Auteur/autrice : Emeline

Jean-Marc Faucher : Claude Lévi-Strauss sur Mauss

Claude Lévi-Strauss : Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss

(notes)

Jean-Marc FAUCHER

C’est à partir de l’essai sur le don de Marcel Mauss, essentiellement centré autour des pratiques Maori, que Lévi-Strauss organisera tout son article d’introduction à l’œuvre de M. Mauss. 

Les Maoris sont un peuple de Nouvelle Zélande, qui peuvent faire aujourd’hui de redoutables joueurs de rugby avec leur danse guerrière chantée, le Haka.

Les Maoris sont restés jusqu’à la fin du 19ème siècle à l’écart des populations de souche européenne ce qui explique qu’ils aient pu jusque-là conserver leurs mœurs et traditions que les ethnographes ont pu alors recueillir. Sous administration britannique, la “propriété naturelle“ attachée à ce que les Maoris nomment “Taonga“ a été légalement reconnue et inscrite dans la constitution. Ces taonga désignent aussi bien les sites de chasse et de pêche, les terres les eaux et tout ce qui peut y etre prélevé, de même que les objets façonnés porteurs de leurs traditions.

Mauss qui a écrit ce texte en 1922 n’avait pas connaissance de l’enseignement de Saussure qui n’a été publié qu’en 1916. 

Il n’avait pas à sa disposition la notion de signifiant. 

La thèse que Mauss tente de soutenir dans cet article est que les pratiques sociales encore observables chez les Maoris seraient la survivance contemporaine de fondements archaïques communs à l’humanité. À partir de ces fondements se seraient différenciés au fil de l’histoire les institutions que nous connaissons aujourd’hui avec les notions de religion, de commerce, et de droit.

Il y trouve confirmation dans le repérage de traces persistantes de ces fondements dans les mœurs de l’antiquité, notamment romaine, grecque et sémitique, conçues comme des chainons intermédiaires entre ces pratiques primitives et nos institutions contemporaines.

Sur quels faits s’appuie-t-il ?

Contrairement à ce que les historiens considèrent généralement l’histoire des échanges n’a pas commencé par le troc, c’est-à-dire un arrangement entre 2 parties qui y trouvent leur intérêt. La notion de troc n’est pas naturelle aux mélanésiens et polynésiens. On observe plutôt des pratiques de dons, en apparence volontaires, en réalité tout à fait contraints.

Les Maoris sont en effet soumis à 3 obligations rigoureuses :

Celle de donner, entre les générations d’abord, à défaut de quoi tout chef de tribu ou de clan se verrait perdre son autorité (Mana), donner au voyageur de passage, donner à l’occasion de ces cérémonies nommées “potlatch“.

Celle d’accepter le don ensuite, son refus pouvant signifier la guerre. Où l’on voit que la question freudienne « pourquoi la guerre » s’y trouve inversée en « pourquoi la paix » avec sa réponse : parce qu’un certain ordre symbolique est respecté par chacun des membres du groupe. Un Maori est ainsi susceptible de faire un long détour afin d’éviter de devoir accepter un don qui l’obligera.

Obligation de rendre enfin, avec cette notion importante que du temps doit s’être écoulé avant de de pouvoir exécuter toute contre-prestation.

La question de Mauss est alors : Qu’est-ce qui fait obligation ? Et cette obligation semble être liée à ce que les Maoris nomment le “Hau“.

Mauss traite alors le signifiant “Hau“ comme s’il s’agissait d’un nom commun qu’il se propose de traduire par spiritus, cet esprit, ce souffle, qui se manifeste par le vent qui anime soudainement le foret. Cet esprit de la forêt resterait attaché à tout ce qui y a été prélevé et ceux qui se le sont approprié doivent en payer le prix. Le Hau est ainsi conçu comme une vertu qui continue à animer les choses, une propriété qui leur reste liée. Un proverbe rappelle qu’un objet donné est susceptible de détruire celui qui le reçoit.

Mauss, dans son souci de traduction du mot Hau reste froid devant l’irritation que déclenche chez l’informateur Maori l’idée de “vent de la forêt“, qui, je vous en laisse juge, me semble pourtant sensible.

« Tamati Ranaipiri, l’un des meilleurs informateurs maoris, nous donne tout à fait par hasard, et sans aucune prévention la clef du problème du “Hau“, de l’esprit des choses et en particulier de celui de la forêt et des gibiers qu’elle contient :

« Le Hau n’est pas le vent qui souffle ! Pas du tout ! 

 Donc, supposez que vous possédez un Taonga et que vous me donnez ce taonga. 

Vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas un marché. 

Or je donne ce taonga à une 3ème personne 

qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement, il me fait présent de quelque chose. 

Or ce taonga qu’il me donne est le Hau du Taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. 

Les Taonga que j’ai reçu de lui pour ces Taonga venus de vous il faut que je vous les rende. 

Il ne serait pas juste de ma part de garder ces Taonga pour moi, qu’ils soient désirables ou désagréables. 

Je dois vous les donner car ils sont le Hau du Taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième Taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. 

Tel est le Hau, le Hau de la propriété personnelle, le Hau des Taonga, le Hau de la forêt. Kali ena !! (Assez sur ce sujet !!) » c’est-à-dire : Et basta !!

 

Mauss interprète : « Pour bien comprendre il suffit de dire : “Les Taonga et toutes propriétés dites personnelles ont un Hau, un pouvoir spirituel“. » 

« Ceci apparait comme une idée maitresse du droit coutumier Maori. 

Ce qui, dans le cadeau reçu, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. 

Animée, la chose donnée tend à rentrer à son “ foyer d’origine“, ou à produire un équivalent qui la remplace. »

Mauss passe à côté de la notion de signifiant qui sera pourtant patente dans les exemples qu’il nous donnera des traces persistantes de ces fondements archaïques relevées dans les mœurs de l’antiquité, notamment de l’antiquité romaine avec les signifiants Nexus et Reus.

Nexus, lien, était symbolisé par un lien de paille noué aux objets transmis. Reus désignait celui qui a reçu la “Res“ et qui s’en trouve possédé, au point de risquer de se trouver réduit en esclavage s’il ne peut s’en acquitter comme il se doit. Une relecture de Molière, George Dandin ou le mari confondu, peut-être à ce titre illustratif.

Dans l’antiquité grecque, La Némésis punissait ceux qui, détenteurs de trop de biens, ne se montraient pas assez généreux. La vindicte à laquelle se trouvent exposés aujourd’hui certains des grands noms de notre capitalisme en est l’héritière.

L’antiquité sémitique montre le signifiant Zédaka, justice, soutenir l’obligation de pratiquer la charité.

Les conclusions de Mauss sont d’abord historiques : L’évolution n’a pas fait passer du troc à la vente et celle-ci du terme au comptant, mais c’est d’un système de cadeaux donnés et rendus à terme que s’est édifié le troc par simplification et rapprochement de temps autrefois disjoints, et à la vente et celle-ci à terme et au comptant et aussi le prêt.

