’il s’agit d’ouvrir. La première parabole qui m’est venue a l’esprit tantôt, c’est qu’on plonge la noix dans un liquide émollient, de l’eau simplement pourquoi pas, de temps en temps on frotte pour qu’elle pénètre mieux, pour le reste on laisse faire le temps. La coque s’assouplit au fil des semaines et des mois – quand le temps est mûr, une pression de la main suffit, la coque s’ouvre comme celle d’un avocat mûr à point.

Ou encore, on laisse mûrir la noix sous le soleil et sous la pluie et peut-être aussi sous les gelées de l’hiver. Quand le temps est mûr c’est une pousse délicate sortie de la substantifique chair qui aura percé la coque, comme en se jouant – ou pour mieux dire, la coque se sera ouverte d’elle-même, pour lui laisser passage. […] Le lecteur qui serait tant soit peu familier avec certains de mes travaux n’aura aucune difficulté à reconnaître lequel de ces deux modes d’approche est “le mien” . »

Notre propos se bornera donc à travailler dans le sens de la deuxième approche. Il s’agira pour nous de préparer la suite de nos cogitations en contribuant à la confection de ce liquide émollient susceptible de nous ouvrir à une compréhension plus correcte de cette histoire des prisonniers quoiqu’elle puisse être, expérience de pensée, apologue ou sophisme.

Je souhaite donc vous livrer quelques remarque sur ce qui pourrait constituer ce « liquide »  en rouvrant quelques questionnements connexes entourant cette histoire.

Ruse interdite!

L’article de Lacan, rappelons-le, paraît pratiquement en même temps que le livre de Von Neumann et Morgenstern qui marque le début du développement de la théorie des jeux. Il semble certain que Lacan fondait de notables espoirs sur cette théorie pour formaliser, voire mathématiser ce qu’il en serait d’une certaine forme d’intersubjectivité. En témoignent par exemple ce passage de « La science et la vérite » :

Dans la théorie des jeux, on profite du caractère entièrement calculable d’un sujet strictement réduit a la formule d’une matrice de combinaisons signifiantes

ou encore ce qu’il dit dans le discours de Rome :

Mais la mathématique peut symboliser un autre temps, notamment le temps intersubjectif qui structure l’action humaine, dont la théorie des jeux dite encore stratégie, [qu’il vaudrait mieux appeler stochastique] commence a nous livrer les formules.

Une première approche serait donc de considérer l’affaire des trois prisonniers comme un jeu dont on connait les règles et qu’il s’agirait de formaliser. Or dans cette perspective, une remarque est qu’une partie de la règle du jeu proposé est totalement passée sous silence dans le texte de Lacan, et dans la plupart de ses commentaires. Cette règle pourrait être désignée par le terme d’exclusion de la ruse.

En effet, dès qu’on admet que les agents concernés sont susceptibles de ruse, il est tout à fait légitime de raisonner comme suit :

A voir deux noirs, je sais que je suis blanc, certes. Mais dois-je pour autant m’élancer vers la porte, informant par la mes deux adversaires de ma certitude ? Certainement pas ! Il suffit en effet que l’un des deux autres se déplace plus rapidement que moi, me rattrape puis me dépasse, pour que l’avantage que je tirais du fait de voir deux noirs soit annule.

De la même façon, l’argumentation « de pure logique » qui est requise par la règle pour que le directeur accepte la sortie d’un prisonnier comme légitime sera toujours formulée sous un forme du type : « j’ai vu que les autres portaient des disques de telle ou telle couleur, et faisaient ceci ou cela » à quoi le directeur pourra toujours répondre : « Comment savez vous que tout ceci et cela, les autres ne l’ont pas fait dans le but de vous tromper et de vous induire a franchir la porte avec une fausse certitude ? »

Car enfin, à ce jeu, il peut nous sembler qu’il y a deux manières de gagner : franchir la porte avec une argumentation qui tienne, ou induire l’autre à la franchir avec une certitude erronée. La règle implicite, dans ce jeu, est donc une certaine forme de sincérité qu’il est demandé aux joueurs de respecter. Nul, dans ce jeu, n’est autorisé à entamer un déplacement ( s’élancer, suspendre son élan, accélérer, ralentir, voire simplement rester immobile) dans le but d’induire ses codétenus en erreur quant au disque qu’ils portent.

Le lecteur se convaincra aisément du fait que si cette règle non formulée n’est pas supposée, aucun des raisonnements proposés par Lacan ne tient. Le jeu se ramène à une variante du jeu de pair-impair où celui qui sort ne peut en aucun cas justifier sa décision par un argument autre que probabiliste, ce que Lacan interdit explicitement dans son texte.

Mais voyons cela de plus près : de quelle sincérité s’agit-il ? Il me semble qu’on peut pointer simplement le lieu de cette sincérité nécessaire : elle concerne la conversion d’une conviction en action, ou encore en d’autres termes l’obligation de faire signe. Il est interdit aux prisonniers de communiquer entre eux, mais il leur est obligatoire de traduire leur conviction, la connaissance qu’ils pensent avoir à l’instant t de la couleur du disque qu’ils portent par un mouvement : s’élancer vers la porte. De la même façon, lorsqu’au deuxième temps de la solution « dansée » proposée par Lacan chacun voit les autres s’élancer du même1 pas, le fait qu’il est dès lors plongé dans l’incertitude doit le conduire à suspendre son élan, traduisant là encore son doute par un signe, perceptible aux autres. On le voit, chaque étape de la solution du sophisme telle que présentée par Lacan suppose des « agents sincères », qui traduisent leur état de connaissance par une action, sans le filtre que pourrait constituer une quelconque intention.

