Auteur/autrice : Emeline

Michel DAUDIN, Présentation du livre « le métier d’être Homme »

Le Métier d’être homme

Samuel Beckett, L’invention de soi même

Marie IEMMA-JEJCIC
 
 
Retour après la lecture de son livre et sa conférence au collège de Psychiatrie
le mercredi 23 Mars 2022
 
Ce travail de lecture m’a permis par un retour à Beckett d’insister sur la notion d’écart, en reprenant un propos de Cioran (Exercices d’admiration – Arcades Gallimard – 1976) où il nous dit « Pour deviner cet homme séparé qu’est Beckett, il faudrait s’appesantir sur la locution « se tenir à l’écart ». »
 
En quoi et par quoi a tenu ce travail permanent pour Beckett si ce n’est par les mots dans leur obligation de nommer pour faire ouverture, création dans le langage afin de donner respiration au corps. Ce corps dont il souffrait lors de ses difficultés respiratoires et où il ne voulait pas se laisser enfermer à l’image de Proust, mais aussi dans ces abcès, ses anthrax qu’il fallait vider ou encore lorsqu’il était paralysé par des troubles hypocondriaques et dépressifs.
 
Se tenir à l’écart c’était aussi ces silences si denses qui pouvaient s’installer dans sa relation à autrui mais également à l’intérieur de son propre langage. D’où cette écriture faite de brisures, d’éclats, de rupture. Ces personnages qui font narration passent subrepticement de l’un à l’autre en silence dans des déplacements, des retournements incessants donnant aux voix ces inflexions qui nous interrogent sur leur nature. Mais ses mots restent fragiles et ne cessent pas de ne pas s’écrire, cet impossible n’est pas une énigme c’est une exigence. Ces mots que Beckett nous présente dans L’innommable comme ”gouttes de silence à travers le silence” ont aussi le poids, la matérialité de la lettre qui viennent creuser le réel. Trou d’angoisse mais qui vient aussi circonscrire la pulsion dans cet ”écrit-dire” si bien souligné par Marie Jejcic.
 
La densité de l’objet accompagne partout Molloy (qui me paraît le plus exemplaire du dire de Beckett). Son chapeau omniprésent dans son œuvre est l’objet tout particulier de son attention, surtout ne pas le perdre, toujours accroché à l’élastique par un petit trou qu’il faudra attentivement réparer. Même bordé de fumier dans l’Innommable, il ne faut pas faire sans lui. Objet-élastique-trou, il faut rester vigilant, il faut garder le cap pour le pire, il faut rester en mouvement, ramper dans la boue. Banc, vélo, béquilles, crayon, bâton font une panoplie qui permet de ne pas se perdre dans un monde de semblant, de tracer sa route mais où sont-ils dans cette chambre cellule qui n’a qu’une seule fenêtre par laquelle pénètrent soleil levant et soleil couchant. Dans cette inanité des mots le sable devient fable. Seul Mais non le monde te regarde, le bord de la falaise devient tremplin. Pas si seul toute création est poésie Joie
(lecture personnelle et interprétation momentanée de Compagnie) La vie de Beckett en témoigne.
 
Revenons à notre Lecture d’Être Homme.
Hystérectomie à la truelle. Ne pas être absorbé par l’Autre. Naissance d’un dire nouveau singulier ?
Marie Jejcic suit le souffle récupéré par Beckett dans son écriture qui construit un monde où les narrateurs sont respectueux du langage dans le ”se tenir à l’écart” du signifiant laissant place à l’objet (voix, regard, rien). L’innommable oblige à continuer dans un dire, dans une éthique de la parole où se conjuguent l’impossible et la nécessité propres à la structure.
 
Jean Pierre Faye après la nomination de Beckett au prix Nobel a écrit : ”l’effet physique exercé par Beckett est assez effrayant. On peut tomber malade de Beckett. Pour qu’un écrivain parvienne à provoquer un choc aussi fort chez son lecteur ce qui est très rare cela suppose selon moi une très grande efficacité de la langue”.
 
Le travail d’écriture de Marie Jejcic nous tient la main dans cette tâche ardue et exigeante.
 
Le 24 Mars 2022, Michel DAUDIN.