Ses conclusions sont aussi sociologiques. Il y a dans les pratiques tribales anciennes ce qu’il appelle un “fait social total“ au sens d’un noyau germinatif ancestral qui contient en puissance toutes les institutions différenciées qui en dériveront par la suite progressivement au fil de l’histoire, jusqu’aux formes clairement séparées d’un système d’institutions divisées en religion, droit, économie. 

Ce fait social total implique l’ensemble des comportements sociaux individuels, ce qu’on pourrait appeler une psychologie de ces individus.

Avant de poursuivre, quelques mots sur le signifiant “Mana“ puisque Lévi-Strauss s’y référera davantage qu’au signifiant “Hau“. Nous avons déjà rencontré ce signifiant dont nous avons vu que Mauss proposait de le traduire dans certaines situations par “autorité“. 

Mauss y fait surtout référence dans un article plus ancien : Esquisse d’une théorie générale de la magie.

Mauss nous dit qu’Il est impossible de concevoir une pratique magique si elle est extraite de sa dimension collective. Pour que vive une croyance il faut toujours être au moins deux.  

Le magicien qui pratique le rite et l’intéressé qui y croit. 

Ce couple irréductible forme déjà une société mais l’adhésion est plus collective encore et est étendue au groupe social.

Le magicien lui-même a besoin de la croyance du malade et du groupe social pour soutenir la sienne.

Ce qu’on appelle la croyance a des effets somatiques chez les membres de ces collectivités : le malade abandonné par le magicien meurt. (On peut se référer à l’article de P.Y. Gaudard, Effet physiques de l’idée de mort suggérée par la collectivité : JFP N°39, 2010)

Selon Mauss “Mana“ désigne le pouvoir magique, aussi bien du magicien que du rite, des gestes, des mots et des objets qui interviennent dans le rite.

Il donne l’exemple du magicien qui produit de la fumée avec des herbes aquatiques pour faire venir la pluie tant attendue par le groupe. 

Et Mauss propose de concevoir cela comme une forme de jugement, qui ne peut opérer sans cette notion de Mana (le magicien comme les herbes aquatiques sont porteurs de Mana) et auquel le groupe souscrit : fumée f(Mana) = nuage. 

***

Après cette introduction à l’œuvre de Mauss, nous allons le voir, il ne restera pas grand-chose de ce sur quoi Mauss pensait avoir mis le doigt. Pour résumer il s’agissait du fait que les échanges humains ne trouvent pas leur fondement dans le troc, c’est-à-dire dans un arrangement entre 2 parties fondé sur l’intérêt de chacun, mais sur un système d’obligations. Ces obligations ménagent la place du tiers et ceci sous l’autorité de ce qui est nommé le Hau. Cette autorité s’impose à celle du chef de clan ou de tribu. La question de Mauss étant alors : qu’est-ce qui sous ce mot fait autorité ?

Mais la lecture consécutive de ces deux textes a son intérêt. On trouve je crois dans ce texte de Claude Lévi-Strauss l’origine de bon nombre des questions que Lacan aura poursuivies tout au long de son enseignement. Notamment nœud à 3 ? Nœud à 4 ?

Même s’il est un peu compliqué parce que les formulations de CLS sont un peu difficiles à déplier, c’est un langage technique de linguiste, ce parcours nous permettra peut-être de trouver quelques bases pour apporter à cette formule de Lacan “psychose sociale“ une signification actuelle, qui n’était pas forcément ce que Lacan désignait à l’époque, mais qui pourrait correspondre à ce que nous sommes en train de vivre collectivement. 

Par exemple les efforts continument déployés pour subvertir l’autorité de ce sur quoi pouvait trouver appui le magistrat pour ne pas avoir systématiquement à valider rétrospectivement la politique du fait accompli en matière sociétale. Cet appui se trouvait en général dans le droit coutumier non écrit. 

Le seul point sur lequel l’autorité publique a, semble-t-il, pu encore tenir bon est « la mère est celle qui accouche ». Elle le reste jusqu’à une éventuelle procédure d’adoption. Ainsi « il résulte du droit positif qu’une personne transgenre homme devenue femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n’est pas privée du droit de faire reconnaître un lien biologique avec son enfant, mais ne peut le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservés aux pères »

Ce parcours donc me semble pouvoir être utile malgré sa difficulté.

Lévi-Strauss commence en reprenant les propositions de Mauss 

« En un sens le social s’identifie avec le mental » 

« Les aspects multiples d’une réalité ne peuvent être saisis sous forme de synthèse en dehors du psychique. »

 « Il est donc naturel à la démarche du sociologue de considérer que, dans ce qui lui est donné d’observer, (c’est-à-dire selon Mauss les « comportements sociaux individuels »), les catégories inconscientes se confondent avec celles de la pensée collective. ». 

Mais il se fait déjà un peu critique : « Le fait social ne réussit pas à être total par simple réintégration des aspects discontinus ». 

Lévi-Strauss introduit alors quelque chose sur quoi il va s’appuyer pour critiquer plus fondamentalement la démarche de Mauss : « l’échange est une synthèse inconsciente immédiatement donnée par la pensée symbolique »

« Mauss s’est arrêté avant d’avoir franchi le pas décisif. », nous dit-il.

« Mauss a bien perçu que l’échange était le dénominateur commun mais l’observation ne lui fournit pas l’échange, mais seulement trois obligations : donner, recevoir, rendre. ».

« Il lui faut donc construire la structure dont l’expérience ne lui donne que les éléments, à partir d’une “source“ susceptible de les subsumer sous l’unité plus générale de l’échange. »

« Cette source il la trouve dans une vertu liée aux choses échangées, qui force les dons à circuler, à être donnés, acceptés, rendus. »

« Mauss n’a pas vu que c’est l’échange qui constitue le phénomène primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décompose. »

« Il faut que le sociologue s’efforce de recomposer le tout, dont l’unité est plus réelle que chacune des parties ». 

« Mais Mauss s’acharne à reconstruire un tout avec des parties et il lui faut pour cela ajouter une quantité supplémentaire : le Hau. »

« Il se laisse mystifier par l’indigène. Le Hau n’est pas la raison de l’échange, c’est la forme consciente sous laquelle des hommes ont appréhendé une nécessité inconsciente dont la raison est ailleurs. »

Cette “Nécessité inconsciente“ c’est donc ce qu’il va essayer de dégager en s’efforçant de réinterpréter les faits constatés par Marcel Mauss à partir des acquis de la linguistique (Saussurienne), donc sans faire appel à des notions “magiques ou affectives“. 

« Les notions de type Mana, dit-il, sont fréquentes et il est donc légitime d’en constituer le type ».  Il ne les qualifie donc pas de signifiants et les désignera, nous le verrons, par le terme “symbole“.

