Auteur/autrice : Emeline

GARRABE Jean. Construction et transmission de la clinique.

Construction et
transmission de la clinique

GARRABE Jean

Il y a peu le Centre Georges Canguilhem de l’Université Paris VII – Denis Diderot s’est interrogé sur « la mort de la clinique ? » (1) et nous nous posons aujourd’hui au cours de ces journées du Collège de psychiatrie la question de l’incidence sur sa fabrication de la législation.

Comment s’est construit et transmis cet objet, « la » clinique, qui risquerait de mourir et dont nous pensons qu’il peut être fabriqué par la loi ?

Le mot existe en français sous deux formes syntaxiques différentes, un adjectif et un nom, du genre féminin, dont je vais rappeler les définitions qui leur ont été successivement données depuis plus de trois siècles (2).

L’étymologie en est connue, c’est un emprunt au latin impérial clinice « médecine exercée au lit du malade », pris au grec klinikê de klinê, lit.

L’adjectif apparu dans notre langue en 1696, lorsque les médecins redécouvrent directement la médecine hippocratique, signifie « qui concerne la maladie ; qui observe directement les signes de la maladie ». Il qualifie la médecine clinique, les signes cliniques, le tableau clinique, les essais cliniques, les examens cliniques. Employé au pluriel « les cliniques » il désigne les examens que passait l’étudiant au lit du malade ou de la parturiente avant d’être autorisé à soutenir sa thèse.

Le nom du genre féminin va prendre successivement trois sens :

C’est d’abord la « méthode qui consiste à faire un diagnostic par l’observation directe » (les cliniques prouvaient en somme que l’étudiant avait acquis cette méthode au cours de ses études) puis, en 1808, « l’enseignement médical qu’un patron donne à ses élèves au chevet du malade, dans les établissements hospitaliers, et ensemble des connaissances acquises de cette manière ». On parle désormais de professeur de clinique.
Nous sommes en 1808 à l’époque où selon Michel Foucault naît à Paris la clinique, mais nous devrons revenir sur ce qu’il entend par là. Cet enseignement consiste essentiellement en la transmission de connaissances acquises directement au contact des malades dans les hôpitaux. En outre l’enseignement purement livresque donné en latin ou en grec dans les ci-devant Facultés Royales de Paris et Montpellier supprimées par la Constituante est remplacé par celui donné en français dans les trois Ecoles de Santé Républicaines créées sous à la fin de la Convention thermidorienne, écoles où sont nommés des professeurs qui avaient souvent en même temps la responsabilité d’établissement hospitaliers. Ainsi Philippe Pinel (1745-1826) nommé en avril 1794 médecin-chef à l’Hospice de La Salpêtrière – où il donne un cours privé sur l’aliénation mentale – est nommé un an plus tard en avril 1795 professeur adjoint de physique médicale, mais à la mort de François Doublet deux mois plus tard il remplace celui-ci comme professeur de médecine interne. Ses cours à l’Ecole de Santé sont particulièrement appréciés par les étudiants puisque ceux d’entre eux qui avaient fondé la Société Médicale d’émulation l’invitent trois années de suite à y faire une conférence sur un thème d’actualité. Le recueil de ces textes constituera l’essentiel de la première édition, celle de l’an IX du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie.

L’organisation de l’enseignement de la médecine est le résultat d’une législation républicaine mais dont les principaux inspirateurs Michel-Augustin Thouret (1748-1810) et Jean Antoine Chaptal (1756-1832) avaient eux-mêmes étudié la médecine sous l’Ancien Régime.  

Revenons aux différents sens qu’a pris de « clinique » : à partir de 1814 il « désigne un service hospitalier où est donné l’enseignement d’un discipline médicale ».  Un personnage essentiel apparaît : le chef de clinique chargé de la transmission aux internes au lit du malade des connaissances dans le domaine propre à la discipline enseignée.
La création de ces services par l’autorité politique équivaut à la reconnaissance par celle-ci de l’existence de disciplines médicales distinctes étudiant chacune des pathologies particulières, disciplines qui vont être longues à se délimiter. C’est sous la Troisième République qu’est en 1875 créée à l’Hôpital Sainte-Anne où Valentin Magnan (1835-1916) faisait un enseignement privé, une Clinique des Maladies Mentale et de L’Encéphale. Mais c’est Benjamin Ball (1833-1893), professeur agrégé à La Faculté où il faisait un «cours complémentaires » de pathologie mentale, qui y est nommé titulaire. Lorsqu’il commence son cours en 1879 il doit le consacrer à « la médecine mentale à travers les siècles » car son service hospitalier étant à Laennec il ne dispose pas à Sainte-Anne de lits permettant un enseignement clinique à proprement parler. On voit d’ailleurs aménager dans les locaux de ces « cliniques » pour y présenter des malades des amphithéâtres avec un lit qui indique symboliquement que l’examen clinique d’un malade suppose la proximité physique avec son corps, même s’il souffre d’une maladie mentale. Ce lit sera toujours là à l’ancien amphithéâtre Magnan lorsque le concours de médecin des
hôpitaux psychiatriques comprenait deux épreuves publiques d’examen clinique de deux malades mentaux dont un médico-légal, épreuves à laquelle nous préparaient nos maîtres par les présentations de malades qu’eux-mêmes y effectuaient en interrogeant ou en faisant interroger par un élève le sujet présenté pour en saisir le discours.

A la Salpêtrière, ce n’est qu’en 1882 qu’à l’instigation de Gambetta alors ministre de l’Education Nationale qu’est créée une chaire de Clinique des Maladies Nerveuses à l’intention de Jean-Martin Charcot (1825-1893) ; ce dernier était depuis 1872 titulaire de celle d’anatomie pathologique,  science qui lui avait permis en utilisant la méthode dite anatomoclinique dans l’étude de la pathologie des malades hospitalisées dans le service de femmes âgées dont il avait la charge de construire en une décennie la neurologie. Il avait commencé à transmettre la clinique neurologique dans l’enseignement extracurriculaire donné lors des Leçons du mardi dans des locaux aménagés qui comprenait un amphithéâtre. Les Leçons du vendredi étaient réservées à l’enseignement théorique. Mais quand  Freud viendra en Octobre 1885 à la Salpêtrière il suivra dans cet ancien amphithéâtre Charcot, un enseignement clinique qui l’émerveillera sur une tout autre partie de la pathologie puisque le « quartier des épileptiques simples » ayant été en 1878 annexé au service de Charcot. Les  Leçons du Mardi portent désormais sur des manifestations hystériques ou épileptiques ainsi que neurasthéniques, (Georges Beard (1839-1883) venait de décrire les symptômes de l’American Nervousness), affections pour lesquelles la méthode anatomoclinique n’est d’aucun secours. Nous avons de nombreux témoignages notamment celui de Léon Daudet sur la manière dont Charcot examinait ses malades en établissant avec eux par la parole un dialogue. Par un de ces tours fréquents dans l’histoire des idées ce sont en effet les neurologistes non les aliénistes comme l’a cru Michel Foucault qui ont annexé à la psychopathologie la névrose hystérique qui, en tant que névrose d’organe, faisait jusque-là partie de la pathologie générale. Le service de Pierre Briquet (1796-1881) à La Charité où il a recueilli les observations rapportées dans son Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie (1859) était un service de médecine. Notons que c’est la clinique de l’hystérie qui conduisit Briquet à recommander son traitement par l’écoute.

