Auteur/autrice : Emeline

« Du sophisme de Lacan à la poésie épique de Freud » Jean-Luc de Saint-Just 

« Du sophisme de Lacan à la poésie épique de Freud »

Jean-Luc DE SAINT-JUST

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
dimanche 3 décembre 2023 

« En tout premier lieu », c’est une expression intéressante puisque là le lieu désigne aussi bien le temps, je tiens à remercier Michel Jeanvoine et Pierre Marchal qui depuis plusieurs années nous ont mis au travail de ce texte. Par leurs questionnements et leurs propres travaux ils ont permis à ce que chacun y soutienne sa lecture, sa question, et la partage. Ceci pour autant que chacun ne fait jamais que toujours broder les abords du lieu vide, du réel, qui le constitue. Et, si quelque chose est peut-être transmissible de la question de l’autre, c’est parce que plus d’un est sensible à l’abord d’un réel qui fait écho au sien propre. 

Dans cet abord que je tricote depuis maintenant quelques années avec ce collectif1, je propose de reprendre ce que j’ai pu déduire du procès logique d’une pratique qui, ici, m’intéresse : « la cure ». C’est pour éclairer cette expérience de la cure, que j’ai tenté, lors de plus d’un tour, de reprendre pas à pas ce texte qui n’est pas une «solution parfaite», n’est pas résolutif2, puisqu’il n’est pas sans devoir, pour chacun, au bout du compte, singulièrement y mettre du sien3. Le temps logique nécessite d’en passer par l’invention, au lieu d’un impossible, d’une assertion qui n’est vérifiable que dans l’après-coup d’une énonciation qui elle n’est peut-être «pas sans idéal». Un «nouveau sophisme» précise Lacan pour dire également cette particularité de la pratique de la psychanalyse où la vérité s’entend et parfois se valide par l’erreur (lapsus, acte manqué, etc.). L’assertion personnelle de Lacan dans ce «nouveau sophisme», je vous propose de l’entendre dans ce qu’il a toujours affirmé de ce qui le déterminera tout au long de son travail, de son enseignement, son rond dans le dos à lui : « Je suis freudien ! » 

De le dire ainsi n’a pas été sans conséquences puisqu’à son invitation à la fin de ce texte, je me suis replongé dans la lecture de « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921)4, en particulier des quatre derniers chapitres. Ceci pour y redécouvrir à quel point Lacan était effectivement freudien5.

Ce que je souhaite partager avec vous aujourd’hui c’est ce que j’ai pu déduire de ce parcours, comme de mon expérience. En quelque sorte, ce que cela a impliqué pour moi, d’un retour à Freud ! 

Au fil de ces quatre derniers chapitres de « Massenpsychologie… », que pour ma part je n’ai jamais entendu ou lu commentés, mais sans doute l’ont-ils été, Freud initie ce que Lacan va reprendre dans « le temps logique »6. Je ne vais pas donner le détail de ce tissage très éclairant pour relire le texte de Lacan, cela a été l’objet d’un précédent travail. Retenons seulement que pour Freud c’est par un « acte de poésie » qu’un pas est franchi par le sujet, lui permettant de s’extraire non seulement de sa régression dans la « psychologie collective », mais également de la répétition de ses impasses pulsionnelles ; d’une pulsion et de sa nécessaire répression. Pourquoi une nécessaire répression ? 

Avec Lacan, j’entends ce potentiel conflit comme effet de la structure du signifiant au principe même de la jouissance : « j’ouïe ! » « Plus de jouir » que l’obsessionnel dès qu’il ouïe un signifiant, c’est ce qu’il nous apprend de la structure, rencontre son opposé qui immédiatement se présente à lui, impasse d’où il ne veut rien engager d’une perte pour sortir de la répétition de cette dualité infernale. C’est la structure du signifiant que nous éprouvons tous dès que nous nous engageons dans un travail de « réflexion ». Intelligence de la langue puisque c’est là encore ce qui me fait retour sous une forme inversée, la réflexion. C’est la structure du piège spéculaire qu’elle engendre sur le registre de l’image. 

J’anticipe un peu sur mon propos en proposant que cet « acte poétique » dont parle Freud, en référence aux travaux d’Otto Rank sur « Le mythe », mais surtout sur le « double » dans sa combinatoire, est un acte susceptible de franchir une étape, « un stade dans le moi » comme l’avance Freud7. Avec cette question qui en suivant le fil de cette filiation s’est logiquement imposée, et qui fait l’objet de ce travail : En quoi ce « nouveau sophisme » de Lacan renouvelle- t-il la lecture de Freud dans sa référence à l’imagination poétique comme issue aux impasses des conflits psychiques ? Au-delà, comment cela modifie la conduite de la cure elle-même dans la mesure où cela serait susceptible de renouveler la question de son terme ? 

Plus encore, puisque, pour Freud comme pour Lacan, ce n’est pas sans les autres que ce pas se franchit8. Comment cet « acte poétique », ce qui est un pléonasme puisque la « poétique » est un acte, dont nous verrons justement comment il se noue et se distingue de « l’assertion de certitude anticipée », ouvre à l’assomption du « je » dans une logique collective ? 

Pour Freud, ce qui fonde le lien social ce sont les effets de la castration en tant que pour préserver le moi de la haine qu’elle suscite, pas uniquement vis-à-vis de l’agent, mais également vis-à-vis des autres, cette dernière est transformée en solidarité via une identification horizontale des membres d’un collectif à un manque commun, partagé, dont l’agent est le père. Cependant, ce « sujet indéfini réciproque » comme le nomme Lacan ne suffit pas à une possible assomption du sujet. Encore est-il nécessaire qu’il se distingue dans une énonciation poétique qui le fonde comme « sujet personnel » en se nouant au collectif via un mythe auquel chacun peut s’identifier. Dans son article « Massenpsychologie et logique du sujet ou Pourquoi l’on ne se sauve pas seul » (2003) Stéphane Thibierge situe une impasse moïque dans ce que Freud tente d’élaborer, et le pas fait par Lacan pour proposer « une logique collective correctement posée ». 

C’est justement à ce pas auquel Lacan donne raison au-delà de la logique, dans « l’assertion de certitude anticipée », comme possible sortie de prison pour un sujet singulier et fondement logique du collectif, puisque chacun est blanc. : « Le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel ». C’est éminemment freudien, mais déchargé de ses impasses spéculaires. 

Cela étant dit, puisque l’assertion ne se vérifie que dans l’après coup de son anticipation, reprenons la question initiale du temps logique dans la cure pour déplier pas à pas ce qui fait passer d’un temps à l’autre. Je vais sans doute, comme on dit, « enfoncer quelques portes ouvertes », mais il m’a été nécessaire d’en passer par là pour tenter d’articuler quelque chose qui, je l’espère, se tienne quelque peu. 

Le premier temps logique relève du passage de « l’instant de voir », celui de l’immédiateté, de l’évidence, si caractéristique de l’arrêt sur image qui spécifie notre époque contemporaine, à une faille qui prend valeur d’énigme. L’instant de voir ce qui ne se voit pas, ne peut pas se voir, n’est pas de l’ordre de l’évidence. C’est ce qui représente dans ce qu’on appelle souvent une «nouvelle clinique», qui n’a aucune raison de ne pas être multiforme et complexe. Cependant, il y a une difficulté fréquente, pas uniquement dans la mise en œuvre d’une cure, mais plus prosaïquement dans les conditions nécessaires à la moindre mise au travail. C’est un point de difficulté récurrent et donc bien connu, puisque c’est celui là même sur lequel est venu buter Freud avec Dora. L’hystérie comme structure subjective ou comme discours se caractérise par ce qu’on appelle classiquement, dans ce qu’oppose l’hystérique, une « belle indifférence»9. Pour le dire autrement, plus topologiquement, l’hystérique se présente « comme sur une bande biface » précise Charles Melman10, où, dans sa lecture qui se veut réduite au temps court de l’événementiel (ceci est essentiel pour lire et rendre compte de cette clinique11) désir du sujet et réalité sont séparés afin d’éviter toute mise en continuité sur la surface moebienne de la coupure de sa parole. C’est ce qui est à prendre en compte dans cette clinique sous peine de se faire remercier. Car, il n’y a rien à comprendre dans l’immédiate évidence des comportements. Il est manifeste que je ne suis pour rien dans ce qui m’arrive : C’est l’autre ! Cela ne me concerne pas ! 

Nombre de nos collègues, je pense à Anne Joos face aux demandes de PMA, et à bien d’autres dans leur pratique12, témoignent de la façon dont ils mobilisent des talents d’ingéniosité pour qu’un sujet puisse rencontrer cette faille qui fait énigme au détour de sa parole. Ce qui n’est pas sans angoisse. Le temps ici ne compte pas, quelques minutes, une heure, des mois, voire des années avant qu’au détour d’un dire, l’instant d’une énonciation le sujet rencontre la division qui le fonde, l’énigme d’un réel. Paradoxe mis en acte dans « Œdipe » : c’est à la condition de ne plus voir ce qui aveugle dans l’évidence que l’on peut s’ouvrir à la possibilité d’un temps pour comprendre. 

C’est dire que cette faille et la possible ouverture à un temps pour comprendre ne relève pas, comme le rappelle souvent Lacan, d’un désir de savoir. Ce qui spécifie l’inconscient : « c’est de ne rien vouloir savoir du tout ».

Cela relève pour le sujet, pour peu qu’il n’ait pas d’autres issues face à cette faille, de la nécessité logique de traiter l’énigme qui s’impose à lui. Cette faille, qu’il lui faille la prendre à son compte, c’est justement ce que l’hystérique évite de rencontrer, là où l’obsessionnel repousse sans cesse la conséquence de devoir en prendre acte. Et même lorsque cela engage un sujet dans une cure, il n’est pas rare que cette nécessité s’évapore à l’occasion d’une heureuse rencontre par exemple. Cela peut alors recouvrir la faille et mettre un terme, plus ou moins long, à ce temps pour comprendre13.

Cela étant dit, dans la clinique de la cure, le travail du « temps pour comprendre », d’un sujet face l’énigme de sa faille et à la nécessité de la résoudre « pour me sortir de l’impasse dans laquelle je me maintiens prisonnier », a été ma première interrogation quant à ce texte sur le temps logique, puisque là aussi paradoxalement ce travail dans la cure n’est justement pas un travail de com-préhension. 

Le travail de la cure c’est celui qui consiste à déplier les différentes connexions, articulations, nouages et dénouages, combinatoires possibles d’une parole. Le travail de la cure n’est ni l’explication, ni la compréhension, mais l’association dite « libre » par un jeu de combinatoire des signifiants dans leur matérialité littérale. Alors qu’il me parlait de son inhibition, un analysant me dit spontanément : « Sidérer c’est l’anagramme de désirer ». Alchimie des syllabes où dans ce jeu littéral une lettre se substitue à une autre et où l’on pourrait croire que rien ne se perd, alors qu’il y en bien une qui chute (S : qui est une question). 

Dans la cure il s’agit d’éprouver que non seulement, dès que je parle, je dis autre chose, mais que cette autre chose, dans les deux tours de la découpe du signifiant, implique une perte. La dénégation « Ce n’est pas ma mère » l’illustre assez bien. Vous savez également l’embarras de Freud avec le signifiant allemand « Lust » qui dit deux choses contraires. En fait, dans l’expérience à faire de cette structure moebienne, il s’agit d’éprouver que non seulement A 1 A, mais également que A est non A (hait), que le mot n’est pas seulement l’absence de la chose, qu’il en est le meurtre comme le dira très justement Hegel. J’ajouterai que c’est irréductible, puisque cet objet perdu pour Freud ne se retrouvera jamais, et donc que les objets rencontrés ne seront jamais les bons.14 

Les mouvements, les déplacements, les renversements, les transformations, décrits par Freud dans « Pulsion et destin des pulsions » (1915), ne sont que les tentatives de traitement de ce réel, de cette « inadéquation » dit-il. Conséquence, identifiée par Freud, de la transformation de l’excitation neuronale en pulsion, en « re-présentance » comme cela a été traduit, tout premièrement en trait unaire pourrait-on également dire avec Lacan, entrainant une perte à laquelle la pulsion se fixe, et même « se nécessite à compenser »15. 

A sa suite, c’est tout ce qui va pouvoir s’articuler de signifiant, et qui constituent les différentes modalités de traitement des oppositions, des conflits pulsionnels, qui dans l’élaboration freudienne trouveront leur issue dans le refoulement et le fantasme, entre autres. Freud en donne déjà ici les coordonnées, la grammaire du fantasme d’une certaine façon, comme fondement de la création poétique et du mythe.

Ce travail de la cure, de ces mouvements logiques, il me semble que c’est également ce que Marc Darmon avait envisagé dans le travail de dépliage du nœud jusqu’à la rencontre de sa structure même, via les mouvements de Reidemeister ; autrement dit, jusqu’à la rencontre du réel du nœud, afin que puisse s’en lire son écriture.

Le plus fort c’est que cela a des effets concrets la « talking cure ». Qu’une parole puisse se dire dans une adresse cela peut avoir comme effet que, de l’avoir dit comme cela, implique que ce n’est plus pareil après qu’avant. Des effets réels, le plus souvent sans que personne en comprenne quelque chose, sur le moment en tous cas. Vous entendez bien que le « temps pour comprendre » n’est pas un temps pour comprendre, mais pour associer, combiner, tricoter et détricoter, la structure langagière qui me détermine à mon insu dans la répétition d’un même trait, afin que je sois en mesure d’en déchiffrer la jouissance. Notons au passage, et ceux qui travaillent avec des enfants le savent d’autant mieux, que c’est ce qu’un enfant met au travail dans ses jeux. Ce qui sera repris par Donald W. Winnicott dans « Jeu et réalité, l’espace potentiel » (1971). 

C’est justement là où la référence à la poésie me semble essentielle parce que ce travail relève d’une poétique dans ce qui s’invente au cours de chaque énonciation, où poésie et topologie relèvent des mêmes coordonnées et opérations dans la clinique, de cette ouverture qui consiste cette fois-ci à le dire comme ça. La poésie n’est-ce pas, au-delà de l’imagination du poète évoquée par Freud, l’exploration des possibles combinatoires littérales ?

Ce travail de la lettre dans la poésie donne également consistance à ce qu’indique Lacan de la pratique analytique, que les deux seuls outils à la disposition de l’analyste sont l’énigme et l’équivoque. L’énigme comme condition nécessaire à ce que l’économie de ce travail puisse opérer et l’équivoque en tant qu’elle vient soutenir ce dont il s’agit pour chaque sujet de mettre en œuvre dans la « motérialité » de sa parole, jusqu’à en évider toutes les occurrences imaginaires, les illusions de possible saisie de l’objet ou du moi. Pour reprendre le propos de Charles Melman, de pouvoir à l’occasion d’une cure, aller jusqu’à ce point où le sujet éprouve réellement que : « quoi que je dise, ce n’est pas ça ! »16, afin que je puisse lire, de cette répétition, le trait que j’ai dans le dos. 

Ne serait-ce pas là que nous pouvons également identifier une distinction et une difficulté dans le travail du poète et celui de l’analyse. Un poète peut poursuivre son œuvre créative, ses inventions, sans pour autant jamais en passer par la prise en compte de ce réel comme réel ; c’est-à-dire comme impossible, sans pour autant traverser le fantasme de sa résolution17. 

La référence de Freud au travail du poète relève d’une possible résolution singulière du conflit intrapsychique de motions pulsionnelles contradictoires, par la réalisation dans l’œuvre poétique du désir réprimé. Dans « La création littéraire et le rêve éveillé : poésie et fantasme » (1908) Freud précise que : « c’est la technique du dépassement de la répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que git la véritable « art poetica ». » Cela peut s’entendre comme le ressort de l’identification horizontale au « poème épique » repris dans les travaux d’Otto sur le mythe. 

Cette dimension du « pas sans les autres » est pour Freud dans ce texte et celui de 1921 ce qui va distinguer la création d’un mythe partageable avec d’autres d’une part, et le « mythe individuel du névrosé » d’autre part. Un autre critère pathologique sera identifié par Freud ; celui où la fantaisie prend le pas sur la réalité.18

Ce repérage clinique de Freud, que Lacan suit pas à pas, trouve cependant sa limite dans le fait qu’il en reste à n’avoir d’autre recours qu’au fantasme, à la réalisation du désir par le fantasme dans la création littéraire ou artistique : « Le poète a, par ses mensonges, transformé la réalité dans le sens de ses désirs. Il a inventé le mythe héroïque… et créé… un Idéal du moi. Le poète qui a fait ce pas, et s’est ainsi, dans son imagination, détaché de la foule, sait pourtant dans la réalité… trouver le chemin du retour vers elle. » via l’identification (1921).19 

En suivant le fil de Freud, le pas de plus ou plutôt le chemin de traverse, qu’emprunte Lacan, en passe par la transformation des récits de Freud comme de ses contemporains, Rank et autres, en « R S I » en combinatoire logique où la clinique est topologique. C’est, il me semble, ce que produit ce « nouveau sophisme ». Après « Totem et tabou », une petite histoire comme ça écrit Freud dans « Psychologie des foules et analyse du moi », « Le temps logique » 25 ans après est ce qui permet de prendre les choses un peu autrement et de lire la conduite d’une cure dans une visée où peut s’envisager un au-delà du fantasme. Après la prise en compte du défaut dans l’imaginaire, il s’agit d’aller jusqu’à la faille logique, jusqu’au défaut du symbolique, jusqu’à la rencontre d’un réel qui implique pour chacun une possible « assertion de certitude anticipée ». « Je suis blanc ! », « Je suis freudien ! » où ce que vous voulez d’autre. « Vous pouvez vous dire lacaniens » disait d’ailleurs Lacan à ses élèves : « Moi, je suis freudien ». 

Ce dire ne relève plus d’un fantasme, d’une imagination. Le sujet n’est qu’effet de sa parole dans la production d’un S1 où il s’agit de déduire « ce qu’il doit en être »20, « Wo es war, soll Ich werden », et dont sa vérité n’a pu se déduire que dans la prise en compte des autres, « de ce qu’ils ne font pas ». Il s’en trouve que c’est justement ce qui est produit dans le mathème du discours psychanalytique. Il est également possible de l’entendre en écho comme ce nouvel « Idéal du moi », nouveau signifiant pour Lacan, produit par le poète dans la perspective freudienne, mais là épuré de son corolaire de « Moi idéal ». 

Ce second pas – logique, ce « moment de conclure », est et n’est pas non plus une conclusion, car il ne s’agit aucunement de clôturer, mais bien de boucler le double tour du signifiant. Quoi qu’il en soit, pour Freud comme pour Lacan, ce moment se soutient, en passe, par un : « pas sans les autres ». Les autres dans une identification horizontale, une solidarité des fils dans ce qui fonde leur lien social pour Freud, pas uniquement d’identification pour Lacan, qui là encore va donner la raison de la lecture freudienne. 

Ce que Lacan met en évidence dans ce sophisme c’est que le sujet ne peut s’appréhender dans son énonciation que dans la prise en compte d’autres comme semblables, de condition et de raisonnement. Il ne peut décider de déduire sa vérité qu’en prenant en compte l’autre comme marqué du même manque, relevant de la même rigueur logique et en cela solidaires.21 

L’acte d’énonciation singulière du « sujet personnel » qui ne s’étaye d’une vérité qui ne s’atteint dans cette conclusion que par cette prise en compte de l’autre, est au fondement de la logique du collectif bien au-delà des simples identifications. « On doit savoir qu’on est un blanc, quand les autres ont hésité deux fois à sortir ».22 

Ce qu’en conclut Lacan, je le cite : « Il n’est que de faire apparaitre au terme logique des autres la moindre disparate pour qu’il s’en manifeste combien la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun, et même que la vérité, à être aJeinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmer, l’erreur chez les autres. Et encore ceci, que si dans ceJe course à la vérité, on n’est que seul, si l’on n’est tous, à toucher au vrai, aucun n’y touche pourtant sinon par les autres. »23

Vous entendez que la référence ici à cette logique du collectif, d’une vérité qui passe nécessairement par l’autre, n’implique aucunement quelque garantie que ce soit de ne pas être dans l’erreur. En 2003 Stéphane Thibierge le commente ainsi : « il n’y a de solution pour un sujet que collective, même si c’est toujours en même temps de façon singulière, et chacun pris un par un, que ceJe logique peut trouver effet. Ce collectif-là fait droit à une vérité qui ne saurait s’énoncer que singulière… mais ceJe vérité du sujet n’est pas isolable du processus par lequel l’autre s’exerce aussi à en trouver l’issue. Il y a là une solidarité logique qui implique chaque sujet pour lui-même et dans son rapport au social ».24 Cela est sans doute à prendre en compte dans nos groupes, mais également dans la cure, comme une visée qui, au regard de nos expériences, on ne peut qualifier que d’« idéale ». Car il me semble que si c’est bien ce que nous tentons souvent de tenir, c’est toujours une visée plus ou moins impossible à atteindre. 

A la fin de son propos, et ce sera le dernier point que je voudrais aborder, dans une critique de la logique classique, Lacan amène autre chose jusque-là non pris en compte il me semble dans ce texte, et pourtant si présent dans celui de Freud. Dans sa démonstration conclusive de « l’Assertion subjective anticipante », Lacan reprend trois temps en les formulant un peu différemment. Je vous en propose ma lecture. 

