Collège de Psychiatrie

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Le non-dit de Schreber Cyril Vargas

JOURNÉES DU COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

FÉVRIER 2025

Quelques-unes de nos actualités cliniques

« Le non-dit de Schreber »

Cyril VARGAS

Le 1er février 2025,

Je tiens à vous remercier pour m’avoir invité à partager avec vous quelques réflexions sur le texte de Schreber, durant quelques minutes. Et je remercie également Emeline FITOUSSI pour son séminaire sur Schreber, qui nous donne l’occasion de réfléchir sur ce célèbre et imposant témoignage de la psychose que sont les Mémoires d’un névropathe, de Daniel Paul Schreber.

La lecture de ce texte étant, je trouve, assez compliquée, je me suis interrogé sur ce qui pouvait y manquer, pensant trouver là quelque élément intéressant. Ainsi m’est venue l’idée de parler du non-dit de Schreber.

Commençons par voir ce que peut recouvrir la notion de non-dit, en particulier chez Schreber :

1) On peut entendre le non-dit au sens d’implicite contexte culturel ou personnel de l’auteur, et ce peut être l’objet de travaux de recherche et d’études en sciences humaines. On peut entendre par non-dit, les sous-entendus volontairement présents dans le texte.

2) On peut aussi entendre le non-dit de Schreber comme l’échec de sa volonté de tout dire, de tout expliquer.

3) Comme non-dit de Schreber on peut comprendre aussi ce que l’on pouvait attendre dans le dit de Schreber mais qui ne s’y trouve pas. Ce sont des éléments qu’il semble avoir évité alors qu’ils peuvent paraître évidemment le concerner dans le cadre de son propos.

4) Je vous rapporterai également le cas d’un non-dit de Schreber, un non-dit clairement entendu par lui.

5) Enfin par non-dit de Schreber on peut entendre le  »nom (N-O-M) dit de Schreber », ce que je comprends comme étant la question  »de quoi Schreber est-il le nom ? », pour plagier le titre d’un livre qui date de 2007 (« De quoi Sarkozy est-il le nom ? » par Alain Badiou). 

Je commence par cette dernière question.

Déjà,  »de quoi Schreber est-il le nom pour la psychanalyse ? » Visiblement, c’est le nom d’un texte qui a intéressé tous les psychanalystes, Freud et Lacan entre autres, et a nourri les théories ou au moins leur a offert un terrain de mise à l’épreuve, et une gageure pour l’interprétation psychanalytique depuis que Freud a montré l’exemple. L’étude de ce texte est quasiment un passage obligé pour tout psychanalyste, et Charles Melman, dans son texte « De l’aventure paranoïaque : le cas Schreber »1, de 1963, fait une liste, partielle sans doute mais déjà longue, d’études des Mémoires faites entre 1911 et 1963.

Ensuite,  »de quoi Schreber est-il le nom pour Schreber lui-même ? » Là, s’ouvre un vaste sujet qui parcourt tout son texte puisque celui-ci rapporte les hauts-faits de l’auteur dans son rapport conflictuel avec Dieu, avec des concurrents, des doubles et où sa filiation semble égarée, au-delà du temps et de l’espace, en étant en lui-même un lieu de rapports de forces (son corps et son esprit sont-ils des lieux, d’ailleurs ?), et pour finir par trouver un accord avec Dieu sur sa transformation en femme génitrice d’un nouveau peuple. Cela me semble être une question à laquelle tout le monde s’attelle depuis la publication des Mémoires.

Dans ce qui suit, je me contenterai de ne parler que du non-dit de Schreber.
 
D’abord, du non-dit de Schreber en tant que contexte culturel, on peut dire que pour Schreber ce n’est guère un non-dit, mais plutôt un dit-explicite, car la rationalisation de son délire emprunte à de multiples auteurs de son temps des idées, du vocabulaire, et des représentations.

Quelques exemples en vrac : la notion de nerf comme transmetteur d’une onde, idée du milieu de XIX-ième siècle où l’onde est l’électricité ; le satellite Phobos de la planète Mars (paragraphe [77]), dont la découverte a été faite en 1877 par un astronome américain ; la guerre franco-prussienne de 1870 ; le Traité de psychiatrie de Kraepelin daté de 1896 ; la notion de force d’attraction évoquée de nombreuses fois (notion qui date du XVII-ième siècle) ; le nationalisme allemand, propre à la fin du XIX-ième, qui perce quand il considère le peuple allemand comme le nouveau peuple élu de Dieu (paragraphe [14]) ; des références à des textes de Goethe, de Lord Byron, de Darwin, et autres ; des commentaires sur les progrès techniques récents et inconnus de Dieu ; etc.

De manière similaire, Schreber explicite de nombreux détails qui ont trait à sa vie personnelle, au point qu’un chapitre entier a été censuré à la première publication car parlant de sa vie sexuelle et de celle de sa femme. Ce chapitre semble bel et bien perdu. On peut même dire que Schreber ne cache rien de sa vie personnelle et de ses pensées, que sa pensée semble à ciel ouvert, tant pour nous que dans le monde où il se décrit. Et de plus, des sous-entendus, on en recherche encore tant l’effort continuel de Schreber a été d’expliciter et d’expliquer ce qu’il voit, perçoit ou pense. 

Toutefois, Schreber ne parle que du présent ou de sa maladie, il ne dit quasiment pas un mot du passé (en dehors de quelques éléments et des épisodes passés de sa maladie). Ça ne semble pas entrer en ligne de compte dans son objectif de sortir libre de l’hôpital psychiatrique ou pour partager ses « idées religieuses » avec sa femme. Mais il n’est pas impossible qu’il en ait parlé dans le chapitre censuré.

Alors, le non-dit de Schreber semble être son passé hors maladie, ce qu’il dit de lui sans savoir qu’il le dit -tout cela intéresse la psychanalyse- et ce que à quoi on pouvait s’attendre et qui ne s’y trouve pas. Le passé hors-maladie aurait été très intéressant, visiblement, Schreber n’a pas vu de lien avec sa maladie. Freud a essayé quelques liens (miracle du hurlement, …) entre passé et maladie, à la suite de Lacan, une autre approche prévaut aujourd’hui. Sans doute, le non-dit chez Schreber est involontaire, car tout au long de son texte il cherche à dire, expliciter, expliquer tout ce qu’il peut, afin dit-il dans son introduction, de partager ses « idées religieuses » avec son entourage, mais c’est sans doute surtout parce que c’est pour lui-même une contrainte permanente.

Au début du chapitre XVII, dans les paragraphes 228 à 230, Schreber décrit la mécanique mentale qui le contraint à se demander le pourquoi du comment de ce qu’il perçoit, disant « il n’est vraiment pas facile de trouver à leur pourquoi une réponse juste qui puisse satisfaire l’esprit humain ». Les deux mots « leur pourquoi » souligne une fois de plus -dans ce texte- que ces pourquoi sont xénopathiques : ce sont des injonctions qui viennent de ses nerfs ou qui font « intrusion » dans ses nerfs. La fin de la phrase « satisfaire l’esprit humain » explicite ce qui permet d’arrêter l’insistance de ces pourquoi. Je souligne que cet « esprit humain » à satisfaire ne correspond pas aux poseurs de questions -qui sont ses nerfs, qu’il ne vit pas vraiment comme intérieurs à lui-même, ou qui sont explicitement extérieurs même à ses nerfs- et que l’on peut supposer que cet esprit humain est quand même le sien. Dans d’autres phrases, il explique que si la réponse est trop banale, ses nerfs ne sont pas satisfaits et continuent alors à être insistants. Mais alors qu’est-ce que « satisfaire l’esprit humain » dans ce qu’il nous présente ? C’est sans doute trouver les bonnes phrases, des signifiants articulés dans un discours détaillé sur les « causes » (c’est son mot) et clouant le bec aux questionnements oppressants. C’est une recherche d’un discours qui répond à une demande d’exclure le Réel, c’est-à-dire à obturer toute ignorance en s’affirmant comme savoir complet, donnant du sens à toute chose. 

Schreber parle pourtant beaucoup de miracles : qu’est-ce que la notion de miracle pour lui ? Au paragraphe 9, il parle du « pouvoir miraculaire du Dieu créateur », il semble que le miraculeux est un événement qu’il n’arrive pas à articuler à son savoir accumulé, à ses signifiants, contrairement à ce qu’il arrive à faire pour beaucoup d’autres choses. Cela correspond assez bien avec la notion de miracle dans la religion chrétienne. Le signifiant « miraculaire », s’il est une traduction fidèle au texte allemand, est un néologisme qui réunit miraculeux et ordinaire, et qui sans doute signifie que le monde doit beaucoup à l’intervention directe du Dieu créateur, mais aussi, du fait que c’est un néologisme, qui souligne le caractère inexplicable de ces interventions.

Un exemple de miracle : dans le chapitre XVII, il détaille ce qu’est pour lui « dessiner », cela s’apparente pourrait-on dire à une capacité à se créer à volonté et quotidiennement des hallucinations visuelles, plaisantes voire jouissives, sans qu’il n’en ébauche la moindre explication et il qualifie ce « dessiner » de « miraculeux ».

Quelques mots sur « le miracle du hurlement » :

Freud, dans une lettre à Fliess propose une interprétation du « miracle du hurlement » : ce serait un retour d’une expérience de son enfance où son père, tyran domestique, hurlait sans qu’il en comprenne la raison. On peut toutefois lire que ce miracle se produit quand le dieu se retire et se tait. À la suite de Lacan, et de Charles Melman (20 octobre 1994), on pourrait dire que ce dieu par ses « rayons » bavards, qui parlent et interrogent sans arrêt, permet à Schreber d’avoir un monde perçu structuré de signifiants mi-imposés mi-réfléchis, et que l’éloignement du dieu laisse le monde silencieux, ce que l’on peut aussi comprendre comme laissant le Réel à nu. Le hurlement de Schreber serait alors celui de son angoisse devant le Réel, et la dernière possibilité pour lui de manifester la vie de son être face à une mort psychique imminente. Et ce hurlement est dit « miraculeux » dans la rationalisation du délire, car apparaissant quand il n’y plus de signifiants, il n’y a donc pas d’argument ni de cause pour Schreber, par contre il est qualifié de « miraculeux » pour faire lien avec Dieu qui est l’ultime lien logique et signifiant.

De manière similaire, dans la note 37, il parle d’une « apparition miraculeuse » qui l’a jeté dans « un haut degré d’angoisse ».

Un « miracle » serait alors ce qui ne peut être justifié ou expliqué, les moments d’angoisse, sans signifiant, en font partie.

Et d’ailleurs, qu’est-ce que justifier ou expliquer pour Schreber ? 

Il a des connaissances par voix de nerfs, par expériences intimes, et qu’il expose à ses lecteurs. Ce sont ses connaissances sur Dieu, les nerfs, le fonctionnement des êtres de l’Univers dirais-je globalement. Les nerfs, et leur fonctionnement, semblent correspondre aux chaînes signifiantes, nous dit Melman, donc ce type de connaissances, bien que délirantes, paraît basé sur une certaine perspicacité de Schreber, ce qui force l’admiration, il faut bien le dire.