C’est un aliéniste Jules Bernard Luys (1828-1897), auteur de remarquables Recherches sur le système cérébro-spinal, sa structure, ses fonctions et ses maladies (1867) qui va être entrainé le plus loin dans l’étude de l’hystérie par ses expériences d’hypnotisation collective au moyen de miroirs rotatifs effectuées dans son service de La Charité dans l’amphithéâtre de Potain. Elles inspireront le peintre Georges Moreau de Tours (1848-1901) pour son tableau les Fascinées de La Charité à propos duquel un journaliste parlera de « folie clinique ». Ici c’est l’aliéniste que la clinique a rendu. Je dois avouer que la lecture des Leçons cliniques sur les principaux phénomènes de l’hypnotisme dans leurs rapports avec la pathologie mentale (1889) me fascine. Luys a succédé à la direction de la Maison de Santé d’Ivry à Louis-Victor Marcé avec lequel il a publié divers travaux lors du surprenant et mystérieux suicide de ce dernier.

Les sciences médicales.

On peut se demander si un des obstacles rencontrés par Freud à son retour à Vienne pour sa nomination comme professeur ordinaire à la Faculté n’est pas que l’on n’enseignait dans celle-ci que les seules sciences médicales tenues pour fondamentales anatomie, physiologie, histologie, embryologie. De la même manière Pierre Janet (1859-1947) chassé en 1911 du Laboratoire de Psychologie Scientifique de la Salpêtrière par Jules Déjerine (1949-1917) quand celui-ci, qui déniait justement le caractère scientifique des recherches sur l’hystérie effectuées par hypnotisme, occupera la chaire créée pour Charcot, pourra certes poursuivre son enseignement au Collège de France où il avait été nommé mais sans pouvoir l’étayer directement sur la clinique puisqu’il n’a plus accès à des malades hospitalisés. Il est obligé de faire état dans ses cours au Collège d’histoires cliniques soit de malades connus antérieurement dans les hôpitaux soit suivis dans sa clientèle privée, ce qui renforce d’ailleurs son intérêt pour les obsessions ou la psychasthénie, tableaux cliniques plus fréquemment observés en ville qu’à l’hôpital.

Je ferai remarquer que pour une raison ou une autre l’enseignement clinique des sciences de l’esprit s’est souvent fait de façon marginale par rapport aux Facultés de Médecine. L’exemple le plus frappant est celui de Jean-Etienne Dominique Esquirol (1772-1840) qui a fondé et transmis à ses élèves, ce que Jane Goldstein a nommé le premier cercle d’Esquirol, les premiers aliénistes, la clinique des maladies mentales sans avoir jamais occupé de fonction académique. Son Traité des maladies mentales est un recueil d’articles, de publications où souvent les propos des malades sont retranscrits littéralement. 

Peut-être les Facultés ne peuvent cautionner de leur autorité et transmettre aux étudiants que des faits scientifiquement établis et qu’elles ne considèrent pas les connaissances tirées de la médecine clinique comme apodictiques, évidentes par démonstration. Il faudrait aussi souligner que la transmission se fait aussi par le biais des sociétés médicales qui se multiplient au XIXe siècle et où se déroulent des débats autour de concepts nouveaux comme les hallucinations ou l’automatisme. Je pense dans notre domaine à la fondation de la Société Médico-psychologique en 1852 et pour le XXe siècle à l’enseignement de G. Gatian de Clérambault (1872-1934) dont l’œuvre psychiatrique est constituée de communications, rapports, interventions lors de discussions dans les sociétés de psychiatrie de son temps alors que la transmission de la clinique à ses élèves se faisait à travers les présentations à l’Infirmerie spéciale.

La fondation de la Société psychanalytique de Paris en 1927 va jouer un rôle comparable pour la transmission des idées de Freud en France.

L’expérimentation en médecine.

Un autre professeur au Collège de France, Claude Bernard (1813- 1878) avait préconisé au milieu du XIXe siècle l’introduction d’une médecine expérimentale, c’est-à-dire basée sur l’expérimentation en laboratoire sur l’animal. Contrairement à ce que l’on imagine l’expérimentation sur l’être humain malade a longtemps été pratiquée en médecine même si la jurisprudence la limitait à ce que l’on appelait les « corps vils », c’est-à-dire ceux des condamnés à mort, des esclaves, des misérables ou des moribonds.  Grégoire Chamayou en a fait récemment l’histoire pour le XVIIIe et XIX e siècle dans l’ouvrage auquel il a donné ce titre. Il y rapporte l’épisode de la vie de Marc-Antoine Muret (1526-1585) où celui-ci accusé de sodomie ayant fui en 1554 Paris déguisé en mendiant et arrivé à Rome y avait été hospitalisé dans un tel état qu’il entendit les médecins s’interroger au pied de son lit sur l’opportunité de « facere experimetum in corpore vili » sans se douter que le corps qui y reposait était celui d’un de meilleurs latinistes du temps. Ces propos guérirent immédiatement et définitivement Muret puisqu’il quitta aussitôt l’hôpital sans attendre l’expérimentation et qu’après son ordination vers 1576 Grégoire XIII lui confia un enseignement au Collegio Romano dont il contribua à enrichir la bibliothèque. Chamayou montre que la tentation de l’expérimentation humaine guette constamment le médecin et que cela a conduit à la lente élaboration d’une législation dont les textes les plus récents portent notamment sur les essais cliniques médicamenteux et s’accompagnent de discussions sur la notion de consentement éclairé. Si vous vous êtes fait vacciner contre la grippe AH1N1 vous avez rempli les cases d’un questionnaire préalable à l’entretien avec le médecin qui vous indiquait à quel vaccin vous aviez droit avant de recevoir l’injection d’une infirmière.

Médecine clinique et déontologie.

Pendant des millénaires le seul texte concernant ce qu’à la suite de Jeremy Bentham (1748-1832) on nommera déontologie, en médecine sera le Serment d’Hippocrate, texte qui se situe dans la ligne même de la médecine clinique au sens d’une médecine au contact direct avec le malade.
Madame Jeanne Ducatillon en a donné récemment une remarquable interprétation épigraphique.