Le premier « Un homme sait ce qui n’est pas un homme » s’identifie de la référence à la castration du « sujet impersonnel »25. Le second « Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes » relève du « sujet infini réciproque », celui de la solidarité des fils, du lien social freudien. Le troisième « Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme » amène autre chose que la simple logique précédemment à l’œuvre : « la peur » dans une projection quasi paranoïaque. Et il conclut sa démonstration en évoquant que « toute assimilation humaine est assimilatrice d’une barbarie, pourtant détermination essentielle du « je » ». 

Bien entendu, ce que Lacan amène là en 1945 est à entendre dans un certain contexte historique, mais il le maintient dans sa version de 1966 et il me semble que dans son propos cela va bien au-delà de cette tragique période de notre histoire. Cette barbarie est à lire comme structurelle, ou même plutôt constitutionnelle, comme a tenté d’en rendre compte Freud dans « Totem et tabou ». 

Je ne peux, « avoir peur d’être convaincu par les autres hommes de ne pas être un homme », uniquement parce que c’est ce qu’implique de me dire homme, qu’il y en ait qui ne le soient pas. Dire « c’est ça ! » implique la mise sous la barre du « ce n’est pas ça ! » C’est un effet de structure que je produis en me disant homme, mais qui me revient comme retour de ma propre projection, de mon simple énoncé. 

« Je suis freudien ! » cela situe une identification verticale, une référence, mais également vis- à-vis des autres une tension « barbare ». Celui qui ne parle pas comme… qui ne parle pas le Grec ! Cela n’a pas été sans conséquences pour Freud, comme pour Lacan. Mais n’est-ce pas là le prix du désir dans toute énonciation subjective, comme dans nos collectifs, d’assimiler notre barbarie ? En tous les cas de ne pas la méconnaitre ! 

Pour le dire autrement, et ce sera ma conclusion pour aujourd’hui, si l’on suit les pas de Charles Melman dans sa relecture de Freud avec Lacan26, le refoulement originel qu’il dit « réel » n’est pas l’effet d’une répression ou d’un jugement comme Freud le précise dans « Métapsychologie » (1915), cela en est le préalable. Le refoulement réel est la conséquence d’une inadéquation de la « représentance ». Un effet de la langue dit Charles Melman, de la perte originelle qu’implique la métonymie et la métaphore. Une loi du langage que Lacan a démontré dans la lettre volée. Et si le refoulement est la condition de l’inconscient pour Freud, il est alors possible d’entendre pourquoi ce serait équivalent au fait que le langage soit la condition de l’inconscient pour Lacan. 

Le re-foulement proprement dit, qu’il soit symbolique ou imaginaire, ne sont que les tours suivants de la répétition de cette opération première qui se renouvelle dès que je parle. Avec cette distinction faite par Charles Melman que de ces deux côtés, dans ces deux dimensions, pour le névrosé il s’agit de cotes mal taillées, toujours ratées, que ce soit dans le rapport du sujet à l’objet comme à son image. 

Alors, si le « drame du névrosé » c’est bien l’échec du refoulement dans ces deux dimensions objectale et moïque comme Lacan le fait remarquer dans « Le mythe individuel du névrosé », que le névrosé refuse la perte, le réel, dans la relance sans fin de l’inadéquation de l’Un avec l’Autre, du « non-rapport », c’est au prix du compromis d’un symptôme. 

« L’assertion de certitude anticipée », je propose de la lire ainsi, c’est la possibilité pour un sujet, une fois qu’il a éprouvé que « quoi que je dise, ce n’est pas ça », pris la mesure de cet impossible, de se précipiter à dire ce qu’il va décider de déduire de cette expérience. D’une certaine façon, l’assertion de certitude anticipée ne serait « pas sans » la possibilité que du re-foulement puisse réussir au sens de l’étymologie de refouler « marcher à nouveau… » et de fouler « dégraisser l’étoffe »27. L’acte d’une perte, un deuil, puisque là rien ne vient boucher la boucle d’un dire qui laisse à désirer. 

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1 Le séminaire d’été de l’ALI à Lisbonne comme l’a rappelé Pierre Marchal.

2 « ne vous attendez donc à rien d’autre… de plus subversif en mon discours que de ne pas prétendre à la solution » : Jacques Lacan « L’Envers de la psychanalyse », Edition de l’ALI, , leçon du 11 février 1970, p.85

3 Ce qui fonde une « responsabilité singulière » dans un groupe, dans « Massenpsychologie et logique du sujet ou Pourquoi l’on ne se sauve pas seul » de Stéphane Thibierge, in La Célibataire « Lacan et la psychologie des foules » n°7, 2003, p93.

4 Je n’ai pas été le seul et ai découvert après coup qu’il y a vingt ans Stéphane Thibierge a fait ce parcours.
Enfin, le sien. Il y en a probablement eu d’autres. 

5 « Freud ne déconne pas » rappelle Lacan le 11 février 1970 dans « l’Envers de la psychanalyse » : Edition de l’ALI, p.86. 

6 Également, entre autres, dans « Le mythe individuel du névrosé » (1953).

7 Selon Christian Fierens, ce serait plutôt à traduire comme : une « marche » qui élèverait le moi. 

8 La question du statut de cet autre a été largement dépliée dans l’ouvrage de référence d’Erik Porge « Se compter trois, le temps logique de Lacan », Edition Ères, 1989. 

9 Merci à Alexandre Beine de cette distinction très éclairante entre opposition et refus.

10 Charles Melman, « Le désir est l’essence de la réalité », in « Une enquête chez Lacan », Edition Ères, leçon du 9 octobre 1986, p.12

11 C’est ce qui spécifie également le mode de fonctionnement des médias actuellement.

12 Plusieurs en ont témoignés lors de ces journées, Fabrizio Gambini, Pierre Arel, etc. 

13 L’énigme de cette faille comme coupure et comme impératif du « Principe de jouissance » pour faire de nouveau référence au travail de Christian Fierens, nous préférons le plus souvent nous en décharger pour nous en remettre à l’Autre. C’est même d’ailleurs pour cela que je vais voir un analyste, ou au contraire que je ne veuille surtout pas en rencontrer. Voici une autre illustration de l’absence de désir de savoir dans ce qui engage un sujet dans ce temps pour comprendre. 

Même si le « temps pour comprendre » n’est souvent plus dans la clinique actuelle tout à fait le début, c’est quand même là où ça commence… « le verbe ! »

14 Le déplaisir et/ou la déception se transforme par projection en haine de l’autre (objet ou image), semblable ou prochain. Le traitement imaginaire de la structure du langage engendre une haine qui est première comme le met en évidence Freud dans « Pulsions et destins des pulsions » (1915). Elle est en deçà de la contra-diction de toutes les « paires d’opposées ». « La haine en tant que relation d’objet est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateurs de stimulus, récusation émanant du moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscité par des objets. » (cf. Nazir Hamad, « La haine chez l’enfant et l’adolescent », et Jean-Paul Beaumont, « La haine est liée au langage », in La Revue Lacanienne n°24, 2023, p.127 à 133 & p.43 à 53). 

N’est-ce pas justement ce processus que Sabina Spielrein a identifié dans sa thèse « Le destruction comme cause du devenir » en 1911 ? La coexistence de « deux composantes antagonistes et qui constitue donc, autant qu’un instinct de vie, un instinct de destruction ». (2004, p.256) qui sera repris par Freud dans l’« Au-delà du principe de plaisir » en (1920). Pulsion de mort qui n’est pas sans continuité avec l’amour, qui est toujours l’amour de l’Un ne cessera de rappeler Charles Melman dans « La maladie d’amour » in La célibataire n°26, 2013. Lacan dans sa recherche d’un « nouvel amour », ouvrira la perspective de cette dualité par la prise en compte du réel. Cela ouvrira au « pas tout » comme au « pas sans ». 

15 Cela peut s’illustrer cliniquement par les trois temps de la pulsion si fréquemment observé chez les bébés (actif, passif, réflexif). Cf. également Jacques Lacan dans le séminaire « L’envers de la psychanalyse » Edition de l’ALI, 2006, leçon du 14 janvier 1970, p.67. 

16 D’ailleurs, cette visée formulée par Charles Melman, ne serait-ce pas là une indication précieuse de possible fin de cure, dans le pas suivant à cette rencontre, à cette épreuve même ? Cela permettrait d’éclairer ces cures qui n’en finissent pas, qui ne finissent pas d’éviter cette perte radicale, ce deuil préalable, nécessaire au pas suivant.

17 Dans son très beau livre « Le métier d’être homme, Samuel Beckett l’invention de soi-même » (2021), Marie Lemma-Jejcic écrit à propos de Beckett « qu’il a su malgré tout faire de son impasse création de vie » (…) « en tentant sans cesse d’écrire son impossible », mais la question pourrait se poser de savoir si Samuel Beckett qui à la fin de son œuvre pose la question « Comment dire ? » à pris acte de cet impossible. 

18 Dans le cas du névrosé sa fantaisie, son « mythe individuel », est prépondérant. Ce que Charles Melman reprendra dans sa définition de la névrose : « une névrose consiste dans le traitement irrémédiable du réel quel qu’il soit par le complexe infantile ». « Une enquête chez Lacan », Edition Eres, 2011, « Qu’est-ce qu’une névrose ? » leçon du 12 mars 1987, p.142

19  Freud, 1921, ibidem, p.221-222 

20 Formule de Stéphane Thibierge, 2003, Ibidem, dont il note « cela peut s’entendre comme un constat ou un acte… une décision à prendre dans le temps d’un passage nécessaire par l’autre, où l’acte vient ici à la place d’un défaut d’être qui fait précisément le réel du sujet. » p.94 

21 Ce qui relève d’un discours éminemment intrasubjectif, puisqu’il n’y a aucun dialogue avec ces autres. Une intrasubjectivité qui est au fondement de l’intersubjectivité, comme la psychopathologie des couples en témoigne quotidiennement. C’est d’ailleurs à en oublier cette articulation, que l’on peut parfois basculer dans une psychologie victimaire qui, comme le rappelait Charles Melman, est une impasse pour le sujet. 

22 Jacques Lacan, 1966, p.211

23 Jacques Lacan, 1966, p.212

24 Stéphane Thibierge, 2003, Ibidem, p.95 & 96 

25 C’est également la définition d’un signifiant qui en tant que pure différence ne peut se définir que par ce que ce n’est pas. Y compris lui-même : A différent de A. Le signifiant « homme » n’y échappe pas. 

26 Charles Melman, « Refoulement et déterminisme des névroses », Edition Ères, 2023, Leçons des 15 mars et 10 mai 1990. 

27 Du refoulement dans le sens étymologique de « refouler » : marcher à nouveau, et de « fouler » dégraisser l’étoffe, in Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2019
Cette dernière référence étymologique fait écho à ma thèse, soutenue à l’Université de Nantes en 2009 « L’étoffe de la jouissance : contribution au champ lacanien de la jouissance»

Temps et contre temps de Christiane Lacôte-Destribats

SUR LE TEMPS LOGIQUE

Temps et contretemps

Christiane Lacôte-Destribats

 

 

 

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
dimanche 3 décembre 2023 
 

 

 

 

Texte dédié aux Happy Jumpers.

 

Lacan a repris plusieurs fois le sophisme, ou l’apologue plutôt, des trois prisonniers à qui l’on promet la liberté sous la condition de résoudre la question suivante : quelle est la couleur du disque, blanc ou noir, que l’on m’a mis dans le dos et que je ne puis voir ? Interdit de parole, je ne peux me fier qu’au regard et à la réaction des deux autres pour savoir qui je suis. Car l’apologue va jusqu’à cette question.

Il s’agit, dans toutes les variantes, d’identification. Et, puisqu’il s’agit d’un processus, de la fonction du temps déclinée selon « l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure », et la hâte qu’y décrit Lacan. J’y ajoute, à la suite des enseignements de D. W. Winnicott et de J. Bergès, le contretemps.

 

C’est un ajout qui me semble capable d’offrir un point de vue à la fois critique et éclairant sur les trois temps nommés par Lacan, un peu comme le choix d’une diagonale permet de résoudre un problème de géométrie, par exemple, celui de la duplication célèbre de la surface d’un carré. Ou de tout autre problème.

 

Cette idée d’un ajout, d’une apparente complication d’un problème, me semble avoir sa pertinence dans notre discipline, car, comme analyste, nous fonctionnons comme une sorte de pièce rapportée qui, non seulement se propose à la complexité de la parole et des récits de nos patients, mais qui, par son ajout complique les questions, les transforme, les rend suffisamment autres pour pouvoir en résoudre quelques unes.

 

Ici, je pose qu’un contretemps peut éclairer l’apologue silencieux de Lacan sur les prisonniers. Le moment de conclure, ce moment de l’assomption subjective par la parole, en effet, comment se formule-t-il ?

Auparavant, voyons les textes qui retracent l’apologue inventé par Lacan. Ils sont repérés et commentés avec une belle pertinence par Nicolas Dissez dans son livre les apologues de Jacques Lacan (PUF).

Beaucoup a été dit sur cet apologue et ses variantes.

 

Le premier, reproduit dans les Ecrits, est muet, mis à part l’avertissement qui énonce la règle du jeu.

Il s’agit, au-delà de l’aspect quelque peu paranoïaque par où l’observation réciproque se joue dans une compétition vitale, de proposer des mouvements de la pensée qui ne doivent rien à la dialectique, antique ou hégélienne. Ce texte, qui, d’ailleurs en constitue peut-être une critique, déplace en tout cas le mouvement de la parole dans la cure d’une toute autre manière.

 

Il me semble que si, parfois, il y a une sorte de dialogue dans une cure, il n’y a pas de dialectique au sens où l’avancée des questions ne se fait pas par dépassements successifs.

 

Le texte sur le temps logique est un texte qui se passe allègrement de l’Aufhebung.

 

L’apologue de Lacan, dans ses variations, concerne toujours en effet non seulement la question du temps dans la cure, mais ce que la cure révèle du temps lui-même comme partie prenante de la possibilité de la parole et de son effectuation. 

 

Qu’est-ce qui va sortir en effet, sinon une parole inattendue venue de l’inconscient ? Mais qui va se conclure par une interprétation qui validera son origine inconsciente en même temps que son effet subjectif. Ou plutôt, la validation d’un sujet dans son acte d’identification.  Car il s’agit d’un acte.

Reprenons ces textes.

 

L’instant de voir : Silence du regard. Et du même coup on peut y lire une critique de l’évidence qui se déduit de la métaphore d’un regard absolu, et, aujourd’hui une critique de la psychologie qui prône l’insight. Ironie décapante de Lacan.

 

Le temps pour comprendre : Il supposé égal entre les prisonniers et sa longueur est indéterminée, scandée par deux moments de doute. Remarquons qu’il se fait là une toute autre approche du doute que celle, absolument solitaire, de Descartes. Il y a dans ces textes un déplacement des questions par rapport à la philosophie classique.   

 

Le moment (ou étymologiquement, le mouvement) de conclure, est aussi le moment où surgit l’identification. Lacan dit ainsi à propos de la hâte nécessaire au mouvement de conclure :

« Le sujet tient dans la main l’articulation même par où la vérité qu’il dégage n’est pas séparable de l’action qui en témoigne ». (Séminaire II. P. 333 Edition du Seuil)

 

Plus loin, il donne une indication clinique essentielle sur la manière de situer le langage : comment passer du langage appliqué à l’imaginaire au langage qui ferait apparaître sa dimension symbolique ? Là aussi, il y a une critique de ce qu’on appelle les vertus de la verbalisation. Il dit ainsi, à propos de cet apologue : 

 « Je ne vous donne pas ça comme un modèle de raisonnement logique, mais comme un sophisme, destiné à manifester la distinction qu’il y a entre le langage appliqué à l’imaginaire – car les deux autres sujets sont parfaitement imaginaires pour le troisième, il les imagine, ils sont simplement la structure réciproque en tant que telle – et le moment symbolique du langage, c’est-à-dire le moment de l’affirmation. » (Ibid. P.335)

 

Si Lacan affirme la distinction entre le langage appliqué à l’imaginaire et le moment symbolique du langage, mouvement de l’affirmation, c’est que cette distinction est souvent escamotée. 

 

Ainsi, sommes-nous aujourd’hui empêtrés dans une impossibilité d’une affirmation ? D’une affirmation issue d’un processus qui montre une complexité ternaire et non duelle ? Car nous sommes souvent aujourd’hui englués dans une démultiplication de situations duelles.

 

D’autre part, dans cet apologue, le regard peut sembler représenter l’objet a, mais ce ne me semble pas exact car le trajet du processus va dégager autre chose.

 

Dans le premier apologue, je conclus que je suis blanc par un acte. Dans les variantes, je conclus que je suis un homme par l’acte  de quitter le duel imaginaire où l’autre se saisit seulement comme semblable. Lacan décrit alors les cycles de la demande jusqu’au moment du dire où l’altérité devient symbolique. Il s’appuie sur ce que permet l’espace la bouteille de Klein, où va s’inscrire l’affirmation symbolique d’une identification. 

 

« Qui ne saura, et plus encore au niveau de notre expérience analytique que de tout autre, voir que dans cette identification, où sans doute la venue au départ du semblable, l’expérience qui se mène par les chemins contournés sur eux-mêmes, les cycles qu’accomplit, à se poursuivre tout autour de cette forme torique, dont la bouteille de Klein est une forme privilégiée, ce temps de cerner les tours et les retours de l’ambiguïté, et l’aliénation, et l’inconnu de la demande, après ce temps pour comprendre, il est tout de même un moment, le seul d’ailleurs décisif, le moment où se prononce ce « je suis un homme ». Et je le dis tout de suite de peur que les autres, l’ayant dit avant moi, ne me laissent seul en arrière d’eux. Telle est la fonction de l’identification par quoi la bouteille de Klein nous paraît la plus propice à désigner ceci. » Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse. 13-1-1965. 

 

Qui suis-je ? Question bien contemporaine au moment de revendications identitaires qui se font depuis la duplication simple de relations entre semblables. A ces dualités multipliées et à ce que cela produit comme impasses, Lacan oppose un processus ternaire : « C’est en tant que, du petit a, les deux autres sont pris comme Un plus a que fonctionne ce qui peut aboutir à une sortie dans la hâte. » Encore P.48. Seuil.

 

Ce qui prime aujourd’hui, par rapport au temps, qui n’est encore qu’un rythme, devient, par un processus ternaire une opération symbolique d’identification et cela vaut pour une cure analytique et l’exploration de l’inconscient. Ce n’est pas parce que l’espace médiatique façonne de façon publicitaire des egos en miroir que derrière cette « pleine conscience » qu’on invoque à cors et à cris il n’y a pas d’inconscient.

 

Même les passages à l’acte qui semblent montrer un pulsionnel brut ne se font pas à propos de n’importe quoi. Le face à face avec l’ennemi en miroir masque un malaise sous-jacent qui est plus complexe.

 

Lacan nous montre la voie : au temps présent du face à face il oppose un ternaire qui prend du temps.

 

Ce qui est éludé, c’est le temps pour comprendre. J’en avais parlé jadis. Ce temps peut être long. Et s’il est fait d’un grand nombre de demandes, il inclut aussi des contretemps. 

 

Ces contretemps sont essentiels. Winnicott et Bergès en montrent le caractère crucial. Les contretemps sont les moments où la demande n’obtient pas satisfaction, que ce soit par un refus, que ce soit par la survenue de l’absence de celui ou de celle à qui elle est adressée. Dans un article célèbre Winnicott parle de la possibilité ou pas, pour un petit enfant, d’être tranquille dans la pièce à côté de celle où est sa mère, sans la voir, sans qu’elle soit présente devant elle. C’est dans ce magnifique essai, La capacité d’être seul. Cette tranquillité, un mot que j’emploie souvent, n’est pas seulement le signe d’un certain apaisement de l’angoisse, mais aussi le signe d’une place tierce, une place qui est un temps tiers, qui laisse une chance à l’enfant de rompre avec une situation de l’autre purement duelle. Ce temps de tranquillité fait tiers terme. C’est ce qui rompt la dyade. Mais à certaines conditions. L’obstination dans le sentiment de frustration, la revendication qui s’ensuit, confortent la dyade. Mais ce temps plutôt tranquille, que ne connaissent pas les enfants agités, peut être un temps qui permet à l’enfant d’imaginer, d’imaginer par exemple que sa mère puisse s’occuper à autre chose, à donner de l’attention à quelqu’un d’autre par exemple.

 

Nous le voyons ici, ce temps pour comprendre, qui n’est pas seulement la répétition des demandes autour des anses de la bouteille de Klein jusqu’à la surface de rebroussement, n’est pas si simple.

 

Il rompt, cliniquement, avec ce que je remarquais de pré-paranoïaque de l’instant de voir. Car ce n’est pas parce que chaque prisonnier voit deux autres que,  le premier temps, l’instant de voir,  n’est pas autre chose que la duplication d’une situation finalement duelle.

 

Ce n’est qu’à la fin du processus qu’on arrive à cette conclusion que Lacan décrit dans Encore et que j’ai déjà citée : « C’est en tant que, du petit a, les deux autres sont pris comme Un + a, que fonctionne ce qui peut aboutir à une sortie dans la hâte. »

 

Le temps pour comprendre serait-il donc celui de l’élaboration de l’objet a comme tel ?  Il semble bien. Car l’objet a ici, n’est pas, me semble-t-il, le regard, mais le temps.

 

Pas n’importe quel temps. Pas celui de l’instant de voir en tout cas. Mais  celui qui s’anticipe au cours du temps pour comprendre.