De la même façon, les raisonnements prêtés aux joueurs sont tous fondés sur une certaine forme de confiance dans le fait que les signes observés par les uns chez les autres traduisent vraiment leur état de connaissance. Cette confiance est au fondement de l’ensemble du développement de Lacan.2 Elle est à l’origine de ce qu’on pourrait appeler un court-circuit entre :

  • la connaissance que l’agent possède (ou croit posséder) de son état et
  • la décision qu’il prend de s’élancer ou, plus tard, de suspendre son élan
  • l’acte concret de s’élancer ou de suspendre son élan

Gardons donc pour le moment à l’esprit cette première remarque : Pour que le dispositif fonctionne, nous devons demander aux agents impliqués d’être de bonne foi dans leurs manifestations. C’est ce qu’on pourrait appeler, comme dans une démonstration mathématique, un postulat : celui de la bonne foi, corrélatif de la confiance.

Pourquoi pas 2 ?

Une seconde remarque, toujours en se situant dans le contexte de la théorie des jeux est que rien, a priori ne nous oblige à traiter le problème à 3 prisonniers.

Lacan nous indique en effet expressément que le problème est de structure récurrente : 

       3 prisonniers, 3 ronds blancs, 2 ronds noirs, 2 scansions

       4 prisonniers, 4 ronds blancs, 3 ronds noirs, 3 scansions,

       n prisonniers, n ronds blancs, n-1 ronds noirs, n-1 scansions

Mais rien n’empêche dans une perspective strictement logique, de descendre à :

        2 prisonniers, 2 ronds blancs, 1 rond noir, 1 scansion,

qui nous semble être le problème « nucléaire ». Illustrons cela, en nous calquant sur le texte de Lacan:

Le directeur appelle 2 prisonniers, leur présente 2 ronds blancs et un rond noir, et leur dit

« etc … »

La solution parfaite s’énonce : au bout d’un certain temps, les deux prisonniers s’élancent et franchissent la porte en même temps et déclarent : « Je suis blanc, car si j’étais noir, l’autre aurait conclu sans délai qu’il était blanc et se serait élancé. Comme il ne l’a pas fait, j’en ai conclu que j’étais blanc. »

La solution scandée (dansée) s’énonce : au bout d’un certain temps, les deux s’élancent, convaincus d’être des blancs, pour la raison ci-dessus. Mais chacun puise dans le mouvement de l’autre une raison de douter de sa conclusion. Il suspendent donc leur élan. Puis, chacun réalise que l’hésitation de l’autre prouve que celui-ci peut douter de la couleur du disque qu’il porte, ce qui ne peut arriver que s’il a vu un blanc. Chacun repart donc, convaincu définitivement cette fois, d’être un blanc.

Les trois temps isolés par Lacan, qui constituent à notre sens la trouvaille de base de Lacan dans cet article, sont parfaitement repérables dans le scénario à 2 prisonniers :

L’instant de voir

est le temps qu’il faut au sujet, mais aussi bien à une machine, à un robot qui peut lui être substitué, pour mettre en œuvre les conséquence d’un énoncé intemporel qui est ici :

à voir un noir, on sait qu’on est un blanc. On s’élance donc sans délai

Le temps pour comprendre

est celui qu’il faut au sujet (cette fois plus tout à fait assimilable à une machine logique, plutôt au sujet réciproque de l’identification paranoïaque) pour mettre en œuvre les conséquences de l’énoncé suivant :

Celui qui voit un blanc ne sait pas la couleur du disque qu’il porte. Il ne peut donc s’élancer sans délai.

Il ne s’élancera qu’après un certain temps.

Le moment de conclure

est le moment d’émergence du sujet véritable : celui qui réalise que le temps qu’il convient d’attendre avant de s’élancer (parce qu’il voit un blanc, ne l’oublions pas) doit être à la fois :

  • aussi long que possible pour qu’il soit vraiment sûr que l’autre suspend son départ, et n’est pas simplement un peu lent dans sa physiologie nerveuse, musculaire, etc 3
  • aussi court que possible, afin de ne pas être pris de vitesse par l’autre, et du coup replongé dans l’incertitude, voire dans l’erreur

La scansion suspensive survient après cet événement improbable mais néanmoins imaginé par Lacan, qui est le départ simultané des deux prisonniers. Elle est logiquement suivie par le départ, cette fois définitif des deux prisonniers vers la porte.

Par ailleurs, le caractère d’ « enchâssement » (en poupées russes) des différents problèmes à 2, 3, … n prisonniers peut s’illustrer en développant l’activité développée au moment des temps pour comprendre : de la façon suivante :

2. prisonniers :

Chacun d’eux pense (temps pour comprendre )

« si j’étais noir, l’autre (que je sais blanc) partirait immédiatement »

 3. prisonniers :

Chacun des trois pense :

       « si j’étais noir, chacun des deux autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, l’autre (que je sais blanc) partirait immédiatement » »

 4. prisonniers :

Chacun des quatre pense :

       « si j’étais noir, chacun des trois autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, chacun des deux autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, l’autre (que je sais blanc) partirait immédiatement » » »

n. prisonniers :

Chacun des n pense :

       « si j’étais noir, chacun des n-1 autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, chacun des n-2 autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, l’autre (que je sais blanc) partirait immédiatement »… »

Il y a donc bien au moins un aspect de l’expérience de pensée proposée par Lacan qui commence non pas à 3 mais à 2 prisonniers.