D’un autre côté, d’autres connaissances viennent de ses réflexions suite à des questions, des injonctions d’explications posées par ses nerfs ou introduites dans ses nerfs par les voix. Mais qu’est-ce qu’une explication doit satisfaire ? Il écrit que cela doit satisfaire « l’esprit humain » ; on comprend : son esprit à lui ou ses nerfs, ce qui est plus ou moins la même chose, suivant les pages. En partant de l’idée que ça doit satisfaire son esprit à lui et regardant quelques-unes de ses justifications de causalités, il me semble qu’en définitive ses explications mettent bout-à-bout toutes les connaissances qu’il a pu accumuler dans sa vie sur le sujet questionné, connaissances qui sont assez nombreuses, et que ce qui le satisfait ce n’est pas tant le fait d’avoir comblé tous les trous possibles et imaginables dans les relations causales, c’est sans doute plutôt le fait d’avoir usé de tout son savoir sur le sujet évoqué, et accumulé -ce savoir- avant sa maladie. Par exemple, au sujet des étymologies, il explique y avoir intensément réfléchi suite à des questions posées par les nerfs, mais aussi qu’il s’y est beaucoup intéressé avant d’être malade.

Cette limitation (au savoir accumulé) a, pour nous, une apparence de rationalité, mais elle peut rester énigmatique si l’on veut bien oublier que la connaissance ne peut être complète que quand la loi des signifiants est respectée, notamment ses évidences. Et cette loi n’est qu’un héritage social. 

De plus, Schreber écrit ([228]) que les contraintes qui lui étaient imposées étaient au-delà des « possibilités humaines » mais qu’il en avait des « compensations » par « l’effet de stimulation intellectuelle » et l’accès aux « lumières » concernant les « choses surnaturelles » qui valent « tout l’or du monde ». On lit là une jouissance dans la souffrance imposée par le Grand Autre, une forme de sublimation de cette souffrance et une mise en ordre de son savoir acquis durant sa vie, et de son imaginaire dans le but de donner du sens au Grand Autre qui, non castré, dénie tout manque, tout trou dans les discours signifiants.

Ainsi, ce non-dit de l’au-delà des explications et des recherches de causalités, est soit l’indicible car faisant face au Réel, soit le non-questionné dans son héritage culturel et social, dirais-je.

Je tiens à souligner que ce qui n’est pas non-questionné dans l’héritage culturel et linguistique est toujours le Réel, le gouffre sans fond du tout-est-possible, du grand-n’importe-quoi, le chaos. 

Cela me rappelle une histoire : 

« Le grand Euclide donnait un jour une leçon et entre autres sujets il parlait du monde. Le jeune Ptolémée, sans conteste le meilleur élève de sa classe, leva la main et lui demanda sur quoi le monde reposait. 

-Il repose, répondit Euclide, sur les épaules d’un énorme géant. 

Ptolémée baissa la tête et la classe continua. Un moment plus tard, le jeune Ptolémée releva la tête et se permit de demander sur quoi reposait le géant. 

-Il repose, lui répondit Euclide, sur la carapace d’une énorme tortue. 

Et aussitôt, sans attendre une autre question de son élève, Euclide ajouta en élevant sévèrement la voix : 

– Et au-dessous, il n’y a que des tortues. »2

Le non-dit de Schreber comme élément qu’il semble avoir évité de dire alors que c’était un élément central dans ce que l’on connaît de lui, c’est surtout, je pense, la loi (Gesetz), et, dans une moindre mesure, le droit (Recht).

D’après ce que j’ai pu lire3, Schreber n’écrit que deux fois le signifiant loi, alors que son travail quotidien était justement la loi. Même dans son Introduction, où il explique les motivations de l’écriture de son texte, il ne parle pas de jugement, de loi ou de droit, bien que l’on comprenne qu’il s’agit -aussi- de plaider sa cause auprès d’un tribunal pour obtenir sa sortie de l’hôpital psychiatrique.

Schreber, durant tout son texte, parle d’un dieu ou de deux dieux qui règnent sur le monde d’une manière ou d’une autre, en tout cas qui gèrent le monde, qui sont en quelque sorte au centre de ce monde, mais sans émettre ou dicter de loi. 

Le dieu chrétien ou juif est un dieu émetteur de lois qui, à de nombreuses reprises, fait du droit par ses jugements exposés dans la Bible. On ne peut que s’étonner que Schreber évoque un dieu, des dieux, l’univers sans qu’aucune loi ne soit évoquée, ni même le signifiant loi (sauf deux fois dont je dirai deux mots), et que les personnages soient soumis à Dieu sans qu’aucun élément de loi ni de droit ne soit évoqué. Ou presque, puisqu’il parle d’un « ordre de l’univers » et d’un « droit naturel », dont je dirai aussi quelques mots.

Rappelons-nous ce qu’est une loi, ce qu’est que le droit, et mettons cela en rapport avec la maladie de Schreber. D’abord, la loi est émise et mise en œuvre par une instance supérieure à celui qui y est soumis. C’est à une telle instance supérieure que Schreber était censé appartenir et où il n’a pas pu tenir son rôle. Ensuite le droit c’est toujours du Verbe qui gère (ou est supposé gérer) le monde, c’est-à-dire la réalité, en bordant le Réel. La justice est toujours une application du Verbe au Réel tel qu’il se manifeste, et c’est toujours une problématique que d’arriver à qualifier les gestes, qualifier les actes, qualifier les intentions et les faits pour les faire rentrer dans le droit et les soumettre à la loi.

La loi et le droit sont faits de signifiants, ils sont donc une coupure dans la réalité qui elle est une continuité. La réalité décrite par Schreber confine à la continuité : les nerfs forment une continuité entre les vivants, les morts, et les Dieux ; il n’y a d’ailleurs pas d’intérieur ni d’extérieur chez l’individu ; la langue fondamentale confond les opposés ; si Schreber tient à dater ses souvenirs, l’ordre temporel, notamment générationnel, semble aboli ; de nombreux événements lui arrivent parfois des milliers de fois par jour ; il prend un soin inattendu et ambiguë à distinguer les paroles et les sons ([236] et [237] : les oiseaux miraculeux et le soleil parlent, et que ce n’est pas le cas des trains, ni des bottines, etc) ; il se transforme en femme, de manière plus ou moins continue, tendant ainsi à abolir la distinction entre les sexes. 

Le droit et la loi sont supposés soumettre la réalité, mais, dans son texte, Schreber ne semble pas chercher vraiment une loi, et il n’y a pas de loi ni de droit dont il dirait que les faits les suivent. 

La différence avec la Bible est flagrante : elle débute par « Au commencement était le Verbe », et Dieu y articule sa loi par son verbe, sa parole, avec lesquels il forge la réalité à partir du Réel, il juge ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Par ces faits, le Dieu de la Bible est tout puissant, mais aussi transcendant.

Chez Schreber, il n’y a pas de transcendance de Dieu, il y a une continuité entre Dieu et l’humain, cette continuité est décrite à travers les nerfs qui vont de l’humain jusqu’à Dieu, la composition de l’humain est la même que celle de Dieu. Les nerfs entre eux semblent séparés, séparables, distinguables, mais les nerfs semblent continus et relient Dieu et l’humain. Un humain peut prendre l’ascendant sur un autre en maîtrisant ses nerfs, il y a des batailles de maîtrise de nerfs entre humains, entre un humain et Dieu, voire une mise en cause de la suprématie de Dieu par un humain. D’ailleurs, il n’y a pas de morale dans cet univers, pas de bien ni de mal qui soient reconnus par Dieu, ni récompensés, et on peut dire qu’il n’y a ni totem ni tabou. 

A ma connaissance, il n’y a pas de culture où les dieux ne sont pas transcendants, toujours les dieux luttent entre eux, et le rôle des humains est s’y soumettre, ou de les amadouer, au mieux de jouer les uns contre les autres. Les dieux de Schreber ne représentent pas la loi du monde, ils règnent dans les faits, par une sorte de rapport de force continu, et ils sont même mis en défaut par « l’ordre de l’univers ». En référence à Lacan, on peut dire que Dieu comme père mort émetteur de la loi, c’est raté.

Au [60], Schreber écrit « là où l’ordre de l’univers est rompu, la puissance reste seule maîtresse du terrain, et c’est la raison du plus fort qui règne. » et il accuse ensuite Dieu d’immoralité : « Ce qui qu’il y avait de moralement choquant dans mon cas, c’est que Dieu lui-même avait dérogé à l’ordre de l’univers sur lequel lui aussi pourtant doit se régler ».

Ce que nous, nous pourrions appeler loi dans l’univers de Schreber, ce sont des règles de fonctionnement des nerfs, et surtout c’est ce qui s’impose à Dieu lui-même qui est un « ordre de l’univers » auquel tout le monde est soumis, un ordre dont la règle est écrite nulle part, qui est implicite, jamais formulée.

Chez Schreber il n’y a pas de coupure dans la réalité, il n’y a pas de transcendance de Dieu, et si les nerfs représentent quelque chose en lien avec les signifiants (Melman les identifie aux « chaînes signifiantes »), ils sont une continuité décrite comme matérielle. Le refus de la loi, en tout cas du signifiant loi dans le texte de Schreber s’illustre donc par cette continuité de son univers. De fait il n’est pas surprenant que Schreber, psychotique, refusant la coupure du signifiant et la chute qui va avec, exclut la loi de sa représentation de l’univers, alors même que c’était son métier avant son internement. 

Et, du coup, la question se pose de savoir comment il a pu exercer ce métier, avec un talent reconnu qui plus est, durant de nombreuses années. L’hypothèse connue est que, dans sa psychose, il ait cherché la loi et le milieu du droit comme appuis tant pour sa pensée que pour son comportement, mais qu’une fois arrivé au sommet d’une hiérarchie, avec toute la symbolique paternelle que cela comporte, il a fait une décompensation qui l’amène au délire que l’on connaît et à un internement durable.

Si Schreber ne reconnaît pas de lois dans son univers, sauf une loi d’attraction des nerfs et des rayons, et une « loi de renouvellement des rayons » [116], dont je dirai un mot, il lui reconnaît un « ordre », qui s’impose à Dieu lui-même, et un « droit naturel » dont Schreber lui-même devrait bénéficier.

Ce que Schreber appelle l’ordre de l’univers correspond à l’ordre du langage, à la loi du signifiant nous dit Melman. Ce que l’on peut comprendre en lisant les [184] et [185], c’est que si l’ordre de l’univers est mis en cause par Dieu, c’est qu’Il est entré en contact avec Schreber avant même que celui-ci soit mort. Ce que l’on comprend, c’est que Dieu ne parle qu’aux personnes subjectivement mortes. Dès lors, Schreber ne trouve pas ou plus sa place subjective, et il doit se plier, corps et âme, à la mécanique du signifiant débité à flux continu par le Grand Autre qu’est ce Dieu. 

Le « droit naturel » revendiqué par Schreber pour son propre bénéfice est « le droit de ne penser à rien » (fin du [181], p 154), droit dont la mise en défaut est détaillée notamment dans le chapitre XIII, on y apprend « l’incapacité de comprendre l’être humain comme organisme » par les deux Dieux. Cela exprime en creux qu’il connaissait ce « ne penser à rien » avant d’être malade, ou du moins quelque chose d’approchant. Après sa décompensation, il semble que Schreber a été capable d’obtenir cet état de manière transitoire en s’occupant (« dessiner », jouer au piano, etc), mais cela semble finir souvent par une angoisse et un « miracle du hurlement ». Une question que l’on peut se poser est de savoir s’il pouvait en être autrement pour lui, et même pour nous névrosés si l’on prend l’expression « ne penser à rien » au pieds de la lettre. 