 

Qu’est-ce qui s’anticipe ? Quelque chose qui est imaginé et qui se présente comme le risque d’une vérité ou d’une erreur. 

 

Quelque chose comme du courage. « Il faut y aller » disait Lacan à propos de l’inconscient, pour que cet inconscient se mette en branle et par là même montre son existence.

 

Cet apologue est donc aussi celui qui règle notre pratique : Nous recevons quelqu’un pour la première fois, nous évaluons comme nous le pouvons ce que ses demandes anticipent d’un travail futur, et voilà qu’un rêve surgit et insiste dans un espace nouveau. Parfois, ce n’est pas aussi rapide.

 

Qu’en est-il de la hâte conclusive ? Reprenons cette citation du séminaire II.

 

« Tout dépend de quelque chose d’insaisissable. Le sujet tient dans la main l’articulation même par où la vérité qu’il dégage n’est pas séparable de l’action qui en témoigne. » (Séminaire II p. 333 Seuil). La phrase est intéressante, on entend quelque chose comme une contradiction entre ce qui est « insaisissable » et le « tenir dans la main ». C’est ce heurt qui incite le sujet à un franchissement, mais selon une certaine confiance par rapport à cet insaisissable qu’il saisit pourtant. Il y a en cela un basculement de l’impossible (l’insaisissable) au nécessaire, (tenir dans la main), contraignant hic et nunc. C’est de prendre en compte cet impossible, lui donner une place dans le temps, qui lui donne des bords, qui permet le franchissement de ces bords. C’est une bascule de l’imaginaire vers le symbolique, par l’insaisissable du réel.

 

Lacan parle de la hâte : il s’agit de s’emparer de cet insaisissable. On pourrait même dire, parier sur lui. 

 

C’est le « kairos », occasion favorable, à saisir dans l’interprétation. Juger que cet insaisissable est un moment de « kairos » qu’il ne faut pas laisser passer. Nos scansions, dans le texte d’un analysant, ne sont pas toujours aussi « prestes » qu’il le faudrait. Cependant, l’idée d’un insaisissable qu’un patient aurait à saisir, est ce qui nous incite à prendre en compte, nous aussi, d’un autre bord, cet insaisissable pour en marquer un possible temps nouveau, autre. Lire Autrement, enfin.

 

Le moment d’affirmation, qui est le moment de conclure, quel est-il alors, cliniquement ? C’est d’autant plus important que tout ce processus qui y conduit, qui conduit une cure psychanalytique, semble de plus en plus étranger aux habitudes mentales actuelles. Il faut une satisfaction immédiate dans ce temps, décrit par Hartmut Rosa, dans Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte), comme un temps d’accélération. Aucune ressemblance avec ce qu’indique Lacan sur la hâte à la fin d’un processus complexe. L’immédiat en est le contraire, et brise ce que le temps apporte à la réflexion sur l’altérité.

 

C’est sans doute pourquoi le moment de conclure est sans doute formulable, non pas au présent, mais selon un futur antérieur : J’aurai dit cela, j’aurai été cela, au terme du temps pour comprendre, j’aurai interprété cet insaisissable comme cela.

 

Du côté de l’analyste, on peut dire : ce rêve, par exemple aura pu montrer ceci ou cela.

 

C’est que le temps d’anticipation propose d’emblée, si le sujet en analyse veut bien s’y mettre, sa conclusion, qui n’est pas une fin, comme la redoute un obsessionnel, mais un registre de temps hétérogène, celui du futur antérieur. C’est sur ce temps que nous nous tenons dans notre position d’interprétant : reprendre le futur antérieur du dire de l’analysant pour, non pas le formuler nous-mêmes, mais pour en laisser entendre ce qui le sépare de l’anticipation. 

 

C’est ce gap qui se montre alors être cet espacement de temps que peut être l’objet a.

 

C’est un point très important théoriquement et cliniquement que note avec justesse Marc Darmon selon un autre cheminement, lorsqu’il parle du temps comme objet a dans son livre  Essais sur la topologie Lacanienne. (Editions de l’Association Lacanienne Internationale)

 

Précisons enfin ceci à partir du séminaire Encore (leçon 19) :« Cette fonction d’identification qui se produit dans une articulation ternaire est celle qui se fonde de ceci, qu’en aucun cas ne peuvent se tenir pour supports deux comme tels, qu’entre deux, quels qu’ils soient, il y a toujours l’Un et l’Autre, le 1 et le a, et que l’Autre ne saurait dans aucun cas être pris pour un Un.

 

C’est très précisément en ceci que dans l’écrit quelque chose se joue qui, à partir de ceci de brutal, prend pour Un tous les Uns qu’on voudra, que les impasses qui s’en révèlent sont, par elles-mêmes, pour nous, un accès possible à cet être, une réduction possible de la fonction de cet être dans l’amour. »

 

Lacan parle alors de la « fonction » de cet être, c’est-à-dire, qu’il trouve sa fonction dans ce qu’on peut penser de l’amour, mais cela le réduit, cet être, à cette fonction. L’immobilité rêvée de cet être se pense à partir d’un oubli de cet objet a. 

 

Or le temps est cet objet a lui-même, et ce qui nous oblige à penser le Un avec le petit a. Cet objet trouve ses bords quand une affirmation ne s’appuie plus sur le mode présent d’un être, mais sur l’anticipation d’un insaisissable, précisé après-coup, selon un futur antérieur. Voici donc cet ajout qui aura été l’interprétation de ce que je vous annonçais. Ce qui nous montre qu’une interprétation ne se formule que selon un futur antérieur qui inscrit symboliquement une hétérogénéité  de temps par rapport aux temps précédents du processus. C’est sans doute  l’hétérogénéité de ce temps que nous avons à tenir dans l’interprétation.

                                                     ********************

 

Ni obsessionnel, ni psychotique, le temps illogique du post-traumatique de Omar GUERRERO

Ni obsessionnel, ni psychotique, 

le temps illogique du post-traumatique

Omar GUERRERO

 

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

C’est un titre… 

Je suis content que Michel Jeanvoine ait évoqué ce matin la question de l’horreur, parce que c’est un titre qui essaie de nouer et de répondre, d’une certaine manière, à cette horreur face à la question du temps. J’ai essayé d’y répondre en abordant trois situations cliniques : la névrose obsessionnelle, la psychose et ce que j’ai appelé comme ça par facilité le post-traumatique. Le plus facile pour moi, c’était de questionner le rapport au temps dans chacune de ces trois situations. Pour les deux premières, je pourrais vous proposer des hypothèses relativement simples et pas très courageuses, pas très risquées, de dire par exemple que pour l’obsessionnel, il s’agit d’une inertie, d’une mise en attente avec des ponctuations. J’ai le souvenir d’une de nos journées parmi mes préférées sur la ponctuation que nous avons faites il y a très longtemps. Mais voilà, vous serez d’accord avec moi et peut-être si je dis que pour l’obsessionnel, ce sont les points de suspension, les trois petits points qui définissent d’une certaine manière ce positionnement de l’obsessionnel par rapport au temps. Un temps suspendu. Et nous pourrions aussi dire, parce que je vais revenir à ce découpage que nous avons fait aussi de ce sophisme de Lacan et ses trois prisonniers pour dire que, de ces trois temps, l’obsessionnel se trouve dans une position non pas de hâte, mais plutôt d’hésitation.

 

Pour la psychose, il y a un petit écart, pourrait-on dire, par rapport à l’obsessionnel. Quel est le rapport de la psychose au temps ? Là, peut-être que je serai moins conventionnel et que nous aurons les uns les autres des façons de le dire un peu différentes. Mais peut-être qu’on pourrait dire que pour le psychotique, ce n’est pas vraiment l’inertie, c’est plutôt la réponse urgente à ce gouffre, à cette forme de réel qu’est le temps et que l’acte viendrait chez lui comme ponctuation, justement. Point d’hésitation, mais plutôt la conviction chez le psychotique. Et quand je parle de ponctuation, je pense que vous avez constaté comme moi qu’il y a des patients pour qui la ponctuation, c’est le jour de la séance. Le jour et l’heure de la séance. Et qu’il y a certains patients qui, quand vous avez le malheur de prendre quelques jours de congé parce que vous devez partir loin faire des cours pour l’EPhEP, par exemple, ils doivent se faire hospitaliser. Ou bien des patients pour qui vous changez le jour habituel et qui viennent quand même au rendez-vous récurrent. On pourra y revenir. 

 

Face à ces deux premières hypothèses, ce qui me venait pour le post-traumatique, c’était effectivement cette question de l’horreur face au temps, c’est-à-dire un passé qui ne passe pas – je vais définir après ce que j’entends par post-traumatique, pour ne pas le donner comme ça, comme une évidence – mais en tout cas, ce passé qui ne passe pas, cette espèce de répétition d’un souvenir, d’un acte, d’un évènement qui est considéré comme traumatique, qui viendrait signer non pas une fiction – je l’ai rappelé quelques fois – mais plutôt cette fiction comme l’écrivait, Lacan l’a fait une fois ou deux, « fixion » pour marquer quelque chose, justement, de figé, ce côté gelé du temps. 

 

Je vais céder à la facilité de passer par ces trois temps dont parle Lacan, qui sont, je dirais, une tentative d’écriture, d’un réel, parce que je me permets de le traiter et de le prendre d’ailleurs comme s’il y avait une évidence partagée : que le temps, c’est du réel et que, comme l’espace, nous essayons de le découper pour pouvoir l’habiter, pour pouvoir éventuellement nous rencontrer devant le cinéma à 16h, et qu’il puisse y avoir une forme de rencontre en tout cas.

 

Par rapport à cette facilité, je vais aussi passer par ces trois temps et je vous propose comme hypothèse, qui était un peu ma conclusion, mais comme je l’ai en tête, je la glisse un peu maintenant pour interroger avec vous, de ces trois situations cliniques, laquelle se situe du côté de cet instant du regard ? 

 

Après, je vais développer un peu, mais c’est le post-traumatique qui se trouve figé, puisque c’est l’une des fonctions du regard. C’est ce que nous dit Lacan dans plusieurs séminaires, que le regard vient trancher dans cet instant. On n’y reste pas longtemps. Vous voyez, en plus, il a appelé ça « instant », c’est rapide. 

 

Vient ensuite le temps ou la chose à comprendre. Lacan l’appelle quelquefois comme ça, « la chose à comprendre ». Je mettrais la névrose obsessionnelle de ce côté- là, l’obsessionnel qui reste piégé éventuellement dans ce temps plus ou moins élastique (j’évoquais Dali ce matin, avec ses horloges qui fondent !). Ce temps, vous l’entendez dans la rhétorique de la névrose obsessionnelle, on se demande quand est-ce que finalement il va se décider. Il y a toutes ces formules délicieuses où il se débrouille pour ne pas trancher : « le moment venu », « on verra bien » et ainsi de suite. 

 

Et puis, la dernière, la psychose que je mettrais du côté de ce moment de conclure. Moment de conclure qui appelle à la hâte, justement, comme l’ont rappelé déjà d’autres collègues. Et moment, Lacan n’a pas choisi ces mots au hasard, moment qui renvoie au latin, est-ce que vous vous souvenez de l’origine de ce mot ? C’est movimentum, le mouvement. Un moment de conclure qui appelle à une action, à une action, à poser un acte. 

 

Et pourquoi le post-traumatique ? Peut- être que certains s’attendaient à ce que je parle encore une fois de victimes dont – j’en ai déjà parlé d’autres fois et certains pouvaient dire « Ça ne nous concerne pas. Ce n’est pas les patients que je vois au cabinet, des patients qui auraient été torturés, demandeurs d’asile ou autres ». Effectivement, ce sont des situations extrêmes par lesquelles je suis passé en institution et que grâce à ces patients-là, il y a des situations parfois un peu plus opaques qui me paraissent davantage lisibles.

 

Je ne vais pas parler du post-traumatique simplement en évoquant ces situations-là, mais plutôt la clinique. C’est une belle coïncidence d’avoir Sandrine Calmettes et Alexandre Beine pour discuter, parce qu’il me semble que la clinique de l’enfant et de l’adolescent est difficilement praticable si on n’a pas une oreille tendue du côté de ce qui a pu avoir une valeur traumatique dans une famille ou dans l’histoire d’un enfant, qui est souvent ce qui pousse à la consultation ou qui est parfois ce nœud qui n’est plus coulissant, pourrait-on dire, dans l’économie d’une famille.

 

À chaque fois, je m’interroge ou j’interroge les parents sur ce qui pourrait avoir cette valeur traumatique en parlant du périnatal par exemple : comment s’est passée la grossesse ?, comment s’est passé l’accouchement ?, qu’est-ce qui s’est passé quelques jours après, quelques semaines après ? Et cet enfant-là qu’on vous amène aux consultations est parfois – très souvent – le seul de la fratrie qui a eu un petit souffle au cœur, qui a inquiété les parents, qui a justifié d’une hospitalisation ou le seul qui a eu une longue hospitalisation, etc. Et on voit grâce à ses parents justement qu’il y a là quelque chose qui se fige. 

 

Alors ? Si vous êtes d’accord jusque-là – enfin en tout cas, si mes hypothèses ne vous choquent pas, je vais développer un tout petit peu ces trois points en suivant cette facilité, je disais, de prendre un par un ces trois temps, cette écriture du temps que nous propose Lacan. Le rôle du regard en premier avec ce que Lacan appelle ce « caractère terminal du scopique ». Il parle du mauvais œil, par exemple, il parle de la fascination. Le charme de ce fascinum que rappelle Lacan (dans Les Quatre concepts ou dans Encore) où ce mauvais œil, ce côté maléfique, mais comme vous le voyez, c’est un regard qui tranche. Ce mauvais œil qui est une autre façon de voir (sic) quand on suit des enfants et des adolescents. L’inquiétude quelquefois des parents, par exemple, qui se demandent pourquoi celui-là ? Qu’est-ce qu’on a fait pour celui-là, pour qu’il ait la poisse, pour qu’il ait bénéficié des mauvaises et non pas des bonnes fées comme ses frères et sœurs, mais pourquoi celui-là ?

 

Alors le regard comme quelque chose qui tranche, mais aussi comme le rappelait je crois Jean Brini ce matin par rapport à comment je suis reconnu par l’autre. Est-ce que mon rond est blanc ou est-ce qu’il est noir ? Et il y avait toute la question de signe ou signifiant ? Je vais y venir après.

 

Dans cette situation du post-traumatique, que je mettais du côté justement du regard, grâce à ces patients qui ont vécu des évènements, des situations extrêmes, je me suis aperçu que ce qu’ils décrivaient était une situation figée où ils étaient reconnus non pas en tant que semblables, non pas en tant qu’homme ou femme, mais en tant que chose, en tant qu’objet, en tant que résidu.

 

On discutait sur l’autorité en fin de matinée – et j’y reste très sensible. Les effets de l’autorité, d’une forme d’autorité qui se délite depuis quelques décennies. Vous voyez que la presse, par exemple, ne fait plus autorité comme avant. On disait avoir lu telle information sur un évènement, c’était « dans le journal », on pouvait lui faire confiance. Mais aujourd’hui ce n’est plus le journal. Maintenant ce sont les réseaux sociaux où ladite information circule entre pairs : votre avis ou votre « like » compte autant que celui du ministre de la Culture. Ce qui fait autorité, c’est la photo, la vidéo d’un corps mort, sans aucun filtre, qui circule et que nos enfants partagent entre eux, sans aucun filtre là encore. Des corps devenus décor, désacralisés comme un effet de cette nouvelle forme d’autorité.

 

Lié alors au post-traumatique, je situe ce regard au niveau ce premier temps et c’est pour ça que j’ai appelé cela un temps illogique, parce que normalement nous trouvons une séquence dans le sophisme de Lacan, dans son nouveau sophisme qu’il y a un ordre, on ne peut pas échanger les places, il y a un sens qu’il faut suivre : instant du regard, temps pour comprendre, moment de conclure. J’ai appelé ça le temps illogique du post-traumatique parce que le sujet semble passer par ces étapes-là, mais il revient, il fait un chemin à rebours, un contretemps, pourrait-on dire, pour figer l’instant, pour revenir à ce premier instant du regard qui l’a épinglé. Un peu comme les travaux de Geneviève Haag – pour ceux qui s’intéressent à l’autisme – qui parle de « l’œil bec ». Voilà, c’est vraiment ce type de regard qui vous aura épinglé. Vous aurez été « la chose » d’un bourreau, vous aurez été confronté à la mort, vous serez comme l’enfant survivant. L’enfant épinglé, cet enfant ou cet adolescent qu’on vous amène en consultation et qui reste marqué par quelque chose de cet ordre-là énigmatique.

 

Je passe au deuxième temps, en pressant un peu le pas, au temps de cette « chose à comprendre », comme le dit Lacan. Si je fais l’hypothèse que l’obsessionnel reste coincé dans ce temps de comprendre c’est parce qu’on peut avoir tendance à attendre de lui du « pur symbolique » par exemple. La raison. C’est-à-dire qu’il a tout le temps – il le prend en tout cas – pour comprendre un évènement, pour décortiquer la ou les raisons de manière très logique éventuellement, une logique et ses conséquences. Je mets l’obsessionnel du côté de ce temps qui se dilue et qui peut être long. Vous avez quelques fois des patients qui viennent vous dire, qui viennent durer. Un patient est venu consulter parce que ça faisait 10 ans qu’il hésitait entre sa femme et une maîtresse. Dix ans d’hésitation. Et peut-être que certains ici connaissent l’avantage de cette durée. C’est là que je disais qu’il y avait une logique et dans sa tentative – comme nous l’a rappelé Charles Melman dans son séminaire sur La névrose obsessionnelle, deux années de séminaire où il a évoqué entre autres, cette tentative réussie très souvent, de l’obsessionnel, de faire disparaître toute trace subjective.

 

Ce temps de comprendre alors, qui est plus ou moins long, réussit quelques fois cette opération logique. Alors que le post-traumatique dont je parlais juste à l’instant, se présente comme incompréhensible. L’imminence de la mort, qu’elle soit physique ou psychique par exemple, c’est quelque chose d’impossible à représenter, un récit qui est tellement difficile à raconter ou à écrire qu’il devient secret de famille très souvent. Des situations relativement courantes que nous trouvons dans nos familles, nos institutions et qui viennent dans lieux de consultation. Par exemple la mort d’un enfant avant ses parents : ça vient contredire une logique non-écrite (l’ordre attendu de la disparition des aînés, avant la génération suivante), et marque durablement une famille ou l’enfant qui est né après un petit frère… – enfin petit, grand du coup, voyez les difficultés d’écriture – après un enfant mort. Vous avez des patients qui viennent et qui passent une bonne partie de leur analyse à essayer d’y mettre du sens.

 

Vous connaissez ces cas où les parents ont eu la bonne idée de donner le même prénom au puîné, cela arrive souvent et ça reste marqué. Et ça vient contredire la logique attendue, c’est pour ça que je mettais du côté d’un retour vers cet instant du regard.

 

Et enfin, le moment de conclure. Pourquoi y mettre la psychose ? Lacan revient dans son séminaire, au moins une dizaine de fois, sur la fonction de la hâte, que je vous propose d’entendre comme une invitation à l’acte, à quelque chose qui viendrait trancher, décider – on parlait tout à l’heure de la décision et la hâte. Lacan souligne rapidement, l’une des fois où il en parle, cette forme de violence, de précipitation qui nécessite une clarté qui vienne trancher.

 

Pourquoi je ne mets pas le post-traumatique du côté du conclure ? Parce que justement, cette hâte qui serait une forme de coupure, elle impliquerait de renouveler une forme de violence qui serait insupportable pour le post-traumatique. On le constate chez des patients ou parfois des familles qui sont noyées disons, ou avec un noyau post-traumatique : il n’est pas question de se dépêcher, de trancher, d’enterrer quelqu’un. Je ne sais pas si vous vous souvenez, il y a eu un séminaire où Charles Melman, je crois que c’était à l’amphithéâtre Magnan, où il avait commencé son séminaire en demandant : « Est-ce que vous croyez au morts-vivant ? ». On se regardait entre nous, en nous demandant de quoi il allait nous parler, pourquoi parler de morts-vivants. Puis il nous a expliqué ce que c’était que les morts vivants : ce sont ces fantômes que l’on ne laisse pas partir, que l’on retient. Eh bien la hâte implique, comme on l’a dit ce matin aussi, la perte de quelque chose, cela suppose de laisser partir ce qui est ce résidu, le reste. D’ailleurs Lacan en parle en évoquant la fonction de l’objet a. Dans le séminaire Encore il propose de l’écrire « a-t ».

 

Je termine, afin que nous puissions avoir le temps de discuter, pour que vous m’aidiez à valider, à invalider ou à repartir avec ma copie pour essayer de peaufiner ces quelques idées. Concluons par rapport aux trois prisonniers. Comme on le disait ce matin, chaque prisonnier ne peut pas savoir la couleur qu’il porte. Avons-nous affaire à un signifiant ou à un signe ? C’est là que le fait de ne pas savoir nous invite à la supposition, à dessiner une boucle qui n’est pas présente, à supposer. C’est pour ça qu’on parlait aussi, on l’évoquait rapidement ce matin, la question du futur antérieur, qui est une supposition. Lacan disait que c’était un temps qui convenait à la psychanalyse, parce qu’effectivement c’est une supposition. Alors que pour le post-traumatique – et c’est là quelques fois sa proximité avec la psychose – on croit savoir. On pense avoir la preuve d’un « traumatisme fondateur ». C’est pour ça que Charles Melman a parlé une fois, il s’est arrêté un temps sur un néo-sujet, qu’il décrivait comme un enfant du traumatisme qui pense avoir son acte de naissance. Alors que nous, ça nous échappe. On a des idées, on croit connaître le coupable, on s’hystérise et on vient dénoncer qu’il y a eu maldonne. Alors que dans les situations post-traumatiques, on peut décrire, on sait exactement ce qui s’est passé. Et ça nous dit en même temps, je termine par ces deux idées, ça nous dit en même temps la délicatesse et la clarté qu’on doit avoir dans ces situations-là. Et je ne parle pas seulement des cas extrêmes, mais justement quand on reçoit des enfants ou des adultes qui viennent avec cette situation post-traumatique explicite pour la mettre au travail.