Il nous semble que la ternarité nécessaire du « tres faciunt collegium » se situe très précisément au delà de ce que nous avons jusqu’ici considéré, à savoir des agents astreints à un comportement rationnel asservi à des règles. Ce qui, à notre sens fait le nerf de l’apologue de Lacan, est ce qu’il dit du surgissement d’un sujet dans la hâte, de la conversion d’un agent rationnel en sujet, lorsque le signe constitué par son mouvement (élan ou suspension) se convertit en signifiant.

Connaissance commune ?

Une troisième remarque qui mérite à notre sens d’être ajoutée au dossier est que le sophisme proposé par Lacan en 1945 a été étudié de près par les théoriciens des jeux et a donné lieu à de nombreux développements, notamment ceux de l’école de Robert Aumann (prix Nobel d’économie 2005). La théorie développée par Aumann est centrée autour de l’idée que les processus collectifs sont gouvernés par ce qu’il désigne comme « Common Knowledge » : la connaissance commune4. Pour résumer, la connaissance commune est ce qui non seulement est su de tous, mais aussi ce dont tous savent que tous le savent. Pour des raisons strictement logiques, Aumann est conduit à associer à ce corps de connaissances communes un sujet, qu’il considère comme un agent de nature identique aux autres participants au jeu5.

Il est intéressant d’examiner le traitement que fait subir cette théorie au problème proposé par Lacan.

Sans entrer dans le détail de la théorie, Aumann et ses élèves proposent une version pacifiée de l’apologue, sous la forme suivante :

Le directeur de la prison est maintenant un meneur de jeu qui énonce la règle :

« Vous pouvez chacun avoir, sur le dos un rond blanc ou noir. Dans une heure, vous me remettrez une enveloppe dans laquelle vous aurez glissé une feuille sur laquelle vous aurez écrit votre opinion sur la situation : soit « je sais » si vous croyez connaître la couleur du rond que vous portez, soit « je ne sais pas » en cas contraire. Je lirai alors publiquement le contenu de vos réponses, et vous me donnerez à nouveau vos opinions par écrit l’heure suivante. » Le jeu continue jusqu’à ce que l’un au moins d’entre vous écrive « je sais » sur sa feuille. Il sera alors entendu pour qu’il présente les justifications logiques de sa position.

Le jeu commence par une annonce du meneur qui dit : « L’un au moins d’entre vous a un rond blanc sur le dos ». Comme chaque protagoniste porte un rond blanc, le jeu se poursuit ainsi6 :

    • Au bout d’une heure, les trois joueurs annoncent : « je ne sais pas », information qui est désormais publique
    • Au bout d’une deuxième heure, les trois joueurs annoncent : « je ne sais pas », information qui est désormais elle aussi publique
    • Au bout d’une troisième heure, les trois joueurs annoncent tous : « je sais », et le jeu est terminé sans hâte ni scansion, mais aussi sans gagnant.

La question qui me paraît digne d’intérêt ici est la suivante : que se passe-t-il exactement, lorsqu’on passe de l’abord lacanien du problème à sa version « bien ordonnée » par la théorie des jeux, pour que l’aspect dramatique de l’apologue lacanien se trouve ainsi pacifié ? Qu’avons nous abandonné en route pour qu’une descente logique que Lacan nous montre gouvernée par la hâte et l’hésitation se transforme en un processus bien tempéré progressant à pas comptés vers une vérité commune et sans faille ?

Plusieurs points nous paraissent importants :

Le premier réside dans le découpage artificiel du temps. Dans l’apologue lacanien, aucun besoin de découper le temps en étapes successives. Chaque prisonnier décide à sa guise quand il est temps de partir. Dans le jeu formalisé, en revanche, chacun remet son enveloppe à l’heure dite.

Le second réside dans l’obligation faite, dans le jeu « bien tempéré », de déclarer publiquement son état de connaissance par écrit de surcroît ! Le résultat est que par étapes, ce que chacun savait devient connu de tous, versé, selon Aumann dans le « pot commun » du common knowledge .

Il n’est certainement pas indifférent de remplacer un geste, s’élancer, suspendre son mouvement, par une déclaration écrite, lettre morte qui ne peut plus que faire signe, puisque son sens est absolument univoque, réduit au pur système de signalisation binaire : « je sais » ou « je ne sais pas».

On remarque en effet qu’à l’inverse, dans le jeu lacanien, lorsque l’un des prisonniers s’élance, que ce soit la première ou la deuxième fois, il ne peut jamais être totalement sûr de son fait. Il s’agit d’un mouvement qui résulte nécessairement d’une certitude incomplète, obérée par la question « ai-je attendu assez longtemps pour être sûr que les autres ont vraiment attendu ? ». On peut d’ailleurs montrer que l’alternative entre certitude et victoire est ici exactement superposable à l’alternative entre la bourse et la vie que Lacan utilise comme exemple pour définir l’aliénation.

Le fait qu’un prisonnier s’élance est donc un authentique signifiant : il peut avoir au moins deux sens différents, et représente ainsi un sujet pour un autre signifiant.