Jean Périn, dans le séminaire du 16 février 1995 de Charles Melman, détaille les origines médiévales de la notion juridique de « droit naturel », et il dit que visiblement Schreber les connaissait. Dans la tradition judéo-chrétienne, ce droit naturel est, pour le résumer, le droit qui s’impose à la raison en dehors même des commandements de Dieu4. On conçoit bien alors que cette revendication, cette opposition à Dieu, au Grand Autre, est une expression de la subjectivité de Schreber qui prend ainsi un appui sur un signifiant du droit.

Quant aux deux apparitions du signifiant loi, elles se trouvent [30] quand il parle d’une loi de l’attraction entre rayons et nerfs, et dans l’expression « loi de renouvellement des rayons » [116], je m’étais dit dans un premier temps que c’était les exceptions qui confirment la règle, mais en y regardant de plus près, j’ai pu lire :

– Dans le [30] « La force d’attraction, cette loi impénétrable dans son essence la plus intime, impénétrable même pour moi et en vertu de laquelle les rayons et les nerfs s’attirent les uns les autres, recèle en son germe une menace pour le règne de Dieu, menace dont une figuration allégorique fournit sans doute déjà la base de la légende germanique du Crépuscule des Dieux. » Soit donc une loi qui met en danger Dieu.

– Et dans le [116] on apprend de la « loi de renouvellement des rayons » que c’est « un principe fondamental – dont à ce qu’il paraît, procédaient les « petits hommes faits d’esprit Schreber »- en vertu duquel de nouveaux rayons peuvent jaillir… » : le signifiant loi concerne donc des « petits hommes faits d’esprit Schreber » qu’il porte « dans son bas-ventre », c’est-à-dire que ce signifiant apparaît quand Schreber envisage déjà d’enfanter, perspective qui sera l’issue de son état le plus délirant, qui le ramènera à un certain calme, à une certaine civilité, et sans doute à une certaine assurance quant à la survie de sa subjectivité.

Enfin, voyons un non-dit, ni par Schreber ni par ses voix, mais quand même entendu par lui : 

Au paragraphe [109], Schreber rapporte l’anecdote suivante « Je me souviens d’avoir un jour jeté par la fenêtre, cassant sans doute un carreau du même coup, le plat (de saucisses grillées) qu’on avait placé devant moi ; je ne m’en rappelle plus à présent clairement le motif. »

Dans le texte allemand, le morceau de phrase « le plat (de saucisses grillées) qu’on avait placé devant moi » s’exprime par deux mots « vorgesetzte Gericht » et une parenthèse respectée dans la traduction. Mot-à-mot, ces deux mots signifient « tribunal supérieur » et ce sens change en « plat supérieur » en ajoutant le contexte de la parenthèse « (Bratwurst) » qui indique que l’on parle de saucisse. Cela vient du fait que le mot Gericht signifie tribunal ou plat (de nourriture) suivant le contexte. Si on voulait se rapprocher de ce qui s’apparente à une ambiguïté du texte en allemand de Schreber, une autre traduction de « le plat qu’on avait placé devant moi » pourrait être quelque chose comme « le plat de qualité jugée supérieure que l’on avait placé devant moi ». Schreber manifeste d’avoir bien entendu la référence au « tribunal supérieur » dans son propre dit, en jetant ce plat par la fenêtre, sans pour autant ni l’avoir dit ni l’avoir compris, alors même que ses parenthèses -à lui- proposent une séparation des deux mots juridiques du contexte culinaire ; de plus il « ne se rappelle plus à présent le motif », alors que sa mémoire semble infaillible durant tout son texte, disant qu’il pourrait citer des milliers de noms de personnes qu’il a rencontré à travers les connexions de nerfs, etc. Cette anecdote semble bien nous raconter un passage à l’acte par un effet du signifiant5.

Pour conclure : en voulant traiter le sujet de tout ce que n’a pas dit Schreber dans son texte, je me suis rendu compte qu’il y avait de quoi déborder largement des deux jours de ce séminaire, et comme je suis mû par une certaine modestie, j’ai voulu réduire mon propos pour laisser un peu de temps pour les autres, et, déjà, pour mon intervention, je vous remercie pour votre patience.

Post-scriptum sur les occurrences du signifiant Gesetz dans le texte allemand de 1903 :

Pour bien saisir le problème du comptage de ce signifiant, il faut tenir compte de deux choses : des mots en allemand peuvent être construits par concaténation de mots, c’est-à-dire par un collage les uns aux autres, suivant certaines règles grammaticales, pour donner ainsi un nouveau mot au sens qui peut être plus ou moins éloigné de ses composants ; le terme Gesetz, qui signifie loi, regroupe les deux notions de loi qui sont présentes en allemand, la loi formelle (qui parle d’un acte de volonté) et la loi matérielle (qui parle du contenu d’une norme juridique qui réglemente le comportement). 

Dans le texte allemand, il y a aussi deux occurrences de Gesetz seul. La première correspond à la traduction en français « loi d’attraction des nerfs » au paragraphe [30] ; la seconde a été traduite par règle dans la phrase en français « … la formule qui exprime cette règle : « n’oubliez pas que la nature des rayons est qu’ils doivent parler » a très tôt été serinée… » au paragraphe [130], ce qui semble correspondre à Gesetz compris comme  loi formelle, soit acte de volonté. Ce deuxième Gesetz est dans un long paragraphe descriptif où il n’y a nulle trace de mise en cause de Dieu.

Dans la traduction en français, la seconde occurrence de loi (au paragraphe [130]) vient du mot « Strahlenerneuerungsgesetz » traduit par « loi de renouvellement des nerfs », qui résulte d’une concaténation de mots et qui est traduit comme une loi matérielle (norme à suivre), comme peut l’être, par exemple, « Gravitationsgeset » qui est traduit par « loi de la gravitation » (de Newton). Les autres occurrences de la suite de lettres gesetz sont inclus dans des mots plus longs, et sans lien apparent avec la notion de loi (par exemple le mot gesetzt, qui signifie ensemble, et ses dérivés grammaticaux).

Je pense ainsi convaincre le lecteur que mes observations au sujet du signifiant loi est peu tributaire de la traduction en français de ce texte, dans la mesure où l’on peut faire les mêmes remarques concernant le texte allemand, à condition toutefois de distinguer les deux significations du mot Gesetz, comme l’ont fait les traducteurs.

Introduction journée CPSY 2025, Pascale MOINS

JOURNÉES DU COLLÈGE DE PSYCHIATRIE

FÉVRIER 2025

Quelques-unes de nos actualités cliniques

   

« Le texte déchiré de Schreber : un grand texte lacanien » 

Introduction aux journées du Collège de psychiatrie

Pascale MOINS

Le 1er février 2025


Ces journées s’inscrivent dans un prolongement souhaité et ouvert de la question du transfert dans la psychose mise au travail lors de la journée de 2024 avec le retour à la lettre ouverte de Schreber à Fleshsig et ce après une journée en 2023 sur les paraphrénies et la paraphrénisation comme mode de stabilisation ou point de butée à la jouissance. 

Le titre proposé par Michel Jeanvoine : Actualités des travaux du Collège nous invite à faire valoir ce qu’il en est de l’intérêt actuel de chacun avec ce fil commun ou partagé pour la clinique des psychoses et cet autre fil du séminaire web sem pour une écologie du lien social qui reprend la question de l’écriture dans la théorie psychanalytique et dans la théorie de Lacan . 

Comme vous le savez, dans son retour à Freud, Lacan s’est tourné vers la clinique des psychoses et plutôt vers la paranoïa que vers les schizophrénies et leur fameux aspect déficitaire. Il a lié l’étude de l’élaboration de la paranoïa à la formation à l’analyse. 

Dès 1955 voire même 1953, Lacan a mis la clinique de la psychose au cœur de son enseignement, dégageant toute la question du langage et de la parole et la manière dont nous sommes déterminés par le langage. Cette spécificité de Lacan est articulée à sa position quant à la transmission et la formation des cliniciens. Mais elle n’est pas dissociable de sa position politique au sein de l’institution psychanalytique, question de discours. 

Aujourd’hui, nous écouterons des travaux plutôt orientés par la clinique et la question de la structure, du cas Schreber, du transfert. Demain, des questions tout aussi cliniques liées à la théorie du sujet et au concept de parlêtre, à la question de la langue et des langues puis celle de l’écriture et de sa formalisation en psychanalyse. 

Pour introduire ces journées, je vais vous faire part des remarques et commentaires qui me sont venus à partir d’un texte de Jacques Lacan paru en 1966 dans les Cahiers pour l’analyse qui est la présentation de la traduction française des Mémoires d’un névropathe du président Schreber. Je suis tombée dessus et je ne sais pas pourquoi ni comment je ne l’avais pas lu auparavant. Il m’est apparu très intéressant pour reprendre avec Lacan, les psychoses et la question de la psychanalyse, celle de l’écriture avec la langue de Lacan. 

L’accueil impatient de Lacan pour cette traduction française

Lacan parle d’une traduction très attendue. Nous sommes en 1966, l’année de son séminaire sur la Logique du fantasme, il est en train de chercher une issue au problème de l’analyse didactique et il a déjà commenté largement le manuscrit de Schreber tout au long de son séminaire sur les psychoses de 1955-1956 soit dix ans auparavant. 

Ce texte de présentation est un court texte assez dense où Lacan croise les questions de la traduction, de la fonction de la lecture, de la transmission et de la formation des psychanalystes tout en revenant sur son travail sur les psychoses. 

Lacan réinterprète, relit après-coup tant le livre du président Schreber, que l’article de Freud et son propre travail sur la psychose. C’est une occasion de prendre du recul sur tout ce pan de la recherche en psychanalyse et d’avoir une idée plus précise de la succession des scansions épistémiques sur soixante-cinq ans. 

Nous pouvons alors suivre une chronologie.

C’est en 1903 qu’est paru Mémoires d’un névropathe, par Daniel Paul Schreber. 

Freud s’empare de ce texte en 1910. Il en fait une analyse fouillée qui paraîtra en 1911 dans une revue de psychanalyse (Schreber était alors toujours vivant) et il l’intégrera à son livre Cinq psychanalyses. Freud fait une lecture du livre de Schreber, et en rend compte comme de l’analyse d’un cas pour aborder avec ses outils conceptuels la paranoïa. 

Freud distingue déjà psychiatrie et psychanalyse : « L’intérêt que porte le psychiatre praticien à des idées délirantes de cette sorte est en général épuisé quand il a constaté les effets du délire et évalué son influence sur le comportement général du malade ; l’étonnement du médecin, en présence de ces phénomènes n’est pas chez lui le point de départ de leur compréhension. Le psychanalyste par contre … voudrait apprendre à connaitre les mobiles comme les voies de transformation … » (Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa, page 270 .)