Pascale MOINS, « gémellité et troubles spéculaires »

GEMELLITE ET TROUBLES SPECULAIRES

Pascale MOINS

Il s’agit d’une psychose manifeste, déclenchée, avérée. Je remercie Martine Campion de m’avoir suggéré un titre, plus rigoureux et sérieux que les miens (qui étaient : Une psychose troublée ou une psychose affolante). 

Mme W est une patiente de 58 ans reçue pour la première fois avec une collègue psychologue en février 2005 (elle en avait alors 50) avec un impératif plus qu’une demande, impératif de suivi devant lequel il n’a pas été question de se dérober, de surseoir, ou de se défausser. Ce point nous avait paru d’emblée très singulier. Elle était en effet suivie par une psychiatre en ville et cette dernière lui aurait dit : « Au revoir Babette » alors que ce n’est pas son prénom. Que ce soit hallucinatoire ou pas n’infléchit pas le fait que c’est ce qui a déterminé son départ. Cela l’avait mise en grande colère. L’erreur du prénom très probablement hallucinée, c’est à dire une disjonction opérée entre elle et son prénom, a été le point de son départ de chez sa psychiatre. 

Dans les écrits qu’elle m’a confiés plus tard, elle avait noté ceci : « le 04/02/2005 16h39 » « Je reviens de chez Mme M., elle est chtarbée, elle m’appelle « petite » en arrivant et « Babette » en sortant, je deviens encore plus dingue, même si elle me trouve mieux. C’est pas elle qui pleure en rentrant chez elle. Je ne peux vraiment rien dire si je veux reprendre le travail, et à qui le dire ? Les lapsus ne sont que pour les malades mais pas pour elle, trop c’est trop, je vais téléphoner au psychologue pour savoir s’il connait quelqu’un.»   et « le 25 /02/2005 14h24 » « je suis allée au rendez vous, pas de commisération, un rendez vous pris pour le 15.03 et l’espoir de mon travail »   

C’est une patiente que j‘ai reçue sept années durant, de 2005 à fin 2012. En 2008, j’en avais fait une présentation classique en réunion clinique comme d’une psychose avec des troubles spéculaires plutôt typiques, syndrome de Frégoli et syndrome d’illusion des sosies. Je vais reprendre la présentation du cas de cette patiente en essayant de traiter ce point clinique et la question de la gémellité.     

Les troubles spéculaires : C’est une patiente avec une psychose tout à fait vive et chez qui beaucoup de faits cliniques sont les effets d’une disjonction de la fonction spéculaire, du nom et de l’image, de la reconnaissance et de l’identification. Petit rappel. Les troubles spéculaires ne sont ni un déficit ni un défaut de la reconnaissance. Il ne s’agit pas d’un trouble de la perception de l’image, même si cette proposition reste encore prévalente comme le souligne Stéphane Thibierge (page 13). Les vieux aliénistes, Capgras, Courbon et Tusques ont mis en avant le terme d’identification car ils notaient que les malades identifiaient, mettaient au premier plan les détails et les traits concernant l’image du corps et le nom. Dans le syndrome de Frégoli, le sujet nomme les autres, les diverses images des autres qui apparaissent dans son champ toujours à l’identique. Dans le syndrome de Capgras (syndrome d’illusion des sosies), le patient ne cesse d’identifier dans l’autre, des traits dispersés jamais fixés qui l’empêchent de conclure à une identité arrêtée. J’ai donc relu Stéphane Thibierge, son texte sur l’identification spéculaire et bien sûr son ouvrage sur l’image et le double. Il nous rappelle que l’identification ne veut pas dire la même chose pour un névrosé ou pour un psychotique et que le psychotique nous enseigne là dessus beaucoup de choses. 

« Les syndromes psychotiques de fausses reconnaissances montrent clairement comment le regard peut s’émanciper et venir au premier plan de ce que le sujet évoque dès lors d’une décomposition de l’image du semblable ou de la sienne propre. »

Les deux modalités de décomposition de la fonction spéculaire sont les suivantes : 

1) l’image du corps est défaite, déformée. 

2) l’image est dédoublée. 

Les altérations ou métamorphoses que le sujet constate peuvent concerner les personnes de l’entourage ou son corps propre. 

Il y a deux aspects de la clinique de ces troubles spéculaires : – l’atteinte ou la décomposition de l’image du corps comme forme. Et corrélativement le déliement de cette forme et du nom.