En revanche, la déclaration, publiée à heure fixe « je ne sais pas » aurait pu être rédigée par une machine : une analyse logique de l’information disponible suffit, seul l’instant de voir, associé à un petit temps de calcul est ici en jeu.

Enfin, il n’est pas indifférent de noter la différence d’enjeu entre les deux versions du problème :

    • dans l’apologue lacanien, la liberté, celle qui est là-bas, derrière la porte qu’il s’agit de franchir est bien le moteur de l’affaire. Jean-Paul Hiltenbrand a en son temps défini le transfert comme un affect gouverné par un objet. On peut nous semble-t-il avancer que c’est ici la hâte qui tient lieu de cet affect, gouvernée qu’elle est par l’objet liberté. Et bien sûr, elle affecte tous les joueurs également, quel que soit leur nombre : le transfert traverse la foule.
    • En revanche, l’enjeu du jeu logicisé, même si l’on peut toujours supposer qu’il existe, reste en marge des règles : il s’agit ici essentiellement de réaliser un accord entre des partenaires, relativement à la connaissance de ce qui est, à la vérité. On peut observer ici à quel point une visée qui serait de pure vérité a pour conséquence une mise à l’écart simultanée de l’objet en jeu, du sujet en tant que présence réelle, et partant, de son désir. C’est en ce point que se repère, me semble-t- il un écart irréductible entre science et psychanalyse.
Physiologie de la décision ?

Pour terminer cette exploration de quelques composantes de ce « bain émollient » que je souhaitais vous proposer pour y plonger cette affaire des trois prisonniers, je voudrais évoquer quelque chose dont il me paraît surprenant qu’on ne l’évoque pas plus souvent quand il s’agit de la hâte.

Depuis les expériences séminales de Helmut Kornhuber et Lüder Decke (1965) reprises par Benjamin Libet (1980) et par de très nombreux autres chercheurs, nous savons avec certitude, par des observations de notre activité cérébrale, que le processus présidant à une action motrice volontaire se déroule de façon extrêmement paradoxale et contre-intuitive.

Pour le dire simplement, une action motrice à l’instant t est précédée par une décision consciente à l’instant t-τ, ce qui semble « logique », mais cette décision est elle même précédée de plusieurs secondes (!) par des événements observables dans l’activité corticale du sujet, qui :

    • se déroulent à l’insu du sujet
    • permettent à celui qui les observe d’anticiper la décision qui sera prise ultérieurement.

Tout se passe comme si contrairement à ce que nous croyons, « nous ne faisons pas ce que nous voulons, mais nous voulons ce que nous faisons »7. Le fait que nos actes sont précédés et causés par une décision serait une pure illusion. Ce qui présiderait à nos mouvements (par exemple élan, puis suspension, puis redépart, pour un des prisonniers) serait – pour ces chercheurs – un événement essentiellement non-conscient précédant de loin l’assomption par le sujet de cet événement en tant que décision.

Ces observations ne sont certes pas pour étonner les psychanalystes. Nous savons faire la différence entre le moi et le sujet. La question subsistant seulement de préciser la relation entre ces observations et ce qui relève de la robuste trilogie dégagée par Lacan

(instant de voir, temps pour comprendre, moment de conclure) et aussi les transformations dont elles sont susceptibles lorsqu’un affect comme la hâte est en jeu8.

Après ce petit parcours de quelques questions qui restent – j’en suis conscient – à la périphérie de problèmes soulevés par l’apologue proposé par Lacan, je n’ai pas le sentiment d’avoir clarifié les choses. Simplement peut-être d’avoir accentué ce qui rend cet apologue si attachant, à savoir la façon dont il met en lumière l’écart entre :

    • une formalisation logico-scientifique, écriture univoque faite de signes permettant de rendre compte de ce qui peut s’écrire de nos comportements et
    • une formalisation … comment pourrions nous la qualifier ? Psychanalytique ? Lacanienne ? … qui travaille avec des signifiants toujours équivoques pour rendre compte d’un sujet collectif, jamais localisé dans un individu et de ses manifestations essentiellement intermittentes : surgissement et aphanisis.

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  1. Nous laissons de côté pour l’instant la question de savoir ce que c’est que ce « même ».
  1. Notons que c »est aussi cette confiance minimale qui, lorsqu’elle fait défaut, rend toute relation diplomatique impossible, que ce soit entre individus, entre institutions ou entre États.
  1. Dans le dossier de préparation de ces journées, j’avais inséré – une facétie! – le poème de Samivel « Le bloc et l’androsace » qui illustre jusqu’à la caricature le décalage temporel pouvant exister entre deux être supposés néanmoins tous deux parlants. Je ne résiste pas à vous donner la chute du poème en question :Le bloc resta longtemps impassible et muet. Puis, rompant tout à coup le crystal des silences :« Petite sœur, dit-il, je vis… je vois… j’entends… » Mais quand il acheva ce morceau d’éloquence L’androsace était morte au moins depuis cent ans.
  1. Dans cette théorie, pour des raisons essentiellement linguistiques, aucune différence n’est faite entre connaissance et  savoir.
  1. Certains auteurs ont posé dans les années 80 la question de savoir dans quelle mesure on pouvait assimiler le sujet de la connaissance commune au grand Autre Lacanien. Voir par exemple : J.M.Lasry Le common Knowledge Ornicar ? N°30, p 75, 1984
  1. Le lecteur reconstituera aisément l’argument logique fondant à chaque étape les réponses des agents.
  1. C’est la formule lapidaire proposée par Wolfgang PRINZ dans « Der Mensch ist nicht frei. ein Gesprach », dans Christian GEYER (éd.), Hirnforschung und Willensfreiheit. Zur Deutung der neuesten Experimente, Francfort, Suhrkamp, 2004, p. 22.
  1. Il nous paraît difficile d’admettre que les décisions prises par un joueur de tennis de table soient prises (cérébralement parlant) plusieurs secondes avant qu’elles ne soient traduites en actes.