Le premier paragraphe porte essentiellement sur les obligations qui découlent de l’admission dans l’Ecole de Cos d’étrangers à la famille sacerdotale des Asclépiades à laquelle était réservée l’exercice de la médecine en particulier en ce qui concerne la transmission des connaissances acquises grâce à l’enseignement reçu dans l’école. Ce n’est que dans le second paragraphe que figure les prescriptions concernant le respect absolu de la vie : non-utilisation de drogues mortelles ou de conseils sur leur emploi même si le médecin est sollicité, de pessaire abortif ; interdiction de pratiquer la taille chez les hommes en en laissant le soin aux spécialistes de cette dangereuse intervention. Dans le troisième le respect de l’intimité du patient en s’abstenant de tout acte corrupteur en particulier des attitudes érotiques envers les personnes, femmes et hommes, libres et esclaves. Enfin dans le dernier le secret sut tout ce qui est vu ou entendu au cours du traitement et même en dehors de celui-ci en raison de la proximité avec le malade concernant la vie des gens sur « ce qui ne doit pas en être diffusé au dehors ».  On s’est parfois moqué du respect de la tradition qui consiste en Occident à faire lire ou prononcer ce serment par les nouveaux docteurs mais nous ne devons pas oublier que ce n’était pas le cas ni dans l’Allemagne nazie, ce  qui sera rappelé pour leur défense devant le Tribunal de Nuremberg par certains médecins poursuivis pour crime contre l’humanité, ni en URSS. En lisant les expertises médicolégales pratiquées chez les dissidents j’avais été frappé par le fait qu’elles contenaient des informations concernant non seulement le sujet expertisé mais toute sa famille.

Je serai d’ailleurs curieux de connaître le nombre de pays où actuellement les médecins doivent avant d’exercer dans le système de santé prendre un engagement analogue. Je veux seulement souligner que la pratique de la médecine clinique implique des règles éthiques qui peut être ne s’acquièrent que par imitation du comportement d’un de nos maîtres dans sa relation directe avec le malade. Je pense à certains d’entre eux qui m’ont personnellement appris comment se comporter vis-à-vis d’un malade agité, d’un délirant, d’un suicidaire, d’un confus, d’un mutique, en présence du seul patron, plutôt qu’en public J’emploie volontairement le vocabulaire d’une sémiologie assez grossière ou globale car c’est lors du premier contact avant même que l’on puisse évoquer un diagnostic plus élaboré que se joue la partie. C’est pour parler un langage plus à la mode que peut s’établir la relation de personne à personne préconisé dans la médecine de la personne, car elle ne se limite pas à la psychiatrie dont Viktor von Weiszacker (1886-1957) s’est fait le promoteur au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale lorsqu’on a tenté de comprendre comment le régime nazi était parvenu à promouvoir son hygiène raciale.

La séméiotique.

Il me semble d’ailleurs, et c’est là aussi une remarque valable pour toute la médecine, que ce qui est mort avant même la clinique c’est la séméiotique, cette science des signes des maladies dont Augustin-Jacob Landré-Beauvais (1772-1844) le premier élève et le principal assistant de Pinel à la Salpêtrière a publié au moment de la naissance de la clinique en 1809 le premier traité moderne (3).

Landré-Beauvais définit et distingue du point de vue médical phénomène, symptôme et signe : « le phénomène est tout changement du corps sain ou malade, perceptible par les sens… La physiologie s’occupe de l’exposition des phénomènes de la santé…Le symptôme est un changement, une altération de quelques parties du corps ou de quelques-unes de ses fonctions produite par une cause morbifique et  perceptibles aux sens…Le signe est tout phénomène, tout symptôme par le moyen duquel on parvient à la connaissance d’effets plus cachés…Le signe, dans son essence, est une conclusion que l’esprit tire des symptômes observés par les sens au lieu que le symptôme n’est qu’un perception des sens…Omne simptoma sigum est. Sed omne signo non est symptoma. (Hippocrate)IL est des signes qui appartiennent à la santé…on dit signe et non symptôme de santé …L’opération de l’entendement par laquelle un symptôme acquiert une signification, et devient un motif de l’existence d’une chose cachée […] consiste dans la recherche du rapport qui unit le symptôme signifiant avec le phénomène signifié, et cette recherche se fait de plusieurs lanières : par l’observation physiologique, par l’observation clinique et par l’anatomie pathologique ». Landré-Beauvais ne manque pas de signaler dans son traité l’apparition de nouvelles méthodes d’examen, comme l’auscultation médiate introduite par son ami Laennec, qui permet de percevoir de nouveaux symptômes qui deviennent des signes révélateurs de choses jusque-là cachées au regard du médecin. En ce qui concerne les signes tirés de l’interprétation des
rêves qui montre que l’idée d’un acte propre à satisfaire un désir se lie au songe, Landré-Beauvais cite le traité d’Hippocrate que citera Freud.

Le temps n’est plus où Henri Ey pouvait consacrer un volume entier de ses Etudes psychiatrique à la séméiologie. Et si le Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique de l’EMC comporte encore une partie consacrée à la Sémiologie qui débute avec un article Modèles d’examen clinique de l’adulte en psychiatrie écrit par G. Lantéri-Laura et un de ses élèves on constate que d’autres traitent des entretiens diagnostiques structurés, des Critères diagnostiques en psychiatrie, des Troubles du comportement alimentaires ou des conduites sexuelles, voire de neuro imagerie en psychiatrie qui ne me paraissent pas faire partie stricto sensu de cette science des signes au moins telle qu’on la concevait jusqu’à la fin du XXe  siècle.

Didier Sicard lors du colloque du Centre Georges-Canguilhen parle de la fin de la parole et ce pour l’ensemble de la médecine et pas seulement pour la psychiatrie. Le langage des malades a perdu sa spontanéité de sujet parlant souffrant et est remplacé par une langue technique où parfois les mots des symptômes ou des organes sont remplacés par ceux des examens techniques pratiqués mon « écho » pour mon foie, ma « mammo » pour mon sein, mon « électro » pour mon cœur, mon « PSA » pour ma prostate ou mon IRM pour mon cerveau.  De fait le diagnostic est souvent fait par la lecture du résultat de ces examens et des décisions thérapeutiques prises sans que le médecin ait nécessairement eu une relation directe avec le malade.

A ce même colloque Guy Vallencien se montre un chaud partisan de la média-médecine et de la média-chirurgie. Tout au plus note-t-il avec une pointe de nostalgie : « De la clinique, reine du savoir médical, ne reste que l’interrogatoire du patient : l’anamnèse. Grâce à l’histoire qu’il vous raconte, le malade vous donne bien souvent la clé du diagnostic. S’exprimer, dire son vécu apprend énormément au médecin » (p.73).

1.- Sous la direction de D. Couturier, G. David, D.
Lecourt, J.-D. Staer, C. Sureau. La mort de la clinique ? Paris : PUF ; 2009.

2.- Sous la direction d’Alain Rey. Dictionnaire
culturel de la langue française. Paris : Dictionnaire Le Robert ; 2005.

Jules Bernard Luys J.- Leçons cliniques sur les
principaux phénomènes de l’hypnotisme dans leurs rapports avec la pathologie mentale.
Paris : Georges Carré ; 1890

« Mon écho » pour mon foie, ma « mammo » pour mon sein, mon « électro » pour mon cœur, mon « PSA » pour ma prostate ou mon IRM pour mon cerveau.  De fait le diagnostic est souvent fait par la lecture du résultat de ces examens et des décisions thérapeutiques prises sans que le médecin ait nécessairement eu une relation directe avec le malade.