Mme W. est elle l’objet de deux types de phénomènes qu’elle distingue fort bien elle même :   

Les sosies : elle voit des sosies de sa sœur ainée et de son frère ainé toute la journée : c’est à dire qu’elle voit des pareils toute la journée. Ce n’est pas le même ou la même mais c’est pareil. Capgras disait une « agnosie d’identification ». Elle reconnait l’image mais le nom propre est sans prise sur cette image. Il y a une prolifération des traits et le même est toujours un autre.   

Les « alias » ou un dérivé du syndrome de Frégoli L’illusion de Frégoli consiste à croire que plusieurs individus qui ne se ressemblent en rien, sont l’incarnation d’un autre, auquel ils ne ressemblent pas d’avantage. Chez elle cela se traduit ainsi par le fait que toutes les personnes qu’elle croise au travail, dans la rue sont des personnes qui ont été avant d’autres personnes avec une autre apparence, un autre nom, une autre profession dans sa vie antérieure mais qu’elle reconnaît . Elle les nomme ainsi « les alias ». 

Pour exemple de ses propos, je lis ses écrits :  » qu’ Henri Lambert médecin en réa à Narbonne travaille en tant qu’infirmier et ait changé de nom , c’est du délire ! Que son frère qui était cardio à Narbonne soit biologiste à S.L : c’est du délire ! « Le fait que les brésiliennes que j’ai rencontré à Salvador de Bahia sont à Paris dont Claude à S. L et parlent mieux le français que moi! C’est du délire » « Narbonne, Epinal, le Brésil, la Suisse, tout le monde est là et pas dans les professions que ces messieurs et dames avaient choisi d’exercer ». Elle utilise ainsi le terme « alias » :  » je ne me sens pas bien, hier j’ai téléphone à Alain Claquin alias (Henri Lambert) il me trouve mal et veut que je vois la psy « .   

A propos du terme ”alias”, il faut rappeler que cela vientdu latin alias. Alias est un adverbe (utilisé adjectivement) qui signifie « autrement appelé » synonyme de pseudonyme Employé comme nom, alias désigne une identité inventée pour cacher son identité réelle, notamment pour la sécurité sociale par exemple ou mieux sur internet « avoir un alias » . Alain Rey précise que le mot s’est employé comme en latin, en se spécialisant au 19 ème siècle pour « autrement dit, appelé autrement » entre deux noms propres. 

Mme W en fait donc un usage très exact. Elle voit donc des gens qu’elle a déjà vus, déjà entendus, qu’elle identifie comme connus lors de son voyage au Brésil, des amis d’Épinal mais ils ont changé d’apparence, de vêtements, de profession et de nom. Le métier est un point très important : il la distingue de sa sœur jumelle, elle est venue me voir pour ne pas le perdre. La question de la profession est prise dans les métamorphoses comme l’apparence ou l’image. Là, c’est le même mais ce n’est pas pareil,c’est à dire qu’elle ne reconnaît pas à proprement parler mais elle identifie. A l’inverse, l’autre est toujours le même. Là il y a une réduction des traits. Il y a une absence de nomination de persécuteurs organisateurs chez MmeW.   

Dans ses écrits, il y a un récit dense d’où émergent les voix dont elle prend note : le 19/01/2005 – « depuis plusieurs jours j’entends des voix : elles me sont toutes sans exception hostiles »,  » débile », « je t’avais prévenue ! » , »je vous l’avais dit  » mais elles ne me disent plus de me tuer  » . »J’ai des gens dans la tête et c’est débile, eux le sont« . Le syndrome décrit par Courbon et Fail en 1927 comme syndrome de Frégoli est très classiquement assorti comme chez elle de voix, d’un syndrome d’automatisme mental.  