Les temps de l’angoisse par Pierre AREL

LES TEMPS DE L’ANGOISSE

Pierre AREL


JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

 

Dans le temps pour comprendre, chacun doit soutenir une hypothèse fausse qu’il attribue à l’autre. Ce qu’il a à comprendre pour arriver à une conclusion, c’est que cette hypothèse est fausse, et que c’est son hypothèse et non celle de l’autre. Ceci implique que pour soutenir une conclusion, il lui faut laisser tomber deux choses :

– d’une part que c’est l’autre qui sait

– d’autre part que son hypothèse n’est pas vraie, et que donc elle est caduque, elle tombe.

Nous avons affaire, à la charnière entre le temps pour comprendre et le moment de conclure à un temps d’angoisse qui est le temps qui précède la cession de l’objet. C’est ce que dit Lacan dans la dernière leçon de son séminaire sur l’angoisse où il pose la question de savoir de quoi l’angoisse doit être considérée comme le signal. À quoi il répond que « l’angoisse se situe à un niveau, à un moment antérieur à cette cession de l’objet. Il ajoute que l’angoisse se manifeste sensiblement dès le premier abord comme se rapportant, et d’une façon complexe, au désir de l’Autre, alors que je ne sais pas quel objet petit a je suis pour ce désir. » (3/7/1963)

Bien des éléments permettent de soutenir que ce temps charnière entre le temps pour comprendre et le moment de conclure est aussi celui de l’angoisse, c’est-à-dire du temps antérieur à la cession de l’objet. Un des arguments les plus solides est que ce temps-là est celui d’une décussation entre ce qui se passe du côté de l’Autre et de mon côté.

Vous voyez sur ce schéma à l’étage du haut, que l’on peut considérer comme un temps, que le sujet bien installé de son côté a affaire à un Autre tout aussi bien installé de son propre côté. Ce qui se produit entre les deux a à voir avec la jouissance, sans que le sujet ne sache ce que l’Autre lui veut ni quel objet participe à cette jouissance. Quoi qu’il en soit, cette production de jouissance connaît des ratés, ce que le sujet peut éprouver dans son corps sans pouvoir dire dans un premier temps ce qui suscite ces désagréments, qui sont les désagréments de l’angoisse. C’est à partir de ces ratés de la jouissance que peuvent surgir, dans un temps nouveau, les questions sur ce que veut l’Autre et sur la validité de la réponse que le sujet croit apporter à ce manque. Le manque de l’Autre devient ainsi une question pour le sujet, d’où cette décussation puisque ce manque passe du côté du sujet, ce que Lacan appelle mon côté, dans le même temps où il fait passer le sujet au champ de l’Autre.

Tout au long de ce séminaire Lacan fait entendre que non seulement l’angoisse est à repérer dans la topologie des rapports du sujet à l’Autre, avec cette décussation entre le côté du sujet et le côté de l’Autre qui mérite aussi d’être considéré par rapport à la topologie du mur mitoyen opposé à la topologie du sujet dans un rapport mœbien à l’Autre, mais à la toute fin de ce séminaire il précise, ce qui est implicite jusque-là dans ce tableau qui inscrit les étapes qui font passer le sujet de la jouissance au désir en franchissant l’angoisse, à savoir que l’angoisse comporte une dimension temporelle dont l’intérêt majeur est qu’elle nous signale le temps antérieur à la cession de cet objet si important à repérer dans la pratique analytique, l’objet petit a cause du désir.

Il y a une topologie de l’angoisse de laquelle nous ne pouvons pas dissocier sa temporalité particulière qui partage beaucoup avec la temporalité du temps logique.

Repérer cette temporalité dans la cure analytique nous permet de mettre en perspective des éléments qui sans cela pourraient nous paraître disparates, et de repérer beaucoup plus facilement les moments de surgissement d’éléments nouveaux, d’éléments qui n’étaient pas déjà là antérieurement. Un des intérêts majeurs du temps logique est de nous faire suivre la genèse d’une solution qui n’existait pas antérieurement. La solution n’était pas présente dans la synchronie des symboles disponibles au temps de départ.

Il y a à garder en tête qu’une cure analytique peut permettre de trouver une solution qui n’était pas déjà là. Cette absence de solution est là dès les entretiens préliminaires, et joue un rôle tout au long d’une cure. Dans le corps à corps des entretiens préliminaires, il est important de dégager ce point d’absence de savoir tant du côté de l’analyste que de l’analysant, si nous voulons que le travail de la cure puisse commencer. Nous sommes souvent sollicités lors des entretiens préliminaires à produire un savoir, que nous n’avons pas, sur ce qui ne va pas chez celui qui s’adresse à nous. Dans le séminaire sur L’envers de la psychanalyse, Lacan dit très bien que c’est l’analyste qui invite le sujet à passer du côté du sujet supposé savoir en le laissant prendre la parole. Ce qui déjà participe à cette décussation entre mon côté et le côté de l’Autre, et contribue à commencer à mettre une barre tant sur l’Autre que sur le sujet.