Il va donc s’employer à préciser la fonction de ces “notions de type Mana“ du point de vue de la linguistique. Mais,  ce faisant, il assimile le Hau et le Mana, comme relevant du même type de notions. 

Il élude donc la question que poursuivait Mauss : la notion d’obligation liée au “Hau“, alors que du Mana ne résulte nulle obligation. « Le Mana intervient dans un acte magique, et il n’y a aucune obligation sociale à pratiquer la magie » avait tenu à préciser Mauss. En revanche, un Maori est capable de faire un long détour pour éviter de se voir offrir un cadeau qu’il devra accepter. C’est tout différent, on le voit, d’un troc qui requiert l’accord des parties.

Lévi-Strauss poursuit : « Loin de caractériser un prétendu stade archaïque de l’évolution de l’esprit humain les “notions du type Mana“ seraient fonction d’une certaine situation de l’esprit en présence des choses. » 

« Chez les algonquins (peuple d’Amérique du nord), “Manitou“ désigne toute “chose“ qui n’a pas encore de nom commun, puisqu’elle n’avait encore jamais été rencontrée » : une salamandre par exemple.

« Nous pratiquons de même quand en présence d’un objet inconnu nous le qualifions de “truc“ ». 

« Nous pouvons pareillement dire de quelqu’un qu’il a “quelque-chose“. »

« Le slang américain attribue à une femme du  “Oomph“ ». 

Nous pouvons distinguer les 2 derniers exemples par l’absence d’un objet à proprement parler désignable et par la référence à quelque chose de l’ordre du désir.

« Toujours et partout ce type de notion interviennent pour représenter une valeur indéterminée de signification, en elle-même vide de sens, et donc susceptible de recevoir n’importe quel sens. » 

« Leur fonction est de combler un écart entre le signifiant et le signifié, ou plus exactement de pointer le fait, qu’à telle occasion, un rapport d’inadéquation s’établit entre signifiant et signifié. »

Alors, à quoi correspond ce qu’il appelle “écart“ ou “inadéquation entre le signifiant et le signifié“ ? : Selon Saussure chaque signifiant trouve sa contrepartie dans le champ du signifié, c’est-à-dire selon lui, dans le champ des concepts. Dans les 4 exemples que Lévi-Strauss nous a proposés le concept manque. Comme il le précisera un peu plus loin, il s’agit là d’un “signifié“ qui est repéré mais pas connu. Il n’en reste pas moins qu’il est repéré. Comme Freud a pu nous l’indiquer à propos de la Bejahung, Il s’agirait d’accuser réception de la perception au sens large, incluant l’affect, de quelque chose en lui attribuant une propriété, avant même que cette propriété ne soit formellement constituée en concept. Et donc, à défaut de savoir encore très bien de quoi il s’agit, cette propriété sera désignée à l’aide de ce que Lévi-Strauss appellera un “signifiant flottant“, par exemple le “Oomph“, qui ne répond pas à la définition que Saussure a donnée  d’un signe linguistique : une entité psychique à deux faces, où se trouvent liés un signifié et un signifiant et qui ne vaut que par la différence avec les autres signes appartenant à la langue comme système.

Lévi-Strauss donc écarte que l’on puisse chercher “l’origine“ de la notion “Hau“ ailleurs que dans la réalité des relations qu’elle aide à construire, c’est-à-dire l’échange (comme synthèse dont l’intuition serait inconsciente). « Les notions de croyance, de sentiments sociaux ne sont pas des notions scientifiques » dit-il.  

« L’échange n’est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations, à l’aide d’un ciment affectif et mystique. » 

« C’est une synthèse immédiatement donnée à, et par, la pensée symbolique qui surmonte la “contradiction“ qui lui est inhérente de percevoir les choses simultanément sous le rapport de soi et d’autrui. »

Par rapport à autrui je peux être tour à tour le personnage qui donne, reçoit, rend. Ce n’est pas le même et pourtant c’est toujours moi : Cf. la question du Sphinge à Œdipe. (de la même façon, je peux être mère en même temps que fille et l’expérience montre que ce n’est pas toujours simple)

Donc « L’échange n’est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations, à l’aide d’un ciment affectif et mystique. » 

Et Il pose alors la question :

« N’en va-t-il pas de même pour la magie ? » puisqu’il a choisi le “type Mana“ et non pas le “type Hau“ pour désigner la notion qu’il qualifiera ensuite de “signifiant flottant“.

« Le jugement magique, impliqué dans l’acte de produire de la fumée pour susciter les nuages et la pluie, ne se fonde pas sur une distinction primitive entre fumée et nuage, avec appel au Mana pour les souder l’un à l’autre. »

« Mais sur le fait qu’un plan plus profond de la pensée identifie fumée et nuage. » 

« Toutes les opérations magiques reposent sur la restauration d’une unité “ inconsciente“ . » 

« C’est dans ce caractère relationnel de la pensée symbolique que nous pouvons chercher la réponse à notre problème. »

Nous reviendrons un peu plus loin sur ce “caractère relationnel“ de la pensée symbolique.

                                                                    ***

Maintenant Lévi-Strauss développe son approche linguistique des “notions de type Mana“ :

« Le langage n’a pu naitre que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. » 

 « Mais la connaissance, elle, s’élabore lentement et progressivement. Les deux catégories du signifiant et du signifié, qui constituent le symbolisme, se sont constituées simultanément et solidairement. » 

« Le travail de péréquation du signifiant par rapport au signifié a été poursuivi de façon plus rigoureuse à partir de la naissance de la science moderne et dans les limites de son expansion. »

Alors : “Péréquation“ : per-aequare : rendre égal. Ce terme appartient au champ de l’économie et de l’administration. Par exemple réajustement des traitements et des pensions en fonction de l’indice de l’inflation.

Le “travail de péréquation du signifiant par rapport au signifié“ peut être compris ainsi : Dès lors qu’apparait une nouvelle distinction dans le champ du signifié, du concept, cela s’accompagne également de l’apparition de sa contrepartie signifiante, d’une nouvelle différence dans le champ du signifiant. 

« Mais, partout ailleurs, (hors des limites de l’expansion de la science) et constamment encore chez nous-mêmes et pour fort longtemps sans doute… (ce qui laisse penser qu’à terme il en ira autrement, c’est en effet la perspective du discours de la science), se maintient une situation où l’homme dispose dès son origine d’une intégralité de signifiant (dont ces “notions“ de type Mana), intégralité de signifiant dont il est fort embarrassé pour faire l’allocation à un signifié, signifié donné comme tel, sans être pour autant connu. » 

“intégralité de signifiant“ : “Intégralité“ c’est l’état d’une chose complète, entière. 

Saussure, cours de linguistique générale P. 124 :  « De nouvelles différences peuvent apparaitre au sein du système qu’est la langue, mais il est complet au sens où les altérations ne se font pas sur le “bloc du système“ mais sur l’un ou l’autre de ses éléments. » 

Il faut donc comprendre que le système de la langue est complet, indépendamment de ce qui se passe en son sein (c’est-à-dire l’apparition de nouvelles différenciations).  Il est complet au sens où un embryon est complet.