A ce même colloque Guy Vallencien se montre un chaud partisan de la média-médecine et de la média-chirurgie. Tout au plus note-t-il avec une pointe de nostalgie : « De la clinique, reine du savoir médical, ne reste que l’interrogatoire du patient : l’anamnèse. Grâce à l’histoire qu’il vous raconte, le malade vous donne bien souvent la clé du diagnostic.
S’exprimer, dire son vécu apprend énormément au médecin » (p.73).

CORET Françoise « L’EXPERTISE EN QUESTION »

L’EXPERTISE EN QUESTION

Françoise Coret et Jacques Irrmann

 

Colloque du 20 Mai 2006 à Colmar

Le Colloque sur l’Expertise, qui s’est tenu les 20 et 21 mai 2006 à Colmar, se proposait de croiser, hors des salles d’audience, les discours – des juristes, magistrats et avocats – avec ceux des experts -psychiatres et psychologues – auxquels la justice a recours, leur demandant parfois plus qu’ils ne peuvent apporter.

Dans des circonstances d’actualité vive, on pouvait craindre que l’acuité des questions ne provoque les crispations des uns et des autres. Il n’en a rien été. Les praticiens de la réalité psychique personnelle, qu’ils soient ou non experts, comme ceux du droit qui maintient la vie sociale ont été reçus très chaleureusement à la Cour d’Appel de Colmar.

Son imposant bâtiment, datant de la fin du XIXème siècle, fait état de la pérennité, à travers les régimes qui se sont succédés en Alsace, de la place de capitale juridique de la région que Louis XIV avait accordée à la ville, dès son rattachement à la France. La très belle bibliothèque, récemment restaurée, témoigne par l’exposition des collections anciennes de ses livres, d’une justice imprégnée d’histoire et de culture : elle tente ainsi de réintroduire de l’humanité dans les pires événements, certes au profit de la société, mais aussi des justiciables et des victimes.

Il est vrai qu’aller en appel, privilège de la démocratie, fait place et temps à l’après-coup et à l’intelligence, face aux ravages du « temps réel ». Les procédures correctionnelles souvent expéditives même quand de lourdes peines sont encourues, n’offrent pas – sauf exception – l’occasion d’un examen de personnalité du justiciable, comme l’ont déploré plusieurs magistrats.
La procédure des assises est à cet égard un véritable luxe.

Le nombre et la diversité des intervenants, leur grande qualité, comme celle des modérateurs, ont permis le principe espéré d’une table ronde quasi permanente, qui s’est déroulée avec la participation active du public, dans des confrontations personnalisées sur des sujets diversifiés. Et même, il a pu s’instaurer une dynamique interne propre à la parole, rarement rencontrée dans les colloques, qui a fait évoluer et cheminer le travail en commun.

Des notions fortes et sources de bien des confusions, comme la crédibilité, la véracité, la conviction (intime ou pas), le doute, la certitude, ont été interrogées dans les deux champs, qui évidemment ne se recouvrent pas mais peuvent s’éclairer. Comme pour ce qui est de la responsabilité, de la dangerosité, de la récidive, une véritable convergence s’est dégagée des interventions comme des débats.

La question du langage est apparue centrale, tant ces professions, psychiatres, magistrats, avocats sont liées spécifiquement à celui-ci. Dans notre champ l’expertise ne porte pas sur des faits matériels, mais sur la parole qui les accompagne ou pas, sur la réélaboration de l’acte dans l’après coup, possible ou impossible. A tous les niveaux, dans les différents champs, c’est d’un travail sur le langage dont il s’agit, avec tout ce que cela comporte d’effet de voile, de mensonge, de dissimulation et de vérité à déchiffrer. Il est vrai que chacune de ces disciplines, justice et psychiatrie, à l’inverse du monde actuel, n’ont rien à vendre mais tant de responsabilités à assumer.

A cet égard la psychanalyse reste un moyen de choix dans l’approche clinique du justiciable, à condition de ne pas oublier le cadre spécifique dans lequel les paroles sont ici recueillies, loin des conditions de soins et de transfert dans lesquelles nous œuvrons habituellement. Se gardant de certitudes absolues, elle devrait rendre compte au contraire de toute la complexité des sujets, des incertitudes propres à notre matière, de la faillibilité des experts eux-mêmes, voire celle des magistrats et auxiliaires de justice, prendre en compte les effets produits chez l’autre de façon très spécifiques et différenciés par la névrose, la perversion, la psychose.

L’expertise du psychologue et du psychiatre peut concerner la justice pénale pour l’auteur ( mais aussi la victime ) d’un crime ou d’un délit, comme à moduler l’application de la peine du condamné. Mais elle peut aussi – expertise civile – devenir le dépositaire de la plainte psychique ou être déterminante dans des décisions administratives pesant sur le destin d’une personne, (congés de la fonction publique, etc …), comme elle peut servir d’appui à ceux qui nous gouvernent, au politique, qu’il soit législatif ou exécutif, tel que le font les récentes expertises de l’INSERM, produites au nom de la science. Enfin l’expertise peut encore servir au juge des enfants ou à celui des affaires familiales. C’est ainsi que l’évolution de la société, pousse le juge des enfants, à ajouter à la question du danger celle de l’intérêt, dans l’aide à la décision qu’il attend de l’expert. La prévalence croissante de la législation européenne, souvent influencée par le droit anglo-saxon, avec l’extension du contradictoire, qui rend les documents de justice accessibles aux parties, pose le problème de la communicabilité du rapport de l’expert aux deux personnes en conflit, pourtant parents d’un même enfant. Faut-il aussi que le même expert donne un avis sur l’enfant et chacun de ses parents ? Le juge aura par exemple à statuer sur la résidence alternée, sur l’homoparentalité : la réponse de l’expert peut-elle, et comment, échapper à son idéologie ? Le juge peut-il éviter de désigner l’expert dont il connaît la probable réponse ? Qu’en est-il de la parole de l’enfant, directement rapportée, ou portée par l’enquêteur, ou le praticien ? Mais le juge qui investit la parole n’est-il pas plus près d’une fonction première de médiation ?

Ainsi est apparu un questionnement que la suite des interventions et des débats a fait se déployer. Le juge peut-il résister à l’avis de l’expert ou au contraire se laisser surprendre ? Et l’expert peut-il résister aux sollicitations du juge ?

Plus généralement doit-il, en répondant toujours aux questions posées, en valider ainsi l’énoncé, de par sa propre énonciation ? N’est-ce pas ainsi qu’en s’enfermant dans l’étroitesse de la question posée, l’INSERM a pu faire croire à la possibilité d’une détection dès l’age de 36 mois d’une délinquance 15 ans plus tard ?

Aussi avons-nous décidé de faire paraître les Actes de ce Colloque pour en restituer toute la richesse.