 

Je disais la délicatesse et la clarté qui est attendue de notre part, de l’analyste qui, comme je le rappelais rapidement ce matin quand j’étais à la mauvaise place, j’allais dire [président de la table ronde], l’analyste qui est vu par le patient comme ce « maître du temps » qui va interrompre l’intemporalité de l’inconscient du patient par la fin de la séance, « maître du temps » qui va décider, analyste qui va induire une finitude du temps, mais une frustration aussi pour le patient. C’est décidé par celui qui dirige la cure, ce n’est pas une démocratie, on ne se met pas d’accord. Ça tombe comme ça.

 

Dans ces deux cas, les prisonniers ou l’analyste, il s’agit d’une supposition. On doit supposer (sans voir). Et nous pourrions considérer cette supposition comme la trace d’un sujet, supposition qui permet qu’on travaille dans le domaine du signifiant, d’où l’importance d’accompagner ces situations de famille ou de patients « illogiquement traumatisés », vers une écriture et une ponctuation de leur éventuel nouveau récit. Nous sommes agents de ce récit. Nous travaillons cette année L’Envers de la psychanalyse et vous voyez que dans le discours de l’analyste, c’est précisément une invitation, pour que le sujet écrive, qu’il soit auteur – qui est la même origine étymologique que l’autorité – c’est-à-dire qu’il fasse son propre récit, qu’il soit auteur, qu’il s’autorise à être sujet, avec le résidu, la perte que cela implique.

 

Je vais donc m’arrêter là-dessus.

 

 

Un homme dans le miroir de Lene SCHARLING TL 2023

UN HOMME DANS LE MIROIR

Une toute spéciale méconnaissance de la réalité d’autrui

Lene SCHARLING

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
dimanche 3 décembre 2023 

Bonjour !

Juste pour la clarté, de mon propos, comme mes collègues, je fais référence au texte Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, Un nouveau sophisme, de Jacques Lacan, texte de 1945 qui se trouve dans les Écrits des Éditions du Seuil, 1966, page 197. Je prends pour acquis les deux parties du texte nommé Un problème de logique, le sophisme sur les trois prisonniers, et le texte nommé La solution parfaite, que je ne vais pas renommer ou résumer.

De s’étonner d’une toute spéciale méconnaissance

 

C’est la réactivité d’une personne qui m’a étonné. Cette personne nomme parfaitement la solution du nouveau sophisme de Lacan ; ce qui a attiré mon attention. A priori nous réfléchissons à la solution de ce sophisme et à l’explication valable en vain, habituellement, puisque c’est l’essence même du sophisme, c’est que c’est un récit rhétorique, hors réalité (selon les références, comme vous les avez déjà entendu hier en référence à Barbara Cassin, à Jacques Lacan et à Eric Porge). Et pourtant cet homme ayant répondu avec conviction, très rapidement : « Blanc ! », cela m’amenait, à m’interroger sur quel fait clinique lui était caractéristique ?


Je cite juste ; en vingt minutes, je n’apporte qu’une partie de ma recherche ; Lacan, page 199 dans les Écrits à propos du sophisme et la solution. Lacan dit : « Cette solution, qui se présente comme la plus parfaite que puisse comporter le problème, peut-elle être, atteinte à l’expérience ? Nous laissons à l’initiative de chacun le soin d’en décider. […] Peut-être s’avérera-t-elle pour le psychologue de quelque valeur scientifique, du moins si nous faisons foi à ce qui nous a paru s’en dégager, pour l’avoir essayé sur divers groupes convenablement choisis d’intellectuels qualifiés, d’une toute spéciale méconnaissance, chez ces sujets, de la réalité d’autrui. » Voir l’annexe II. Une toute spéciale méconnaissance de la réalité d’autrui est ce que je vous fais remarquer.

Clinique d’une dépersonnalisation et trouble de l’identité

 

Cet homme m’avait fait part d’un mal-être en se regardant dans le miroir. Il ne se reconnaît pas, il ne reconnaît pas l’homme qu’il voit dans son miroir. Il dit : « Je ne comprends pas que c’est moi. » « Ce que je vois, n’est pas ce que je ressens. » Il faut l’entendre littéralement. Je vais le développer.


Ce qu’il y a de plus spécifique encore, pour cet homme, apparaît en se miroitant avec une autre personne à ses côtés. Quand il est à côté d’une personne, il ne peut passer, dans le même plan du miroir, de son propre reflet au reflet à l’autre. Son regard doit quitter le plan du miroir, avant de pouvoir, à nouveau, voir le reflet de l’autre personne dans le miroir à côté de lui. C’est un impossible entre les deux reflets dans le même plan, dont il n’en dit pas plus. Il exprime un mal-être, il n’a pas le souhait de l’expliquer, il fuit, plutôt. Ainsi semble s’exprimer, telle quelle, la chose, de ce qui ne va pas, que ça ne va pas, de façon énigmatique et d’un ressenti pesant. Il ne fait pas de lien entre ceci et autre chose possiblement similaire et antérieure. Il parle seulement d’une autre scène, devant le miroir, adolescent, où il s’est vu en entier, dit-il. Monté sur un tabouret, il a pu voir tout son corps, dans le miroir, se sentant entier ayant l’expérience d’une de ses premières éjaculations. C’est un moment unique où jouissance et le corps vu dans le reflet est un tout ressenti. « Là, ça été. Une fois. » C’est lui, qui le souligne.


Ce que je vous apporte, je vous l’apporte pour le discuter avec vous. Les paroles que j’ai repérées, les dires de cette personne, orientent, ou peut orienter, une clinique et ainsi une cure. Je ne vous fais pas part de ce qui était la demande initiale, puisque je ne vais pas, aujourd’hui, approfondir ce cas comme un cas. C’est le fait de la réponse au sophisme, que je mets en exergue. Je vais seulement cerner les moments, les dires, de cette personne, qui explicite une méconnaissance de la réalité d’autrui. Je le qualifie de méconnaissance, pour l’instant, en fonction de ce que le sophisme de Lacan nous apporte. C’est ainsi pas un trait du cas exhaustif, je ne pose pas une diagnostique, à vous de le faire, si vous le voulez. Aussi parce que la diagnostique n’est pas une conclusion, cela n’est qu’une orientation à partir de laquelle il est possible de poser la question : qu’est-ce qu’on en fait ?


Juste pour le contexte, c’est un cas dont j’ai été invité à l’approfondir par Charles Melman et Marc Darmon il y a plusieurs années. Il me manquait une éthique, un Réel. Voici, avec ce séminaire sur le sophisme de Lacan, c’est l’expérience de cette réponse rapide, qui est alors d’actualité, et qui peut corréler identification et reconnaissance avec ce qu’est un trouble. Ainsi peut aussi être orienté ce que dit Jacques Lacan, avec ce nouveau sophisme.


Cette méconnaissance de la réalité d’autrui, le fait de différencier ce qui est d’identifier ou de reconnaître, et ce qui justement est le fait de ne pas pouvoir identifier ou ne pas pouvoir reconnaître, est-ce alors un reniement que cette personne effectue sciemment, ou est-ce inconscient, est-ce une négation, un déni ou une forclusion comme Lacan en parle ? En fait, la question se pose autrement. Je vais y revenir.


Dans ma recherche, surtout jadis, j’ai parcouru plusieurs cas cliniques et les différentes théories qui peuvent orienter ce cas. Le domaine est vaste et mon propos aujourd’hui se limite au débat de la méconnaissance. 

 

En référence, il y a l’ouvrage de Stéphane Tiebierge, Pathologies psychiatriques de l’image du corps, ouvrage qui parcourt un grand spectre, comme l’identification, la cénesthésie et l’affectivité. Lacan nous le rappelle souvent qu’il s’agit d’affects.  Il y a les références à Clérambault. Il y a l’intuition morbide et ce qui relève de l’imagination. Ils sont importants pour approcher de quelle méconnaissance il s’agit pour ce cas. Dans l’ouvrage de Stéphane Thiebierge, il y a une claire différenciation entre une diagnostique et ce qu’est alors le fait de nommer le cas et ainsi les conséquences de ce qui devient inhérent à une cure. Dans son autre ouvrage Clinique de l’identité, de Stéphane Thiebierge, sur la reconnaissance ou la méconnaissance, il y a les sosies, l’illusion ou le syndrome de Fregoli et d’autres références théoriques. Ces repères ne relèvent pas de ce qui est en jeu pour cet homme. Dans Les Paranoïas de Charles Melman, (18 novembre 1999, Éditions de l’ALI, Paris, 2003) page 41,  Stéphane Thiebierge dit : « [Lacan] appelle ça « connaissance paranoïaque » dans la mesure où la consistance de ce moi ne s’assure que dans la mesure où elle va donner la forme de la consistance de tout objet repérable pour la conscience. Et donc dès lors, à partir du moment où ce moi prend consistance, le sujet est condamné à littéralement ne plus pouvoir connaître sa perception. Cette aperception lui est donnée d’emblée […]. »  Ceci, semble bien correspondre à cette personne, à ce cas, à ce qu’est son aperçu, pour le dire comme ça.


Le Manuel de psychiatrie d’Henry Ey respecte la théorie de Freud et aussi celle de Lacan. Je cite cette façon de résumer Lacan à propos du miroir (Éditions Masson, 5ème édition, Paris, 1978, pages 16-17) : « Pour lui, le stade du miroir [vers le 6ème mois] fournit avec l’image spéculaire de soi et d’autrui la clé de l’identification affective ». Je remarque ici que le stade du miroir […] fournit […] la clé de l’identification affective. Henry Ey décrit, à propos Le signe du miroir et les états préschizophréniques (page 92 et en suite page 579) : « […]une sexualité impuissante à se fixer sur aucun objet autre qu’imaginaire. » C’est le texte Le signe du miroir dans les psychoses et plus spécialement dans la démence précoce d’Abély, de 1930, Abély et Delmas et leurs recherches. La personne, dont je fais référence, n’est pas attirée par un signe dans le miroir. Ce n’est alors pas une schizophrénie, mais plutôt le fait : d’une sexualité impuissante à se fixer sur aucun objet autre qu’imaginaire, qui semble vrai. C’est-à-dire que la réalité du désir de l’autre, une forme de Réel, n’y est pas. Ainsi nous avons pour l’instant l’affect et l’imaginaire. Ceci peut ainsi être saisi comme un délire d’interprétation. Je vais y revenir. 


Je ne vous apporterai pas plus sur la sexualité de cette personne, sauf par quelques remarques. Et ceci est au vu, comme déjà dit, de mon choix de limiter mon approche au champ d’investigation du nouveau sophisme de Lacan, et ce en quoi ce cas peut éclairer cet enjeu sophistique. C’est-à-dire la question porte sur ce qu’est conscient et de ce qui est inconscient, sur ce quelque chose qui est difficile à nommer dans une situation donnée, je vais essayer de le cerner. 

Le stade du miroir et l’assertion anticipative

 

À partir du texte Le stade du miroir de Lacan, c’est l’Innenvelt et l’Umwelt, les références de Freud, que Lacan reprend, page 96 dans Écrits, qui orientent la question clinique et l’enjeu de la reconnaissance ou la méconnaissance. C’est-à-dire, comme nous le savons avec Lacan, chez Freud, Le principe de réalité et Le principe de plaisir n’ont pas suffi à élucider ce qui est un fondamental constituant une réalité, puis, un désir, le désir de l’autre. Ce n’est qu’avec un au-delà, un Jenseits, d’un autre côté, nécessaire, que Freud situe ce qui est en jeu au moment de lancer une parole, le « fort-da », comme le fait de dire : « Blanc ! ». Voici, l’être parlant, le parlêtre, ça passe par l’être, c’est la lecture qu’en fait Lacan de Freud. 


Il me semble que la question sur une logique du tempslogique est un qualificatif du temps, Le temps logique, nous oriente sur ce qui est un imaginaire de ce temps, et ainsi une logique de cette imaginaire. Ce qui alors est une certitude d’une assertion anticipée, est-ce alors une parole déjà conçue au vu d’une expérience antérieure, expérience qui porte sur une défense envers l’autre. Ce qui est devenu, de ce qui a été, de ce futur antérieur comme Lacan en parle, est devenu nécessaire et obligé au vu de l’expérience passée. Une méconnaissance, cela peut être ça. Et si c’est un délire d’interprétation, c’est alors un délire qui maintient un semblant du moi en place. Mais je devance mon propos.


Ce qui pourrait sembler assez banal dans le premier exemple du miroir, semble être une simple désillusion, ou une dépersonnalisation, est-ce alors un trouble de l’identité ? Il y a un réel, un impossible à situer, impossible à symboliser, sauf dans, ou à partir de, ce que cette personne ressent comme vrai pour lui. Et ceci est un vrai vrai, ce n’est pas un mi-dire, mais un dire vrai univoque. Il n’est pas possible d’amener cette personne à développer ce qu’elle veut dire. Ainsi l’imaginaire est le ressenti. Cet imaginaire détermine le ressenti. Un imaginaire du désir de l’objet qui amène une logique des moments, mais pas forcement des temps. L’imaginaire semble ainsi absorber ou annihiler les temps. Le temps étant qu’imaginaire ne tient pas compte de l’inscription dans une réalité du temps, où ce temps est un entendement avec l’autre sur le temps et le contenu de ce temps.

Philosophie, langage et perceptions du monde

 

En prenant appui sur le sophisme, le champ de recherche est vaste, parce qu’à la fois philosophique, comme à la fois, inhérent au sophisme, n’étant pas philosophique. Pour le dire de façon plus psychanalytique, ce champ de recherche est aussi langagier. Quand est-ce l’homme parle et quel est ce hiatus inaugural à toute parole à partir d’un fait, à partir d’une idée. Comment se situent l’endogène et l’exogène ? 


Ce que Jacques Lacan et que Charles Melman nous apportent, peut orienter ce cas, par ce qu’ils en disent des formes de paranoïa ou de la paranoïa ordinaire dans la cité. Les ouvrages d’Eric Porge se réfèrent à plusieurs reprises au stade du miroir et à la paranoïa comme champ d’investigation vis-à-vis du sophisme de Lacan.


Dans L’agressivité en psychanalyse dans Écrits, Lacan revient avec plusieurs références sur Le stade du miroir, sur la jubilation, notamment. Lacan dit dans ce texte, page 114 : « dans les disruptions dépressives des revers vécus de l’infériorité, engendre-t-il essentiellement les négations mortelles qui le figent dans son formalisme : « Je ne suis rien de ce qui m’arrive. Tu n’es rien de ce qui vaut. »

Aussi bien les deux moments, se confondent-ils où le sujet se nie lui-même et où il charge l’autre, et l’on y découvre cette structure paranoïaque du moi qui trouve son analogue dans les négations fondamentales, mises en valeur par Freud dans les trois délires de jalousie, d’érotomanie et d’interprétation. C’est le délire même de la belle âme misanthrope, rejetant sur le monde le désordre qui fait son être. » 


Pour ce cas, comme je l’expose, c’est déjà de rejeter l’autre, pas seulement un autre, mais tout autre, c’est-à-dire même le reflet propre, on pourrait le dire comme ça, par exemple. C’est-à-dire par le fait, que cette personne ne comprend pas lui-même que c’est son propre reflet, où je mets comprendre en exergue. Il y a un trouble sur la distribution des places, pourrait-on dire.


C’est par une période de fatigue, de stress, de tourmente, d’hypocondrie, que le reflet n’est pas le sien. L’image amène, ou confirme, un tel mal-être, une forme de doute, où le Réel prend une ampleur dont il n’arrive pas à orienter ou à organiser sa réalité, Wirklichkeit, selon son propre désir. Je pourrais dire avec Lacan, que ce qui l’embête, cet homme, c’est ce qui lui est de structure. Puis en écrivant mon papier, il m’est venu : il est ce qu’il est, avec cette orthographe, comme Lacan le fait remarquer à plusieurs reprises : e.s.t. et h.a.i.t. Ainsi, il y a quatre possibilités. Restons sur : Il est ce qu’il hait. Ce n’est que dans la langue française, que ceci est possible.


Son angoisse et aussi son agressivité aboutissent au mieux, des jours meilleurs, à des formes de perversion. Il n’est pas rare que la perversion apaise par son salut d’être une forme de semblant d’être, un investissement du moi semblant, qui fait office d’être au moins normal. C’est-à-dire la perversion ordinaire. La version du père. Je fais référence à Lacan et à l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun La perversion ordinaire. Dans ses défenses par la colère, il en dit ceci, qui semble être un moment de délire d’interprétation, il dit : c’est « de faire de moi quelque chose qui sort de sa bouche ». Il s’agit de la bouche de la partenaire. Il n’y a qu’un ressenti absorbé, ingurgité. Le signifiant venant de l’autre l’identifie, non seulement il n’en veut pas, mais il se trouve dans un tel état de défaite, que sa seule défense, qui se situe au niveau du moi, un moi où il n’y a pas de coupure vis-à-vis de l’autre, l’amène à situer l’affaire comme un enjeu de vie et de mort, de sa vie et de la mort de l’autre, mort de ce qui n’est pas lui. Parce que ce qui lui vient de l’autre est la vérité. Il n’y a pas de manifestation à partir de son moi. L’objet ressenti est lui. Dans de telles circonstances pour cette personne, il n’y a aucune défense possible autre que le délire. Le délire lui donne consistance. C’est l’autre qui le met dans cet état pas possible. Il y a une méconnaissance du désir de l’autre. Le fait de saisir ou de comprendre la situation, la différence des désirs, la différence, ne peut pas être assimilée comme ce qui vaille comme un différend entre personnes.


Dans l’après-coup qu’il s’est emporté, il n’y a pas de lieu de l’autre pour autant. L’autre est le coupable de tout ça. Le désir de l’autre, que l’autre à un désir, ne semble pas pourvoir être obtenu par expérience. Il n’y a pas d’autres du moi. Il n’y a pas d’autres de l’Autre. Il faut l’entendre chez quelqu’un qui semble pourtant apte à s’y plaire dans les relations sociales. Ainsi ce qui peut en être dit de ses difficultés, pour apaiser et orienter une situation, ces dits sont reçu comme des formules à adapter, son désir et n’y est pas, parce qu’il ne comprend pas, il n’y a pas de savoir. Il organise seul son désir, quoi qu’on dise. On entend bien ici ce qu’en dit Lacan, que notre propre parole nous vient de l’autre sous une forme inversée. 


Quel est alors le rapport avec le sophisme ?


Mon propos est trop long, donc je survole seulement, que ceci semble avoir pour fond un traumatisme vis-à-vis de l’autre ou d’un autre. Cette personne peut parler de surtout deux scènes traumatiques auprès de son père. Les scènes ne sont qu’évoquées que de façon simple, automatique, dans le sens de son vécu, un vécu qui est le sien. Il n’y a pas de différenciation situationnelle possible, pas de possibilité de saisir ce en quoi son père avait agit ainsi ; pas de prise de conscience, avec le temps, qui change le point de vue sur les scènes vécues ou les scènes décrites comme vécues. Seulement une rancune manifeste donnant lieu à un impossible persistant ayant une fonction d’énigme de ce qui ne va pas, de ce en quoi le père était en colère, qui relève de ce qui reste énigmatique et qui porte sur la sexualité. Les scènes sont les preuves. C’est par le fait que cela a eu lieu, que ces moments de trauma, maintenus par leur récit, récités à chaque fois pareillement, presque mot à mot, sont comme des garanties, pas seulement de leur véracité, dite, mais aussi que c’est là raison, telle qu’elle, c’est là où cela s’est fait. C’est la raison du mal-être, c’est l’énigme du mal-être vrai. On pourrait qualifier ceci d’une tentation de symbolisation, qui pourtant n’arrange rien. L’objet ne tombe pas. Le vrai n’est pas un soulagement. Il n’y a pas de sujet divisé amené à se définir pour un temps. Ce qui est un manque à savoir, ce n’est pas un savoir qui pourrait être su ; de ce savoir, il n’y a pas de futur, c’est que c’est innommable ; et qui, dans ses rencontres intimes, on peut l’entendre comme un envers de « ça ne va pas », par ce qui devient alors : « ce n’est pas ça. ». Il n’y arrive pas. 


Nous sommes en plein, là, dans ce que Lacan qualifie de qu’il n’y a rien à comprendre, il me semble. Il n’y a pas à chercher à comprendre, cette personne ne sait pas ce qu’il y a à comprendre, dans le sens de différencier son propre désir, du désir de l’autre. 