En 1955-56, Lacan prend très à cœur la question des psychoses dans son Séminaire III : Les psychoses. Ce séminaire est le troisième si l’on prend la numérotation habituelle, mais dans ce texte de présentation, il en fait le cinquième, (ce qui est le cas si on y adjoint deux séminaires antécédents prononcés au domicile de Lacan devant quelques élèves, consacrés, l’un à L’Homme aux loups, l’autre à L’Homme aux rats).

C’est au début de ce séminaire en décembre 1955 qu’est publiée la traduction anglaise d’Ida Macalpine accompagnée d’une critique des théories de Freud.

Deux ans plus tard, Lacan fait paraître en 1958 dans le numéro quatre de La Psychanalyse « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », écrit en décembre 1957 et janvier 1958.

Puis, à nouveau dix ans plus tard, alors que commence son quatorzième séminaire, « La logique du fantasme », il fait paraître ce court texte qui accompagne la parution d’une nouvelle traduction en français du texte de Schreber, par Paul Duquenne et Nicole Sels, deux élèves de Lacan. 

« Notre ami le Dr Paul Duquenne », c’est ainsi que le présente Jacques Lacan, qui a poussé, soutenu cette traduction.
Paul Duquenne s’est appuyé sur la lecture raisonnée de la thèse de Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1936), sur l’article des Écrits, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose paru dans la Psychanalyse en 1958 et surtout sur le séminaire de 1955-1956, Les psychoses . 

Cette traduction a conservé le titre Mémoires d’un névropathe qui vient de la traduction par Marie Bonaparte et R. Loewenstein de l’article de Freud ( 1911), titre qui ne traduit pas très exactement celui de Schreber ( Denkewürdigkeiten eines Nervenkranken  ) c’est pourquoi les traducteurs ont proposé un sous-titre « Geste mémorable d’un grand malade des nerfs » ou encore «  Gestes et mémorables opinions d’un grand malade des nerfs ». Émeline Fitoussi et René Kalfon avaient mentionné, l’an dernier, cette question d’une traduction plus fidèle que celle de Mémoires par « hauts faits » ou « gestes mémorables » à propos de la lettre ouverte de Schreber. 

C’est également Paul Duquenne qui a rédigé la fameuse note pour l’édition française : « Qui, après tout, connait le docteur Schreber ? »

Cette traduction française sort initialement dans Cahiers pour l’analyse n° 5 en 1966 – une publication initiée au milieu des années 60 – dont je dirai un mot un peu plus après et elle ne sera éditée au Seuil qu’en 1975.


Dans cette présentation Lacan écrit : « Disons que le texte de Schreber est un grand texte freudien, au sens où, plutôt que ce soit Freud qui l’éclaire, il met en lumière la pertinence des catégories que Freud a forgées, pour d’autres objets sans doute, et d’un point pour la définition duquel il ne suffit pas d’invoquer le génie, à moins que l’on n’entende par là une longue aisance gardée à l’endroit du savoir» (Présentation p 214.)

Lacan indique là sa fidélité à l’invention de la psychanalyse et son nouveau retour à Freud. 

Il y a le grand intérêt de Lacan pour la psychose mais il y a là pour Lacan un enjeu majeur qui est celui de la formation des psychanalystes à travers ce retour vers la clinique des psychoses et de la paranoïa. Ce nouveau retour à Freud n’est pas à lire comme un simple enjeu institutionnel pour Lacan mais comme une histoire de transfert à Freud, une modification de sa position (subjective) vis-à-vis du savoir de Freud.

Et il va évoquer « l’invraisemblable indifférence au texte des Mémoires du Président Schreber » au sein du milieu psychanalytique.  

La traduction anglaise et les enjeux de traduction 

Lacan évoque dès le début de sa présentation, la traduction anglaise faite par Ida MacAlpine dès 1955 pour pointer que cette dernière « aurait pu prendre son temps ». (Présentation page 213). 

En Angleterre, en 1955, Ida Macalpine et son fils Richard A. Hunter publièrent donc leur traduction en anglais des Mémoires de Schreber. Ils sont à l’origine d’une critique très influente de l’interprétation du cas Schreber par Freud, et sont également des interlocuteurs importants pour Lacan. Ida Macalpine a assisté à deux séminaires de Lacan en 1956 (les 27 juin et 4 juillet) ce que ce dernier précise dans cette présentation.

 Macalpine et Hunter font également une lecture préœdipienne de Schreber.). Selon leur lecture assez connue, l’objet de l’éviration de Schreber était plutôt de le rendre capable de porter des enfants. Tandis que la castration impliquerait une « stérilisation », ils soutiennent que l’émasculation de Schreber était synonyme de sa transformation en une femme féconde Je me suis référée à un très bon article de Tom Dalzel qui se trouve sur le site des Matinées lacaniennes. 

 Lacan, quant à lui, a déjà remarqué autre chose, dans leur traduction en anglais, il est mentionné que Flechsig « me donna l’espoir de me délivrer de ma maladie grâce à un sommeil fécond » (Macalpine & Hunter, M., p. 39). En anglais, délivrer signifie aussi : accoucher. Mais en réalité, nous dit Lacan, Schreber n’utilise pas le verbe « délivrer » ; il omet le verbe, ce qui fait dire à Lacan que « Madame Macalpine », comme il l’appelle dans D’une question préliminaire, cherche trop à prouver sa thèse . En d’autres termes, elle veut trouver son thème de la procréation dans le texte de Schreber. Il le décrit en ces mots : « quelle dut être sa joie en trouvant que le texte était si conforme à ses souhaits » (Lacan, 1966).» C’est parce que Lacan est attaché à la question de la transmission du texte et de l’enseignement qu’il souligne le forçage et l’erreur de lecture (et de traduction) de Macalpine à laquelle il rend par ailleurs un hommage appuyé  .

« Il est même frappant qu’une exigence de rigueur ne se manifeste jamais que chez des personnes que le cours des choses maintient par quelque côté hors de ce concert, (Lacan vient de parler de conformisme)  telle Mme Ida Maclapine qui nous met dans le cas de nous émerveiller , de rencontrer à la lire , un esprit ferme » (D’une question préliminaire , p 58)

Une traduction est une question de déchiffrage et une question de lecture. (Dans une lettre à Fliess (Lettre numéro 52, 1896, La naissance de la psychanalyse) , Freud parle du défaut de traduction que nous appelons en clinique le refoulement / et évoque des inscriptions. Lacan en parle dans le séminaire les Écrits techniques)

Lacan pointe également l’enjeu de la traduction, à savoir ceci que la traduction anglaise a été publiée par Ida Mcalpine, élève d’Edward Glover, qui est une psychanalyste hors du groupe de la société psychanalytique de Londres et que la traduction française va être publiée dans ce qu’il nomme une «zone de frange» que représentent les Cahiers pour l’analyse. 

Il souligne ainsi la marginalité des psychanalystes qui se réfèrent au texte de Schreber et soutiennent son importance et sa valeur pour la clinique et la psychanalyse. Elle est aussi un enjeu de transmission pour la psychanalyse.

Il va aussi parler de décalage avec ses contemporains, à propos de la lecture de sa thèse qui a eu lieu dix ans plus tard et seulement dans des milieux avertis (Saint-Alban, Saint -Anne …). 

C’est une remarque fréquente de Lacan que celle de ce retard, de ce décalage à être lu par ses contemporains. Cela touche à sa question fondamentale concernant l’enseignement de la psychanalyse. Et l’insuffisance de l’enseignement psychanalytique va de pair avec l’indifférence dite «invraisemblable» au texte des mémoires du président Schreber qui est du même tonneau. Même Mac Alpine une marginale comme lui chez les psychanalystes anglais a publié la traduction de Schreber en 1955. 

C’est pour cela que Lacan va nommer ce retard de la traduction française « un acte manqué exprès ». C’est un point tout à fait intéressant pour situer la question de l’acte en psychanalyse.  Et il distingue cet « acte manqué exprès » de « l’acte réussi » du névrosé qui lui permet un surgissement de l’Inconscient. Il nomme ainsi l’écart entre l’importance de cette référence pour le mouvement analytique et le retard de la publication. Il dénonce cette absence d’intérêt du milieu psychanalytique pour le texte de Schreber tout comme il a souvent parlé de l’indifférence au texte de Freud. C’est un « acte manqué exprès » au sein de la formation analytique, non conforme à la psychanalyse. La rencontre avec la folie est une clinique qui fait surgir le réel comme impossible à supporter. Aussi c’est un refus de se sentir concerné par le réel auquel le patient a affaire. L’absence de traduction correcte et le retard à la traduction sont des résistances, des résistances à la psychanalyse, un refus de l’inconscient . C’est la grande question de Lacan qui concerne la formation des psychanalystes et la manière dont il la formule très explicitement dans ce texte, sa position et sa responsabilité dans la transmission en psychanalyse. 

Je vous propose donc de revenir sur les Cahiers pour l’analyse et le contexte intellectuel et politique de cette parution importante qui a eu lieu de 1966 à 1968.

Les Cahiers pour l’analyse : contexte intellectuel et politique. 1966 – 1968.

Cette présentation des mémoires d’un névropathe écrite par Lacan parait donc tout d’abord dans les Cahiers pour l’analyse, dans le volume cinq de l’année 1966. Il y est mentionné : la publication intégrale des mémoires du président Schreber se poursuivra dans les cinq prochains numéros des cahiers pour l’Analyse. 

C’est au début de l’année 1966 que le cercle d’épistémologie de l’école normale supérieure fait paraître le premier numéro des Cahiers pour l’analyse. Son 10 eme et dernier numéro préparé avant mai 68 paraîtra en 1969. Dissidence des cahiers marxistes léninistes (CML) , la revue est partie prenante de la domination intellectuelle de ce qui est unifié alors sous l’étiquette « structuraliste ». Dirigée par un conseil de rédaction composé d’élèves de l’école normale supérieure, étudiants en philosophie. La revue donne une place prépondérante à Jacques Lacan, et plus généralement à la psychanalyse. Les CPA, cahiers pour l’analyse, gardent une visée théorique, même si celle-ci a des objectifs politiques. Mai 68 avec le basculement vers l’activisme maoïste de la majorité de ses protagonistes, en interrompt la parution. 

La revue se présente comme une sorte d’entre-deux : entre la radicalité politique, et la réalité théorique, entre le retour à l’apolitisme théorique qui suit la fin de la guerre d’Algérie et le retour à l’activisme politique enclenché par mai 68, entre Althusser et Lacan, entre philosophie classique et nouvelles sciences humaines. Ces Cahiers pour l’analyse n’ont guère suscité d’intérêt académique en France, mais ils sont souvent cités dans les travaux anglo-saxons.

Les quatre fondateurs Regnault, Milner, Grosrichard et Miller suivent les enseignements de Lacan et ceux d’Althusser sur la psychanalyse dès janvier 1964. Lacan commence son séminaire à l’EHESS le 15 janvier 1964. Althusser y envoie des élèves mais si l’on relit ses lettres, il prend toujours soin de « ne pas y assister (lui-même) et (de) savoir rester en coulisses » comme il le dit explicitement dans une lettre (Lettres à Franca, page 517, lettre du 31 janvier 1964, ). En 1964, Lacan, qui a été rayé en 1963 de la liste des didacticiens de la SFP, fonde sa propre école ouverte aux non analystes.