Françoise Coret et Jacques Irrmann

ANQUETIL Nicole « Clinique d’un merle … »

 

 » CLINIQUE D’UN MERLE OU GÉNÈSE D’UN DÉLIRE « 

ANQUETIL Nicole

Certains ici m’ont déjà entendu parler de cette histoire de merle à plusieurs reprises, histoire dont l’intérêt à mes yeux prend de plus en plus d’ampleur. Je rappelle donc qu’il s’agit d’un écrit d’une patiente et que j’avais présenté cet écrit comme une auto présentation de malade en tant que témoignage de tous les phénomènes dont cette dame, dont je m’occupe depuis 18 mois maintenant et qui est prés de ses 72 ans, était la proie; témoignage  à la façon schrébérienne pour proclamer et faire savoir qu’elle n’était pas folle, mais simplement harcelée par un ou des merles et également des voix; manuel de psychiatrie sur ce qu’est la psychose et sur ce qui nous préoccupe à propos du délire. Ce n’est nullement un journal, comme l’a pu le faire Aimée, ainsi que le rapporte Lacan dans sa thèse, mais un compte rendu clinique de ces phénomènes qui jalonnent sans répit son existence et cela au cours de séances. Elle était venue avec un document de plus de 50 pages il en comporte maintenant 130.

Aujourd’hui, il va plutôt s’agir d’interroger ce qui finalement s’impose à moi, à savoir le sens de tout cela, la fonction de cet écrit délirant, son lien avec le transfert indubitablement établi durant ce qui s’affirme comme une thérapie, même si au départ il n’était pas question de cela car selon ses dires aucun psychiatre ne pouvait l’entendre sans la  reléguer au rang de folle  discréditant du même coup l’authenticité de son être dans ce témoignage.

S’il s’agit d’un témoignage, il s’agit tout autant d’un moyen de lutte contre ce qu’elle pressent d’une mort en tant que sujet. Apparemment, devant la critique permanente qu’elle mène contre ce qu’elle appelle ce phénomène,  et la vie qui semble tout à fait disons tout à fait normale qu’elle mène, on aurait  tendance à penser à un clivage, une division entre d’un côté un phénomène morbide et de l’autre une pensée disons saine et lucide. Nous verrons ce qu’il faut penser de cela.

Dans sa démarche de venir me consulter il y a cette demande explicite que tout ce qui l’envahit cesse.

En effet, c’est une épreuve terrible qu’elle subit; une stratégie est mise en place à la fois par un merle d’abord puis par plusieurs, puis par des présences-voix, des présences qui sont des voix et qui font parler les objets, une stratégie donc est mise en place qui a pour but sa dégradation son humiliation et sa destruction.

Il  est tout à fait important d’avoir certains éléments biographiques de cette dame car ils font parties intégrantes des phénomènes hallucinatoires dont elle souffre. Elle a été enseignante, une carrière bien remplie, exempte de tout arrêt maladie; elle aimait son métier qui le lui aurait bien rendu, ce métier elle l’a beaucoup pratiqué au titre de la coopération dans les anciennes colonies, Algérie, Congo, avec son mari enseignant également. Il est philosophe, actuellement il s’occupe beaucoup de ce qu’on appelle les cafés-philo.

Il faut impérativement  signaler un évènement majeur de son enfance et qui a été, à mon sens le pivot de sa vie, un trauma dûment reconnu comme tel, passé dans le domaine public, et qui a marqué sa vie de façon indélébile.

De 3 à 5 ans elle a été violée de façon itérative par son père,  un procès a eu lieu, elle a été amenée à l’audience à l’âge de 7 ans. Son père  lui aurait demandé pardon. Elle en parle sans affect, c’est du passé. Les souvenirs de son enfance sont un peu flous car elle a passé sa vie à vouloir passer outre, à refouler, à ne vouloir rien en savoir. Elle dit d’elle qu’elle a été une enfant banale, normale habituelle. C’est sa mère, employée dans un économat de lycée qui s’est aperçu de l’affaire en remarquant des pertes vaginales anormales chez une petite fille et percevant des odeurs nauséabondes, bizarres, mais c’est sa grand-mère qui l’a interrogée, il parait que son père a failli la tuer quand sa conduite a été découverte. Elle a été placée chez les sœurs de Saint Vincent de Paul. Elle ne se souvient pas de souffrance,  mais d’avoir été souvent chez sa grand-mère et d’avoir éprouvé quelque chose de paisible ce qu’elle n’avait pas éprouvé chez ses parents. Placée en internat, elle a fait sa scolarité chez les sœurs  jusqu’à l’âge de 12 ans. Sa mère s’est remise en ménage, dit que son beau-père l’a respectée mais a été assez froid et distant avec elle, ce qui peut se comprendre. Elle n’en veut à personne, même pas à son père. Elle l’a revu une fois à sa sortie de prison, il est venu sonner à la porte de l’appartement où la famille vivait, était adolescente, est restée saisie, le concubin de sa mère qu’elle appelle son oncle (pourquoi ?) était présent, il n’a l’a pas laissé entrer. Elle ne l’a jamais revu, elle sait qu’il est mort. Cela a été sa première version, maintenant elle m’avoue que sa famille tout entière a été considérée comme cas social, que son frère et sa sœur ont été placés également.

Elle s’est mariée jeune, est devenue institutrice en suivant son mari durant son service militaire en Algérie, c’est là qu’elle a obtenu ses diplômes. Elle m’avouera sassez récemment que c’était pour ne plus avoir à porter le nom de père.
Après les postes au titre de la coopération en Afrique, elle a longtemps enseigné en Seine Saint Denis, avait des idées pédagogiques bien arrêtées, faisaient faire beaucoup de travaux manuels, de jeux, du théâtre, avait monté une bibliothèque, faisaient faire beaucoup de travaux d’écriture, était très apprécié pour les bons résultats qu’elle avait. Sous son apparence très frêle, c’est une grande personnalité avec une grande intelligence.
Au point de vue physique, a eu une ablation de la vésicule biliaire et des problèmes hépatiques dus à l’absorption d’anti paludéens, depuis elle ne supporte aucun médicaments. Elle n’a pas eu d’enfants, elle a subi deux avortements thérapeutiques pour une trop grande faiblesse constitutionnelle (rationalisation?). Une grossesse, selon les médecins, aurait mis sa vie en péril.

Son aspect physique est aussi important à décrire. Elle a l’allure  d’une petite fille ou d’ une toute jeune fille, dans le style des photos de David Hamilton, petite fille vieillie telle quelle, avec les mêmes volumes les mêmes traits, la même coiffure, des volutes relevées aux tempes. Il n’y a plus que rides et cheveux blancs mais même regard à la fois candide et acéré.

S’il faut un diagnostic, évoquons la PHC dans laquelle se retrouvent des éléments de paraphrénie, d’éléments du fantastique avec un automatisme mental des plus classiques.
PHC telle que nos psychiatres français l’avaient établie avec Gilbert Ballet, reprise et fort critiqué par HENRI EY dans son manuel de psychiatrie qui la décrit largement avec une définition de de Clérambault comme étant une psychose délirante chronique basée sur le syndrome d’automatisme mental qui en constitue le noyau et dont la superstructure délirante constitue une idéation surajoutée. Il remarquait par ailleurs le côté souvent normal du comportement et du raisonnement indépendamment des propos délirants.
Cette patiente est certes persécutée mais également, selon Séglas influencée en « ce sens que c’est dans l’espace de son corps, de sa tête et de sa pensée que s’expriment ses hallucinations qu’elle subie comme une atteinte à sa liberté, à son intimité. Comme Henri Ey le rapporte. Et J’ajouterai que ce qui lui revient de façon hallucinatoire est sa propre histoire, histoire face à laquelle elle a toujours eu une position particulière. C’est ce qui d’ailleurs fait la particularité de son délire.