 – A côté de ces éléments très proches de la description princeps, il y a d’autres modalités, d’autres déclinaisons cliniques où il y a ce déliement du nom et de l’image : « Quand elle vient me voir, elle ne sait plus mon nom mais elle se souvient par cœur du trajet et mon nom lui revient quand elle franchit le seuil de la porte des consultations. A l’inverse avec la psychologue qu’elle va voir de temps en temps, elle sait toujours son nom mais elle doit chercher le trajet »   

Le changement de couleur des yeux : Un trouble est beaucoup plus ancien chez elle : c’est le changement possible de couleur des yeux chez les autres. Cela a commencé dans l’enfance quand elle avait 8-9 ans. Le changement de couleur des yeux est le phénomène suivant : c’est quand quelqu’un qui avait les yeux bleus les présente subitement marron ou inversement. Cela se passe assez souvent au travail avec les collègues, au secrétariat. Avec moi, cela lui arrive également. C’est à dire que pour elle, il n’y a pas de garantie que l’image de l’autre soit stable, fixe. Cela peut se décomposer, se remettre tout à coup. Mme W en parle ainsi :  » elles changent de couleur de yeux comme de chemises » ,  » hier j’ ai vu Madeleine Machin , elle avait les yeux bruns! !, plus du tout bleus ! Je l’ai laissée au  » Franprix », « j’ai eu l’impression d’avoir les yeux bruns cet après midi au travail puis j’ai repensé à Épinal : une aide soignante avait mis de la glace sur toute la jambe d’un malade avant une amputation qui devait se faire sous le genou.» C’est un phénomène qui se produit pour elle quelque fois mais pas spécialement dans le miroir ou devant la glace.   

L’effet jumelle : Au début , je ne repère pas bien comment cela lui arrive avec moi, combien elle m’interroge à chaque fois que cela lui arrive avec les autres ni comment cela se défait ou se remet en place avec moi. Pour le dire brièvement, je ne saisis pas les effets de ce phénomène dans le transfert car je suis occupée à une autre place où elle me met alors de gardienne de son emploi. Ce qui déclenche les troubles spéculaires avec moi, je ne l’apprends que plus tard par une collègue qui l’a reçue en mon absence. Mme W ne peut pas me le dire. C’est lorsqu’elle a le « sentiment d’être trop comprise » par moi. Donc effectivement, elle ne peut pas me le dire pour des raisons logiques. Que je ne la comprenne pas trop bien, il faut qu’elle soit assurée de cela. Elle doit rester à distance de l’autre et de moi. 

En relisant mes notes et ses écrits, je repère mieux « l’effet jumelle » (c’est moi qui le nomme ainsi). Je l’avais reçue avec une collègue psychologue femme donc « à deux ». A partir de 2010, quand elle perd son travail et que je ne suis plus la garante, la gardienne de ce travail, les phénomènes deviennent prégnants dans le rapport qu’elle a avec moi. Je deviens plus « jumelle » à mon insu, j’occupe sans doute plus cette place là pour elle, c’est mon hypothèse. Elle me pose souvent la question de savoir si mes yeux ont changé de couleur, si je suis bien qui je suis, elle appelle très souvent les secrétaires, les assistantes sociales. Durant les entretiens, Mme W. dit ainsi :  » Je ne suis pas sûre que vous soyez le Dr M., je ne suis pas sûre que c’est vous «  Autre forme:  » La dernière fois, vous aviez les yeux bleus aujourd’hui ils sont verts ou marron  » C’est la même chose pour la secrétaire qui est à l’accueil, avec une autre femme donc: » Ça ne va pas, elle a les yeux marrons et l’autre jour ils étaient bleus, c’est pour me rendre folle « . 

Quelle parole je lui donne pour que cela vienne pour elle recoller l’image et le nom, la personne et son nom, garantir le même ? Voici comment je réponds: « Je suis le Docteur M. « ,  » J’ai toujours les yeux de la même couleur « ,  » la secrétaire a toujours les mêmes yeux  » et je ne fais aucun commentaire, aucune explication, justification, discussion. Elle répond  » Ça y est, ils sont remis « ,  » Oui, c’est comme ça , ça va« . Il arrive que ma parole ne suffise pas, elle ne me dit rien pendant tout l’entretien mais ensuite elle appelle une psychologue et demande si le Dr M. qu’elle a vue hier était bien le Dr M, une réponse téléphonique affirmative lui suffit, suffit à faire coïncider de nouveau le nom avec la personne. 

Cela a plusieurs incidences : par périodes, elle ne peut pas me voir, littéralement, venir me voir donc elle m’appelle au téléphone, il n’y a jamais aucun doute avec la voix. Quand elle ne sait pas si c’est bien moi, si je suis bien qui je suis, elle vérifie, questionne et c’est une parole qui vient border la question, recoller le nom et l’image.   