Un mot sur les positions de Lacan et d’Althusser.  Lacan est au cœur des questions pour et dans l’analyse (au sens où il interprète toujours ce qui lui arrive institutionnellement avec la même logique de la » boite à outils « qui lui sert à s’y repérer dans l’expérience analytique). Il est mis en marge de la communauté des psychanalystes, il a évoqué une « excommunication majeure », il reste au cœur de ces questions au prix de l’exclusion. Dans une position topologique qu’on peut dire très différente de celle d’Althusser vis-à-vis de l’institution politique ou universitaire. J’avais rappelé cette question d’Althusser dans un autre travail, « C’est le fond de tous les problèmes philosophiques (et politiques et militaires) que de savoir comment on peut sortir d’un cercle tout en y restant » (Les Faits, page 360). Althusser restera au parti communiste avec cette position toujours critique et à l’intérieur du parti, « rester au parti dans une position ouvertement oppositionnelle » (L’avenir dure longtemps, p 268) et ce jusqu’au drame de 1980.

Althusser a publié en 1963 « Freud et Lacan », s’il défend la psychanalyse et la théorie lacanienne, ce n’est pas sans dénoncer le recours paradoxal de Lacan à la caution de philosophes ( Hegel et Heidegger ). 

Lacan est très présent dans les CPA, par son séminaire, ses élèves ou ses concepts. 

Mais les CPA traitent de philosophie et la présence importante de Lacan, présence sensible, au moins jusqu’au numéro huit, est partie prenante des choix philosophiques. L’équipe des cahiers s’adresse à des lecteurs, potentiels candidats à l’agrégation de philosophie, et au concours d’entrée aux ENS Ulm et Sèvres, et répond aux exigences des épreuves de philosophie à l’écrit et à l’oral.

Un petit texte de Georges Canguilhem est placé en exergue de chaque numéro des Cahiers : 

« Travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, le généraliser par l’incorporation des traits d’exception, l’exporter hors de sa région, d’origine, le prendre comme modèle ou inversement, lui chercher un modèle, bref, lui conférer progressivement par des transformations réglées, la fonction d’une forme. »

Ce petit cartel va inscrire l’axe des cahiers. La question de la formalisation qui préoccupe tant Lacan est donc très présente dans cette époque et ce contexte. Quelles sont les conditions légitimes de l’extension du concept de discours ? Quels sont les caractères spécifiques d’un discours scientifique ? Y a-t-il des limites à la formalisation ? Quel est l’objet des sciences humaines ?  En quels termes penser au présent l’histoire du savoir ? Ce sont les questions qui organisent la réflexion et la recherche dans les cahiers. 

Dans le court laps de temps où se préparent et paraissent les premiers volumes des CPA, il y a une effervescence intellectuelle particulière avec une transformation du monde étudiant qui va accueillir un beaucoup plus grand nombre de jeunes, notamment au sein des filières des sciences humaines et une espèce « d’hubris intellectuelle ». Althusser publie « Pour Marx « et « Lire le capital », Foucault, « les mots et les choses », Jacques Lacan ses Écrits, Roland Barthes « Critique et vérité », . Gérard Genet, « Figures », Roman Jacobson préface les textes des formalistes russes. On peut ajouter à la série, « Les Mythologiques « de Claude Lévi-Strauss, avec ce premier volume, « Le cru et le cuit » en 1964 et les » Essais de linguistique générale « de Jacobson paru en 1963.

Ce qui est nouveau, c’est la visibilité des publications, bien au-delà des publics de pairs, matérialisée par le nombre d’exemplaires vendus. 

Althusser évoque bien « l’extraordinaire puissance du contact avec les idées ».

Et le journal le Monde va mentionner dans son numéro  du  22 février 1967 : « En particulier, depuis le numéro 5, paraît, en  » feuilleton « , la première traduction française des  » Mémoires d’un névropathe « , du président Schreber, publication qui revêt une extrême importance : c’est en effet le seul document que Freud ait eu en sa possession pour analyser le  » cas Schreber « , le seul  » matériau  » original dont on puisse disposer pour suivre pas à pas l’élaboration de Freud dans ces  » Cinq psychanalyses « .

A côté de ce contexte effervescent du   milieu étudiant, normalien et philosophique, Lacan ne peut pas guère s’appuyer ni sur le milieu psychiatrique ni pour sur la communauté  psychanalytique pour faire entendre son parcours . 

Lire et lier trois textes : la fonction essentielle de la lecture

La présentation de Lacan nous invite à lire trois textes , celui de Schreber Mémoires d’un névropathe, celui de Freud   Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa ( Dementia paranoides ) (Le Président Schreber ) paru en 1911 et traduit en français par Marie Bonaparte et R. Loewenstein en 1932 et enfin celui de Lacan « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » écrit en 1958, paru dans La Psychanalyse , volume 4 et repris dans ses Écrits  .

Peut-être, apercevez-vous déjà l’entremêlement, le nouage de ce qu’il en est de la lecture, de la question du sujet, et de la traduction. 

C’est à nouveau la question de la transmission qui passe à travers la lecture, lecture du texte de Schreber que nous pouvons lire tout comme Lacan et Freud mais aussi avec la lecture de Freud et la lecture de Lacan.  C’est la seule matérialité (« motérialité ») du délire de Schreber. Cependant comment lire et savoir lire ?  

A propos du texte de Schreber, rappelons que le passage par l’écrit fait partie du délire et est congruent à la structure du délire. Lacan dit ceci « C’est un délire avec lequel le livre se confond » (D’une question préliminaire). Ce n’est pas un écrit sur le délire. La rédaction, la forme de ce qui est énoncé, la publication font partie de la structure psychotique. C’est dans le travail d’écriture que vient à Schreber la conscience du « meurtre d’âme » (Chapitre 5 des Mémoires), des effets de signification avec sa transformation dans le Soleil en écrivant au Sonnestein (pierre de soleil). Ces remaniements dans l’après-coup de l’écriture sont classiques dans la paranoïa. Lacan l’a déjà dit lors de son séminaire sur Les Structures élémentaires des psychoses « …il s’agit du discours, du discours imprimé de l’aliéné … » (p 19)  

Freud conseillait de lire au moins une fois, aussi aride fût-il, le texte de Schreber et c’est la seule chose qu’il en ait connu pour ce cas. « Et c’est ce texte qui porte en lui tout ce qu’il (Freud) a su tirer de révélateur en ce cas » commente Lacan (Présentation p 213)

C’est toute la question de savoir lire, lire le texte du patient qui est le fil de cette présentation de Lacan. 

Je cite à nouveau Lacan « Disons que le texte de Schreber est un grand texte freudien, …. Et sa suite « Certes Freud ne répudierait pas la mise à son compte de ce texte, quand c’est dans l’article où il le promeut au rang de cas qu’il déclare qu’il ne voit ni indignité, ni même risque, à se laisser guider par un texte aussi éclatant, dût -il s’exposer au reproche de délirer avec le malade, qui ne semble guère l’émouvoir » (page 214 de la Présentation) 

Lacan va lier Freud et Schreber en relevant ce que Freud avait mentionné à savoir que les psychiatres pourraient prendre des leçons de Schreber, et noté l’homogénéité de la théorie des nerfs du Président et celle de la description, construction de l’Inconscient. « Il y a là une rencontre exceptionnelle entre le génie de Freud et un livre unique » (Séminaire sur les Structures élémentaires des psychoses p 19 ) 

Lacan se retourne sur ces lectures successives pour les interpréter. Lacan lit Freud qui lit Schreber. Nous-mêmes sommes à la tâche de lire Schreber, Freud et Lacan, pour nous éclairer sur cette fonction essentielle de la lecture et nous introduire ainsi à ce que Lacan appelle ici « le sujet comme tel ». 

Voici comment Lacan le dit précisément : « L’aise que Freud se donne ici, c’est simplement celle, décisive en la matière, d’y introduire le sujet comme tel, ce qui veut dire ne pas jauger le fou en termes de déficits et de dissociation des fonctions » (Présentation page 214). Pour atteindre le sujet, il nous faudra nous y retrouver avec cet entremêlement (ce nœud) et pour cela il faut savoir lire. Savoir lire comme Lacan nous démontre que Freud a su lire soit « … construire le sujet comme il convient à partir de l’inconscient, c’est de logique dont il s’agit » C’est la logique qu’il faut chercher et trouver dans la chaine signifiante, logique que Freud a révélée et que Lacan situe dans l’énonciation.

La thèse de Lacan, c’est que le sujet de la parole est fondamentalement accroché à un écrit. Le retour à Freud, le retour au savoir de Freud, c’est-à-dire la continuité avec l’hypothèse de Freud, c’est qu’il faut en venir au texte – d’où l’importance de la traduction sur laquelle repose ce petit article des Cahiers pour l’Analyse

Lacan avec Schreber :  la question de l’enseignement psychanalytique, théorie et transmission 

« Quand nous lirons plus loin sous la plume de Schreber que c’est à ce que Dieu ou l’Autre jouissent de son être passivé , qu’il donne lui-même support, tant qu’il s’emploie à ne jamais lui en laisser fléchir une cogitation articulée, et qu’il suffit qu’il s’abandonne au rien-penser pour que Dieu, cet Autre fait d’un discours infini, se dérobe, et que de ce texte déchiré que lui-même devient, s’élève le hurlement qu’il qualifie de miraculé, comme pour témoigner que la détresse qu’il trahirait n’a plus avec aucun sujet rien à faire -ne trouve-t-on pas là suggestion à s’orienter des seules termes précis que fournit le discours de Lacan sur Freud ? » (p214- 215 Présentation). 

Mon propos n’est pas seulement de reprendre les éléments cliniques de la psychose relevés par Lacan (le cri, le hurlement comme la voix privée de toute articulation, le déchirement comme préfiguration de qui devient central dans l’enseignement de Lacan soit le sujet lui-même comme faille, la jouissance du Autre) mais également d’essayer de suivre son cheminement.  

Et Lacan d’écrire « Voilà-t-il pas que le texte de Schreber s’avère un texte à inscrire dans le discours lacanien, il faut le dire après un long détour où c’est d’ailleurs que ce discours a rassemblé ses termes. Mais la confirmation en est du même aloi que celle qu’en reçoit le discours de Freud ce qui n’est guère surprenant, puisque c’est le même discours » (Présentation page 215)

Dans ce court texte, Lacan a l’occasion d’une ré-interprétation de son propre rapport à Freud, et sans doute de son rapport à l’expérience analytique. Il critique avec humour la notion dépassée de la connaissance paranoïaque qu’il avait développé dans sa thèse, et montre le franchissement que sa thèse lui a permis dans son propre parcours de psychiatre. Sa thèse de médecine est une « tranchée ouverte », un pas franchi et son refus de la publier dans les Écrits rend compte de sa volonté de se séparer d’avec la psychiatrie universitaire, et témoigne de son accrochage à l’aventure freudienne. Au passage puisque l’affiche de nos journées évoque le mouvement surréaliste, un mot sur Dali, cité ici par Lacan, et qui a construit la « paranoïa critique » comme méthode de connaissance irrationnelle fondée sur l’association interprétative. 

C’est sa relecture du cas Shreber qui lui permet de produire sa relecture structurale. 

Du texte freudien au discours lacanien. 