L’angoisse est présente dans l’analyse, ce qui peut s’entendre dès la prise de rendez-vous au téléphone. Celui qui vient demander de l’aide à un psy se présente alors comme étant dans une période de crise dont il fait un récit, une historisation qui remonte plus ou moins loin dans le temps et lui sert d’explication, lui fournit une cause à ce qui lui arrive. Cette historisation peut aller du récit très court de ce qui a pu constituer un accident, un heurt récent qui sert à lui tout seul d’explication à ce qui ne va pas, au récit long de l’histoire d’une vie ponctuée de divers événements vécus eux-mêmes comme des heurts ou des accidents.

Ce deuxième cas de figure, où l’historisation est plus ample, peut nous paraître une situation plus favorable pour la mise en place d’un travail analytique, puisque nous pouvons considérer que dans ce cas-là un certain temps pour comprendre a déjà été élaboré. Mais néanmoins la présence de cette historisation ne suffit pas, loin de là, à assurer que le transfert de travail se mette en place. Dans son séminaire sur l’angoisse, leçon du 23/1/63, Lacan parle de l’acting out comme d’une amorce de transfert, et ajoute que c’est un transfert sauvage, un transfert sans analyse. C’est là qu’il pose la question de savoir comment ce transfert sauvage on peut le domestiquer : « comment faire rentrer les éléphants sauvages dans l’enclos, et le cheval, comment on le met au rond, là où on le fait tourner dans le manège ? » C’est-à-dire, pour en revenir à notre apologue du temps logique, comment faire pour que celui qui s’adresse à nous veuille bien jouer le jeu des devinettes qui pourraient le conduire à trouver non pas quel rond il a sur le dos, mais quel objet il peut être pour le désir qu’il suppose à l’Autre ?

Je vais prendre un petit exemple clinique, une situation où la présence d’une histoire ancienne très élaborée n’a pas constitué un élément suffisant pour faire entrer le cheval dans le rond. C’est une jeune femme qui m’appelle en me disant qu’elle souhaiterait que je lui fasse un certificat concernant un diagnostic d’hypersensibilité sur fond de troubles du spectre autistique. Elle m’a dit cela au téléphone, à quoi j’ai répondu que je ne fais jamais de certificats dans de telles conditions. A quoi elle me rétorque qu’elle souhaite quand même avoir un rendez-vous pour m’exposer la situation. Je la reçois et elle se lance dans l’histoire de sa pathologie, sans revenir sur sa demande de certificat. Pendant plusieurs entretiens, elle me parle de cette hypersensibilité qu’elle a connue dès son enfance et qui sans nuire à sa scolarité ont rendu difficiles toutes ses relations sociales. Elle venait de terminer ses études, avec une certaine réussite, et ses débuts dans la vie professionnelle étaient une catastrophe en raison de ce qu’elle appelait son hypersensibilité, qui était de fait une présence très forte de l’angoisse. La moindre anicroche à ce qu’elle considérait comme la marche du monde déclenchait chez elle rumination et angoisse jusque très tard dans la nuit. Bien sûr elle était épuisée tant par sa vie professionnelle que par ses relations sociales. Elle vivait dans une collocation avec trois autres femmes. Se disant elle -même asexuelle, ses relations avec elles qui rangeaient leur vie sous l’une des nombreuses lettres L.G.B.T.Q.I.A… étaient particulièrement compliquées, en raison surtout de l’intransigeance de leurs demandes et de la sensibilité qu’elles pouvaient manifester les unes comme les autres dès lors que la réponse ne convenait pas. Bref c’était très très compliqué. Elle a parlé aussi de la relation qu’elle a avec ses parents, qui se sont mis au service de sa demande dès lors qu’ils ont décidé de rester ensemble alors que plus rien de l’amour et du désir n’existait entre eux. Dans ces différents registres historiques, il s’entendait bien ainsi que sa demande hypertrophiée la conduisait aux déconvenues les plus cruelles et à éprouver une angoisse particulièrement forte.

Aussi ce qui devait arriver arriva, elle revint sur sa demande première de certificat à laquelle je répondis par un refus, à la suite de quoi elle passa son chemin et ne revint plus jamais me parler de son hypersensibilité.

Elle a refusé d’entrer dans le manège du transfert de l’analyse, et est restée dans le transfert sauvage de cette demande qui revient tôt ou tard à se boucler sur le besoin, dans ce qui vient constituer une holophrase.

Cette situation, somme toute banale, se joue autour de ce temps de l’angoisse antérieur à la cession de l’objet. Ce qu’elle ne lâche pas ici, c’est ce diagnostic qui est un autodiagnostic, mais pas que auto puisqu’elle est allée le chercher chez un Autre qui n’est pas très contrariant avec la demande, puisqu’elle a fait son diagnostic à partir de ses lectures sur Internet. 

Si l’on rapporte cela au temps logique, nous pouvons situer son refus tant du côté de ce qui se passe à l’instant du regard qu’au niveau du temps pour comprendre. 

Ce qu’elle refuse dans le temps de l’instant du regard, c’est le déjà là du directeur de la prison dont le lexique est limité, pris dans un ensemble fini de termes. Il y a chez elle comme chez beaucoup de ses contemporains ce refus marqué de tous les savoirs antérieurs, des textes et des histoires qu’elle estime illégitimes tant pour rendre compte de son rapport au travail qu’à la sexualité.