– Enfin, un dernier fait clinique que j ‘avais inscrit dans les avatars ou dérivés des troubles spéculaires : au travail, elle a peur de faire du mal de faire des erreurs. Quelles erreurs ? Elle nous les a raconté lors du premier entretien : elle doit lire les noms des patients et vérifier les étiquettes des tubes à essai. Il lui arrive d’être saisie par une angoisse, un arrêt devant l’étrangeté de l’affaire. Elle s’arrête dans son travail et doit demander à son chef si ce qu’elle lit est bien ce qu’il y à lire. Elle identifie le mot mais ne peut plus le reconnaitre comme un nom propre, le nom d’une personne. Elle donne l’exemple suivant : AMENOPHIS, elle pense « amen office », « amène au fils» et elle lit ce qu’elle pense. 

Je ne suis pas certaine aujourd’hui que cela soit à mettre sur le compte du déliement de l’image et du nom mais plutôt à lire comme effet de décapitonnage d’une lecture oralisée où il s’agirait d’un rapport forclos au signifiant ou plus encore d’un phénomène hallucinatoire comme une voix. J’ai trouvé éclairante cette phrase de Solal Rabinovitch « Ce rapport dérangé au langage est à entendre au pied de la lettre, parce que la lettre en est l’objet même » (Les voix, page 171)   

La solution délirante de Mme W : Pour ne pas perdre le nord, elle a donc choisi une déesse nordique, GNEF, scandinave précise -t-elle et cela se prononce GUENF, déesse de la justice et de la fécondité et cela fit deux ans qu’elle lui écrit tous les jours sur son ordinateur. Elle détruit systématiquement tous les écrits depuis décembre 2004 pour ne plus se répéter. Elle me précise que cela n’est pas adressé à un humain, elle a le droit de tout dire : elle gère donc l’inhumain (un humain) de sa psychose. « Garder le nord, ne pas perdre les pédales » , « un peu de liberté », « la tête qui travaille moins», tout cela est noté avec la date, l’heure et ce comptage temporel vient border chaque note. 

Les écrits de Mme W sont en effet de deux sortes : 

1) il y a ces écrits qui sont en fait des mails rédigés, tenus comme des notes pour un journal, avec une adresse à la déesse norvégienne sur un ordinateur hors réseau. C’est assez factuel. Exemple : « 05/08/2005, 06 :14 :39 ; je t’ai laissée, gnef, hier soir parce que je n’avais plus de cigarettes et que je ne voulais pas me bourrer de tranquillisants. Une bière à 17 heures et de la glace. Je vais mieux qu’hier » 

2) La poésie comme un automatisme d’écriture, un jaillissement, pas une écriture qui fait sinthome. Mais elle aime bien écrire et sait qu’elle a le talent d’une écriture qui lui échappe totalement en production quasi automatique. Elle produit des textes ou des poèmes dans la salle d’attente et chez elle. Je lui ai proposé de taper et de relier ses poèmes car ils jaillissent dans l’écrit et pas sous forme orale ou vocale. Elle l’a fait et me les a offert dans un recueil de poèmes écrits entre 2006 et 2012, recueil qu’elle m’a donné.   

A côté de l’adresse délirante, il y a la place fondamentale et majeure faite à son poste de travail. Ce travail qui scande et organise sa journée, le lever, la toilette, le ménage, la marche à pied pour y arriver deux heures plus tôt (avant qu’on ne le lui interdise sous le prétexte des assurances de l’hôpital), ce travail est aussi le lieu où elle éprouve tous les effets de sa réalité fluctuante dont elle ne cesse de subir les métamorphoses. Elle a une vie quotidienne harassante où elle doit en permanence corriger, rectifier, reconstituer, localiser le réel: un technicien des travaux a l’odeur de sa mère et il ressemble terriblement à son frère. Tous les aides – soignants sont le même médecin d’Épinal.   