 

– Lacan revient sur la résistance, qu’il ne situe pas du tout comme une résistance du moi à analyser chez le patient, vous le savez, mais de façon très précise et sans doute plus scandaleuse du côté des psychanalystes.  

Et il évoque « les affres » au niveau de la mathématique en train de se faire soit une nouvelle écriture avec les mathèmes. 

Il fait allusion sans le nommer à l’objet a, « le résidu irréductible de la constitution du sujet portée au maximum de son emploi anxiogène par la fonction psychanalysante « (Présentation page 216)

« Ainsi peut – on donner l’idée de la résistance que rencontre chez les psychanalystes la théorie d’où dépend leur formation même » (Présentation page 216)

C’est au fond la grande question pour la psychanalyse qui est une praxis et pour sa poursuite. 

Charles Melman dans son séminaire Retour sur Schreber a repris ce point de la résistance des analystes à leur propre théorie « Le milieu des psychanalystes refoule ou forclôt l’enseignement que lui procure sa propre pratique » (page 80 )

– Lacan propose un retour à la clinique des psychoses « la conception du trouble psychiatrique est d’abord affaire du clinicien, ce qu’impose le seul abord de ce texte poignant » (Présentation p 217) d’où l’importance de la position du clinicien. Rappelons ce qu’il avait énoncé dans Question préliminaire : « Cela suppose « une soumission entière, même si elle est avertie, aux positions proprement subjectives du malade, positions qu’on force trop souvent à les réduire dans le dialogue. »

Ne pas trop comprendre, ne pas comprendre au-delà et donc à la place du patient. 

On saisit donc l’extrême importance qu’il y a à ne rien comprendre au préalable. Il faut, c’est une exigence, accepter l’inouï de la rencontre avec un texte.

Introduire le sujet comme tel, c’est fondamentalement faire crédit au psychotique, lui faire confiance et prendre au sérieux ce qu’il nous dit.

Si les éditions du Seuil ont rectifié ce que Lacan avait écrit à savoir que le clinicien doit s’accomoder avec un seul « m » à une conception du sujet pour un s’accommoder avec deux « m », il en va d’une affaire de lettre entre s’accomoder, première écriture de Lacan, se mettre à la mode d’une conception du sujet que Lacan introduit et s’accommoder, écriture corrigée du Seuil pour s’arranger, être commode.  

Lacan nous avertit à la fin de sa Présentation : « Il ne s’agit là de nul accès à une ascèse mystique, non plus que d’aucune ouverture effusive au vécu du malade, mais d’une position à quoi seule introduit la logique de la cure »

En 1972, Lacan écrira dans l’Étourdit « … mon discours n’est pas stérile, il engendre l’antinomie et même mieux : il se démontre pouvoir se soutenir même de la psychose » (page 494, Autres Écrits, Seuil, Paris, 2001). 


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Schreber D.-P, Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, trad. Duquenne P. et Sels N., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975

Tyszler J.J., Quelle est la langue de la psychose ? La revue lacanienne, N° 11, pp 161-162 

JOURNEES DU CPSY 2025

LIENS VERS LES TEXTES PRÉSENTÉS AUX JOURNÉES

  • Marie WESTPHALE, « Au long cours! » … Bientôt en ligne …
  • Bernard DELGUSTE , « L’homme aux phrases ininterrompues. » … Bientôt en ligne …

La lettre envolee, François Benrais

WEB’ SEM’ du Collège de Psychiatrie

 Pour une écologie du lien social ?

Lacan, Lévi-Strauss,

La Lettre Envolée

François BENRAIS

Janvier 2025

ARGUMENT :

Qu’est-ce que nommer veut dire ? Dans une première approche de la naissance de la clinique médicale nous avions pu faire la remarque que : « Dieu ou Diable, peu-importe ! Les productions de la Science ne savent pas ce qu’elles veulent ! La vérité de son Efficace et le vide de son Vouloir peuvent aspirer à la réalisation d’une Fiction qui soulage d’exister … » 

Cette fois, ce sera la naissance de la clinique analytique qui interrogera cette Fiction et l’Anthropologie … Sortant de chez le Dr Freud le petit Hans a demandé à son père s’il avait rencontré Dieu ?

Lacan … bien plus tard reprendra la question.

Voici ce qui qui a été moteur pour l’exposé des réflexions qui  suivent. 

Lévi-Strauss reconnait les humanités à partir des méthodes formelles qui dévoilent le sens profond des signes et symboles que les individus utilisent naïvement.

Lévi-Strauss après Freud ne répondra jamais aux nombreux appels de Lacan sur le plan de sa propre élaboration théorique du signifiant, du transfert, de la division du sujet. Il s’en expliquera dans le séminaire II : Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Je cite : « il craint qu’après que nous ayons fait sortir Dieu par une porte nous ne le fassions entrer par l’autre. C’est de cela qu’il s’agit. Il ne veut pas que le symbole, et même sous la forme extraordinairement épurée sous laquelle lui-même nous le présente, ne soit une réapparition de Dieu sous un masque. Voilà, je crois, ce qui est à l’origine de l’oscillation qu’a manifesté Lévi-Strauss lorsqu’il pose la question qui mettait en cause celle de la nette séparation méthodique du plan du symbolique d’avec le plan naturel » (J. Lacan)

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La Lettre Envolée

On a pu dire de la naissance de la médecine scientifique que par sa méthode d’observation elle pouvait faire du Réel un signe dans la réalité. D’une certaine façon, l’expérience médicale se présente alors comme une intersection entre la connaissance et le savoir. Pour les médecins, la singularité de ce qu’ils ont à faire collectivement, est conditionnée à l’exigence logique de rendre compte des propriétés complexes d’un vivant dépérissant. Nécessairement ils évacuent un certain artéfact : le vécu du patient. Ceci préside de fait à la naissance de la psychanalyse.

La découverte de l’inconscient freudien a eu ses conséquences.

Au début du XXème siècle, dans l’après coup, nous pouvons dire qu’à son insu l’Homme change et que de manière raisonnée, Il va pouvoir se penser soumis au poids de structures sociales, familiales, gouverné de désirs inconscients.

De manière plus contemporaine qu’en est-il ?

Freud n’a eu recours à aucune science annexe en dehors de l’Anthropologie. Il n’a pas connu les avancées de La linguistique, et de la sociologie. Or, ce sont précisément ces sciences qui ont eu un retentissement direct sur l’anthropologie et la psychanalyse. 

Une première remarque, si Freud a inventé la psychanalyse, prétendument de manière autoréférencée, la correspondance avec Fliess, les observations des patients, son immense culture, sa pratique de la neurologie montrent à quel point il est loin d’être seul et ainsi de cette autoréférence, on peut dire que c’est celle d’un homme qui vit avec son temps et avec l’histoire qui se fait qui n’est pas encore l’histoire.

Plus d’un demi-siècle plus tard, il en est de même pour Jacques Lacan et ce qui nous concerne. Seule notre relation à l’enseignement freudien nous met dans une contemporanéité différente, nous met inévitablement dans un temps d’expérience qui cette fois est tel qu’il n’existait pas pour Freud, nous obligeant à considérer que la psychanalyse vit avec son temps. 

C’est ainsi que l’on peut saisir la pertinence de la formule choisie de Lacan lorsqu’il parle de « son retour à Freud. » 

La psychanalyse se pose-t-elle encore cette question qui la suit au travers des temps : quel est son rapport à la science ?


Avec Freud cette question avait été présente et soutenue. 

Aujourd’hui, cette question nous revient par surprise quand les nominations de choses relatives à la sexualité ne sont plus limitées au fonctionnement libidinal mais par des nominations  du fonctionnement  lui-même en termes de genres catégorisés. 

Comment les praticiens de la psychanalyse avec les enfants et des adolescents peuvent-ils accueillir les demandes de transition sexuelle quand ceux-ci en font la demande. Voilà, au premier chef ce qui interroge l’accueil que font les psychanalystes de tout ce qui se propose d’une humanité augmentée, modifiée, par les recours aux diverses ingénieries partant de la procréation, à diverses réalisations de fictions réservées plus coutumièrement aux mythologies … ce qui est dans le fil de la question posée : quelles sont les relations de la psychanalyse aujourd’hui avec la science?

Une surprise dans un autre temps passé fut par exemple l’arrivée du Structuralisme.

Un chamboulement intellectuel d’après-guerre est réalisé par la rencontre de Claude Lévi-Strauss en ethnologie, de Jacques Lacan en psychanalyse, de Roland Barthes en sémiologie, de Louis Althusser en sociologie et de Michel Foucault en histoire et en philosophie. 

Il s’agit de l’arrivée du structuralisme en France lequel fait entrevoir une possibilité que la psychanalyse entre à l’université dans le regroupement universitaire constitué après 1968 nommé :  Les sciences humaines. 

Elle n’y sera pas intégrée.


Ce qui suit sont des réflexions issues de diverses lectures concernant cette échappée ordinaire de la psychanalyse  des sciences. 

Tentons de repérer comment le retour de Lacan à Freud a été mobilisé par l’arrivée du structuralisme.


On peut y trouver d’une autre manière ce qui fait que la science, est caractérisée par le recueil de cette marque qui fasse signe d’un réel dans la réalité. 

La venue du structuralisme une rencontre :

 Lévi-Strauss, J. Lacan.

Lévi-Strauss et Lacan avec les avancées de la linguistique structurale (Saussure), du Phonème (Phonologie de Troubetzkoy, Jacobson), pensent la possibilité de sortir  leurs champs respectifs d’un excès de sens toujours plus pesant et directif, normatif encombrant le discours des générations précédentes d’anthropologues et de psychanalystes.

Lévi-Strauss applique les découvertes de la linguistique structurale au champ de l’Anthropologie dans sa préface de la publication de : Six leçons sur le son et le sens, collection argument Roman Jacobson p.12, les éditions de minuit, 1976).  Nous citons :

« … avec le passage des ans, je reconnais les thèmes de ses leçons qui m’ont le plus fortement marqué. Si hétéroclites que puissent être des notions comme celle de phonème et de prohibition d’inceste, la conception que j’allais me faire de la seconde s’inspire du rôle assigné par les linguistes à la première. Comme le phonème, moyen sans signification, propre pour former des significations, la prohibition de l’inceste m’a apparu faire charnière entre deux domaines tenus pour séparés. À l’articulation du son et du sens, répondait ainsi, sur un autre plan, celle de la nature et de la culture. Et, de même que le phonème, comme forme, est donné dans toutes les langues au titre de moyen universel, par lequel s’instaure  la communication linguistique, la prohibition de l’inceste, universellement présente si l’on s’en tient à son expression négative, constitue, elle aussi une forme vide, mais indispensable pour que devienne à la fois possible et nécessaire, l’articulation des groupes biologiques dans un réseau d’échange d’où résulte leur mise en communication.

Enfin, la signification des règles d’alliance, insaisissable quand on les étudie séparément, ne peut surgir qu’en les opposant, les unes aux autres, de la même façon que la réalité du phonème, ne résiste pas dans son individualité phonique, mais dans les rapports oppositifs et négatifs qu’offre, les phonèmes entre eux).