Ce qu’elle refuse du temps pour comprendre est à situer du côté de son refus de prendre en compte ce qui rate, les scansions suspensives que sa fuite radicale empêche de prendre pour des éléments signifiants. Même si elle accepte de faire un pas de deux avec un psychiatre, ce ne peut être que pour le faire réfléchir et accéder à ce qu’elle dit être, quelqu’un qui n’est pas apte au travail et à la sexualité, et qui réclame que l’autre subvienne à ses besoins à vie. Il ne fait aucun doute qu’elle obtiendra gain de cause pour cela. Le prix à payer de cette entourloupe est élevé si l’on considère qu’elle risque fort de végéter entre jouissance et angoisse comme elle l’a fait tout au long de sa courte existence.

Si ce que je vous dis là n’est pas trop erroné, la mise au rond du demandeur fait de lui un analysant qui accepte à la fois de mettre en question ses hypothèses premières et de s’en remettre au hasard des associations libres. Ça n’a l’air de rien, mais l’acceptation de s’en remettre à l’association libre est quelque chose qui fait horreur à plus d’un, ne serait-ce que parce que cela oblige à renoncer à une approche logico-déductive qui permet d’isoler une cause à partir de ses antécédents. Ce qui supposerait que tout système formel permet avec les éléments en présence de trouver la réponse, et donc que la réponse est déjà là et qu’il suffit d’aller la chercher là où elle est. Alors que l’association libre invite à s’en remettre au hasard de la rencontre de chaînes signifiantes hétérogènes, aux trébuchements de la parole qui viennent ouvrir des questions là où il n’y en avait pas, c’est-à-dire là où le récit tourne en rond.

Faire rentrer le cheval dans le rond ne suffit pas pour qu’un travail analytique se mette en œuvre. Le manège risque de tourner en rond ou encore de s’infinitiser dans le maintien de l’hypothèse fausse. Il y a forcément un temps long de l’analyse qui consiste en la mise en place d’une historisation, d’un récit qui établit des rapports entre différents protagonistes et vient donner du sens à ce qui n’en avait pas.

Exemple : je reçois un homme qui a derrière lui un long passé psychiatrique inauguré par des épisodes délirants dans sa jeunesse sur lesquels il a été posé un diagnostic de schizophrénie. Comme vous avez peut-être pu le remarquer, un tel diagnostic équivaut chez nombre de professionnels à ce qu’ils disent à leurs patients : cause toujours, tu m’intéresses ! Bref je le reçois, je l’écoute, et pendant deux ans il va essentiellement parler de l’attente déçue d’une parole venant de sa mère. Sa mère, précocement orpheline de ses deux parents, était dramatiquement silencieuse. Elle a pu s’occuper de ses deux enfants pour ce qui concerne leurs besoins, mais pour le reste rien. Le décès de sa mère ne change rien dans un premier temps, puis il en vient à parler un peu plus souvent son père avec qui il a une très bonne relation, dont il découvrit les qualités humaines et une certaine joie de vivre. Cet homme est par ailleurs très attentif aux autres et leur prodigue très régulièrement des paroles d’encouragement des marques de sympathie. Il témoigne ainsi séance après séance d’un idéal d’oblativité, de don de sa personne, auquel il se conforme au quotidien. C’est sur le fond de ce tournage en rond ronronnant que surviennent deux séances qui vont faire césure. La première commence par une phrase scatologique qui détonne complètement avec son vocabulaire courant. La deuxième a commencé par un vœu de mort manifeste sur la personne de son père qui là aussi a détonné sur les grandes déclarations d’amour qu’il pouvait faire avant. A chacune de ces séances, il a été très étonné de ce qui était sorti de sa bouche et a essayé de noyer le poisson, c’est-à-dire de faire comme s’il n’avait rien dit, ou encore que ça n’avait aucune valeur de vérité. Mon souci au cours de ces deux séances a été de faire en sorte qu’il n’annule pas complètement ce qu’il a dit. Les effets de telles séances ne peuvent se juger qu’après coup. Ici cela a infléchi le cours de son récit puisque à la fois cela permit l’émergence de nouveaux souvenirs ou encore une réinterprétation de souvenirs infantiles dans lesquels l’objet anal tient une place centrale dans ses relations à l’autre.

Cette période fut en même temps accompagnée d’une réémergence de l’angoisse qui dura plusieurs mois.

Ces associations tournaient toujours autant autour de la perte d’amour. Plusieurs fois il revint sur une chanson qui relatait une séparation sur un quai de gare. Elle renvoyait à une séparation douloureuse. Il se demandait comment on peut écrire une histoire si proche de la sienne sans avoir eu d’informations sur elle. Sans être véritablement délirant, il s’interrogeait sur la puissance du savoir de l’Autre. 

Ce n’est que très progressivement que ses associations se sont sexualisées, et que concomitamment ses angoisses ont décru. Il en est venu à se questionner sur ses deux relations amoureuses qui malgré leur longueur n’ont jamais abouti à une sexualité. Et surtout il a découvert que les filles auquel il s’intéressait de manière platonique jusque-là réveillent chez lui son désir sexuel.

Je vais vite sur cet exposé clinique qui, je trouve, résonne bien avec ce que nous avons entendu mardi sur la castration et sur la sexualisation de la perte pure. Comme il a été bien dit, les objets petits a n’ont pas besoin de la castration pour exister. Mais par contre, l’existence de l’objet a n’a pas la même conséquence selon qu’il est interprété dans la castration ou en dehors. Seule, me semble-t-il, la castration permet la migration vers le désir, vers un sujet désirant. Sinon c’est un aller-retour infini entre jouissance et angoisse.