La personne lambda, il sait qu’il n’y a rien à comprendre, il n’y a rien d’autre que ce qu’il a déjà compris, c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Le Réel a une fonction de pur trou, autant l’éviter, c’est comme ça, il s’agit de s’en accommoder et en même temps de ne pas céder sur son désir. Le sujet est clivé. Bon, je fais du lacanien avec des bottes de sept lieues, ce qui a au moins le mérite d’être métaphorique. Oui, le désir de connaître passe par le savoir, sinon il n’y a pas de désir. Cet homme, aussi, a déjà compris. Il a compris qu’il n’y a que sa façon à lui, qui est vraie ; sinon autant dire qu’il n’est pas, ce qui lui est un impossible. Dans des moments difficiles, ou lors des propos difficiles à saisir dans le sens de leur portée du désir des hommes, le fait de constater avec lui : « c’est comme ça » l’étaye bien, c’est-à-dire c’est de soutenir qu’il n’y a rien à comprendre.


Un dernier repère et repérage (on entend le mot père) sont les mots toujours et jamais qui lui sont insupportables. Un propos le concernant ne peut être qualifié par ces mots. Ces mots toujours et jamais, deviennent des absolus qui le désignent lui. Ce sont des absolus de temps, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’échappatoire possible sauf à interdire ces deux mots. Il ne conçois pas ainsi, pourrait-on dire, le temps. Il n’y a que sa définition du temps. Le temps est ce qui amène un autre, aussi en référence à Levinas, et lui, il s‘en préserve. Vous l’avez entendu, dans ce que j’ai dit, qu’il n’y a pas d’historicité ; cette personne évite le passé, et il n’a pas de projets futurs qui organise sa vie. Il évite, ou il est simplement désintéressé par tout ce qui pourrait le définir, pour être au mieux dans son désir à lui. Ceci semble en soi pouvoir être d’apparence assez simple sans présenter trop de difficultés. 

Un humanisme possible ou impossible

 

Nous l’avons entendu hier, que la solution parfaite a, pour Lacan, avoir avec le fait d’être homme parmi les hommes. C’est-à-dire que c’est « de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme » qui oriente la parole entre hommes. Selon ce cas, on entend bien la méfiance des hommes qui pourrait le définir par ce qui sort de leur bouche, ou par leur reflet, sans affect lui correspondant. Lacan le dit dans son texte sur le sophisme : « 1 Un homme sait ce qui n’est pas un homme ; 2 Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes ;  3 Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme. Voir annexe IV 


Voilà le miroir, entre hommes. Ne pouvant pas se refléter dans le miroir par peur de ne pas être homme, en tout cas de ne pas pouvoir se reconnaître comme homme parmi les hommes, de ne pas comprendre que c’est son propre reflet, il y a là déplacement, refus ou impossibilité de ce que l’image peut donner à savoir. Le reflet représentation du moi, que le Je pourrait nommer, ne se fait pas, puisque ce qu’il ressent ce n’est pas ce qu’il voit. Innenvelt et umvelt. L’idée du monde et le monde comme idée. Le moi freudien, ne peut pas être réfléchi dans le miroir, il n’y a pas d’image du moi, il s’agit du langage courant comme Lacan le dit. C’est le Je qui peut nommer ce qu’il voit et se dire : « c’est moi ». C’est l’image de soi projetée dans le monde, vue par les autres. C’est un représentant de ce qui est ressenti. Il n’y a en effet pas de cohérence entre le ressenti et l’image représentant l’idée que l’on se fait ou que l’on peut avoir de soi. La jubilation exprime bien un Réel à surmonter, à symboliser. Le moi dans le miroir relève ainsi du langage courant. Le moi psychique, c’est autre chose. Il est ainsi nécessaire de différencier ce qui, dans le langage, désigne, par le même mot, des champs différents. Il n’y a pas d’énoncé absolu ; l’accord fonctionne selon les convenances. Le ressenti n’a pas d’image, mais seulement un imaginaire. Qu’est-ce qui est, alors, oublié ?

Ce moment entre un fait et l’énonciation 

 

Donc pour faire le rapprochement avec le sophisme, comment est-ce que cette personne a su donner la solution parfaite ? Vous l’avez déjà saisi je suppose. J’en ai déjà dit quelques bribes. Je vais l’expliciter un peu. Comment savait-il ?


Au vu de la réaction de cet homme, les trois temps, comme Lacan les amène : l’instant de voir, le temps de comprendre et le moment de conclure, nous pouvons déjà par ces mots instant, temps et moment saisir ce qu’ils en disent du temps, et en quoi il relève de l’imaginaire, en tant que l’imaginaire est une interprétation de la réalité, Wirklichkeit. De quelle toute spéciale méconnaissance de la réalité d’autrui, s’agit-il ? Quelle est la méconnaissance des hommes qui sont pourtant des intellectuels qualifiés. 


L’instant de voir, je peux l’entendre comme l’instant chez Kierkegaard, øjeblikket, « parce que Lacan a lu Kierkegaard », c’est Rodolphe Adam qui le dit, c’est l’instant du sujet, l’instant où il ex-iste ou ek-siste avec le k du danois eksistens. Le mot øjeblikket veut littéralement dire l’instant de l’œil, l’instant que l’œil voit. Œil et øje ont les mêmes origines étymologiques, eye en anglais, augen, augenblick en allemand. Cet instant lié au fait de voir, il y a là un imaginaire de l’instant du sujet. C’est une prise de conscience pour quelqu’un qui n’est pas ce qu’il voit. Ou c’est par ce qu’il voit, ce regard de sa fiancée, ici c’est Kierkegaard, qui voit. Il l’est, cet instant. Nous sommes ici, pas loin de Descartes, comme Lacan en parle, entre penser et être, et leur distinctions. Mais je ne vais pas le développer là.


Le temps de comprendre, nous l’avons vu, est alors, c’est ce que je propose avec ce cas, ce qu’il n’y a rien à comprendre, un temps de raisonner réduit au point d’être presque plus nécessaire, parce que le raisonnement va chercher dans du préconçu, ou est éliminé, inabordable, puisque la réalité de relation à l’autrui est spéciale, c’est alors que le temps de la compréhension n’est plus, ou presque plus. C’est Lacan qui va le dire.


La personne m’avait renseigné que cela avait été par déduction, par des probabilités qu’il avait choisi blanc : « il y a plus de blancs que de noirs. » Je reste saisi par mon étonnement. C’est ainsi que d’argumenter n’est pas une mise possible, puisque c’est ouvrir la béance sur le Réel, c’est-à-dire qu’il y a le risque de quelque chose qu’il ne pourrait pas savoir. Dans la cure il y a une orientation du Réel possible qui peut apporter un apaisement. C’est le fait d’être un homme parmi les hommes, un homme intelligent, par exemple. 


Ainsi, l’instant et le moment de conclure peuvent être si aussi rapprochés que l’anticipation l’ordonne. Lacan le dit page 210 : «  Mais à quelle sorte de relation répond une telle forme logique ? À une forme d’objectivation qu’elle engendre dans son mouvement, c’est à savoir à la référence d’un « je » à la commune mesure du sujet réciproque, ou encore : des autres en tant que tel, soit : en tant qu’ils sont autres les uns pour les autres. Cette commune mesure est donnée par un certain temps pour comprendre, qui se révèle comme une fonction essentielle de la relation logique de réciprocité. Cette référence du « je » aux autres en tant que tel doit, dans chaque moment critique, être temporalité, pour dialectiquement réduire le moment de conclure le temps pour comprendre à durer aussi peu que l’instant du regard. » 


Je mets en exergue : dans chaque moment critique […] pour dialectiquement réduire le moment de conclure le temps pour comprendre à durer aussi peu que l’instant du regard. Voir annexe V. Ainsi, L’instant de voir, pourrions-nous dire, pour ce cas, si vous voulez bien, rend nécessaire le moment de conclure. C’est pourquoi la parole, qui assure le fait d’insister, un insister qui relève du désir inconscient, amène à poser une question sur cette parole : « Blanc ! » est-ce qu’elle relève du fait qu’il compte sur son inconscient, ou est-ce de ne pas pouvoir compter sur autre chose que ce qu’est une méconnaissance ?


Quand nous parlons, nous ne savons pas ce que nous disons. Même ayant fait un papier écrit. C’est notre inconscient qui parle à notre place, c’est notre désir, notre fantasme que nous exprimons. Nous sommes des analysants en parlant, même étant analyste en pratique. Ceci ne dit pourtant pas sous quel discours notre parole à lieu. 

Pour finir, je ne vais pas conclure, mais poser une question

 

Y a-t-il une coupure possible pour cette personne, pour ce cas que je vous apporte ? L’objet ne tombe pas, symboliquement, dans des moments de demande vis-à-vis de l’autre. Ainsi des trois temps il n’y a presque qu’un. Pour cet homme, l’objet du désir ne tombe pas, que ce soit devant l’image dans le miroir ou dans la solution parfaite du sophisme. L’hiatus est rapidement, par la hâte, éliminé par l’anticipation. L’hésitation, et le doute, par peur de ne pas être reconnu et de pouvoir reconnaître, donne un impact à l’objet petit a, un petit tas, nécessaire à lui seul. Au vu de ce qui lui est traumatique avec son père, il me semble qu’il y a forclusion sur ce qu’est un désir et sa réalité admises parmi ses pairs.  


Quel est le fil que Lacan tient peut-être depuis sa thèse en 1931 sur les paranoïas jusqu’à La Topologie et le Temps en 1978-1979 ; où il dit dans ce dernier séminaire : « Il y a une correspondance entre la topologie et la pratique. Cette correspondance consiste en les temps. La topologie résiste, c’est en cela que la correspondance existe. […] La topologie […] permet dans la pratique de faire un certain nombre de métaphores. ». Ce fil, est-il alors, que la résistance, vis-à-vis les temps, permette des métaphores. Est-ce qu’une méconnaissance c’est de ne de pas parvenir à comprendre, et ainsi ne pas pouvoir saisir la portée du savoir des métaphores ?

Je vous en remercie de votre invitation.


ANNEXE I

 

Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée dans Écrits, de 1945, l’Éditions du Seuil, Paris, 1966, page 197


Un problème de logique

 

Le directeur de la prison fait comparaître trois détenus de choix et leur communique l’avis suivant : «Pour des raisons que je n ‘ai pas à vous rapporter maintenant, messieurs, je dois libérer l’un d’entre vous. Pour décider lequel, j’en remets le sort à une épreuve que vous allez courir, s’il vous agrée.» 


«Vous êtes trois ici présents. Voici cinq disques qui ne diffèrent que par leur couleur : trois sont blancs, et deux sont noirs. Sans lui faire connaître duquel j’aurai fait choix, je vais fixer à chacun de vous un de ces disques entre les deux épaules, c’est-à-dire hors de la portée directe de son regard, toute possibilité indirecte d’y atteindre par la vue étant également exclue par l’absence ici d’aucun moyen de se mirer.» 

 

«Dès lors, tout loisir vous sera laissé de considérer vos compagnons et les disques dont chacun d’eux se montrera porteur, sans qu’il vous soit permis, bien entendu, de vous communiquer l’un à l’autre le résultat de votre inspection. Ce qu’au reste votre intérêt seul vous interdirait. Car c’est le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur qui doit bénéficier de la mesure libératoire dont nous disposons.»

 

«Encore faudra-t-il que sa conclusion soit fondée sur des motifs de logique, et non seulement de probabilité. A cet effet, il est convenu que, dès que l’un d’entre vous sera prêt à en formuler une telle, il franchira cette porte afin que, pris à part, il soit jugé sur sa réponse. Ce propos accepté, on pare nos trois sujets chacun d’un disque blanc, sans utiliser les noirs, dont on ne disposait, rappelons-le, qu’au nombre de deux.» 


Comment les sujets peuvent-ils résoudre le problème ?


La solution parfaite

 

Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble quelques pas qui les mènent de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit alors une réponse semblable qui s’exprime ainsi : «Je suis un blanc, et voici comment je le sais. Étant donné que mes compagnons étaient des blancs, j’ai pensé que, si j’étais un noir, chacun d’eux eût pu en inférer ceci : «Si j’étais un noir moi aussi, l’autre, y devant reconnaître immédiatement qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir.» Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs. S’ils n’en faisaient rien, c’est que j’étais un blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion.»


C’est ainsi que tous trois sont sortis simultanément forts des mêmes raisons de conclure.


ANNEXE II


LACAN Jacques, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée Un nouveau sophisme dans Écrits de l’Éditions du Seuil de 1966, page 199

 

Valeur sophistique de cette solution

 

Cette solution, qui se présente comme la plus parfaite que puisse comporter le problème, peut-elle être, atteinte à l’expérience ? Nous laissons à l’initiative de chacun le soin d’en décider. Non certes que nous allions à conseiller d’en faire l’épreuve au naturel, encore que le progrès antinomique de notre époque semble depuis quelque temps en mettre les conditions à la portée d’un toujours plus grand nombre : nous craignons, en effet, bien qu’il ne soit ici prévu que des gagnants, que le fait ne s’écarte trop de la théorie, et par ailleurs nous ne sommes pas de ces récents philosophes pour qui la contrainte de quatre murs n’est qu’une faveur de plus pour le fin du fin de la liberté humaine.


Mais, pratiquée dans les conditions innocentes de la fiction, l’expérience ne décevra pas, nous nous en portons garant, ceux qui gardent quelque goût de s’étonner. Peut-être s’avérera-t-elle pour le psychologue de quelque valeur scientifique, du moins si nous faisons foi à ce qui nous a paru s’en dégager, pour l’avoir essayée sur divers groupes convenablement choisis d intellectuels qualifiés, d’une toute spéciale méconnaissance, chez ces sujets, de la réalité d’autrui. »

 

ANNEXE III


L’éthique de la psychanalyse dans la leçon du 23 décembre 1959, pages 129-130 :

«Le paradoxe dit d’Épiménide, c’est celui qui avance « Tous les hommes sont des menteurs ». « Que dis-je, en avançant avec l’articulation que je vous ai donnée de l’inconscient, que dis-je ? répond le sophiste, sinon que moi-même je mens, qu’ainsi je ne puis rien avancer de valable [– 130 –] concernant non pas simplement la véritable fonction de la vérité, mais la signification même du mensonge. »


Revenons au sophisme. Le sophisme est une forme de mensonge, comme Lacan nous le rappelle dans  L’éthique de la psychanalyse : 

«Je veux en venir à l’interdiction du mensonge, pour autant que vous la voyez rejoindre ce qui, pour nous, s’est présenté d’abord comme étant le rapport essentiel de l’homme, pour autant qu’il est commandé, à la Chose, par le principe du plaisir, à savoir ce rapport auquel nous avons affaire tous les jours dans l’inconscient et qui est un rapport menteur. Le « Tu ne mentiras point » est le commandement où, pour nous, se fait sentir de la façon la plus tangible le lien intime du désir, dans sa fonction la plus structurante, avec la loi. Car à la vérité, le «Tu ne mentiras point » est quelque chose qui, suspendu dans son projet, est là pour nous faire sentir la véritable fonction de la loi. Et je ne pourrais mieux faire, pour vous le faire sentir, que d’en rapprocher le sophisme par lequel se manifeste au maximum le type d’ingéniosité le plus opposé à celui de la discussion proprement juive et talmudique, c’est le paradoxe dit d’Épiménide, c’est celui qui avance « Tous les hommes sont des menteurs ».


« Que dis-je, en avançant avec l’articulation que je vous ai donnée de l’inconscient, que dis-je ? répond le sophiste, sinon que moi-même je mens, qu’ainsi je ne puis rien avancer de valable [– 130 –] concernant non pas simplement la véritable fonction de la vérité, mais la signification même du mensonge. » Le « Tu ne mentiras point », pour autant qu’il est un précepte négatif, est ce quelque chose qui a pour fonction de retirer de l’énoncé le sujet de l’énonciation. Rappelez-vous ici le graphe. C’est bien là, pour autant que je mens, que je refoule, que c’est moi, menteur, qui parle, que je peux dire « Tu ne mentiras point ». Et dans « Tu ne mentiras point » comme loi est incluse la possibilité du mensonge comme désir le plus fondamental. »


Pour rappel, le sophisme ne relève pas du vécu de quelqu’un. Nous pouvons ainsi le situer comme un mythe. C’est-à-dire qu’il y a des parties de vérité, du vraisemblable des hommes, mais le récit court-circuit le sens de, justement, ce qui a un sens pour les hommes en général et en particulier. Ce point a déjà été développé hier ou le sera aujourd’hui par les collègues.


ANNEXE IV


Lacan dit, LACAN, Jacques, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée Un nouveau sophisme dans Écrits de l’Éditions du Seuil de 1966, page 213 : 

« Nous montrerons pourtant, quelle réponse, une telle logique devrait apporter à l’inadéquation qu’on ressent d’une affirmation telle que « Je suis un homme », à quelque forme que ce soit de la logique classique, qu’on la rapporte en conclusion de telles prémisses que l’on voudra. (« L’homme est un animal raisonnable »…, etc.) Assurément plus près de sa valeur logique apparaîtrait-elle présentée en conclusion de la forme ici démontrée de l’assertion subjective anticipante, à savoir comme suit : 1, 2, 3 – Mouvement qui donne la forme logique de toute assimilation « humaine », en tant précisément qu’elle se pose comme assimilatrice d’une barbarie, et qui pourtant réserve l’indétermination existentielle du « je » […] »  En exergue : L’assertion subjective anticipante.

 

ANNEXE V


LACAN, Jacques, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée Un nouveau sophisme dans Écrits de l’Éditions du Seuil de 1966, page 210 – «  Mais à quelle sorte de relation répond une telle forme logique ? À une forme d’objectivation qu’elle engendre dans son mouvement, c’est à savoir à la référence d’un « je » à la commune mesure du sujet réciproque, ou encore : des autres en tant que tel, soit : en tant qu’ils sont autres les uns pour les autres. Cette commune mesure est donnée par un certain temps pour comprendre, qui se révèle comme une fonction essentielle de la relation logique de réciprocité́. Cette référence du « je » aux autres en tant que tels doit, dans chaque moment critique, être temporalité, pour dialectiquement réduire le moment de conclure le temps pour comprendre à durer aussi peu que l’instant du regard. »


Sophisme et vérité de Pierre MARCHAL

SOPHISME ET VÉRITÉ

QU’EN EST-IL DE CE « NOUVEAU » SOPHISME?

Pierre MARCHAL
  


JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

 

J’ai intitulé mon propos « Sophisme et Vérité » pour tenter de rappeler que c’est dans le cadre d’une approche de la place, de la fonction de la vérité pour la psychanalyse que Lacan aborde la question d’un « nouveau » sophisme. Et c’est en cela qu’elle, la psychanalyse, se démarque de l’entreprise philosophique, et même, quoiqu’en pense Freud, de la volonté scientifique de cerner le vrai.

Mais avant d’en venir à cette question du « nouveau » sophisme que propose Lacan dans le texte sur le Temps logique, je voudrais vous dire que je doute aujourd’hui qu’il soit « vraiment » un sophisme. Au sens bien entendu où on l’entend généralement, encore aujourd’hui, dans l’enseignement universitaire classique de la philosophie.

C’est d’ailleurs la question que se pose Erik Porge au chapitre 3 de son ouvrage sur le temps logique : le temps logique (1)  reste-t-il un sophisme, puisque Lacan y trouve une solution ? Il y répond pourtant affirmativement. D’une part, parce que « les temps de l’erreur sont intégrés au raisonnement lui-même » et d’autre part, et c’est cette raison qui m’intéresse davantage, parce que, je le cite :

« … cette issue salutaire dépend d’un acte lié à une rhétorique qui excède la déduction, le raisonnement, voire l’écriture. La partie raisonnement resterait suspendue à la possibilité de l’erreur sans l’acte qui donne la certitude. Mais l’acte est une dimension qui est en extériorité par rapport au raisonnement »(2)

La question subsiste donc : pourquoi Lacan, à la suite de Freud d’ailleurs, reprend-il cette question de la vérité que nous avons directement hérité de la philosophie ? Alors que, comme l’a bien montré Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan n’est pas philosophe. Et s’il n’est pas philosophe, c’est « qu’ il s’attache  à penser que la vérité d’une pensée philosophique, qu’il relit, est ailleurs qu’en elle-même. »(3)

Cela me paraît me paraît très pertinent. C’est sans doute cet ailleurs qui amènera Lacan à parler de la dimension du Réel et du champ des jouissances qu’il considère comme l’une de ses trouvailles, sinon sa trouvaille. Et c’est sans doute pourquoi il ne parlera pas de sophisme, au sens où la pensée philosophique l’a systématisée, mais de « nouveau » sophisme.

Qu’en est-il de cette nouveauté sophistique ? Ne vient-elle pas bousculer quelque chose de notre rapport à la vérité ? De même, ce que Lacan nomme la « certitude anticipée » – il ne parle pas de « vérité anticipée » – ne marque-t-elle pas la même tension, d’avec la vérité : la certitude anticipée dont parle le temps logique n’est pas la vérité ! Descartes est passé par là ! Mais aussi Hegel que Lacan a rencontré via le commentaire de Kojève.(4)

N’est-ce pas cela qu’interroge Lacan en parlant de « nouveau » sophisme puisqu’à lire et relire son texte, il m’apparaît que son enjeu – qui restera sans doute le même dans tous ses écrits, ses séminaires et ses interventions – n’est autre que de pointer ce qu’il en est de la cure analytique et de la position de l’analyste. S’il y a un enjeu dans tout le travail de Lacan, c’est bien celui-là que je qualifierais d’épistémologique. Dès le séminaire II, déjà cité, Lacan parle de l’épistémè dans la leçon 24 novembre 1954. Leçon qui est intitulée, dans la version du Seuil : « Savoir, Vérité, Opinion ». Dans la version de l’ALI (sans date), il n’en est donné qu’un bref résumé, compte tenu que la sténotypie de cette leçon n’était pas accessible, du moins à ce moment. Toutefois, dans ce court résumé, la référence au Ménon de Platon en dit assez pour qu’on y entende déjà quelque chose qui nous renvoie au Temps logique :

« Il suffit d’éveiller l’esclave Ménon en l’occurrence, dit Socrate, pour voir qu’il sait tout. […] L’esclave commence par se tromper […] C’est Socrate qui en fournit la solution. C’est là qu’il a une faille entre l’élément intuitif et l’élément et c’est le maître qui réalise le passage de l’imaginaire au symbolique, par le biais de ceci que 8 est la moitié de 16. Ménon se contente de repérer la bonne forme.