Plus tard, interviewé par Didier Eribon, dans  un ouvrage appelé de Près et de Loin, publié chez Odile Jacob en 1988, Lévi-Strauss déclare page 61« Les sciences de l’homme : les lois du langage fonctionnent au niveau inconscient en dehors du contrôle des sujets parlants, on peut donc les étudier comme des phénomènes objectifs, représentatifs à ce titre d’autres faits sociaux ».

Faisons un point avant ce qui suit, point qui a motivé ce travail, malgré l’inquiétude de s’y lancer personnellement en raison de l’absence d’une pratique ancienne et surtout très insuffisante des textes issus de l’anthropologie.  

Essayons de dire ce qui fait déjà distance entre la psychanalyse et l’anthropologie, et éviter une confusion cependant répandue. Essayons de situer Lacan avec ses vains appels à Lévi-Strauss, ses remerciements incessants jusqu’à la fin de sa vie. 

Cette description des sciences de l’homme laisserait entendre la possibilité d’un homme se connaissant lui-même au travers et dans les faits sociaux.


C’est tout à fait opposé à ce qui s’observe du travail analytique dans une cure. Cette remarque et d’autres nous donnerons à entendre un certain perroquetage supposé entre Lacan et Lévi-Strauss au sujet des mythes. Certes Lacan  applique avec succès les recommandations de Lévi-Strauss, mais les comprend-il comme les pense Lévi-Strauss. Par exemple, les faits de l’inconscient représentatifs à ce titre d’autres faits sociaux ne pourraient-il pas s’entendre dans l’aphorisme de Lacan « L’inconscient c’est le social ». Peut-on penser que ce serait dire la même chose ? Le même Dire ?


Il ne s’agit pas du même acte de lecture quand dans une cure on reçoit la fabrication d’un mythe par un patient et le fonctionnement d’un mythe dans un groupe.


Un ouvrage le propose : Les Mythologiques de Lacan, la prison de verre du fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet. Markos Zafiropoulos nous présente dans cet ouvrage un Lacan mythologue qui entre 1957 et 1963 chercherait la même chose que Lévi-Strauss … mettons … cependant l’auteur décrit autre chose de l’écoute de l’analyste Lacan qui récuse de fait la gémellité qu’il venait de leur prêter Lévi-Strauss-Lacan. Ce n’est pas Lévi-Strauss qui remanie le champ freudien, tout en devant une dette immense à ce dernier selon l’auteur cité.


En effet, pour exemple, Lacan place les élucubrations de mythes divers et variés du petit Hans comme une remise en cause de la théorie freudienne de l’Œdipe dont il renverse la dynamique. La fonction paternelle devient une métaphore, une théorie de la sexuation en germe faisant que le garçon certes a le Phallus, cependant que la fille l’est (cf. la mère de Hans). Le fantasme apparait alors comme une défense face à la volonté de jouissance de la mère.


Pour Lacan dès 1955 l’inconscient n’est pas asservi au symbolique, l’inconscient est régi par le sexuel. Fin du perroquetage ! 

Au passage, retenons que pour l’avenir Hans nous annonce l’arrivée d’un plombier pour une homosexuation adéquate. 

La rencontre de Lévi-Strauss et de Lacan, fera beaucoup causer des auteurs dont certains feront une sorte de fabrique du cas Lacan dans son transfert à Lévi-Strauss.

Si la règle est de remettre au patient  le soin de la vérité qui le concerne, écoutons Lacan dans sa conférence de 1975  le 2 décembre 1975 au Massachusetts Institute of Technology, parue dans Scilicet, 1975, n° 6-7, pp. 53-63. 

« L’arrivée post Freudienne des linguistes Saussure, Troubetzkoy, Jacobson, permettait de reprendre les productions de langage dans leurs structures énonciatives sur un mode matérialiste débarrassé d’une métapsychologie …La linguistique est ce par quoi la psychanalyse pourrait s’accrocher à la science. Mais la psychanalyse n’est pas une science, c’est une pratique ».

Il faut donc rappeler pour la suite que de Lacan et Lévi-Strauss, si le premier suit le second, avant de suivre quelques autres philosophes ou mathématiciens, Lacan et Lévi-Strauss ne concourent ensemble à aucune activité commune.


Pour imager les choses on pourrait se dire que Lacan s’occuperait du langage versus d’une grammaire propre à chacun, alors que Levi Strauss est au recueil des logiques qui forment les groupes  et les codes qui s’ensuivent.


À cela nous présentons le premier échange entre eux faisant preuve que s’ils nagent dans un même fleuve structuraliste, ils ne sont pas du tout dans les mêmes eaux.

Il s’agit d’une discussion pour donner suite à l’intervention de Claude Lévi-Strauss du 26/05/1956 à la Société Française de Philosophie sur les rapports de la Mythologie et des Rituels. Lacan intervient, rappelle combien il doit à Lévi-Strauss pour la reconnaissance de la primauté du signifiant sur le signifié, et se dit interrogé sur l’orientation qu’il donne dans cet exposé d’une coordination entre ce qu’il appelle dans son langage le Symbolique et l’Imaginaire.


La réponse n’en sera pas une. Lévi-Strauss n’accueille pas le terme de signifiant mais répond « le transfert de sens n’a pas lieu de terme à terme, mais de code à code, c’est-à-dire d’une classe … à une autre classe ». Les choses sont dites on ne peut pas dire qu’ils s’entendent sur ce point, alors que Lacan a trouvé sa formule du sujet de l’inconscient : « Le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant ».  

En 1975 la question était posée à Lacan de savoir ce qu’il devait à Lévi-Strauss par Willard Van Orman Quine logicien.

Conférences dans les universités nord-américaines : le 2 décembre 1975 au Massachusetts Institute of Technology, parue dans Scilicet, 1975, n° 6-7, pp. 53-63. (53)

« En parlant tout à l’heure avec moi, M. Quine m’a posé la question de ce que je devais à Claude Lévi-Strauss : je lui dois beaucoup, sinon tout. Ça n’empêche pas que j’ai de la structure une tout autre notion que la sienne. Je pense que la structure n’a rien à faire avec la philosophie, qui de l’homme raisonne comme elle peut, mais qui met en son centre l’idée que l’homme est fait pour la sagesse. 

Je n’ai, conformément à la pensée de Freud, aucune amitié pour la sagesse. Je ne fais pas de philosophie, parce que c’est très loin de ce quelqu’un qui s’adresse à nous pour que nous lui répondions par la sagesse. J’ai essayé de densifier, de formuler quelque chose concernant notre pratique, quelque chose qui soit cohérent. Ça m’a amené à des élucubrations qui me tracassent beaucoup. Ça m’a mené à un enseignement que j’ai mené avec beaucoup de prudence. » 


Nous reviendrons sur la position philosophique de Lévi-Strauss.

Naissance de l’Anthropologie

Quelques fictions nécessaires

Rousseau :

Les premières des fictions sont celles des mythes philosophiques aux manières moins  prégnantes que celles de notre culture issue des trois plus grandes religions révélées monothéistes.


C’est toute la présomption de retrouver une origine de l’homme réfléchie hors des formulations religieuses.

Rousseau en est un des principaux acteurs.


Le discours sur le fondement des inégalités de l’homme de JJ Rousseau, pose la problématisation en ces termes : la nature de l’homme innocente est pervertie, corrompue par la société.


On ne peut éviter d’entendre dans cette formulation d’un  homme perverti par la culture la crainte du retour d’une jouissance mauvaise déjà connue en terme religieux. 

Ainsi pour y échapper, il évoque la fiction de retrouver un homme à l’état de nature, elle permettrait de restituer à cet homme ce que la culture lui a ôté.


C’est une fiction nécessaire, un concept opératoire, en supposant  même que cet état n’avait jamais existé.


Cette précision est indispensable sous peine que cette  fiction ne  soit confondue avec un paradis déjà cité. De plus, cela laisse entendre combien Rousseau envisage une réelle expérience pour retrouver cet homme de la nature. Il est du côté des certitudes, pas des hypothèses. Suivons-le.


Cet homme de la nature est doué de raison, si son perfectionnement en a fait la preuve, c’est précisément de la sorte qu’il s’est trouvé dépravé. L’idée d’un progrès qui serait fait de la culture est elle-même récusé par JJ Rousseau. Cependant, les lois naturelles étant universelles, le culturel doit n’être recevable qu’à partir de règles de fonctionnement qui font Contrat Social. Ces règles sont celles qu’établit par nécessité un peuple formant une société ayant pour principe que « nul n’est au-dessus de la loi » l’égalité est la condition de la liberté selon Rousseau, puisque personne ne peut imposer à autrui une contrainte à laquelle il échapperait lui-même.


Ce serait l’Assomption d’une volonté Générale. 

Voilà une assertion passablement hermétique qui viendrait apaiser un dualisme tragique de la nature d’avec la culture, permettant de reconstruire une réalité, il faut bien le dire, utopique délirante de la vie sociale.


Une remarque s’impose si personne ne peut imposer à autrui une contrainte à laquelle il échapperait lui-même : simplement, comment pourrait se nommer les fonctionnements et les places qui réalisent l’organisation d’une famille, l’accueil des enfants, et leur venue naturelle au fonctionnement du langage.


Cela n’est pas sans rappeler un ouvrage « Pour décoloniser l’enfant » Gérard Mendel, 1972. Un ouvrage où l’auteur propose l’alternative entre un consensus fondé sur la force nue et policière de l’État, ou bien un consensus fondé sur l’institutionnalisation du conflit à tous les niveaux, non plus lutte à mort, mais jeu sans fin d’antagonismes eux-mêmes évolutifs.


N’est-ce pas une position spécieuse qui pense l’enfant déjà acquis à une idée de la sagesse ?

Pourtant Gérard Mendel ne devait pas ignorer la démarche d’Itard, où il se découvre que sans culture un enfant n’est pas un homme naturel, pas même un animal car il ne possède aucun moyen d’adaptation que nous connaissons chez les animaux.


Mais plus encore, quoi de plus naturel qu’avec les progrès de la culture, apparaissent grâce à la neuro pédo psychiatrie des enfants, dont la survie d’enfant sera suspendue à cette production culturelle, qu’est un établissement d’accueil.  

Il revient à Rousseau de nous avoir remis d’avoir à résoudre cette tragédie du couple nature et culture. Il nous met sur une voie de recherche : qu’est-ce qui fait passage de la nature à la culture, question qui ne l’avait jamais quitté égrenant toute sa vie cette confession « je coûtai la vie à ma mère et ma naissance fût le premier de mes malheurs ».

Lévi-Strauss :

Sa relation avec JJ Rousseau est une fausse évidence, car d’emblée il récusera la dualité nature culture comme nécessairement conflictuelle. Il élimine tout pathos. Il découvre une loi que l’on peut rapprocher des lois tel que Kant les fait advenir. Nous avons déjà présenté comment Lévi-Strauss initié par Jacobson observe le fonctionnement du phonème. Le phonème, lui-même sans signification, comme forme vide avec un autre phonème, donnent signification dans toutes les langues. De forme vide, le rapprochement de deux phonèmes, devient un moyen universel instaurant la communication linguistique.


Cette observation, évoque pour lui, sur le champ la prohibition de l’inceste comme autre forme vide, mais indispensable pour que devienne à la fois possible et nécessaire l’articulation des groupes biologiques dans un réseau d’échange qui les met en communication.