Lévi-Strauss poursuit : « Il y a toujours une inadéquation entre les deux (S et s), résorbable pour “l’entendement divin“ seul, (dieu seul sait ce que c’est que le Oomph), inadéquation qui résulte d’une surabondance de signifiants, par rapport aux signifiés. » (ici donc par rapport aux seuls signifiés connus). 

« Cette ration supplémentaire est absolument nécessaire pour qu’au total, le signifiant disponible et le signifié repéré (mais non connu), restent entre eux dans le rapport de complémentarité, qui est la condition même de l’exercice de la pensée symbolique. » 

« Les notions de type Mana, dont la fonction ne disparait pas dans notre forme de société, représentent précisément ce signifiant flottant, bien que la connaissance scientifique soit capable, sinon de l’étancher, au moins de le discipliner partiellement. » (le discours de la science aimerait bien à terme étancher ce signifiant flottant, autrement dit l’assécher).

« Nous voyons dans le Mana et autres notions du même type, l’expression consciente d’une “fonction sémantique“, dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s’exercer malgré la contradiction qui lui est propre : qu’il puisse être tour à tour substantif, adjectif, verbe. » (différentes classes grammaticales sous lesquelles peut effectivement se présenter “Mana“).

 « “Mana“ n’est rien de tout cela : simple forme, ou plutôt symbole à l’état pur, donc capable de se charger de n’importe quel contenu symbolique. »

« Dans ce système de symboles, ce serait simplement une “valeur symbolique 0“. »

« c’est-à-dire un signe marquant la nécessité d’un contenu symbolique supplémentaire à celui qui charge déjà le signifié. » (pour faire sa place à ce signifié repéré sans être pour autant encore connu, parmi lequel existe de l’inconnaissable).

 (“valeur symbolique 0“ : Lévi-Strauss s’inspire ici du “phonème 0“ de Jakobson, qui s’inspire lui-même de Saussure selon qui, dans la logique de la pure différence, « la langue peut se contenter de l’opposition de rien avec quelque chose ». Il donne l’exemple d’une déclinaison dans la langue tchèque  : nominatif, accusatif y sont distingués par la différence de leur désinence, le génitif par l’absence de désinence, c’est-à-dire la seule présence du radical.)

Notons que Lévi-Strauss parle de “fonction sémantique“, Lacan dira “fonction symbolique“, prenant en compte le “caractère relationnel de la pensée symbolique“ évoqué plus tôt par Lévi-Strauss.

 Intéressons-nous au “Caractère relationnel“ du “symbole“ Mana : Ce “signifiant flottant “a une fonction sémantique (apporter une signification) mais également une fonction symbolique qui lui permet de réunir les différents éléments qui constituent l’édifice , ceux par exemple connotés du signifiant Mana : la place du magicien (en tant qu’il occupe une place qui lui préexiste), les objets, le rite, les paroles, l’acte.

 

Voici ce que disait Lacan dans l’Éthique à propos de la fonction du Nom du Père dans la synchronie primitive du système premier de signifiants : « Quel est le minimum initial d’une batterie de signifiants concevable pour que puisse commencer à jouer le registre du signifiant ? : 4. C’est pour autant que quelque-chose, qu’un terme est constitué qui tient le système des mots dans une certaine distance, une certaine dimension “relationnelle“. Ce terme dont il s’agit peut-être refusé. La fonction de cette place où il y a quelque chose qui contient (retient) les mots, où une distance primitive est concevable, une articulation est possible, introduit la synchronie »  (cad la présence simultanée de places différentes, dont celle du tiers. Rappelons que la modalité d’échange Maori écarte la simplification à 2 seuls protagonistes là où le troc est un arrangement à 2 qui exclut le tiers.) 

Et voici le passage où Lacan évoque ce texte de Lévi-Strauss dans Fonction et champ de la parole et du langage en 1956 :

« C’est dans le « Nom du Père » qu’il nous faut reconnaitre le support de la fonction symbolique qui depuis l’orée des temps historiques, identifie “sa personne“ à la figure de la loi ».

 « Cette conception nous permet de distinguer clairement dans l’analyse d’un cas les effets inconscients de cette fonction, d’avec les relations narcissiques, voire d’avec les relations réelles que le sujet soutient avec l’image et l’action de la personne réelle qui l’incarne. »

« C’est la vertu du verbe qui perpétue le mouvement de la grande dette, de génération en génération, identifiée au Hau sacré ou au Mana omniprésent, symbole Zéro dit Lévi-Strauss réduisant à la forme d’un signe algébrique le pouvoir de la parole. »

La façon dont Claude Lévi-Strauss reprend l’essai de Marcel Mauss en en faisant ressortir l’ordre du signifiant, à côté duquel Mauss était passé alors qu’il en était extrêmement proche, est un apport important.

Et, en même temps, Lévi-Strauss nous montre ce qui est la perspective du discours scientifique : la disparition à terme de ces signifiants auxquels il n’est pas possible d’allouer un signifié précis.

Son intransigeance scientifique permet tout de même à Claude Levi Strauss de soulever des questions auxquelles Lacan s’attachera jusqu’à la fin de son enseignement. 

Qu’est-ce qu’un signifiant qui n’a pas de contrepartie conceptuelle et ne figure donc pas parmi les signes linguistiques ? Et pourtant, rien ne manque dans le trésor des signes linguistiques.

Qu’est-ce qu’un signifiant qualifié improprement pour cette raison de “manquant“ ? Pour Lacan un tel signifiant ne trouve sa raison que du désordre qu’introduit le sujet avec sa question concernant le désir de l’Autre. 

Enfin CLS affirme qu’il aurait été possible à Mauss de se passer du Hau pour construire l’unité de la notion d’échange, sans avoir à passer pour cela par l’entremise de ce signifiant “en plus“, quatrième élément, comme ciment pour tenir ensemble 3 obligations.

Quelques décennies plus tard Lacan produira le nœud à 3.

Freud rapprochait la paranoïa du discours scientifique. 

Lacan va jusqu’à dire que La Chose, “Das Ding“, ce qui comme altérité radicale reste inconnu, est “rejetée“ par le discours de la science « au sens propre de la Werverfung ». « Il s’agit d’incroyance, au sens d’un mode propre de l’homme à son monde. » “Das Ding “ étant « originellement ce que nous appellerons le hors signifié ».

« Le discours de la science rejette la présence de La Chose, pour autant que, dans sa perspective, se profile l’idéal du savoir absolu », non décomplété. 

Les religions, nous dit-il, « s’emploient à respecter le vide de “Das Ding“ »

« Je ne me console pas, avait-il dit je ne sais plus où, d’avoir dû renoncer à rapporter à l’étude de la bible la fonction du Nom du Père. »

Mais Il convient de distinguer, je pense, le discours de la science et la démarche du scientifique.