Quand une partie du monde symbolique émerge, elle crée son propre passé. C’est une erreur propre à tout savoir. Cette erreur consiste en l’oubli de la fonction créatrice de la vérité sous sa forme naissante. C’est ce que nous, analystes, qui travaillons dans la dimension de cette vérité, nous ne pouvons éviter. »

Et Lacan de conclure :

« Ainsi « l’orthodoxa » laisse derrière lui, nous, nous la mettons au cœur de notre expérience »

Où on entend bien, me semble-t-il que la « logique » dont se soutient la psychanalyse est tout autre que celle de la philosophie platonico-socratique. C’est pourquoi, il me semble « vraiment » important de croiser ce texte du Temps logique avec d’autres textes des Ecrits, à savoir : d’une part « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse »(5), et d’autre part les deux textes qui clôturent les mêmes Ecrits : « Du ‘Trieb’ de Freud et du désir de l’analyste » et « La science et la vérité » dont nous avons la chance de de disposer d’un commentaire de Charles Melman.

Ou pour le dire encore autrement, plus radicalement, trop radicalement peut-être, c’est du «vraiment » qu’il va s’agir : le « vrai-ment » : à vouloir dire la vérité, le vrai, on ne peut que mentir ! 

Comment entendre ce « mentir » ? Je tenterai d’y revenir. 

*

Je commencerai par dire ce qu’il en est du sophisme tel qu’aujourd’hui encore on peut l’entendre non seulement dans le discours philosophique – j’en ai déjà parlé – que je qualifierais de « classique », mais aussi dans la pratique langagière quotidienne.

Et tout d’abord, un exemple un peu comique mais aussi très instructif, tiré du théâtre de Ionesco, dans sa pièce Rhinocéros, au premier acte où le « Logicien » s’adresse au « Vieux Monsieur » pour lui proposer le raisonnement suivant :

« Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat », affirme le logicien au vieux monsieur. Et ce dernier acquiesce : « C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate »

 

Ce qui est le plus étonnant, de mon point de vue, c’est moins le sophisme du logicien que la réponse du « vieux monsieur » qui, d’une certaine manière, en ramenant son chat nommé « Socrate », semble pouvoir lever la dimension sophistique de ce raisonnement. Il n’en évidemment rien. Mais quelle importance. On voit le « Vieux Monsieur » s’accommoder de ce sophisme. Il faudrait relire tout le premier acte de cette pièce pour comprendre l’enjeu même de la critique de Ionesco par rapport à la logique et son pouvoir sur « les vieux messieurs » que nous sommes trop souvent !

Mais revenons à des références qui peuvent paraître plus ‘sérieuses’. Je vous citerai l’article ‘sophisme’ tel qu’on le trouve dans l’Encyclopedia Universalis et dont l’auteur, Françoise Armengaud, docteur en philosophie a enseigné dans l’Université française. Elle a beaucoup travaillé sur la pragmatique et la théorie des noms propres.

Elle définit le sophisme de la manière suivante. Il s’agit d’un

« … artifice dont usait le sophiste de l’Antiquité, le raisonnement trompeur ou embarrassant pour l’interlocuteur, l’argumentation fallacieuse, voire la faute de raisonnement. Primitivement, c’est, le tour d’adresse ingénieux, la prestidigitation habile dans l’ordre du langage : on n’y voit que du feu ; le raisonnement paraît valide, bien que sa conclusion soit inacceptable, mais on sait déceler la faille. »

Cela se réfère à une pratique du discours qui, comme l’avancent aussi bien Gorgias que Protagoras (tous deux sophistes célèbres et influents) se fonde sur l’argument de l’impossibilité du discours faux : « Dire, c’est dire quelque chose, c’est dire ce qui est ». Et Françoise Armengaud de commenter :

« Il faut ou bien que toute énonciation soit vraie, ou bien qu’il n’y ait pas d’énonciation. »

On est bien là dans une perspective fort différente, plus subtile que celle de la pensée philosophique classique que j’ai évoqué plus haut et qui n’est pas sans rappeler la formule qui conclut le Tractatus Logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (1922) qui se termine par la fameuse formule : 

« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »(6).

Je conclurai ces quelques réflexions avec le rappel de cette pratique du discours qui a précédé l’avènement de la philosophie, en citant Barbara Cassin quand elle définit ce qu’il en est de la sophistique :

« … au lieu de méditer sur l’être comme les Eléates ou sur la nature comme les physiciens d’Ionie, ils [les sophistes] choisissent d’être des éducateurs professionnels, étrangers itinérants qui font commerce de leur sagesse, de leur culture, de leur compétence. […] Mais ce sont aussi des hommes de pouvoir, qui savent comment persuader des juges, retourner une assemblée, mener à bien une ambassade, donner ses lois à une cité nouvelle, former à la démocratie, bref faire œuvre politique »(7). 

 

*

 

J’en reviens à la problématique « Sophisme et Vérité » qui n’a de sens que de s’inscrire dans celle, plus générale, de notre rapport à la vérité. D’où la question : comment inscrivons-nous ce rapport ? La multiplicité des cultures témoigne de la diversité de ces écritures. Mais aussi l’histoire d’une même culture où cette écriture est le lieu d’une véritable confrontation.

C’est ainsi que l’histoire de notre culture a été marquée, de ce point de vue, par ce qu’on pourrait appeler la « révolution philosophique » qui nous a fait passer de la « mètis » à l’« alètheia », de l’intelligence sophistique, d’un véritable « faire avec » ce qui nous arrive » -et on peut entendre là une sorte d’écho au savoir-faire avec le symptôme ! Mais un écho seulement- à la vérité philosophique qui prétend en quelque sorte enfermer la vérité dans la sphère du Symbolique, le Réel étant entièrement (en principe du moins) traductible en termes symboliques. Mais on sait qu’une telle entreprise est en fait impossible. D’où une sorte d’aveuglement des philosophes de prendre en compte les échecs de ce que Lacan nommera : les ‘ce n’est pas ça’. Et de mettre en œuvre un rebondissement, en espérant toujours en arriver à produire enfin l’équation parfaite et totale du monde : l’équation entre le Symbolique et le Réel.(8) Un rebondissement qui n’a rien avoir avec le moment de conclure du Temps logique.

 

On peut donc penser qu’il n’y a de ‘sophistes’ et de ‘sophisme’, au sens habituel du terme, que par rapport à cette révolution philosophique qui est caractérisée par le passage de la ‘mètis’ à ‘l’alètheia’ et qui s’inscrit ans la visée des philosophes de discréditer la manière de penser, la mètis, antérieure à la philosophie.

Deux choses sont à relever qui jettent un doute sur ce jugement, par la philosophie, de la pensée grecque qui la précède :

– d’une part, de la pensée ‘sophistique’ ne nous sont parvenus que des courts extraits, le plus souvent cités par les philosophes et qui n’avaient, sans doute, pas d’autre objectif que de discréditer cette pensée antérieure. Or nous savons, par d’autres sources, que les soi-disant sophistes avaient beaucoup écrit et surtout avaient eu une grande influence dans la cité athénienne.

– D’autre part la philosophie ne s’impose qu’au IVe avant JC. Elle est donc postérieure au grand siècle, celui de Périclès qui a marqué l’apogée de la civilisation athénienne. Apogée à laquelle les sophistes ont sans doute remarquablement contribué.

*

Je voudrais me référer à une auteure qui a réfléchi d’une manière très perspicace à ce qu’il en est de la sophistique. Il s’agit de Jacqueline de Romilly qui, dons son livre Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès(9), met en lumière l’importance de ces penseurs que la philosophie un siècle plus tard, disqualifiera en donnant à la dénomination « sophistes » un sens tout-à-fait péjoratif.

Et de rappeler d’abord ces sophistes ont été, un siècle avant l’émergence de la philosophie, de grands personnages du Ve siècle avant JC.

« Les noms de Protagoras et de Gorgias, à plus forte raison ceux d’Hippias, de Prodicos ou de Thrasymaque ne sont guère familiers qu’aux spécialistes. Tout semble en effet s’être accompli sous leur influence et avec leur participation. »

 

Et de prendre l’exemple de celui qui, sans doute, fut le plus influent, en liaison étroite avec Périclès : Protagoras dont l’importance et l’influence semble avoir été décisive dans l’Athènes de ce Vème siècle.

Et pourtant …

La philosophie a réussi son coup de réduire la sophistique à une supercherie. Et cette conviction a perduré. Il ne faudrait donc pas penser que cette question du « sophisme » est une affaire qui ne concerne que la philosophie aristotélicienne, reprise par une théologie qui s’en inspire. Je parle de la théologie thomiste. Au tout début du XXème siècle encore, en 1901, un philosophe-théologien, le père A. Castelein, jésuite et moraliste, publie un cours de logique. Il y aborde la question du sophisme qu’il considère comme la forme la plus subtile d’une sorte de perversion logique : faire croire acceptable des propositions qui dérogent aux lois de la logique. Cette démonstration se conclut par l’affirmation que « la vérité existe » (sans jeu de mot, sans « Witz ») et qu’elle « est une équation entre notre pensée et son objet » !

*

Je terminerai mon intervention en rappelant ma position quant à ce « nouveau » sophisme qui a pour objectif, je le rappelle, de cerner ce que Lacan nommera le désir de l’analyste, agent de la cure, Vous l’avez certainement compris, c’est ma « thèse », sans synthèse d’ailleurs ( ! ), qui s’appuie en quelque sorte, sur les développements de Lacan dans son texte « Du « Trieb » de Freud et du désir de l’analyse »(10). En quelques mots, voici ce que Lacan nous dit dans ce texte des Ecrits :

  1. La « Trieb » freudienne n’a rien à voir avec l’instinct. 
  2. On pourrait la traduire par « libido ». 
  3. « Sa couleur sexuelle, si fortement maintenue par Freud comme inscrite au plus intime de sa nature, est couleur de vide : suspendue dans la lumière d’une béance. Cette béance est celle du désir »
  4. Cette béance se manifeste dans le champ de la praxis où apparaît « un désir dont le principe se trouve essentiellement dans des impossibilités »
  5. Et de ramener cela à « la conciliation des contraires ».
  6. Un pas de plus, un pas plus spécifiquement lacanien : « C’est grâce au Nom-du-Père que l’homme ne reste pas attaché au service sexuel de la mère, que l’agression contre le Père est au principe de la Loi et que la Loi est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste.
  7. « …l’inconscient montre que le désir est accroché à l’interdit, que la crise de l’Œdipe est déterminante pour la maturation sexuelle elle-même »(11)

Suite à ce rappel et reprise de la position freudienne, Lacan introduit la dimension de la castration en se positionnant différemment : il ne s’agit plus de faire de la castration l’objet d’une peur mythique(12), mais l’opération par laquelle un père réel (j’entends un père dans le Réel) introduit l’impossible qui signe le Symbolique et permet à l’analyste de « s’autoriser de soi-même ». Et donc :

« C’est plutôt l’assomption de la castration qui crée le manque dont s’institue le désir. Le désir est désir de désir, désir de l’Autre, soit soumis à la loi »

*

 

(1) Erik Porge, Se compter trois, Le temps logique de Lacan, Erès, 1989.

(2) Op.Cit.,p.36. C’est moi qui souligne.

(3) Je le cite dans l’article « Pourquoi Lacan n’est pas philosophe », qui a paru sur le site du GNiPL (Groupe Niçois de Psychanalyse Lacanienne), sans date. On trouve là une analogie significative avec la manière dont Lacan parle du moi dans son séminaire II,  Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse  en reprenant le dire du poète, en l’occurrence Rimbaud  : « Je est un autre ».

 

(4) Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Leçons sur le Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1947. Il y aurait aussi intérêt à se référer à un ouvrage antérieur d’Alexandre Kojève Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne : Tome I : Les présocratiques.

 

(5) J. Lacan, Ecrits, pp.401 à 416. C’est dans ce texte qu’on trouve la formule « Moi, la vérité, je parle » sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.

 

(6) Je voudrais vous rappeler aussi que ce même Wittgenstein a rédigé un traité intitulé De la certitude, dans les mois qui ont immédiatement précédés son décès en 1951. La publication ayant été assurée post mortem par des maîtres de la philosophie analytique anglosaxonne. On a dit qu’il rivalisait avec les Critiques d’Emmanuel Kant, l’objectif étant de réfuter l’ambition des scientifiques qui était de parvenir à dire ce qui est. Bref la « vérité ».

(7) Encyclopedia Universalis, Entrée « sophistique ».

 

(8) Equation. Du latin classique aequatio (« égalisation » et « compte, calcul ») en latin médiéval.

(9) Editions de Fallois, 1988.

 

(10) J. Lacan, Ecrits, pp. 851-854

 

(11)  Dans ce rapide résumé du texte de Lacan , c’est moi qui souligne les passages en gras.

 

(12) Lacan rappelle d’ailleurs  que « Les pulsions sont nos mythes, a dit Freud ».

JOURNEE SUR « LE TEMPS LOGIQUE » de J. Lacan, 2023

Hommage à Jean Garabé, de Pascale Moins

Introduction et Hommage à Jean Garrabé

pour la journée du 5 février 2022

Bonjour à toutes et à tous et merci de vous joindre à cette journée du Collège de psychiatrie qui a pour intitulé « Leçons cliniques » ce qui nous indique un axe mais pas un thème.  

Alors qu’est-ce qui fera fil rouge ? Dans l’après-coup, nous le saurons. Que chacun y mette du sien, dans son style ou son symptôme et tente de creuser sa question. Le Collège de Psychiatrie conserve une ligne de travail autour de la psychiatrie et de la psychanalyse lacanienne. 

Il s’agira de préciser ce dont nous parlons, les enjeux et le contexte. Ce matin, Nicole Anquetil va nous parler de Victor Tausk en hommage à Jean Garrabé et puis Michel Jeanvoine fera un exposé sur la question de l’énigme et de l’impossible. Marie-Hélène Pont-Monfroy et François Benrais seront les discutants de la matinée. Cet après-midi, avant l’exposé au beau titre de Pierre Marchal suivra un travail de présentation clinique autour de la fabrique du cas par Renée Kalfon et Isabelle Richard, de ces présentations auxquelles nous sommes très attachés au Collège. 

Mon hommage à Jean Garrabé : 

« Je suis tout à fait étonné de voir que … » nous disait -il si souvent pour commencer à parler.   

Monsieur Garrabé, Jean Garrabé est un psychiatre que j’ai rencontré une fois qu’il était à la retraite de ses fonctions de psychiatre et de médecin directeur de la MGEN. 

Je l’ai rencontré la première fois à l’Élan Retrouvé, nous y sommes arrivés la même année, lui comme membre du bureau et moi comme psychiatre dans un service d’alcoologie et dans un service de  consultation, puis lors de ma première réunion comme membre correspondant à l’Évolution Psychiatrique où il m’a expliqué avec ironie que lui-même ne serait pas publié dans la revue avec le système informatisé ajouté à la double lecture et qu’il bénéficiait de son grand âge et puis je l’ai retrouvé au Collège de psychiatrie.

Il est venu à l’Élan Retrouvé à partir de 2002. Il a été successivement administrateur, vice-président, président de 2015 à 2020 puis Vice-Président. Il a soutenu la transformation de l’association en fondation puis en Fondation abritante. Il a toujours été présent dans les réunions de travail sur les orientations de la fondation, sa politique, pour les journées de l’Élan, les vœux. Il y était dans une fonction plus solennelle et sérieuse, je pourrais dire mais avec cette manière calme et simple.  

Il a rejoint Charles Melman pour l’enseignement à l’EPHEP en 2009. 

Il a fondé le Collège de Psychiatrie en 2004 avec Michel Patris, Charles Melman, Yannick Cann et Claude Jeangirard. Et c’est au collège que j’ai pu découvrir sa malice derrière le sérieux. 

Jean Garrabé a animé et participé aux comités de rédaction et de lecture de multiples revues mais je cite les plus grandes, les deux grandes revues : les Annales médico psychologiques et l’Évolution Psychiatrique dont il a été le secrétaire général. Dans le numéro spécial qui lui est consacré, il y a un article de Jean-Louis Chassaing et une interview par Nicolas Dissez.

Place Pinel

Il avait une extrême modestie et un humour discret mais inaltérable. 

Cela l’amusait beaucoup d’être un psychiatre très reconnu et d’habiter sur cette fameuse place PINEL, enrichie par le street art, d’un portait grandeur façade de Philippe Pinel, réalisé par un artiste cubain en 2013. Comme une ironie du destin, il demeurait là. Il se laissait volontiers photographier place PINEL, à l’angle de la place Pinel et de la rue Esquirol et également rue Cabanis devant les plaques de ces rues parisiennes par ses collègues psychiatres étrangers et notamment japonais ou sud-américains. 

Il était profondément attaché aux valeurs humaines de la psychiatrie, c’est le sens de son dévouement sans faille à l’histoire de la psychiatrie comme discipline. Intarissable sur la succession des théories de la schizophrénie, il pouvait dire « les schizophrénies » quand nous mélangeons volontiers Bleuler, Kraeplin et Henri Ey dans l’élan de nos connaissances et dans la  superposition des paradigmes. Lui était sur ces points d’une grande rigueur, une rigueur intelligente que lui autorisait son érudition. 

A l’Élan dans un programme d’initiation à la psychiatrie, il a été conservé ce titre : Les schizophrénies.

Quel est l’objet de la psychiatrie ? L’objet de la psychanalyse c’est l’inconscient, l’objet de la psychiatrie, c’est moins clair, moins sûr, les fous, la folie ? Les TDAH ? les TOP, les patients HPI , les victimes… mais  c’est une question que nous pouvions aborder avec Jean Garrabé.

Il avait une immense culture, une mémoire de très grand lecteur et participait à de très nombreux congrès et séminaires. Je le cite : « C’est peut-être un premier point qui montre mon intérêt pour l’histoire, pour les publications : Où et quand ont-elles été faites et à la limite pourquoi ? Et aussi comment on découvre ces publications, comment on ne les découvre pas dans d’autres pays ? » ( p 6 de l’Évolution psychiatrique, numéro spécial consacré à Jean Garrabé, ambassadeur de la psychiatrie ). Sa pensée se construisait de cette curiosité majeure pour les livres et les documents écrits. 

La psychiatrie et l’histoire,

Pas seulement au sens de l’histoire de la psychiatrie mais bien des rapports entre l’histoire et la psychiatrie. Je cite à nouveau Jean Garrabé : « ce qui m’a beaucoup frappé, c’est que les événements politiques ont beaucoup plus d’impact sur la médecine et la psychiatrie que ce qu’on imagine. » Dans son histoire de la Schizophrénie, il a beaucoup développé la dualité des instants de vie et de mort proposée par Sabina Spielrein notant que cette dualité avait été tout à fait acceptée par Freud mais seulement après la première guerre mondiale durant laquelle ce dernier avait perdu plusieurs membres de sa famille. Rappelons combien il est important de relire l’histoire et avec l’histoire.  

Paul Sivadon et Henri Ey  

Né en 1931, il nous a quitté le 13 septembre 2020.

Étudiant à la faculté de médecine de Paris en 1948. Il a soutenu sa thèse de médecine sous la présidence du professeur Jean Delay, une thèse intitulée « Contribution à l’étude de l’encéphalographie gazeuse en psychiatrie » en 1958.

Interne des hôpitaux de la Seine, en poste à l’hôpital de la Charité sur Loire en 1958, il a ensuite passé le concours de médecin des hôpitaux psychiatriques, et a été nommé au Centre de Taitement et Réadaptation sociale de Hôpital de Ville-Evrard dirigée par Paul Sivadon. 

Le Dr Paul Sivadon, psychiatre et médecin du travail, résistant protestant, fonde l’association l’Élan retrouvé en 1948, avec le premier Hôpital de Jour français ouvert en 1952.

Sivadon sera un des maîtres de Jean Garrabé mais un maître différent d’Henri Ey, un homme d’action, un expert écouté en ce qui concerne l’organisation des services de soins extra hospitaliers, organisateur du premier congrès mondial de psychiatrie à Paris en 1950, un penseur de système de soins, l’initiateur de l’Institut Marcel Rivière, et du dispositif des class thérapies ( Sivadon ).

Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce point d’histoire, il faut rappeler que les « class thérapies » ou « thérapeutique par classes » constituent un enseignement ou plutôt une éducation donnée aux malades eux-même, en leur fournissant les informations les plus claires possible sur leurs troubles et leur traitement. La finalité de la thérapie collective était d’obtenir que les malades échangent entre eux les informations à partir de ce qu’ils vivent et qu’ils puissent croiser ces informations générales et avec celles plus singulières issues de leur lien avec leurs soignants. Cette psychothérapie collective était basée sur les rapports de l’individu au groupe et du groupe au savoir. Elle a été conçue et faite avec des patients qui pour beaucoup étaient professeurs, instituteurs, intellectuels, dans un certain rapport à la connaissance donc… C’est une pratique que Jean Garrabé a poursuivi chaque semaine au sein de l’Institut Marcel Rivière qu’il a dirigé jusqu’en 1997 et qui existe encore à l’Élan retrouvé au sein de l’hôpital de jour. Une modalité de psychothérapie institutionnelle qui est très en avance par rapport à tout ce qui est écrit aujourd’hui sur l’éducation thérapeutique des patients. 

De la même façon, il a gardé une activité clinique de présentation de patients alors qu’il était médecin directeur de la MGEN. 

Son aventure psychiatrique a toujours été aussi de pratique clinique à côté de sa grande aventure livresque. 

Jean Garrabé a été un grand élève de Henri Ey,  intéressé par l’organo-dynamisme de Henri Ey et la finesse clinique de l’œuvre entière de Ey. Je vous renvoie au très bel article de Patrice Belzeaux dans l’Evolution psychiatrique sur « Jean Garrabé et la pensée humaniste de Henri Ey ». Mais il a été aussi intéressé par la psychanalyse, et il avait fait une analyse didactique au sein de la SPP sans avoir pensé se consacrer exclusivement à la psychanalyse. 

Entre deux langues, la française langue paternelle, l’espagnol comme langue maternelle, il était parfaitement bilingue et parfaitement à l’aise  dans l’idée d’une psychiatrie internationale, à travers l’OMS, les congrès mondiaux, l’importance accordée à la psychiatrie de l’Amérique latine ou du Japon correspondance et échanges. Cette dimension mondiale et ses voyages à travers la planète lui donnait souvent ce regard distancié et aiguisé face aux disputes et débats nationaux, qu’il considérait comme relativement locaux. Son intérêt pour les classifications des maladies mentales et la classification française a occupé une partie de sa vie. C’est un intérêt pour le maintien des spécificités, de l’hétérogénéité qui permet de lutter contre l’homogénéisation et d’établir des différences, de faire des recherches. 

Parmi les innombrables productions de Jean Garrabé, on peut retenir trois livres majeurs: 

– le Dictionnaire taxinomique paru chez MASSON en 1989 ;

– l’Histoire de la schizophrénie chez Seghers en 1992 ;

– Henri Ey et la pensée psychiatrique contemporaine paru en 1997 chez l’institut Synthélabo : « Les empêcheurs de tourner en rond » ; 

Et il est impossible de ne pas ajouter l’ouvrage collectif sur Philippe Pinel qu’il a dirigé en 1993, ouvrage dans lequel Jean Garrabé signe un article au sein duquel il émet une critique très fine sur Michel Foucault. Dans un article antérieur datant de 1988 « Pinel et l’assistance aux malades mentaux », Jean Garrabé questionne la lecture de l’œuvre de Pinel faite par Michel Foucauld et il y relève une « fausseté » nous dit Garrabé , puisqu’il note que Foucauld met sciemment de côté des éléments qu’il connaissait ( pour les avoir cité dans un chapitre précédent ) aux fins de  refuser de voir un progrès dans le traitement moral et y lire comme vous le savez le « gigantesque emprisonnement moral » ( c’est la formule de Foucauld dans le chapitre Naissance de l’asile dans Histoire de la folie ). Pas très foucaldien et plutôt du côté de Dora Weiner à propos de Pinel, Garrabé traque l’occultation et l’oubli. Il est en effet très historien, un historien moderne, avec une manière archéologique de dire l’histoire autrement que comme un fait brut. Sa précision lui sert à chasser les préjugés.  

C’est en 2004 que Jean Garrabé est devenu cofondateur et président du collège de Psychiatrie. 

Sur le site du collège de Psychiatrie, il est possible de retrouver une dizaine de publication de Jean Garrabé, également accessibles en version papier dans les actes des journées du collège.

J’en cite quelques-unes qui sont sur le site du collège : 

– « Le délire : approche historique » pour les journées de février 2012, Qu’est-ce qu’un délire ? 

– « Schizophrenia incipiens » pour les journées de février 2014 Conditions et modes d’entrée dans la psychose.

– « les leçons cliniques dans les sciences de l’esprit : approche historique » décembre 2014.

– « Thérapie des troubles thymiques : de la mélancolie hypostatique au Bipolar and depressive Disorders du DSM 5 »

– « De la psychopathologie structurelle des troubles de l’humeur à leur thérapie » donc deux communications pour les journées de février 2016, Comment aborder aujourd’hui mélancolie et dépression.

– « Portrait de la mélancolie dans l’histoire de l’art et celle de la médecine » Janvier 2017, Figures de la mélancolie.

– « Comment Martial a-t-il écrit certains de ses livres ? » À propos de Raymond Roussel et de la théorie de Pierre Janet, Exposé fait pour les journées de février 2018 sur l’imaginaire et ses avatars.

Bien sûr, je n’oublie pas de parler de sa participation régulière aux journées d’Ottignies en Belgique, où il se rendait avec Michel Jeanvoine, Martine Campion, Michel Daudin et Marie-Hélène Pont-Monfroy, la bande du collège de psychiatrie pour retrouver Bernard Delguste, Etienne Oldenhove, et l’Association freudienne de Belgique à la clinique Saint Pierre . 

En 2016, il a ainsi exposé : « L’histoire du concept de mélancolie et le positionnement nosographique aujourd’hui », Le 26 novembre 2016, pour la journée organisée sur « La mélancolie : embarras théorico-cliniques ».

Une partie de ses travaux a été publié dans la collection du Collège de Psychiatrie intitulée : « Actes des colloques » 

Dans le dernier recueil, qui porte le titre « Une clinique de la temporalité ? » Paris, mars 2020, on retrouve un texte confié par Jean Garrabé sur « Temps et temporalité : phénoménologie et psychopathologie du temps ». On peut y relire son inquiétude sur la disparition de la clinique en médecine et en psychiatrie.

Il a également soutenu et préfacé l’ouvrage à quatre mains, écrit avec une patiente Aimée F. avec notre collègue et amie Nicole Anquetil : « Les voix, témoignage » chez Payot en 2014.

Ce livre a reçu le prix de l’Evolution psychiatrique en 2016 « Tout à fait mérité » disait Jean Garrabé, car à la fois document et récit, témoignage et observation. 

Enfin, pourrions-nous ainsi réalisé un recueil des écrits de Monsieur Jean Garrabé, rédigés à l’occasion de toutes ces journées du collège? Ou pourrions poursuivre un travail de recherche et transmission clinique éclairé sans perdre le fil du contexte, du politique et de l’histoire.  

Ce serait lui rendre un hommage sincère. En attendant, au travail ! Pour que cette journée soit un hommage à son érudition généreuse. 

Pascale Moins 

Oedipe Roi… du polar!

« Oedipe roi… du polar »

 

Nous allons nous essayer à explorer ce à quoi nous sommes tous plus ou moins réceptifs, lors de la lecture de certains de nos mythes familiers, à savoir ce caractère « romans policiers » qu’ils présentent avec leurs héros, grecs ou autres. Nous irons jusqu’à faire valoir que les personnages qui séduisent les amateurs de « polars » leur sont tout à fait comparables. Nous revisiterons notre cher Oedipe freudien sous cet angle. Lacan s’en est-t-il préoccupé autrement qu’à travers La lettre volée ?

Il est tout à fait intéressant de consulter deux ouvrages de Jacques Lacarrière, le Dictionnaire amoureux de la Grèce et le Dictionnaire amoureux de la mythologie, ainsi que l’oeuvre de Luc Ferry, Mythologie et Philosophie, de même que l‘Histoire du 36 de Claude Cancés.

Nicole ANQUETI

Cas Dora Marie W.

« À PROPOS DU CAS DORA : 

DES IMPASSES DE FREUD A UNE LECTURE STRUCTURALE DE LACAN ».

Marie Westphale

 

Pour poursuivre la série d’interventions qui suit le fil du séminaire « vers une écologie du lien social » et la question de la temporalité et du temps logique, Michel Jeanvoine m’avait amené l’été dernier l’idée de relire le récit précis et méticuleux de Freud sur le cas Dora et de cerner ce que Lacan a ajouté à la lecture de Freud et en quoi c’est nouveau. Je vous propose donc de repérer quelles ont été les butées de Freud avec Dora? Comment lire le transfert chez Dora? Comment à partir des impasses repérées de Freud, Lacan s’y est pris avec ses outils topologiques pour essayer de donner un statut structural à ce qu’il a pointé comme étant des renversements dialectiques en 1951. On s’attardera sur la manière dont il confronte le schéma L, exposé en 1955 dans le « Mythe individuel du névrosé », à la clinique du cas Dora et enfin si nous pouvons en tirer des conséquences sur la façon de mener une cure avec une patiente hystérique et sur la mise en place de notre lien dans le social.

Marie WESTPHALE

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 COLLEGE DE PSYCHIATRIE 22/11/23

Bonsoir à tous, ce soir je vais vous parler de la névrose dans un texte que j’ai intitulé : 

« A PROPOS DU CAS DORA : DES IMPASSES DE FREUD A UNE LECTURE STRUCTURALE DE LACAN ».

Pour poursuivre la série d’interventions qui suit le fil du séminaire « Vers une écologie du lien social ? » et la question de la temporalité et du temps logique, Michel Jeanvoine m’avait amené l’été dernier l’idée de relire le récit précis et méticuleux de Freud sur le cas Dora et de cerner ce que Lacan a ajouté à la lecture de Freud et en quoi c’est nouveau. Ce que je vous lis ce soir est le fruit de mes lectures, réflexions mais aussi du travail avec quelques autres analystes. 

Je vous propose donc de repérer quelles ont été les butées de Freud avec Dora? Comment lire le transfert chez Dora? Comment à partir des impasses repérées de Freud, Lacan s’y est pris avec ses outils topologiques pour essayer de donner un statut structural à ce qu’il a pointé comme étant des renversements dialectiques en 1951. On s’attardera sur la manière dont il confronte le schéma L, esquissé en 53 dans « le mythe individuel du névrosé » puis exposé en 1955 dans « Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse » », à la clinique du cas Dora et enfin si nous pouvons en tirer des conséquences sur la façon de mener une cure avec une patiente hystérique et sur la mise en place de notre lien dans le social.

PARTIE 1

Freud a achevé d’écrire le cas de Dora le 24 janvier 1901 et a publié son texte en novembre 1905.

Il le nommera « Rêve et hystérie » puis analyse d’un fragment d’hystérie à travers les tentatives d’éclaircissements autour de 2 rêves.

Vous connaissez tous le début de l’histoire : le 14 octobre 1900, Freud annonce à Fliess qu’il a en traitement « un nouveau cas, celui d’une jeune fille de 18 ans », adressée par son père, ami de Freud pour des symptômes nerveux. Freud la nommera Dora, mais elle s’appelait Ida Bauer. Elle décide de mettre fin au traitement après 11 semaines de cure, le 31 décembre 1900.

Freud exprime d’abord ces difficultés qui sont d’ordre épistémologiques, difficultés tjs actuelles. Il se justifie dans son choix de présenter ce cas et ce dans un souci d’exhaustivité.

Il construit son cas en 3 étapes : l’état de maladie, le premier rêve, le second rêve et il conclut par une post-face.

Ce qui précisement attirera notre attention dans la partie 2 c’est la fin de l’analyse mis en acte par la patiente elle-même en réaction à une erreur ? d’interprétation de Freud. Lacan désignera le transfert « comme obstacle contre lequel est venu se briser l’analyse » et developpera une série de renversement dialectiques.

Mais d’abord, je vous remets en mémoire de façon brève le contexte et de l’histoire de Dora, pour que tout le monde puisse bien situer le cas.

Dora, nait à Vienne le 1er novembre 1882, dans une famille de la bourgeoisie juive. Elle présente dès son enfance des troubles nerveux, notamment des difficultés respiratoires. À l’époque où son père décide de la faire soigner par Freud ou plutôt « ‘pour lui faire entendre raison », elle présente les symptômes d’une petite hystérie: dyspnée, toux nerveuse, aphonie, dépression, humeur asociale, trouble de la marche après une appendicectomie. Elle avait écrit une lettre où elle parle de suicide et s’est débrouillée pour que ses parents la lisent. Elle est donc conduite par son père chez Freud, qui l’avait traité efficacement pour une syphillis tertiaire quelques années avant.

Le père de Dora est homme d’affaire et d’un talent peu commun, auquel sa fille porte une tendresse particulière. La mère de Dora, beaucoup plus effacée, est surtout préoccupée par les tâches ménagères. En outre, deux personnages sont à considérer, amis de la famille et du père : Mme K, pour qui Dora a longtemps une sorte d’adoration, et M. K, le mari de Mme K. Les protagonistes se connaissent tous, l’histoire se passe dans un huit clôt qui inspirera d’ailleurs une pièce de théâtre « le portrait de Dora » dont Lacan fait allusion dans le séminaire du sinthome.

 Il se noue un système où les 4 personnages principaux agissent dans un jeu subtil où Dora est l’objet d’un échange implicite entre son père et Me K qui se voient amoureusement pendant qu’elle est courtisée par Mr K., ce scénario n’échappe d’ailleurs pas à Dora.

Freud a nommé comme le premier épisode symptomatique de l’hystérie de Dora à l’âge de 13 ans, le ressenti de dégout au lieu de plaisir quand Mr K essaie de l’enfermer et de l’embrasser dans son magasin.

Mais la crise se déclenche au moment où Dora à 17 ans et refuse de passer les quelques semaines, comme il avait été prévu, dans la maison des K au bord d’un lac de montagne. Lorsqu’elle donne des explications, au bout de plusieurs jours, c’est pour dire que M. K avait osé, pendant une promenade après une excursion sur le lac, lui faire une déclaration : « ma femme n’est rien pour moi » et elle passe à l’acte, elle le gifle ». Elle enjoint alors à son père de rompre avec M. et Mme K. Or le père de Dora se dit attaché à Mme K par une sincère amitié. En fait, il entretient avec elle une relation amoureuse, et plutôt que d’y renoncer, il préfère accuser sa fille d’avoir imaginé la scène rapportée et l’accuser d’idées bizarres et perverties par ses lectures de textes érotiques. Dora se sent trahi et écrit la lettre d’adieu.

Pour Freud, la déclaration suivie de l’affront suffisent à produire un traumatisme qui est la cause déclenchante de la forme actuelle de l’hystérie de Dora.

Freud fait le récit détaillé des 2 rêves de Dora :

Les 2 rêves

Le rêve de l’incendie, c’est-à-dire un rêve où ça brûle et où le père se retrouve devant le lit de Dora en disant qu’il faut partir, et la mère veut absolument sauver sa boîte à bijoux. Et le père dit à la mère : « Mais il faut qu’on parte, il faut sauver les enfants, et toi tu penses à ta boîte à bijoux… » Donc, Freud fait une analyse très complète de ce rêve donnant beaucoup d’éléments intéressants. Charles Melman avait remarqué que « boîte à bijoux » c’est très proche en allemand de boîte à ordures. Et donc la question que soulève ce rêve, c’est la question de la féminité que Dora cherche du côté de Mme K. Parce que ce n’est pas auprès de sa mère qu’elle pouvait se tourner. Cette mère est décrite comme une personne peu cultivée et très marquée par la syphilis de son mari, donc qui passe tout son temps à nettoyer son intérieur, elle a la psychose des ménagères, dit Freud. Et donc ce premier rêve, qui a lieu au milieu de la cure, est suivi d’un rêve à la fin de la cure, où Dora rentre chez elle après avoir fui la maison familiale, mais la mère lui avait dit que le père était malade et que finalement il était mort, et que la famille est à l’enterrement, au cimetière. Donc elle se retrouve à l’intérieur de la maison quand toute la famille se réunit au cimetière pour l’enterrement du père. Le second rêve pointe que le substitut au père mort est le dictionnaire. Au-delà de la mort du père symbolique il produit un savoir.

 Je m’arrête là pour ce qui est du contexte et l’histoire de Dora.

PARTIE 2

Jacques Lacan reprend et commente le cas de Dora dans l’article « Intervention sur le transfert » (1951) et ce sur quoi je vous propose de nous attarder un peu. Dans le cas Dora, premier texte dit Lacan où Freud reconnaît que le psychanalyste « à sa part » dans le transfert , c’est le mouvement du texte plus encore que son contenu, qui retient l’attention de Lacan.

Là où Freud trébuche sur la découverte du transfert, sur sa dimension fondamentale, Lacan fait une série de développements qui sont scandés chacun par un renversement dialectique, Dans une relecture structurale, Lacan définit la relation transférentielle dans le cas de Dora, comme une suite de renversements dialectiques. 

Le transfert est à la limite de l’interprétation, c’est ce bord qu’il s’agit de désigner. Il se manifeste comme point de butée de l’acte interprétatif. 

Déjà dans cette intervention sur le transfert de 51, il y a cette position de Lacan : « le transfert est une relation essentiellement liée au temps et à son maniement » qu’il développera en 1960 dans sa position de l’inconscient au Congrès de Bonneval.

Alors comment  Lacan situe donc ces  trois temps suivis de leurs renversements dialectiques ?

Premier temps : Dora évoque la plainte qui l’accable et que l’on pourrait résumer de la façon suivante : « Mon père et Mme K. sont amants depuis longtemps et ils me demandent de garder les enfants pour se rencontrer en secret ». Ce qui s’entend ici est : « Je suis l’objet d’échange entre mon père et Mme K. ».

 L’intervention de Freud : « Regarde la part que tu prends dans le désordre dont tu te plains » entraîne le premier renversement dialectique.

Dès lors, au second temps émergent la participation de Dora et ses relations aux autres membres de la quadrille formée par son père, Mme K., M. K. et elle-même. En témoignent, les cadeaux du père de Dora à Mme K. – pour racheter l’absence de relations sexuelles à cause de son impuissance – ce qui libère les attentions de M. K. à l’égard de Dora, et les cadeaux du père de Dora à la mère, pour faire « amende honorable », comme le dit Lacan. Ici, on déduit le : « Je suis complice dans la relation qu’ils entretiennent ».

Le troisième temps fait saillir que ce n’est pas la relation du père à Mme K. qui intéresse la jeune fille, mais que sa jalousie masque son intérêt pour cette femme au corps d’une blancheur ravissante. La prétendue rivalité à l’égard de cette amie de la famille est une vérité menteuse. Dora se prête aux échanges de façon complaisante. C’est le motif de sa loyauté.

Le troisième renversement dialectique dévoile la valeur réelle de Mme K. pour Dora en tant qu’elle répond au mystère de la féminité. Dans l’analyse du deuxième rêve du cas, Freud met en relation les « deux heures et demie » qu’elle passe à chercher son chemin, avec les deux heures qu’elle a passé devant La Madone, au musée. Il n’est pas question d’un individu, mais d’un mystère, dit Lacan, « le mystère de sa propre féminité » . Nous arrivons donc à la troisième modalité du « Je suis » dans ce cas : « Je suis une jeune femme hystérique qui se pose une question inconsciente : qu’est-ce qu’une femme ? par le biais de l’Autre femme ».

Le trajet effectué dans cette cure aurait du aller de la négation de l’inconscient – « regardez ce qu’ils me font subir… » – à son affirmation : « je suis impliquée dans le malheur que je dénonce parce qu’il y a une question qui me taraude où ma propre jouissance est engagée ».

Au lieu de permettre un 3ème renversement dialectique qui aurait dû dévoiler à Dora ce que masquait cet amour pour Madame K., Freud échoue a saisir le ressort symbolique de la situation. Freud, écrit Lacan, en raison de son contre-transfert revient trop constamment sur l’amour que Monsieur K. inspirerait à Dora et il est singulier de voir comment il interprète toujours dans le sens de l’aveu les réponses pourtant très variées que lui oppose Dora.

C’est faute d’avoir aperçu ce point crucial que Freud se laisse identifier à la série des personnages masculins, et provoque finalement l’interruption de la cure après son affirmation à Dora « vous êtes amoureuse de Mr K. »

Les interprétations normatives de Freud concernant son désir pour monsieur K. ne peuvent donc trouver aucun écho chez Dora. Freud désigne à l’hystérique son désir à partir de ses propres convictions à lui. C’est, remarque Lacan, « pour s’être un peu trop mis à la place de Monsieur K. » que Freud n’a pas réussi à émouvoir sa patiente, par son désir d’être à la place de monsieur K. pour Dora et son désir de voir triompher l’amour de monsieur K. pour Dora.

Lacan propose alors de « remplir par un leurre le vide de ce point mort que constitue le transfert. Il parlera de situer à la « place du mort » du jeu de Bridge, c’est-à-dire la seule place où un joueur sera dispensé de jouer.

Pour revenir à Dora, encore faudrait-il que Dora puisse s’envisager comme objet de désir pour un homme, accepter d’occuper cette place d’objet de désir. Madame K. semble détenir ce secret, de là vient la fascination qu’elle exerce sur Dora (elle est la madone de la chapelle Sixtine devant laquelle Dora se fige). Ce sont les mots prononcés par monsieur K. « ma femme n’est rien pour moi » qui font basculer Dora vers la maladie, c’est sa place dans l’amour de son père qui bascule alors de façon catastrophique

Pour le dire autrement, Me K. joue le rôle de bouclier, Dora est objet cause du désir et si Me K n’est rien pour Mr K. Elle se retrouve confronter au fait de devenir une femme et elle ne peut pas pour l’instant, elle n’est pas mature elle se retrouve face à la question de l’objet de désir et c’est une insulte pour elle et elle le gifle. C’est un acte, une réponse automatique.