C’est à travers la demande de garder son travail qu’elle a engagé sa démarche avec moi. Ca a été d’emblée ou presque posé, pris dans le transfert : je devais être là pour défendre son travail, sa reprise de travail mais également les arrêts et j’ai longtemps négocié ces derniers en fonction de l’intensité de la dislocation des images. Conserver son travail a été d’une grande importance jusque dans des limites que j’ai fixées assez vite avec elle : quand la lecture des étiquettes commençait à se faire avec des erreurs, quand les collègues devenaient tous « des alias », quand son chef était absent et qu’elle n‘avait pas de réponse. 

Il y a eu les réformes hospitalières et le changement de son poste recomposé en un autre lieu avec un autre titre et l’automatisation de l’envoi des prises de sang au laboratoire. Là, cela n’a plus été possible, c’était devenu pour elle une sorte de grand cauchemar. Elle a été mise « à la réforme » qui est le terme consacré dans la fonction publique et étant donné sa structure cela n’a pas été sans effet pour elle, effets littéraux. Cela a été une perte très difficile pour elle. Elle a fini par être mise en préretraite après que son poste de travail ait disparu dans les restructurations hospitalières.     Elle s’est mise à boire beaucoup, les troubles spéculaires se sont multipliés sous cette forme dégradée de changement de couleur des yeux, de perte du nom. Il y a eu des périodes de grandes décompensations où plus rien n’était sûr au sens ou plus aucun nom n’était sûr. C’était effrayant pour elle, apocalyptique, la parole alors ne tenant plus les choses, c’est alors que surgissaient des idées mélancoliques avec tentatives de suicide médicamenteuses ou des prises d’alcool massives. 

C’est « l’instabilité foncière du monde psychotique », « la réalité est un placage fabriqué et notre monde, un monde de carton pâte » nous dit Marcel Czermack dans l’Homme aux parole imposées  et il nous rappelle « il faut un malade pour arriver à le formuler ». Il y a eu plusieurs hospitalisations pour les épisodes mélancoliques dont une ou elle s’est fracassée en tombant de sa hauteur sur la pelouse de la clinique le lendemain de son arrivée avec des fractures sans commune mesure avec la banalité de la chute.   

C ‘est une patiente assez inébranlable mais il est vrai que lorsqu’elle demande quelque chose, y compris de très concret, très quotidien, elle n’a plus besoin de la chose dès l’instant qu’elle a eu le mot. La réponse symbolique fonctionne. Elle est en même temps, déclenchée par les mots :  » être à découvert  » c’est au littéral. 

La place de l’alcool serait à approfondir. Des questions se posent avec Mme W: est-ce que cela vient à la place de la parole? Quand elle ne peut pas faire appel à l’autre, quand elle ne peut pas rencontrer l’autre ? Est ce que c’est une équivalence de la parole, un succédané, un ersatz de parole venant de l’autre ? Charles Melman parle d’un mode de stabilisation de la psychose, d’une médication artificielle quand il n’y a pas accès au symbolique. Au delà de l’effet de sédation de l’angoisse dans la psychose, pourrait-on poser que l’alcool a une fonction plus spécifique comme stabilisateur de l’image spéculaire ? Avec l’alcool, il y a quelque chose qui ne bouge plus. Ou serait- ce, l’alcool comme expérience sensorielle de flou, pour tenir l’image virtuelle dans le miroir ?   

Gémellité ou avec la sœur jumelle : La gémellité comme expérience première pour béquiller la psychose : le semblable et le même ? Est- ce que chez cette femme la gémellité est venue déclencher des troubles spéculaires ? La gémellité peut-elle protéger du déchainement de la psychose ? Mme W a donc une sœur jumelle monozygote, elles viennent en places 3 et 4 dans une fratrie de six enfants nés dans l’Aveyron d’un père ingénieur et d’une mère au foyer. Elles ont toujours été ensemble, scolarisées ensemble et placées ensemble en famille d’accueil. Elle relate un parcours de jumelles ordinaires pourrait-on dire avec une séparation des places inscrite sur le plan scolaire : A elle les mathématiques et les sciences, à sa sœur les lettres. En même temps, elle dit avoir toujours eu un retard scolaire, avoir été elle la bête, sa sœur l’intelligente.  » Pour évider ou éviter la différence, pourquoi ne pas être débile, pourquoi ne pas se passer de tout savoir, et même de toute langue ? «  (Jean Bergès page 104) Mme W, durant une période de l’adolescence où elle a été orientée en L.E.P, rendait des copies blanches où elle inscrivait  » Et vous qu’en pensez-vous ? « .   Elles se séparent scolairement et plus tard dans leurs métiers, elle devient aide soignante après avoir entrepris des études d’infirmière, sa sœur devient psychologue et éducatrice spécialisée et étudiera la P.N.L. Mme W continue de dire « Elle, les lettres, moi la biologie ». 