Le sujet de la science est l’effet de ce discours, c’est un sujet aujourd’hui exilé qui auparavant était pris dans un savoir collectif qui lui donnait sa place.

Nous pouvons constater que ce que Mauss avait cru repérer comme “traces persistantes des fondements archaïques communs à l’humanité“, ou ce qu’il en restait, est en train de foutre le camp, avec cette question: est-ce qu’on va savoir s’en passer ?

Par exemple, les instances compassionnelles, qui jugent non pas à partir des fondements du droit mais sur l’idée qu’elle se font des droits, se positionnant donc comme incarnant l’Autre de l’Autre, ont imposé l’abandon d’une règle coutumière bien antérieure à l’écriture de notre code civil, “l’indisponibilité de l’état de la personne“, qui avait été qualifiée de principe essentiel du droit français.  On ne pouvait pas changer l’état-civil du seul fait de sa propre volonté. 

Il y avait quelques exceptions, le divorce, l’adoption, l’accouchement sous x.

On s’est appuyé sur ces exceptions pour inverser la situation : la disponibilité est devenue la règle, l’indisponibilité l’exception. (1992 : l’état civil doit indiquer le sexe dont le justiciable a l’apparence, cette apparence fut-elle un artifice provoqué par lui-même.) 

Ceci a été étendu au « “prétendu“ principe de l’indisponibilité du corps humain » qui fondait la nullité d’un contrat à l’égard de la filiation (GPA traitée par la CEDH en 2014). L’autorité publique ne pouvait pas jusque-là se trouver contrainte de valider un arrangement entre 2 parties.

Enfin en 2016 le Défenseur des droits obtient la reconnaissance de la « possession d’état de son sexe », même si aucune modification corporelle n’a été exécutée, mais au titre du simple constat d’un “fait social“, par exemple changement de prénom etc. 

Le “coutumier“ représentait l’interdit pour des raisons non écrites, une forme d’autorité qui n’avait pas à se justifier, à l’abri des rationalisations.

Comme l’a montré ce que les militaires appellent l’exploitation des percées dans la guerre, un seul bastion du droit coutumier tombe et ce sont, on le voit, des pans entiers qui petit à petit cèdent.

On aurait pu croire que céder amènerait une détente, pas du tout.

On ne peut que constater que le militantisme redouble de virulence.

Le sujet moderne ne se reconnait plus dans l’aliénation qui règle le quotidien des membres du peuple Maori.

Et pourtant il reste aliéné, mais il ne le tolère plus, il devient sujet de la revendication, il revendique ses droits. Sa place ne lui est plus donnée mais “assignée“. 

Il s’insurge contre les diverses assignations arbitraires qu’un ordre cherche à lui imposer. (ordre qui est présenté comme n’étant rien de plus que l’hégémonie culturelle d’un groupe social ). Il s’insurge donc, quitte à se lancer dans une véritable entreprise de destruction de l’ordre symbolique. Et chacun est sommé de souscrire à cette position militante ou de se déclarer phobique. 

Une lecture de la fonction Mythe, Michel Jeanvoine

« POUR UNE ÉCOLOGIE DU LIEN SOCIAL »

Une lecture de la fonction « mythe » ?

Michel JEANVOINE 

 

Mercredi 28 juin 2023 

WEB’ SEM’ du Collège de Psychiatrie

Leçon 3


Pourquoi venir, revenir, voire insister sur l’analyse du mythe? Pourquoi mettre une nouvelle fois cette question sur le métier? La question pourrait se poser, et elle se pose, légitimement. Quelle écriture pour ce qui relève manifestement d’une fonction, la fonction « mythe »?


Nos interrogations sur ce qui fait notre social d’aujourd’hui, sur ce qui l’ordonne et lui donne corps, pourraient-elles trouver avantage à cet éclairage? Nous en faisons l’hypothèse.


Une lecture plus sereine des enjeux de ce social qui nous interroge serait-elle alors possible, ouvrant la voie à de nouvelles pratiques plus justes, voire plus apaisées?


De son côté, comme nous le savons, Freud s’est saisi du mythe, à sa manière. En examiner son usage à tout son intérêt. Tout semble se passer comme si la dimension du mythe était convoquée pour rendre compte, à chaque fois, d’un point précis qui faisait, pour lui, butée. Plus précisément, au lieu même de ce qui se refusait à toute écriture. C’est alors en ce point précis qu’il déplie les termes de ce qui fait mythe et met, ainsi, en place le lieu d’un élément qui prend fonction de cause, au lieu même d’un indicible, qui avec le mythe trouverait à se penser et à se dire, et que, de son côté, Lacan saura prendre autrement en compte. Aussi bien, avec le complexe d’Œdipe – dans le trajet du jeune enfant qui grandit entre père et mère – que dans la constitution du groupe avec cet élément introjecté – morceau du Père de la horde, assassiné, et partagé, dès lors par chacun à égalité – et fondateur pour chacun de cette instance de l’Idéal du Moi.


Là où Freud se trouve devant une impossibilité logique et un indicible, un recours au mythe s’impose, non seulement pour donner sens mais pour introduire le lieu d’un hors sens qui fait butée . Nous soulignons, là, en ce point précis, le pas que Freud ne fait pas et laisse à Lacan. Et il serait spécialement malvenu de dénoncer ce point de butée freudien. Au contraire, il apporte un repérage très précieux à notre travail et ouvre à des enseignements qu’il nous faut prendre en compte.


En effet, si, de la dimension du mythe nous entendons nous passer, nous sommes alors conduits, en suivant Lacan pas à pas, à une topologie qui noue des écritures en coinçant un lieu « cause » qui, lui, n’a pas d’écriture et ne peut se présenter autrement que par la mise en jeu d’un noeud d’écritures, le noeud borroméen. Je résume là, en quelques mots, toute une trajectoire, tout un parcours de travail qui conduit à la prise en compte de non-rapport, dont Freud nous ouvre les portes.Nous y reviendrons.


En effet cette opération de lecture structurale qu’engage Lacan, celui-ci la fait, paradoxalement, en suivant Freud. C’est en suivant Freud qu’il est amené à cette lecture en s’appuyant sur la notion de signifiant, inconnue de Freud, mais active dans sa lecture, démarche qui spécifie l’abord structuraliste, même si celle-ci n’a rien d’univoque. Ainsi Lacan rencontre un bord, le bord d’un réel qu’il nommera freudien. Ce réel freudien, pour Lacan, est celui précisément où Freud fait appel à la dimension, et à la fonction du mythe. Introduit par Freud à ce chemin il donne à sa lecture un quart de tour au point même où Freud, avec son symptôme et son identification au père, pointée par Lacan, résiste. Ainsi grâce au travail de Freud, Lacan est amené à faire son pas en ouvrant un sillon où nous pouvons, aujourd’hui situer notre travail.