C’est à ce niveau que le temps logique peut nous être d’un apport précieux, en raison de cette décussation entre côté du sujet et côté de l’Autre qui est un passage obligé pour qu’un sujet assume son désir. Sans quoi il va toujours se vivre comme la marionnette ou la victime de l’Autre.

Dans son texte « Le temps aura manqué » sur le mur mitoyen, Bernard Vandermersch parle de la présence d’un idéal dans la paranoïa, et d’un idéal sans désir, « asexué, c’est-à-dire trop clair, univoque ». Il parle aussi de la demande d’amour qui fait holophrase autour de l’objet du besoin. Ce qui fait un trajet en boucle fermée. Il attribue cela à l’absence de rétrojection de l’objet par le franchissement du fantasme, ce qui fait que l’objet n’est pas avant le sujet, temporellement mais devant, spatialement. D’où le mur mitoyen.

Le temps logique peut nous permettre de rendre compte de cette retrojection de l’objets a si l’on considère que le raisonnement qui est attribué aux deux autres est celui du sujet lui-même. C’est-à-dire que cet objet déchet qu’il pensait être dans le raisonnement de l’Autre va passer au champ de l’Autre.

Pour en revenir à cet homme, il était dans une holophrase de la demande d’amour corrélée à un besoin, puisqu’il revenait en permanence sur le silence de sa mère qu’il attribuait, non sans raison, au deuil de ses parents décédés tous les deux lors de la famine dans les hôpitaux psychiatriques en 1941. Après la mort de sa mère, la relation à son père s’est modifiée. Son père bien plus dans la parole, a eu des paroles beaucoup plus audibles pour lui. C’était un homme dans le désir, qui s’est trouvé une amie à plus de 90 ans, après le décès de sa femme. Et son fils ne tarissait pas d’éloges sur lui. Les paroles de ce père pouvaient avoir une grande portée. C’est ainsi qu’il dit un jour à son fils : tu es passé à côté de ta vie ! Les propos du fils pouvaient conduire à cette répartie, lui qui était si souvent dans les regrets et la plainte.

Comme je vous l’ai dit, il émit un vœu de mort au début d’une séance : mon père je veux qu’il crève!

Nous pouvons nous interroger sur la force de ce dire du père, tu es passé à côté de ta vie, qui est une affirmation qui allie la topologie et la temporalité. Que dans les suites de ces dires, et dans le fil de la cure de parole, il manifeste le souci de prendre la responsabilité de sa vie, et de son désir, nous fait entendre ce que peut être la puissance d’un dire, et d’un dire sexué qui sort de cette vie qui se rêve comme éternelle de celui qui tourne en boucle dans sa demande d’amour.

Lors des journées de 2004 sur le temps, il a été souligné combien le temps peut-être une défense. Cette défense n’est jamais aussi forte que lorsque la demande d’amour, et l’idéal, sont corrélés au besoin.

Ce que l’on appelle l’écoanxiété en est une bonne illustration, qui nous promet quoi que nous fassions une fin prochaine de l’espèce humaine, et même de la vie sur terre, et en vient à prôner une préférence pour la vie animale. Dans son unique leçon sur les noms du père, Lacan a fait valoir que la métaphore paternelle nous coupe de nos origines biologiques. C’est-à-dire que cela nous coupe d’un déjà là corporel, pour prendre appui sur un signifiant qui n’était pas déjà là.

Le temps logique nous oblige à considérer comment il faut, pour produire un signifiant nouveau, en passer par du déjà là, et à aller au bout de la logique à laquelle ces signifiant nous mènent, c’est-à-dire à leur ratage, puis à prendre ce ratage à son compte. C’est-à-dire de prendre à son compte la faute, le défaut, qui n’est plus celle du père ou du collectif.

Il y aurait beaucoup de points à développer. Je choisirais pour terminer ce seul point, qui est relatif à la place de l’analyste et sur ses modes d’intervention. Si Lacan a parlé du corps à corps des entretiens préliminaires, il a beaucoup plus insisté sur le silence de l’analyste, en ce qui concerne tout particulièrement une réponse à la demande, dont il doit s’extraire inconditionnellement. Ce silence, couplé à des interventions réelles sont autant de moyens de scander le propos de l’analysant, de faire entendre ce qu’il dit, et d’en faire un dire.

Dans son livre « les fantaisies du temps » Jean-Jacques Gorog revient plusieurs fois sur le « je ne vous le fais pas dire ». Ce « je ne vous le fais pas dire » est une façon d’inviter à franchir la décussation entre côté du sujet et côté de l’autre, et de prendre la responsabilité de ce qui se dit. Sans quoi il y a mille façons de se défausser et d’en laisser la responsabilité à l’autre, et de rester dans son innocence éternelle.

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1  Bernard Vandermeersch, le temps aura manqué, Le mur mitoyen dans la clinique des psychoses, nouvelles remarques sur la catégorie de l’espace II, Journal Français de Psychiatrie, Erès, Toulouse, 2023.

2 Le temps dans la psychanalyse, journées des 20 et 21 mars 2004, cahier de l’association lacanienne internationale, Paris, 2009.

3 Jean-Jacques Gorog, les fantaisies du temps, Herman psychanalyse, Paris, 2023.