Cette histoire, dans le délire s’inaugure, par l’irruption d’un merle qui, sous les notes, car ce merle sifflait, lui dit « tu es bien profilée, tu es une vielle petite fille » cela à la fin d’un roman autobiographique qu’elle se mit à écrire juste après sa mise à la retraite. Puis s’en suivra un cortège d’hallucinations verbales dont elle fera l’inventaire, voix extérieures partant d’objets, objets dialoguant entre eux, voix intérieures partant de certaines parties du corps jusqu’à  investir totalement son corps. Toute une panoplie d’hallucinations verbales est déployée, mais ce qui fait enseignement dans ce qu’elle écrit de ces voix est qu’elles nous permettent de distinguer des processus structurels et de nous poser des questions sur ce que j’annonçais comme pouvant être la genèse d’un délire, tout cela sera loin d’être exhaustif dans le travail de ce jour.

Remarquons, à ce stade de l’exposé, que très vite dans l’histoire de ce viol il y a eu sanction de la loi, jugement et placement dans une institution religieuse pour sa scolarité, que diverses instances symboliques l’ont prise en charge au lieu et place d’un père déchu ayant failli à sa dimension symbolique. Elle a parfaitement adhéré à ces subsituts. Elle a pris elle-même place dans cette instance symbolique qu’est l’éducation nationale.

Son texte intitulé Documents de réflexion de Mme C, dans un souci pédagogique est présenté en trois parties : La télépathie, les présences voix ou voix, les voix intériorisées.

Loin de voir dans cette classification un procès dans le phénomène quelle subit, on se rend compte très vite que tous ces phénomènes hallucinatoires xénopathiques se présentent de façon intemporelle, sans chronologie ni progression. Mais on peut repérer des moments forts, des phrases clefs.
Elle constate que des voix s’immiscent dans les bruits pour faire parler les objets, même si dit-elle les voix peuvent se manifester sans le support du bruit. Ça parle dit-elle d’une façon dissociée d’une perception sonore, sous les notes dit-elle, en citant ce merle qui siffle et qui du même coup lui parle et qui a inauguré les phénomènes hallucinatoires, le merle lui dit qu’elle est « bien profilée ».

1er point fort – Les « voix » se déplacent, elles ne sont pas forcément fixées dans un coin.

« Dans le lavabo de la douche, d’une façon effrayante, l’une d’entre elles, m’a dit être « la Bête », le diable… ».

Il s’agit toujours de bruits de la vie quotidienne. Mais Ces bruits eux-mêmes  ne sont pas simples, elle écrit et dit clairement que les bruits habituels deviennent tout à coup bizarres,  il s’agit d’une sorte d’effet vibratoire. Ce qui est déjà un élément hallucinatoire.

Il est facilement démontrable qu’il s’agit d’une déliaison de l’organisation boroméenne de l’énonciation signifiante, du caractère structuralement xénopathique du langage. Cette façon de déplier ce qu’il en est de l’hallucination nous renvoie aussi bien à l’esquisse de Freud qu’à la conception de l’image acoustique(érétisme de cette image ?) de Saussure dont il rappelle qu’elle n’a rien à voir avec la sonorité, et bien évidemment à l’objet a de Lacan avec en facteur commun que l’objet extérieur, l’objet voix, a donné une empreinte, qu’il s’agira toujours de retrouver. Objet qui resurgit de façon hallucinatoire quand cette organisation boroméenne  se met à faillir. Je ne m’appesantirai pas là-dessus aujourd’hui.

Conséquence de cela : Elle développe  toute une stratégie pour éviter les bruits qu’elle produit en vaquant à ses occupations, les bruits d’eau, les bruits des machines, ceux de la lecture et de l’écriture sur ordinateur, mais vider le lave vaisselle est un supplice effrayant. Je la cite « Les « voix » aiment se fondre dans des bruits d’eau ou d’objets que l’on déplace. » Tous les bruits de son environnement domestique et ceux de la rue sont concernés.

2 ème point fort : Elle remarque que : Tout ce que l’on dit ou écrit se pense sous forme de mots ce qui permet aux « voix » de lire en nous et de « savoir ». 

On ne peut mieux décrire que l’inconscient est d’une part une écriture et d’autre part un savoir. Une empreinte signifiante de notre faculté humaine d’être, comme dit Lacan, des parlêtres, que son histoire donc s’est inscrite malgré ses efforts de n’en rien savoir, efforts dont elle n’a pas conscience. Le savoir des voix est qu’elles connaissent tout d’elle-même. Elles connaissent ce dont elle ne voulait rien savoir.

3ième constatation remarquable : les voix personnifient les objets.

Je cite : « Depuis un certain temps, (p 38) les «voix» personnifiaient les objets, jouant à les faire parler. La radio venait de diffuser la chanson – Libérez la liberté -. De mon côté, au moyen d’une paire de ciseaux, j’étais en train de couper l’enveloppe d’un pack de Contrex. Dès que les bouteilles furent suffisamment dégagées, une « voix », face à moi et aux bouteilles, leur dit: « Voilà, vous êtes libres !.. »
Outre l’esprit d’à propos des « voix », là encore, il y a personnalisation des bouteilles comme étant des prisonnières.
« Des «voix» intérieures essayent de penser à ma place pour m’influencer et me faire perdre la confiance en moi. Les « voix » que je perçois à l’extérieur anticipent, disent ce que je vais faire, comme me « voyant » dans le mouvement. Je ne pense pas souffrir d’un dédoublement de la personnalité car les mots qu’emploient les «voix» ne sont pas les miens.( La plupart du temps, je fais silence.) De plus, je reconnais leurs timbres de voix.
Il y eut un temps où les « voix » s’étaient implantées dans le caddie. Ayant soif, j’allais chercher dans la cuisine une bouteille d’eau qui était restée dans le caddie. Je le perçus gros, lourd, mastoc, d’une grossièreté inquiétante. Ses roues s’apparentaient bizarrement à des pneus et en même temps à de gros souliers terreux. L’impression générale était celle d’un personnage vulgaire, dangereux. »

Il y avait personnalisation du caddie.