Ne vous apparaît-il pas, ce soir, dans le fil de ce séminaire, après avoir été introduit- dans notre dernière séance par Jean- Marc Faucher- à la lecture de « l’Introduction  à l’œuvre de Marcel Mauss » par Claude Lévi-Strauss, ne vous apparaît-il pas qu’il y a là une opération tout-à-fait semblable et qui spécifie la démarche structuraliste? En effet, dans cette introduction publiée en 1950, Claude Lévi- Strauss pointe le lieu devant lequel Mauss, non seulement bute, mais renonce à son travail de scientifique, nous dit-il, en faisant appel à l’interprétation indigène du Hau, là où lui-même pourra faire le pas de soutenir la lecture structuraliste par la mise en place du mythe comme fonction. C’est en cet endroit qu’il invente le « signifiant flottant » essentiel à ce mythe et à sa fonction. J’emploie à dessein, une nouvelle fois, ce terme de structuraliste même si les enjeux, dans leurs destins, en seront très différents pour Lacan et Claude Lévi-Strauss.


Ainsi Claude Lévi-Strauss ouvre la voie qui le conduira à ses travaux et à la formule canonique. Et pour Lacan, avec Freud, une même opération ouvrira la voie qui le conduira aux enjeux de la présentation du noeud borroméen avec la topologie borroméenne et à son « moment de conclure ».


Cependant il faut peut-être préciser un point qui a toute son importance, et que sait prendre en compte Lévi-Strauss avant de souligner où Marcel Mauss, s’est arrêté. Il s’agit de la notion de « fait total ». En effet c’est l’avancée de cette notion par Mauss qui rend possible le tranchant de la lecture structurale Lévi-Straussienne. Jusque-là, et nous le rencontrons encore aujourd’hui, la grande difficulté de ces analyses sociologiques, anthropologiques, ou autres… et qui pouvait les rendre si confuses et insatisfaisantes, était liée au fait que ces analyses voulaient prioriser un facteur ou l’autre, alors que, selon la proposition de Mauss, il s’agirait d’avancer un système d’interprétation rendant compte des aspects, physique, physiologique, psychique, et sociologique de toutes les conduites. Ce qui l’amène à cette proposition, que nous trouvons dans « l’Essai sur le don », de la notion de « fait social total ». Cette notion est en effet capitale puisqu’elle va permettre de ne plus opposer, dans les analyses, l’individuel au social, ou inversement, et le physique au psychique.


Nous pouvons alors mieux situer, en 1950, l’intérêt d’une telle démarche pour Lacan.


Par ailleurs, comment ne pas souligner, que Freud, de son côté, et à sa manière, était déjà, sans le savoir vraiment, un adepte du « fait total », ce que viendra prolonger Lacan, puisque d’emblée dans ses travaux, et tout spécialement avec « Massenpsychologie et Ich analyse », ce sont les mêmes lois qui organisent la vie psychique et la vie collective. Ce qui ouvrira la porte à l’ invention freudienne géniale de l’identification.


Ainsi s’ouvre la voie d’une analyse qui pourra mettre en son cœur une analyse structurale, dont le signifiant, dans sa dimension saussurienne, deviendra l’instrument. Mais la conséquence immédiate de cette promotion du « fait total », assumée par Mauss et Claude Lévi-Strauss, et ceci nous intéresse au plus haut point, en est la suivante : de la même manière que le clinicien, l’anthropologue appartiendra au tableau qu’il décrit, il appartient à ce fait social total dont il fait l’analyse et, ainsi, se compte dans l’opération. Et ceci ne va pas sans avoir quelques effets. Chacun à sa manière en traitera, ou pas, les conséquences.


Essayons, avec cette rapide mise en place, de faire quelques pas. 


Nous le savons, la présence des mythes, de leur usage, mieux de leur fonction est attestée depuis le fond des âges. Ce premier constat, banal en lui-même, mérite cependant que nous nous y arrêtions. Il est, en effet, à prendre au sérieux. Nous pourrions soutenir, en effet, avec ce premier constat, l’hypothèse que cette mise en fonction du mythe est contemporaine de la naissance du langage et qu’il participe, en tant que tel, non seulement à la vie, mais accompagne le développement de tout collectif. Comme si celui-ci lui donnait forme, en lui donnant corps.


Tout semble donc se passer comme si celui-ci donnait étoffe, par son tressage, à ce collectif. Dès lors, celui-ci, avec cette identité « une » qui lui est conférée, peut se penser comme une communauté. Une communauté au travail avec le collectif qui la fonde et l’excède. Ainsi chaque membre en partage le tressage et porte en lui le trait spécifique qui caractérise cet ensemble. Et chacun, alors, partage un même destin, certes toujours singulier, mais commun à la fois. Commun en ceci que chaque membre partage alors une même vectorisation. Il est patent, en effet, que les grands mythes qui ordonnent  ces collectifs valident et rendent compatibles l’ensemble des actes et comportements du quotidien, jusque dans leurs détails. Mais aussi dans ses dimensions les plus générales puisqu’ils donnent au temps son sens, soit un avant et un après. Ainsi le mythe permet d’ordonner une séquence temporelle en mettant en place une réponse, non seulement à la question des origines de la vie, mais à celle de la mort ou de ses fins. Réponse à chaque fois originale, mais réponse toujours présente. Ainsi se met en place, avec cette fonction du mythe et son « signifiant flottant » la spécificité d’un lieu Autre, ex, auquel chacun ne peut que consentir. Ce lieu  règle, commande et valide non seulement les pratiques ordinaires mais aussi ce destin singulier et commun: ce lieu est le lieu d’un sacré.


Ici l’étymologie vient très justement nous rappeler comment ce mot, issu de « sacer », est porteur de deux sens opposés conjoints. Freud a attiré notre attention sur le double sens des mots primitifs. Ici, pour l’occasion maudit / béni. Comme si la langue, avec son étymologie, était porteuse, et avait le souvenir des enjeux signifiants de la mise en place d’un tel lieu.Un lieu du sacré mis en place par ce type de configuration qui pointe, déjà, si nous savons le lire, les enjeux structuraux qui sollicitent notre lecture.


Un lieu du sacré, dans le social, mis en place par la fonction « mythe » en attente de lecture! C’est ce travail de lecture qu’engage Claude Lévi-Strauss. Il s’y trouve introduit en suivant, avons-nous déjà dit, Marcel Mauss. Au point même où celui-ci faisait à nouveau valoir le mythe Claude Lévi-Strauss propose « le signifiant volant ». Nous l’avons évoqué lors de notre dernière séance avec Jean-Marc Faucher. Ce signifiant a la spécificité de porter avec lui, et d’introduire, le fait qu’il y a là un point de butée devant ce qui résiste à la prise langagière, mieux à la prise par la parole et le signifiant. Un signifiant dont la fonction est de témoigner de la présence d’un impossible. Il vient donc faire bord en mettant en place ce lieu d’où ça commande et avec lequel, dès lors, il va falloir se trouver en paix au prix de quelques sacrifices. Je rappelle que Lacan a pu prendre appui sur cette invention du « signifiant flottant » pour faire valoir ce qu’il a pu nommer « Le Nom du Père ». Ce signifiant du « Nom du Père », dans sa fonction, permettra de découper cet objet a, la cause du désir, capable de diviser le sujet, en donnant étoffe au fantasme. 