La gémellité, constatation bizarre de la différence, c’est le titre que Jean Bergès a donné au chapitre de son ouvrage « L’enfant et la psychanalyse » écrit avec Gabriel Balbo (Masson, Paris, 1994) chapitre qui traite des éléments spécifiques de la fonction du miroir, de l’image chez les jumeaux. Jean Berges nous rappelle que la gémellité est de règle pour dire que chacun a son pareil, son semblable, son double ou un frère à abattre. Il nous rappelle que le leurre est celui d’un rapport pacifié l’un à l’autre, et que l’étiologie de la gémellité, c’est la phobie de la dépression, dépression de la mère bien sûr. Jean Bergès y traite de la façon dont la mère se débrouille avec cela. Or, pour Mme W., la mère est peu présente dans son discours, la mère a été certainement très absente, dite  » dépressive » et certainement malade mentale, les enfants ont été placés malgré un père avec un statut socioprofessionnel tout à fait convenable. Dans le rapport social que Mme W. avait demandé, il s’agissait d’un rapport d’une époque, celle de la fin des années soixante et que nous avions lu ensemble. Il y était fait mention d’enfants incuriques et spécialement pour les deux jumelles, et d’une mère inconséquente. C’est un rapport assez moral et hygiéniste où la fonction de l’assistante sociale était clairement du côté de la préservation de la valeur famille.   

Un trouble spéculaire débute très tôt : c’est le changement de couleur des yeux et cela débute à l’école lorsqu’ elle est assise à côté de sa sœur jumelle, les petites camarades et la maitresse ont les yeux qui changent de couleur, elle questionne la sœur jumelle qui lui répond et cela remet les choses en place. C’est un phénomène élémentaire limité, à côté de la jumelle et calmé par les paroles de la jumelle. C’est ce point clinique qui me fait questionner la gémellité comme élément causal et stabilisateur chez Mme W. Je fais l’hypothèse qu’avec ces troubles spéculaires, la dissemblance est interrogée à l’extérieur du couple formé avec sa jumelle et que c’est sa jumelle qui « recolle » l’image en répondant. La gémellité, pour Mme W , ne doit que rassembler. Je vous lis cette autre note de Jean Bergès :  » Quand il n’est pas là, l’autre est toujours absolument dissemblable : et même cette dissemblance est imputée au jugement de l’autre. En effet, ce qui est tellement insupportable, c’est que la séparation puisse briser la gémellité spéculaire ». Ici c’est la gémellité et la psychose qui sont questionnées. Dans le Stade du miroir Lacan inscrit l’image spéculaire comme i(a), l’image i(a) spéculaire est une image qui vient cacher l’objet a.

La fugue : En 1973, à l’âge de 17 ans, Mme W fugue à Paris. Elle rapporte ainsi l’affaire : elle a écrit un devoir sur le Petit Prince donc elle a travaillé en français qui est la partie, le côté de la sœur. Elle aurait dû avoir 19 ou 20 mais la professeur n’a pas cru qu’elle l’avait fait elle même et lui a mis 14 sur 20. Mme W en a été très indignée. Son père s’est rangé aux dires de la professeure. Alors révoltée par cette injustice, Mme W, elle a décidée de fuguer pour Paris et sa sœur l’aurait accompagnée car précise Mme W « J’étais fragile déjà ». Au retour, son père l’aurait enfermée un mois afin qu’elle ne se sauve plus. Elle en veut beaucoup à sa mère de ne rien avoir fait. Comment lire ce moment ? Le déclenchement du voyage à Paris fait suite au message qui lui vient de la professeure. Cette dernière l’identifie mais ne reconnaît pas son travail comme sien, ne lui attribue pas, ne le met pas à son nom le suppose de la jumelle, la professeure les sépare en ne les confondant pas, en ne reconnaissant pas l’écrit, la phrase de Mme W et elle, Mme W fait un voyage pathologique : elle fuit, part, fugue avec sa sœur jumelle, ensemble.   