«  Les « voix » énuméraient mes moindres gestes, se collaient à mes pensées pour les exploiter négativement, m’insultaient, me dévalorisaient, personnifiaient les objets de la maison et les faisaient parler entre eux (habits compris)(p 44 §1 ). Parce que je reconnais les timbres diversifiés des « voix », je sais quand elles parlent à ma place, même si elles emploient la première personne du singulier. Exemple non insultant pour une fois :
« Je jette ce journal qui est trop vieux! » Alors que je sais avoir fait le geste silencieusement. D’une façon générale, elles m’informent qu’elles m’ont sous leur emprise, que c’est trop tard, que je ne peux plus rien faire, que Dieu est inefficace, inexistant :
 « On s’occupe de ton sort!.. »
« C’est pas la peine de combattre. Tu es déjà finie. »
« On occupe le terrain. On se sent puissant. »
« On veut t’emmener là où est ta mère. »  ( Mère décédée depuis quelques années).
Les « voix » veulent me faire croire que je leur appartiens et que je suis damnée pour l’éternité. Je n’ai aucune alliance avec ces « voix » qui se sont imposées, même si elles m’envahissent de force.
Je me mets sous la protection du Dieu de miséricorde auquel je crois.
« Tu as menti à propos de ton père. Il n’y a pas de preuves. Il t’attend pour te demander des explications. »
La « voix » faisait référence à mon père qui m’a violée dans ma petite enfance. Ma mère témoigna et mon père me demanda pardon lors du procès. Pour me protéger de lui, avant le procès, je fus placée chez les soeurs de Saint Vincent de Paul.
Ces « voix » sont polluantes. Elles veulent infléchir, influencer l’esprit, le modifier, l’accaparer ou le rendre fou.»

Elle sent son corps sentir mauvais et se désagréger. ( c’est par des odeurs que le forfait a été décelé). Elle écrit :

« Les « voix » essayaient donc de disloquer le corps en parties qui s’opposeraient à l’ensemble de celui-ci. Elles s’employaient à amoindrir l’intégralité psychique en s’attaquant au corps. Mais leur fonction première est d’importuner, de démolir la personnalité. C’est une organisation dont les membres se répartissent des rôles dont le but est de détruire l’homme en viciant son environnement, en détruisant ses croyances, en s’immisçant peu à peu puis totalement à ses pensées. Bref, il s’agit de le détruire à la fois par l’extérieur et l’intérieur, le rendre fou, le pousser au suicide. »

Et ces voix lui disent : « NOUS, NOUS SAVONS. Vous, vous êtes des marionnettes. »

4 éme temps fort :
Dans cette narration délirante de l’histoire de son corps il y a une phrase clef extrêmement importante, de façon hallucinatoire il lui est dit : « Tout ce que tu toucheras se mettra à parler. » 

A rapprocher d’une autre remarque faite par les voix : « Tu ne feras bientôt plus la différence entre toi et les voix qui parlent en toi. » 

 « De toutes mes forces, je dis NON, s’insurge-t-elle. » 

Elle se remémore cela au moment donc où elle constate l’épuisement mental dans lequel elle se trouve.

5ème remarque : appel incessant aux instances symboliques.

L’église, Dieu, le milieu médical, la psychiatrie, moyen de maintenir sa position de sujet dont elle pressent l’anéantissement, mais pas seulement cela : 

De son aveu même aller me consulter est une façon de construire un rempart protecteur et même si au début cela s’est traduit par une accélération du processus, cela s’avère consolider  sa lutte pour se maintenir en tant que sujet du fait même que je l’écoute et prend très sérieusement en compte sa parole, mais aussi du même coup interrogation non formulable de ce que peut être une instance symbolique. Enigme sur son côté persécuteur et en même temps protecteur. Mais en même temps transfert confiant vers tout ce qui est représentant symbolique.

Résumons nous, dans cet écrit délirant on repère de façon explicite, la déliaison de la fonction du nœud boroméen, un savoir étalé des voix concernant son corps et ses pensées dans un but de destruction, savoir qui la pousse  au suicide en personnifiant les objets, un appel aux instances symboliques qui pourraient contrecarrer ces phénomènes tout en doutant de cette possibilité, dont bien sur le transfert instauré par l’écoute qui lui est  très attentivement accordée mais qui contient en lui-même sa propre ambiguïté.

Le côté mélancolique de l’affaire n’échappe  à personne.
Alors dans tout ce dont il est question dans cet écrit, dans ce délire où l’on puise des lignes de force qui à mon sens ne peuvent que pointer le lien qui semble indiscutable entre ce qui a marqué sa vie et l’éclosion de sa psychose, peut on affirmer que nous avons là sous les yeux comment s’est fabriqué une  psychose et quelle a été la genèse d’un délire ? Délire dont la direction générale semble inéluctablement se tendre du côté de la mélancolie et du  syndrome de Cottard.

Peut-on dire à la façon freudienne que ce qui semble être refoulé du dedans  surgit du dehors, comme il le dit à propos du Président S, tout en évoquant ce que dit Freud dans Deuil et mélancolie, car cette psychose nous apparait bien Freudienne. Si nous mettons l’accent sur ce qu’il évoque de l’importance de la liaison à un objet d’amour déterminé dont le retrait ne permet aucune autre alternative que l’identification à cet objet déchu, dont l’ombre tombe sur le moi nous dit-il, force nous est imposé d’évoquer cette interdiction massive d’éprouver la moindre affectivité pour cet objet d’amour qu’a pu être pour elle son père, du fait d’un retrait bien réel de cet objet d’amour qui menaçait de la tuer. Une interdiction qui se double du même coup d’une impossible identification à ce père et d’une impossibilité de la constitution d’un fantasme. Ces interdictions multiples venant du cordon sanitaire effectué par la loi et les services sociaux. Il est frappant de constater qu’à la fois, selon son ses dires, elle n’en veut à personne, affirmant qu’elle a été une petite fille normale.

Ce déni se déployant tout aussi bien dans son roman autobiographique où il n’est jamais question de ce viol et où aussi rien n’apparait de ce qui pourrait ressembler à un trauma qu’on retrouve dans n’importe quel récit d’une vie de femme, il est  écrit même qu’elle n’en veut nullement à son mari de ses infidélités, sa seule crainte étant qu’il ne l’abandonne.

En effet c’est bien d’abandon dont il s’agit, abandon de ce qui n’a jamais pu advenir. Elle s’est sentie abandonnée par son père et devant abandonner ce père avant même de passer par cette phase importante d’amour pour le père que traverse toute petite fille au cours de son enfance et ultérieurement pour accéder à une féminité adulte, elle n’a pu, dans le même droit fil devenir mère, elle rationalise ses interruptions de grossesse par une faiblesse physique constitutionnelle. Elle dit facilement par contre sans y voir de contradiction, que sa mère était bâtie comme elle, mère qui a eu trois enfants.

Mais pour D. toute la séduction pour cet objet d’amour qu’est le père a été alors de fait, déniée, forclose. Il est frappant que cela lui revienne sous forme de voix avec cette phrase clef, cette phrase majeure, « tout ce que tu toucheras se mettra à parler ».

Phrase qui se prête à certains renversements propositionels à la façon freudienne. « tout ce qui touche à toi se mettra à parler »;  les voix qui dit-elle personnifient les objets, désignent ainsi cet objet père non symbolisé qui à la lettre l’a touchée, ces voix qui du même coup la tuent en tant que sujet et qui sont les formes démultipliées de son père. Voix qui sont aussi elles-même dans la spécularité de l’horreur d’être dans cette identification à cet objet déchu dont l’ombre est tombée sur ce que Freud appelle son moi.