La fonction « mythe », selon Claude Lévi-Srauss, peut alors relever  d’une analyse de sa construction. Il pourra en proposer, tel un scientifique, une toute première écriture, fondée sur l’analyse structurale qui nous intéresse.


En effet les mythes, jusqu’alors, avaient, certes, fait l’objet d’études. Mais celles-ci restaient totalement insatisfaisantes et avaient, bien souvent, pour objet des inventaires ou classifications.


La première remarque, essentielle à faire, était que ces mythes prolifèraient, que ceux-ci étaient capables de réaménagements, de réinventions, d’adaptations,… comme si l’effectivité du mythe résidait ailleurs que dans son sens, ou son habit, mais dans ce qui lui donnait vraiment corps, dans ce qui en faisait son architecture, ou son squelette. Quel pouvait donc être ce moule capable de les produire en série ! De quelle fonction pouvaient-ils être le produit?


Une deuxième remarque, tout aussi importante. Claude Lévi-Strauss pointe le fait, très juste, que le mythe ne se traduit pas. L’expérience montre en effet que, si nous traduisons un mythe dans une autre langue, celui-ci y perd l’effectivité qui le rendait opératoire. Comment le comprendre sinon en prenant acte que ce n’est pas par le sens que celui-ci opère, mais avec d’autres enjeux liés à sa nature même et à l’ordonnancement de cette séquence mythique. Ceci n’est pas sans évoquer pour nous le poème et nos embarras quant à une traduction. Comment réanimer, dans une autre langue, l’effet « poésie », si celui-ci ne repose pas sur le sens? Que faut-il prendre en compte pour transmettre cet effet « poésie » sans que celui-ci ne s’évapore dans la traduction. Telle est la question.


C’est seulement avec le signifiant proposé par De Saussures que Claude Lévi-Strauss peut ouvrir la porte d’une lecture des mythes. Une nouvelle fois je vous encourage à en faire la lecture. Je ne suis pas anthropologue et ne suis pas vraiment en mesure de développer ces analyses devant vous ce soir et ne peux que vous proposer quelques raccourcis. Mais le point remarquable, qui conduit au repérage de ce « signifiant flottant », passe par la lecture d’oppositions ! Nous retrouvons là la dimension du signifiant qui ne vaut que par opposition à un autre signifiant. Pas de positivation du signifiant. Celui-ci ne prend sa valeur que dans une opposition. À cette lecture quasiment miraculeuse le foisonnement multiple des mythes s’ordonne et s’illumine. Et il est même possible d’anticiper leurs développements, remarque Claude Lévi-Strauss ! Ceci n’est pas sans rappeler la lecture que nous pouvons faire de notre clinique. Et tout spécialement, par exemple, la lecture des « Mémoires du Président Schreber ». Une même impression de complexité, de multiplicités, commence par nous submerger jusqu’à ce que le fil d’une lecture, en s’imposant, propose et ordonne logiquement ce qui semblait jusqu’alors d’une grande confusion.


Où est le génie de cette lecture, sur quels éléments repose t-il ?


Ceci n’est pas sans évoquer pour nous la genèse de l’einziger Zug, ce trait de la pure différence, que Lacan a su prélever chez Freud dans ses travaux sur l’ identification. Comment procède Lévi-Strauss ? Il liste ces oppositions, et en tant qu’opposition ne peut que constater l’identité de l’opposition à elle-même, jusqu’à ce qu’un élément soit en mesure de présenter cette opposition elle-même. Élaboration qui, pour nous, n’est pas sans évoquer un lointain équivalent du néologisme et de son usage dans la construction du délire. Ainsi apparaît une architecture, un véritable tissage, qui donne lecture au mythe, avec la mise en place de cet élément qui prend en compte, et témoigne d’une dimension Autre: le lieu d’un sacré qui, par ce tissage donne sens et valide l’ensemble des pratiques de la communauté et de chacun de ses membres. C’est par ce type de voie que s’ordonne et circule toute une économie. Peut-être comprend t-on beaucoup mieux comment ces communautés vivent et peuvent aussi bien disparaître, peut-être aussi pouvons-nous mieux comprendre comment la vie de chacun de ses membres, et sa validation, n’est possible qu’au prix de son partage, par chacun. Y déroger équivaut à une mort. Nous avons, là, un témoignage de la puissance du symbolique et du comment celui-ci ordonne les voies même du vivant.


De cette lecture Claude Levi-Strauss  propose une première formulation


d(b)   d(a) 

-—- : —–

c(a)   c-1(b) 


De cette première formule, non publiée, Lacan semble avoir eu connaissance très tôt, dès 1950. Mais, une deuxième écriture, prenant en compte une complexification de la première, sera publiée en 1956 dans son article sur « La structure des mythes », celle dite de la formule « canonique » :


Fx(a) :Fy(b) :: Fx(b) :Fa-1(y) 


Celle-ci se propose, à la lecture, comme un rapport d’équivalence du type A est à B, ce que C est à D. Avec, ici, un double échange des termes de l’argument et de la fonction, et le passage de a à son inverse (a-1).


J’avais pu remarquer et noter, il y a bien longtemps, comment la succession de ces oppositions avec l’inversion des termes, étaient peut-être à lire, en fait, comme des doubles torsions, qui ne pouvaient évoquer, au topologue averti, qu’une bande biface à double tour (la BB2T, obtenue par la coupure en son milieu d’une bande de Moebius?). Cette intuition, qui semble s’imposer, reste à vérifier.


Quel devenir pour cette « formule canonique »?


Claude Lévi-Strauss ne l’évoquera qu’une fois, dans la suite de ses travaux, et bien plus tard, dans « la potière jalouse ». Il retrouve, à cette occasion, la validité de cette écriture.


De ces écritures, et de cette analyse du mythe, Lacan ne peut pas s’en désintéresser. En effet, il retrouve là, chez Claude Lévi-Strauss, appliqué au domaine de l’anthropologie, une lecture qu’il n’est pas sans pratiquer dans sa clinique et dont il a, en suivant Freud, et la clinique freudienne, l’intuition. Vaines, et sans grands intérêts, sont les discussions qui voudraient ranger l’un sous la coupe des avancées de l’autre. Chacun est dans son champ spécifique, et chacun fait le même pas d’une même lecture structurale. Comment, dans ces conditions, ne pas se rencontrer et échanger. Cependant l’un et l’autre n’ont pas la même définition, et le même usage, du signifiant. Si Claude Lévi-Strauss fait un usage très fidèle à De Saussure de la notion de signifiant, et ceci peut se discuter, Lacan, de son côté, en inverse les termes en mettant le S au commandement, venant ainsi témoigner que le tressage du signifié n’est que le produit du jeu signifiant.