Un grand voyage au Brésil a lieu quelques années plus tard, sans la jumelle où Mme W se promène « sans angoisse, en bus, en stop, seule en toute légèreté ». C’est « une fuite », une « sortie de sa vie » dit-elle, elle n’a peur de rien, elle peut tout parcourir. Elle fait d’autres voyages moins lointains, en Europe qui sont autant de déambulations où elle se sent complètement libre. Elle aménage une existence avec un travail, une vie de couple puis seule et ne peut plus partir. Avec la sœur, les relations distanciées s’installent.   

Si Mme W a une grande crainte de faire du mal aux autres (c’est un trait actuel, apparu à l’âge adulte chez elle car c’est une sorte de persécution retournée) elle a notamment très peur de nuire à sa sœur jumelle. Elle avait renoué en 1992 avec sa sœur jumelle par téléphone car faire du mal aux autres, cela passe par le regard, elle ne doit pas trop voir les autres pour leur éviter les malheurs qu’elle peut leur causer. Elle même interroge souvent les liens de la génétique et la gémellité. Elle se sépare de son conjoint. Il surgit des maladies pour elle et pour sa sœur : « cancer de la plèvre, insuffisance mitrale », elle attribue des maladies à sa sœur, en suspecte d’autres chez elle même. Ce sont des maladies toujours différentes qui les font distinctes. Elle l’a revue en 1998 après une nième période de séparation et elle est certaine de lui avoir fait perdre la thyroïde : « un mois après qu’on se voit vues, sa thyroïde a disparu ». Elle délire dans sa gémellité. Quelques autres notes de Jean Bergès nous intéressent à ce propos pour notre patiente avec cette sœur jumelle qu’elle craint toujours de revoir, de rendre malade, voire de tuer « L’image en miroir est celle du jumeau. Elle est cependant sans cesse destitutive du sujet, qui n’en peut rien assumer sans désirer la mort de celui qui est supposé désirer sa propre perte. Il y en a toujours un de trop mais lequel? Et le penser pour soi, c’est immédiatement destructeur de l’autre » [10]

Dans son ouvrage déjà cité, Stéphane Thibierge relève ceci : « Aussi la forme imaginaire et spéculaire du moi n’est pas seulement leurrante. Elle est également structurée par cette bipolarisation identificatoire qui installe les modalités de la relation au semblable dans la forme primordiale de l’agressivité jalouse et de la destruction »[11]. On sait que Lacan a résumé le drame de la jalousie comme « le moi se constitue en même temps que l’autrui » (C’est dans le complexe d’intrusion dans les Complexes familiaux).   

Il n’y a pas de rituels sociaux pour séparer les jumeaux, reconnaître l’intensité du lien et permettre séparation. D’après Claude Levi Strauss s’exprimant lors d’un entretien avec Bernard Pivot, dans certaines tribus, les jumeaux étaient supprimés comme considérés hors condition humaine. Dans la littérature, cela est traité sur le mode du double pas du couple, pas dans une problématique d’individuation (Dostoievski, Hoffmann, Maupassant ….)[12].   

Depuis plusieurs années, Mme W voit rarement sa sœur jumelle, sait qu’elle même est devenue trois fois plus grosse que sa sœur et que cette maigre jumelle et elle ne peuvent plus se ressembler. Néanmoins elle craint régulièrement de lui donner un cancer de la gorge en l’appelant au téléphone, alors elle vérifie avec moi que « cela n’est pas scientifiquement possible». Scientifiquement ? C’est à dire qu’elle le vérifie avec la parole, en parlant, en me posant une question. Chez Mme W, il y a un effet de sédation, effet immédiat et étonnant, un effet de l’incidence du symbolique dans le rapport à l’image spéculaire. Et au fond, ce n’est peut être pas si étonnant si l’on s’intéresse à la constitution spécifique de l’image. 

Après ce travail de plusieurs années, nous nous sommes séparées fin 2012. C’est une psychose pacifiée et elle a mis un poème « à ma sœur » en première page de son recueil :

 «…. Nous voici bien loin L’une de l’autre Sans être des clones Nos vies Se cherchent Et tendent à être aimées »