Renversements dialectiques, si on fait le lien entre l’amour est ce qui touche, qui aboutit à une formulation libidinale du mélancolique : on me hait. A savoir : il m’a aimée, c’est un objet d’horreur, je l’aime, je suis un objet d’horreur, comme tel on me hait.

Ces voix qui personnifient les objets, avec la crainte que cela lui inspire de devenir objet personnifié par elles, nous font pressentir alors à l’horizon une cottardisation (bientôt tu ne feras plus la différence entre toi et les voix qui parlent en toi): le corps menacé d’être entièrement un objet personnifié, une non personne par excellence. Mais je n’aurai pas le temps aujourd’hui de développer cela.

On pourrait dire que la vieille dame de Cottard est un objet parfaitement personnifié et par là même une non personne. On peut se référer à ce que rapporte Cottard d’un dialogue entre Leuret et une patiente qui à toute question répondait : « La personne de moi-même n’a pas ceci ou cela » pour justement manifester cette impossibilité dans laquelle elle se trouvait pour donner la moindre indication sur elle-même.  

Je me souviens, pour ma part d’une patiente, pleinement cottardisée qui se mettait le plus possible aplatie sous la table, en surface infinie, objet dans le cosmos « Augustine fait carpette » disait les infirmières, de même elle se mettait en paillasson devant la porte du service où elle devait être enjambée pour passer, de même je l’ai vu grimpée sur la bibliothèque de la salle d’ergothérapie et se planquer sur un rayon.

– Une voix, ça n’a pas de sonorité, ça n’a pas de point d’émission, une vieille dame de Cottard, objet totalement personnifié par des voix, n’a plus la moindre parcelle de son corps identifiable, différenciable en tant que tel, n’a plus le moindre contour, c’est une voix dans l’infini, sans bouche, sans rien, lors des phases où une parole peut être émise, elle ne peut en rendre compte comme le rapport de Leuret : la personne de moi-même, moi objet qui parle, n’a plus rien qui puisse parler, la personne d’elle-même en tant qu’objet n’est plus qu’une voix personnifiée.

– Disons simplement que cela pourrait éclairer les phases de mutisme inexplicable du S de Cottard. En effet si le corps est devenu cet objet infini sans contour qu’est la voix,  objet infini qui parle sans sonorité, et sans articulation vocale, la patiente totalement cottardisée serait  alors totalement cet objet voix inaudible et du même coup cela éclaire cette phrase « je n’ai pas de bouche » qu’on retrouve souvent à la sortie de ce mutisme.

Voilà peut-on dire que nous avons là la mise à plat des éléments à la base de la genèse d’un délire et de cette psychose se révèlant à sa mise à la retraite, moment de la perte de sa fonction sociale qui l’avait maintenu dans une place de sujet. Mise à plat qui rappelle sans conteste les remarques de Freud dans « construction dans l’analyse ». D’un côté nous avons des faits réels, dont la patiente ne veut rien savoir, faits sombrés dans le déni, et, de l’autre, un délire qui les restitue de façon persécutive et mortifère.

Mais aussi ne pourrait-on pas dire, avec Lacan qui à propos de Joyce a mis en place la nécessité du sinthôme, sinthôme comme clef de voute d’une  structure mentale permettant la permanence d’un lien avec un père divinisé dit-il. N’y a-t-il pas eu chez cette patiente la nécessité de la permanence du lien avec ce père déchu, en dépit même des substituts  fournis par les services sociaux, la religion, l’éducation nationale, pour pouvoir en quelque sorte y adhérer. Mise en place à la fois d’une forclusion de fait et d’un artifice de sujet. Sinthôme, soit dit en passant qui lui a évité de sombrer dans une folie hystérique organisé autour d’un trauma indépassable.

Il est remarquable que son roman autobiographique, faits d’écrits, de notation d’évènements qui ont jalonné sa vie au fur et à mesure de son existence, se soit édifié juste après sa mise à la retraite, après la perte de sa fonction sociale, en ne mentionnant aucunement non seulement le viol dont elle a été la victime mais encore les aléas de sa vie de femme. Rien somme toute d’élaboré dans ce qui pourrait être un remaniement subjectif de son passé d’enfant saccagé dans son corps et dans son affectivité.

De plus, ce roman se termine par l’apparition du merle qui adresse la phrase inaugurale de son écrit clinique, son auto présentation de malade. Cet épisode du merle est attribué à une de ses nièces qui lui confie son étonnement à entendre, sous les notes, un merle lui dire qu’elle est bien profilée, et ma patiente de lui répondre que c’est comme ça, la télépathie avec des animaux existe : des animaux parlent et savent. Mais ainsi, de ce fait, elle met du même coup sur un plan fantastique ce roman autobiographique, mettant à mal tout ce qui serait de l’ordre d’une castration symbolique dans le déroulement de son existence.

Cet artifice de sujet s’est-il alors révélé comme tel à partir de cet abandon forcé de sa place dans l’éducation nationale, ce substitut de fonction paternelle? Abandon dont elle a reculé l’échéance avec l’écriture où étrangement c’est l’imaginaire qui prévaut ? Où elle semblerait désafférentée de son inconscient, pour reprendre une formule lacanienne ? 

Alors ce roman, est-il, à l’image de son écrit clinique, un vaste délire dont le déni est du même tissu que ce qu’il  produit, à savoir que ce qui est dénié produit en retour ce réel qui le met à l’air et ce qui est mis à l’air du même coup renforce le déni ?
Sa vie, constituée d’un synthôme n’a-t-elle été qu’un vaste délire également, une psychose de fait ?

Cela, bien sûr, met sur le même plan du délire, dans son écrit, et dans sa vie, à la fois ses appels aux instances symboliques pour lutter contre ces hallucinations verbales qu’elles ne désignent nullement comme telle, elle n’est pas folle, ces voix sont des présences concrètes, et sa façon de donner du sens au réel des voix, et dans le même mouvement de tenter de faire barrage à cette jouissance insensée dont elles l’accablent. 

Si nous avons affaire à une psychose de fait, dans ce cas, son appui sur les instances symboliques, dans sa vie, dans son écrit, portant sa critique sur les phénomènes hallucinatoires serait les deux faces identiques d’un même système délirant et non pas un clivage au sein d’une personnalité disons vite saine et critique lucide et une personnalité délirante.

De même venir parler de tout cela à un psychiatre est du même registre que cet appel au symbolique qui lui a été imposé constituant son synthôme avec ce désir non formulable, mais inscrit dans sa structure, d’être soutenue dans ce sinthôme qui la constitue. Sens de son transfert.

Genèse d’un délire ou démonstration qu’une vie entière peut se bâtir d’un sinthôme, d’un délire impératif à une place possible d’un sujet fut-il un artifice?
Cela pourrait expliquer qu’elle ait pu soutenir une position phallique dans sa position d’enseignante et que l’a perte du soutien de son édifice ait déclenché les phénomènes hallucinatoires.