Avant de développer ce qu’implique au niveau du langage et de la communication le respect de la prohibition de l’inceste, revenons un instant sur les présupposés philosophique de Lévi-Strauss. Nous pourrons constater  qu’il s’agit pour lui d’une disposition d’esprit qui fait préalable à toute observation. 

On peut entendre ceci de lui dans une interview archivée à l’INA consultable par Youtube : L’Homme nu : réhabiliter la pensée « sauvage » selon Claude Lévi-Strauss | INA Culture

Émission Le Fond et la forme | ORTF | 17/12/1971. À la question de l’interviewer : « L’homme nu », c’est la réhabilitation de la pensée sauvage, c’est la réhabilitation des formes ignorées de la vie primitive et c’est cette vie primitive qui vous a fasciné ? », il répond : « Oui, mais je voudrais faire une petite réserve sur votre éclairage quand vous présentez cette expérience, … ce n’était pas dans mes intentions, d’opposer ce que j’ai appelé la pensée sauvage et qui n’est pas exactement à la pensée des sauvages, puisque je crois qu’elle existe chez nous dans nos propres sociétés, comme ailleurs, je n’ai pas voulu l’opposer à la pensée scientifique parce je crois très profondément que le rôle des sciences de l’homme, ce n’est pas de choisir dans l’homme, quelque chose pour l’opposer à autre chose qui est également de l’homme, et la pensée scientifique moderne n’est pas moins humaine que toutes les autres, mais c’est au contraire d’essayer de jeter des ponts et de franchir des barrières et je n’ai pas tant voulu opposer la pensée sauvage à la pensée scientifique, que réhabiliter la pensée sauvage pour montrer qu’il n’y avait pas incompatibilité entre les deux. »


Au fond, il nous propose de reconnaitre qu’un acte de soin est toujours Chamanique ici ou ailleurs. 


Au passage, nous remarquons que Lévi-Strauss ne prête aucune attention aux effets affectifs majeurs que produit le langage articulé sur ses utilisateurs.


En cela il est Kantien, mais Kant ne suivrait pas Lévi-Strauss. La raison en est qu’il exprime une volonté qui lui est particulière, autrement dit bien loin de celle de Rousseau, et de celle du Prince.


Cette volonté est ici d’un principe, d’un préalable de Méthode qui est de ne pas opposer de groupe humain pour, par comparaison, en tirer un savoir. C’est une façon de faire. 

Lévi-Strauss contre Freud :

Développons maintenant la logique interne des structures. La loi universelle qui est celle de la prohibition de l’inceste constitue le caractère rigoureux qui permet de séparer la culture de la nature. Citons p.9/10 « Les Structures élémentaires de La Parenté ». 


« Partout où la règle se manifeste. Nous savons avec certitude être à l’étage de la culture. Symétriquement, il est aisé de reconnaître l’universel, critère de la nature… Posons donc que tout ce qui est universel chez l’homme relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui a trait à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier … la prohibition de l’inceste présente  sans la moindre équivoque et indissolublement réunis, les 2 caractères où nous avons reconnu  les  attributs contradictoires de deux ordres exclusifs : elle constitue une règle mais une règle qui seule, entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d’Universalité. 

Mais en un sens aussi elle est déjà la culture agissante et imposant sa règle au sein des phénomènes qui ne dépendent point d’abord d’elle » 


Remarquons qu’ainsi énoncé, il n’apparait rien qui ne fasse appel à une quelconque fonction paternelle et son fonctionnement. Ce n’est pas une fiction, c’est un assertif, posé comme une assertion de certitude anticipée …

La prohibition de l’inceste n’est ni purement d’origine culturelle, ni purement d’origine naturelle. Et elle n’est pas non plus un dosage de l’éléments composites empruntés partiellement à la nature et partiellement à la culture. Elle constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle mais surtout en laquelle  s’accomplit le passage de la nature à la culture…. Il ne faut pas s’étonner de la voir tenir de la nature son caractère formel, c’est-à-dire l’universalité.


Voilà qui présente et affirme le caractère anhistorique d’un père. Hors de toute histoire et cependant point d’origine de toute Histoire. 


Mais en arrière-plan il y a pour l’histoire cette jeune fille chargée de transmettre comme mère certaine, les alliances, le langage, la grammaire familiale.


Il fut un temps où dans les tribus du Yémen les jeunes accouchées devaient dans une cérémonie désigner le père de l’enfant parmi les hommes de la tribu. 

Freud, une logique,

Freud a fondé le mythe d’un père violent, gardant toutes les femmes à lui, chassant les fils. 

Rousseau a recours à une fiction qui est d’anticipation. Il échoue car la logique ne remplit pas sa fonction, elle est imaginaire. 


Freud aussi crée une fiction mais antérograde après coup. Il l’invente dans l’après coup, au d’éclairer la dynamique affective et effective de l’Œdipe. 

La logique remplit sa fonction.


Dans l’après coup il envisage un mythe antécédant la venue possible de la pièce de Sophocle, celui du meurtre d’un père commis par des frères, leur union leur permettant de réaliser ce que chacun d’eux pris individuellement aurait été incapable de faire. 


Cette fiction Freudienne fondamentalement éclaire le fait que la culture est issue de l’expression d’un manque… donc de la Nature ? 


De Nature d’une enfant dont la perception est bien plus grande que ce que les adultes en perçoivent ? 


De la triangulation œdipienne, Lacan dira que le complexe d’Œdipe est le symbolique.  La formule de Lacan n’est pas genrée. De là, le concept de l’Autre ne peut être genré.  


C’est ainsi que l’on peut avancer que la psychanalyse aurait pu apporter à Lévi-Strauss ce manque dans sa construction du concept de Nature chez l’homme : 

Le fonctionnement incontournable foncièrement libidinal qui fait revenir le corps essentiellement appréhendé par ce qu’il y a de plus imaginaire : une forme. 


Lévi-Strauss ne tire aucun enseignement de ceux qui sont conçus par la psychanalyse. 

L’admiration de Lévi-Strauss pour la psychanalyse reste une énigme. Il présente la psychanalyse comme une de ces sources intellectuelles à côté du marxisme et de la géologie qui l’ont inspiré. « Quand je connus l’œuvre de Freud, elle m’apparut tout naturellement comme l’application à l’homme individuel d’une méthode dont la géologie représentait le canon. » Probable que ce soit un syndrome des trois couches en géologie : conscient, préconscient et l’inconscient ! C’est tellement de la réalité de la psychanalyse que cela peut en faire hurler plus d’un.


Lévi-Strauss est un homme de méthode, il retient la méthode et non pas ce qui a fait que Freud fut le propre artisan de son invention : un dispositif de travail clinique subvertissant les discours récitatifs, pour une théorisation de la dynamique des effets de parole et de langage propre aux humains.

Il est sidérant et même ahurissant que cet homme savant, génial par beaucoup d’aspect passe totalement à coté de la naissance de la clinique analytique. Il faut consulter l’article sorciers et psychanalyse produit par Lévi-Strauss dans la revue de L’UNESCO de juillet-aout 1956. 

L’article permet de saisir comment il a pu se faire qu’il ne répondit jamais aux questions d’un Lacan devenu analyste. 


Lacan, poursuivant son activité d’analyse personnelle de dé-chamanisassion, après son analyse, se laissant capturer par l’idée bienvenue pour lui et pour nous ! D’un nécessaire éclairage des théories Freudiennes dans le champ clinique des psychoses. C’est en rencontrant, après ses fréquentations des surréalistes, l’enseignement du Structuralisme avec Lévi-Strauss que Lacan s’éloigne après une amicale rencontre qui ne s’est pas trouvée employée à travailler de concert.


Lacan comme Freud fabrique ses outils conçus qui sont au propre usage de son activité de psychanalyste. Il lui a été reproché souvent malgré son séminaire ouvert à ceux qui voulaient bien y aller, qu’il ne citait pas ses sources. Cela à pu être le cas, Lévi-Strauss ne s’en est jamais plaint, il ne se reconnaissait pas dans les questions que Lacan lui posait … ! 


Lacan lui rappelait les Chamans. Dans la revue de l’Âne N°20 Lévi-Strauss rapporte ce souvenirs du seul séminaire ou il a été « j’ai vu fonctionner pas mal de Chamans … je retrouvais là une sorte de puissance chamanistique … une des réflexions que je me suis faite à cette occasion concernait la notion même de compréhension : n’avait-elle pas évoluée avec le passage des générations ? Quand les gens pensent qu’ils comprennent, veulent-ils dire exactement la même chose que moi quand je dis que je comprends ?» enfin ils se rencontrent sur cette problématique de la compréhension, mais ce fut éphémère et ignoré de chacun !

La Psychanalyse et Le Structuralisme

Un livre: La Modernité manquée du structuralisme Broché – 3 juin 2004 de Maxime Parodi (Auteur, Sociologue à l’Observatoire français des conjonctures économiques) vient appuyer cette remarque qu’avec Lévi-Strauss la fonction du père est anhistorique cependant que son fonctionnement est règlementé par la prohibition de l’inceste. Il écrira « Le structuralisme nait ainsi comme une théorie du contrat social, mais sans sujet qui écrirait ce contrat : le symbole dont s’occupera le structuralisme est ce contrat social sans sujet. » Illusions et désillusions d’une génération. 


Voilà une appréciation légère en regard des véritables mutations en cours difficilement repérables pour l’instant de la physiologie du langage et de l’évolution de ce que Lacan appelait les complexes familiaux.


En revanche, nous pouvons penser que la modernité n’est pas ratée, mais en excès congruente avec cette anhistoricité du père. Ceci, car des mouvements divers actuels exigeant le possible  choix d’identité de genre comme parangon de la nouvelle société font preuve d’une anhistoricité. La sexualité ne serait que culturelle et l’enfance un petit humain auto-construit dans le regard du parent élu. Voilà qui est solidaire des illusions éducatives d’un enfant en mesure de construire ses savoirs par lui-même, dans un rapport objectif à ce qui l’entoure ? N’en est-il pas ainsi aujourd’hui ? 


Qu’est donc devenu cette fonction maternelle organisée autour de la prohibition de l’inceste ? 

La fonction maternelle mise en place par cette prohibition, nouant sexualité et transmission de la culture, n’est-elle pas mise en difficulté par les ingénieries nouvelles de la reproduction déliant sexualité et procréation. Il vient un temps où il est possible que devienne caduque l’adage « mère certaine, père incertain » du fait même que ces techniques peuvent le retourner, voire que de l’adage, on puisse s’en passer !

Pour ce qui est de la psychanalyse Lacan nous a mis sur une piste, autrement plus heureuse. Il a ouvert une piste à la psychanalyse qui n’est pas une science, qui est une pratique parlée, dénaturée par l’écriture comme le furent les mythes des cultures orales. 


Il a encouragé en 1968 une publication : « Scilicet » publication où le principe du non-signé, collectivement annoncé est adopté pour y servir. L’espoir était de « plus de personnel dans la pratique et notamment le trait du cas. … » qui fait écrire, répondre, mettre en circulation ses propres analyses faisant entendre la rencontre avec un trait du cas, lui-même intransmissible à l’écrit … mais moteur de … et permettant d’échapper à l’impasse du mythe fabrique de cas. 

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