Je me permets cette remarque sur l « échec » supposé de la cure de Dora, est ce que dans le « c’est pas ça » de Dora adressé à Freud, c’est comme ça qu’on peut l’entendre qd elle interrompt la cure, elle pose un acte qui la positionne comme sujet qui peut advenir. 

De quelque chose qui finalement la repositionne dans une place dans sa vie de femme, est ce que le « vous êtes » la rephallicise? Dora, nous dit Freud se mariera et aura des enfants, elle sera « à peu près » une femme , dans un mouvement, pas dans une identité fixe et immobile.

Par l’affirmation de Freud, Dora est renvoyée à la question de son désir qu’elle n’arrive pas à formuler, à la question qu’est-ce qu’etre une femme qu’elle ne parvient pas à formuler ?

Ou alors on peut dire que Dora n’a pas le désir de savoir, elle ne veut rien en savoir du tout, elle ne veut rien perdre de sa jouissance.

Charles Melman dit que « l’hystérie se présente comme une bande biface (ce n’est pas une bande biface) : la belle indifférence, c’est-à-dire où le désir et la réalité ne sont pas en continuité ». L’hystérique doit d’abord se sentir concerner par ce qui lui arrive et effectuer un quart de tour. Et ce n’est pas le cas de Dora : ça ne fait pas question dans sa façon de fonctionner. Elle ne l’a pas fait ce quart de tour avec Freud mais il y était pour qq chose car il ne lui a pas permi à un moment donné de se sentir elle-même concernée. Ça nécessite que l’analysante ouvre une question en ce qui concerne sa façon de fonctionner et que l’analyste abandonne ses présupposés théoriques et accepte de suivre l’ouverture qu’amène l’analysante. Qu’est ce qui fait sa question à elle ? Mais ce n’est ps ce qu’à fait Freud car il voulait vérifier que ses théories sur la sexualité fonctionnaient avec Dora. A ce moment-là Freud n’est plus en position de sujet supposé savoir mais se positionne en « sachant », de professeur.

Freud affirme « vous êtes amoureuse de Mr K. » d’une façon anticipée, précipitée, avec certitude, comme une vérité absolue.

Dora ose un acte en interrompant la cure, et si je puis dire « ça lui pendait au nez » elle clôt l’affaire.

Dora est un personnage féminin paradoxal qui a la fois se laisse faire et détiens la force d’assumer la séparation. Elle ne rentre pas dans un débat avec Freud, sur sa responsabilité. Elle claque la porte du cabinet de Freud et pose un acte et c’est peut-être là, c’est une hypothèse, qu’elle trouve une assise. Est-ce que ça débouche sur une nouvelle identification ? 

Charles Melman  dit « comme une bande biface » : l’hystérique ne regarde les choses que sur un temps court, sur un temps donné et si on prend la bande sur un temps donné on ne fait pas le tour de la bande, on ne la voit que dans une section et il y a un endroit et un envers.

Qd la question de la répétition apparait, là il y a qq chose qui peut avancer, j’y suis pour qq chose dans ce qui m’arrive.

Ces renversements dialectiques c’est Freud qui en prend l’initiatives par qq chose qui est de l’ordre de l’éducation, il y a une dimension éducative, psychothérapeutique. Il ne s’appuie pas sur le propos de Dora qui pourrait l’engager, c’est un renversement paranoiagène, qu’on peut retrouver dans toute interprétation qui porte sur le sens.

Lacan parle de paranoïa pour Dora, Melman aussi, mais ce sont des réactions paranoïaques. « c’est de la faute de l’autre ». C’est Freud entretient cette position paranoïaque. C’est ce qu’on retrouve dans le maniement du transfert dans la psychose, l’analyste vient avec son savoir et c’est son savoir, comme Fleshig avec Schreber, va déclencher l’accès paranoïaque de son patient. Freud y est pour qq chose dans l’accès paranoïaque de Dora. C’est une réaction paranoïaque car elle n’a pas l’espace pour y faire venir son point d’énonciation.

C’est-à-dire que le renversement dialectique qui caractériserait le transfert et qui pourrait conduire à une entrée dans un travail en fait ce n’est pas un véritable renversement dialectique, c’est un faux renversement dialectique, c’est un faux pli, il y met de ses plis, Freud dans l’affaire. Et c’est plié.

Ca ne peut se faire, être possible que si l’analyste est en position de rhéteur et pas de sachant. C’est une position éthique.

La définition du rhéteur est « une personne, un orateur dont l’éloquence apprêtée, déclamatoire et artificielle s’attache à mettre en valeur l’aspect formel du discours sans souci du contenu ».

Ce renversement dialectique n’opère pas mais surtout il est mis en scène par Freud, c’est une construction freudienne le renversement dialectique mais qui ne se fait pas. S’il se faisait c’est l’énonciation de Dora qui se déplace qui fait ce parcours, or elle ne fait pas ce parcours. Mais on évoque le renversement dialectique à propos de l’interprétation freudienne, c’est-à-dire que c’est comme si c’était une mise en scène. Il rate les renversements dialectiques. 

Et c’est là qu’on passe de l’instant de voir au temps pour comprendre c’est le fait de faire ce quart de tour avec cette particularité que l’hystérique va mettre l’analyste en position de sujet supposé savoir mais ne pas oublier que c’est « supposé ».

L’association libre c’est le savoir supposé au sujet analysant, pas à l’analyste.

Il faudrait que Dora consente à faire le trajet de ce qui est chez elle déjà inscrit mais elle ne peut le faire qu’avec l’appui de l’autre et que si Freud avait fait le mort et l’avait laisser cheminer et pour pouvoir attraper ce qui venait s’ouvrir.

Consentir est une perte de jouissance, s’il n’y pas de consentement il n’y a pas de perte.

ET ça pose bien la question aussi du lien entre l’analyste et l’analysant, d’un lien social bien singulier, qui est lui-même tout entier ordonné par la « question de la jouissance ». Lacan dit que l’analysant consomme de la jouissance phallique et que l’analyste se fait consommer. « s’hystoriser avec un y, jouir de son fantasme c’est la même chose»

Les impasses de Freud sont donc les nôtres, on s’aperçoit que ça ne sert à rien de vouloir faire une interprétation explicative car il faut que l’analysant fasse ce chemin du quart de tour, tour du tore, ex.. tout les outils topologiques. C’est là où les outils topologiques de Lacan sont précieux, on ne peut pas dessiner le tore à la place de l’analysant, il faut qu’il fasse le chemin et il n’y a pas moyen de faire autrement et ça prend du temps.

L’interprétation doit reprendre la motérialité de ce qui se dit, c’est à ce prix-là que l’analysant peut faire le parcours moebien, sinon si on est dans le sens, dans la compréhension on est dans les renversements qui sont mis en scène.

Lâcher d’essayer de comprendre mais essayer d’écouter comment elles mettent en jeu la motérialité du signifiant et font leur parcours. 

Le maniement de la motérialité, c’est ce que Lacan développera avec Joyce chez qui les jeux de langue sont directement liés à la jouissance. (« qd l’esp d’un laps, soit l’espace d’un lapsus »).

Le discours hystérique se présente comme étant le manque lui-même donc le S barré, la barre elle-même, c’est le refoulement en lui-même. Mais c’est un passage obligé puisque c’est par cette voie qu’on va mettre en place les autres discours et notamment le discours du psychanalyste.

PARTIE 3

En quoi cette lecture structurale de Lacan qui n’est pas la lecture freudienne est véritablement nouvelle ?

Dans les années 50, on s’aperçoit comment avec cette hypothèse de Lacan d’une lecture structurale, il va vérifier chez Freud, dans les impasses de Freud, le symptôme de Freud comment les choses ont opérés pour lui et vérifier les effets d’une lecture structurale et mieux repérer comment et à quel endroit Freud s’est cassé le nez et y a injecter qq chose de son symptôme à lui pour transformer les analyses en psychothérapies.

Le mythe individuel du névrosé est une conférence prononcée par Lacan en 1953., où il propose une esquisse d’une première topologie du shéma L. Les prémices du shéma L st déjà dedans.

La formule canonique de l’analyse des mythes de Lévi-Strauss coïncide avec la situation clinique du cas de l’Homme aux rats de Freud, en même temps qu’elle peut expliquer la structure des mythes collectifs. Dans les deux cas, cette hypothèse montrerait que, dans toute situation clinique, ce sont les coordonnées symboliques qui définissent la particularité du cas, seule voie d’accès du traitement psychanalytique.

Les mythes viennent se construire dans les jeux d’opposition, un terme s’oppose à un autre. Un terme n’a pas en lui-même des qualités positives, c’est que ce terme-là vient s’opposer à un autre, ce n’est pas la qualité des termes. C’est ça qui organise la dynamique d’un parcours, d’un mythe, d’un fantasme, d’une névrose. C‘est une lecture structurale car il y a là la dimension du signifiant. Pourquoi ce jeu des signifiants, c’est en ça que c’est une lecture structurale et comment ça s’organise dans la névrose ou dans la psychose.
Comment monter qu’il y a des jeux d’opposition qui sont cruciaux dans la construction du symptôme ? Et dans ses déplacements et dans le travail de la cure avec les effets de transfert, donc ce sont ces renversement dialectiques. Comment en rendre compte ? Dans son séminaire du 26 Avril 1955, Lacan expose pour la première fois son schéma dit « L ». Comment lire le cas Dora avec le schéma L ?

Le schéma L vaut comme une dialectique des oppositions, c’est le premier outil topologique que Lacan nous propose pour mettre en jeu ces jeux d’opposition. C’est dans le mythe individuel du névrosé que Lacan commence à mettre en place les 4 termes, c’est le schéma L. Ces renversements dialectiques on les voit jouer, mis en place pour Lacan dans la dynamique du schéma L, entre S et A et entre a et a’.  Dora jouit de ce qui se passe entre son père et Me K., la mère, elle fait un quart terme dans l’affaire. Il se sert du schéma L pour démontrer la dynamique de ce qui s’est passé avec Freud, avec Dora, Me K. etc. Le moteur de l’affaire c’est le principe même de l’opposition, c’est-à-dire ce qu’après il va appeler l’objet a. Car il y a bien un trou autour duquel tout ça tourne, et comment on s’en défend c’est en créant un bord, c’est-à-dire un symptôme. 

Dora, dans son symptôme, est partagée entre son identification à sa mère et l’identification qu’elle pourrait se permettre ou pas à Me K.

Ce travail de tissage a été repris par Charles Melman qui ne cesse de faire des va et vient entre Freud et Lacan, j’ai lu le texte de Charles Melman et Marc Darmon de 2016 « reprise topologique des 5 psychanalyses » qui est très éclairant. J’en dis quelques mots.

On peut dire avec Lacan que Dora se trouve dans une situation où comme hystérique elle aime par procuration. C’est-à-dire ça se passe toujours à trois. Et elle est dans un système où ces liens à trois se tissent : elle est aimée par le père au-delà de Mme K., elle est aimée par M. K. au-delà de sa femme, et on peut dire que le couple père/Dora fait intervenir un tiers élément, Mme K., et même un couple Mme K./M. K. C’est-à-dire qu’on a à la fois le couple M. K./Mme K. qui se combine avec le couple père/Dora pour disposer d’une structure d’échange où se réalise un couple réel entre le père et Mme K., au prix d’un couple formé par Dora et Mr K. Lacan avait disposé ces différents personnages de cette partie à quatre… Alors on ne parle pas du frère Otto ou de la mère comme faisant partie du système. Le frère Otto a un rôle tout à fait secondaire dans le cas Dora puisqu’il n’intervient que petit par son énurésie et par le fait de se faire tirer le lobe de l’oreille quand Dora suçotait son pouce. Donc Lacan dispose les différents personnages aux quatre coins du schéma L : le père au niveau du grand Autre. Donc sur un axe symbolique on a le père et Mme K. qui incarne la question féminine. Et puis on a sur l’axe imaginaire, en bas, Dora la fille, et en face M. K.

C’est-à-dire que la relation entre M. K. et Dora est métaphorique, une métaphore d’un couple. La scène du lac est suivie neuf mois après par la crise d’appendicite que Freud interprète comme un accouchement métaphorique après la rencontre ratée du lac. Et Freud, on voit bien dans cette observation, soutient la solution M. K. C’est-à-dire qu’il fait de M. K. l’objet réel du désir de Dora. Mais vers la fin de l’observation, il nous dit que l’objet réel de Dora c’était en fait Mme K., c’est-à-dire que c’était un désir homosexuel qui était le véritable ressort de cette organisation. Alors qu’est-ce qu’on peut dire à partir de la topologie que nous avons étudiée chez Lacan ? Lacan n’en est pas resté au schéma L qui nous permet quand même de voir comment disposer les différents personnages. On peut dire que l’inconscient dans l’hystérie se manifeste à travers le corps. C’est-à-dire qu’il y a une… on a dit « complaisance » mais c’est plutôt une « prévenance corporelle », un point en particulier du corps qui permet aux significations inconscientes de s’accrocher. C’est ainsi que Freud interprète la toux de Dora par un fantasme de fellation entre Mme K. et le père, mais aussi comme une identification au père tuberculeux par ce qu’il nommera un einziger Zug. Il y a à mon sens une façon de saisir le système mis en place par les différents personnages qui trouvent tous leur compte finalement dans cette danse à quatre, c’est le nœud à quatre, le nœud de l’hystérie.
Je ne développerai pas ce soir comment Lacan s’est servi dans l’hystérie de cet outil topologique qu’est le nœud borroméen. 

Alors, j’ai bien essayé de faire un lien sur comment Lacan fait un pont entre la névrose hystérique et l’invention du discours hystérique au même titre que les 3 autres et en les faisant tourner, mais ce n’est pas simple. Donc j’ai pris les choses par l’autre bout, dans le social il faut bien faire une place à la question du symptôme. Freud fait une place à la question du symptôme car il s’aperçoit que le symptôme c’est le refoulement en lui-même, pas seulement le refoulé mais c’est la mise en jeu du refoulement, enfin l’échec du refoulement. La manière de penser ne va pas sans refoulement, sans refoulement on ne peut pas penser c’est automatique. Qd il y a de l’énonciation il y a forcément une forclusion de l’énonciation dans l’énoncé. L’énoncé ne peut rien en savoir du point d’où il est originé. Il y a bien donc de l’impossible en jeu. Donc il y a là dans le lien social une place qui ne peut être faite qu’au symptôme, qui est la présentification même de la barre. Donc dans une écriture, il met au commandement quoi dans le discours hystérique, ce qui spécifie le symptôme hystérique c’est de venir se présenter comme étant le manque lui-même donc le S barré, la barre elle-même. C’est le refoulement en lui-même qui est au commandement. C’est comme ça qu’on peut comprendre le discours de l’hystérique mais que c’est un passage obligé, car c’est par la voie du refoulement qu’on va mettre en place les autres discours, plus spécialement le discours analytique qui va venir clore l’affaire et les mettre chacun à leur place : le discours du maitre, de l’hystérique et universitaire, avec le savoir. Le discours hystérique participe du lien social au même titre que les 3 autres. Ce qui donne avec les 4 discours, le 4e le discours analytique qui met en place les 3 autres, la possibilité de faire une place dans le social au discours analytique. En démocratie, les quatre discours tiennent. Lacan reconnait une place dans le jeu du lien social au discours analytique, au même titre que le discours hystérique, du maitre, universitaire. Donc la question c’est en tant qu’analyste de quelle manière pouvons-nous faire jouer dans le lien social ce type de discours ?

Lacan déclare à France Culture en 1973 : « C’est pourquoi il est préférable que l’analyste qui, heureusement, n’y a pas toute la part d’action, sache ce qu’il fait. Savoir ce qu’il fait ça veut dire savoir dans quel discours il est pris car c’est cela qui conditionne l’ordre du faire qu’il est capable. J’ai prononcé le mot discours, c’est une notion très élaborée, et élaborée à partir de cette expérience ; il faut quand même bien admettre que vingt ans où je me suis laissé enseigner par l’expérience et où je me suis efforcé d’extraire quelque chose, vingt ans, ça permet d’élaborer, ce qui ne veut absolument pas dire que de cela je tire une conception du monde. Ce que je définis c’est ce qui peut se dire à partir de cette expérience, de cette expérience nouvellement introduite dans le champ des discours humains, c’est-à-dire de ce qui constitue un mode de lien social »

 En effet, dans les années 70, Lacan s’écarte donc d’une conception sociologique qui apparente tout lien social à des phénomènes de groupes. Tout discours peut être compris comme un appareillage déterminant des formes du lien social, c’est-à-dire à prendre comme lien social fondé sur le langage, qui constitue la structure subjective. Le langage est la condition de l’inconscient. Le discours, cet habitat langagier « fait tenir les corps ensemble et doit permettre au sujet de trouver à s’y loger tout en parvenant à régler son propre rapport à la jouissance. Chaque discours est un dispositif permettant de distribuer et d’ordonner la jouissance et est aussi un mode de jouissance s’articulant à partir d’un Réel et de la jouissance que ce Réel comporte. 

La dimension de la parole est présente dans chaque lien social selon des modalités différents (parole de commandement, d’amour, enseignante, éducative)

Le discours de l’hystérique « le faire désirer » est ajouté par Lacan comme l’un des quatre discours avec celui de l’universitaire, celui du maître et celui de l’analyste, en référence aux 3 impossibles freudiens : « éduquer, gouverner, psychanalyser »

Dès 1959, la présentation de Lacan en mathème l’a aidé à concevoir l’hystérie, non plus en terme de pathologie mais en terme de lien social. L’opération de Lacan « sa méthode » n’envisageait rien de moins que d’user d’un mathème pour transformer l’appréhension d’une névrose en raisonnement d’un lien social. 

Le symptôme ou division subjective ordonne le discours de l’hystérique. C’est avec les 3 autres qu’il fait structure. Les 4 discours forment un mathème particulier qui ne se saisissent que les uns par rapport aux autres. Il décrit 4 manières de faire avec la jouissance, pour le sujet produit par l’articulation du langage.

Dans la leçon 3 du 17 Décembre 1969 de l’Envers de la psychanalyse, Lacan réinterroge la structure hystérique en proposant une nouvelle lecture de Dora. La reprise des rêves de Dora y est centrale et éclaire sur les relations de la jouissance féminine au phallus (rêve de la boite à bijoux) et du phallus au savoir (rêve du cimetiere).

Dans la leçon 7 du 18 Février 1970, Lacan va poser la question du rapport entre le père et le maitre. Dans les cas d’hystéries relatés par Freud, le père est toujours décrit comme impuissant, vieux et malade. A partir de cette observation, Lacan déclare que le père des hystériques est « un père châtré », « un ancien géniteur » Et c’est en tant que castré qu’il entre dans le discours du maitre.

Lacan analyse les deux rêves de Dora. Le second pointe que le substitut au père mort est le dictionnaire. Au-delà de la mort du père symbolique il produit un savoir.

Et c’est à partir de ce point que Lacan va interroger la place du mythe d’Œdipe (tuer le père pour jouir de la mère) dans le travail de Freud et dans la cure. Il va au-delà du mythe du père tel que Freud l’a fondé. Il réinterroge le mythe de l’Œdipe de « Totem et Tabou, Moise et le monothéisme » et avance un point nouveau : le père réel est comme une construction langagière (pour la science, le seul père réel est le spermatozoïde). La détermination biologique n’a rien à voir avec la fonction du père « Nom du Père ».

Dans la leçon 8 du 11 Mars 1970, Lacan souligne l’impasse de Freud.

Est-ce qu’on peut se passer de l’Œdipe ?

Pour avoir affaire à la castration, il est inutile d’imaginariser un Père castrateur et encore moins d’avoir envie de le tuer. C’est ce que nous montre l’hystérique.

Pour résumer, dans l’Envers de la psychanalyse, Lacan dit que l’entrée dans la cure se fait par artifice au « discours de l’hystérique », passage obligé pour entamer quelque chose qui sera une psychanalyse, pour dans un 2 eme temps faire place au discours analytique, où l’objet a est mis en place d’autorité (« ou semblant »). L’ouverture de l’inconscient est rendue possible par rapport à la situation où le discours du maitre prévaut.

Autrement dit, dans le discours hystérique, le savoir vient à la place du produit. Or à cette place, le discours du maitre installe sa jouissance « le savoir y vient en place de jouissance », ce que Lacan a appelé le plus de jouir. L’hystérique doit en passer par cette manœuvre « d’hystérisation » de rencontrer qq chose de son plus de jouir même de façon fugace pour supposer à son analyste un savoir sur sa jouissance.

Il ajoutera qq années après qu’« à chaque passage d’un discours à l’autre il y a émergence du discours analytique » .Chaque changement de discours provoque un nouveau type d’amour et donc de transfert.

Pour conclure, un travail à venir serait de reprendre toutes les entrées de Lacan à propos du cas Dora tout au long de ses séminaires. Les questions du désir, de l’identifications d’une femme, de sa féminité vont devenir indissociables de la clinique de l’hystérie qui le guidera à différentes reprises du cas Dora au fil de son travail.

Marie Westphale

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Journée de travail « Happy Jumpers » du 4.5 Novembre 2023.

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