Par ailleurs tout un travail sur la question de la lettre serait à développer. Claude Levi-Strauss a l’usage de la lettre qu’a le scientifique. Elle a un même statut. Il ne se préoccupe pas de son reste, reste essentiel pour Lacan, puisque de ce reste Lacan fera le lieu même de son objet a. Nous ne pouvons ce soir que pointer cette question dont il nous faudrait tirer, cependant, quelques développements.


Revenons au fil de notre travail.


Aussi, de la première formule, produite par Claude Lévi-Strauss, au début des années 50, il n’y a pas de publication. Pourtant Lacan évoque ces travaux en citant Claude Lévi-Strauss dans sa conférence sur « Le mythe individuel du névrosé ». Le fantasme du névrosé, obsessionnel ou hystérique, relèverait, comme tout fantasme, d’un tel tressage et d’une telle construction. Il suivra ce fil dans les séminaires qui vont suivre avec l’analyse, et la reprise détaillée de l’analyse freudienne de « l’homme au rat », de Dora, de la phobie du petit Hans, et de la « jeune homosexuelle ». Il nous montre, nous présente, comment la construction du symptôme névrotique repose sur la promotion masochiste d’un signifiant spécifique qui met en place le lieu d’un objet du désir. Là où la fonction du Nom du Père n’est pas en mesure de soutenir le lieu d’un impossible, le patient se sacrifie masochiquement à la mise en place d’un tel lieu. Et le dénouage, avec l’ analyste , d’un tel noeud, ne pourra, en conséquence, que passer, non pas par le sens, mais par la scansion qui portera sur la structure de la séquence organisatrice de ce mythe individuel actualisé jusque dans le transfert. D’où, non seulement, une certaine conception de l’interprétation, mais un certain usage de la ponctuation de la séance, ponctuation signifiante, spécifiquement lacanienne contribuant à donner à entendre la nature de ce tissage et à rappeler la division du sujet.


Il y a là un fil de lecture pour relire et retravailler ces premiers séminaires de Lacan, jusqu’en 1966, date d’une ponctuation dans son parcours qui l’a conduit à fonder, en 1964, l’E.F.P.


Peut-être l’entendez-vous? Ce que je vous propose, en fait, est un certain abord topologique du parcours de Lacan. En effet, pendant toute ces années, jusqu’en 1966, Lacan élabore toute une topologie qui trouve sa maturité avec la topologie des surfaces, tout spécialement le crosscap, la bande de Moebius et la bouteille de Klein: plusieurs manières, voisines, d’aborder la question de la spécificité des enjeux de la coupure et de la découpe de l’objet a. 1966 marque dans son parcours, l’assomption d’une ponctuation. De ce point, avec la publication des « Écrits », une lecture rétroactive s’engage: réécriture du texte sur le temps logique, commentaires sur la « lettre volée » et la chaîne L. Cette réécriture et ces commentaires nous donne un indice sur les enjeux lacaniens du moment : faire et affirmer, en le précisant, du temps logique une séquence ordonnée par deux scansions qui ont valeur signifiante. Comment ne pas trouver, là, l’écho de cette double torsion en jeu dans la BB2T? Comment ne pas lire, dans les derniers développements sur la construction de la chaîne L, de semblables échos?


Il y a là, et c’est notre lecture, notre intuition, et notre hypothèse, il y a, là, la voie et les indices d’une topologie au travail chez Lacan : cette même topologie capable d’ouvrir le mythe en le dépliant.


Examiner le tissage de ces travaux entremêlés n’est pas vain, cet examen répond à nos préoccupations exposées lors de notre première séance sur la « psychose sociale ». J’avais pu souligner, et rappeler, comment l’énonciation supposait toujours un sujet, un sujet de l’énonciation, et qu’il n’y avait pas d’énonciation collective. Ce que nous rencontrons, dans cette étoffe du social, ce sont les lieux d’un sacré, qui depuis le fond des âges règlent l’économie- à partir d’un collectif- des communautés. Or notre monde, dit civilisé, et organisé selon les lois d’un progrès techniques débridé, se spécifie de ne plus consentir à ces lieux du sacré… Quelles peuvent être les conséquences d’un tel déni, et où cette dimension du sacré, va t-elle aujourd’hui se réfugier? Où serait-elle à lire? Quel prix à payer pour ne plus mettre au cœur du social cette dimension de l’impossible avec lequel la communauté se tissait?


Ce sont les questions qui, aujourd’hui, s’imposent à nous, et avec lesquelles je vais conclure.


Et pour terminer mon propos de ce soir pourquoi ne pas vous inciter  à faire quelques lectures estivales. Bien entendu Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes » que vous trouvez numérisé sur internet; Derrida, à qui nous consacrerons une soirée sur la  la lettre et sa manière, à lui, toute particulière de traiter cette question, et puis ce très beau livre, exemplaire, de Marcel Gauchet, intitulé « Robespierre », manifestement sensible à nos préoccupations actuelles et questions du moment.


Bon été, bonnes lectures !

Jean GARRABE – CLASSIFICATION 2015

CLASSIFICATION FRANÇAISE DES TROUBLES MENTAUX R-2015 

Correspondance et transcodage CIM 10 

Jean GARRABE, François KAMMERRER 

Peu avant sa disparition en 2012, Roger Misès initia le projet d’étendre à tous les âges de la vie le modèle de la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA) qu’il avait élaboré. Appliquant cette méthode attentive à la compréhension du sujet et à son évolution dynamique, un groupe d’experts a construit le volet « adulte » permettant la réalisation de cette nouvelle Classification française des troubles mentaux (CFTM R-2015) dont la dernière version, éditée par l’INSERM, datait de 1968.

D’utilité reconnue par la majorité des organisations professionnelles de la discipline, l’innovation principale de la CFTM R-2015, par rapport aux classifications internationales actuelles, réside dans l’extension à l’âge adulte du principe d’une approche diagnostique qui prend en compte des repères à la fois dimensionnels et catégoriels.

Les psychiatres disposent ainsi d’un outil exhaustif de communication avec tous les professionnels, l’ensemble des usagers et les autorités de santé, reflétant de manière spécifique la culture nosographique et la réalité des pratiques psychiatriques du monde francophone.

Enrichi d’une version numérique (ebook) permettant une navigation dynamique et intégrale dans la CFTM R-2015, cet ouvrage a été pensé pour un usage professionnel quotidien grâce à un transcodage systématique avec la Classification internationale CIM 10, un glossaire et un index global facilitant les recherches.

Lien vers l’éditeur

Actualisation, avec Jacques Lacan, de – Massenpsychologie und Ich-analyse-« 

Actualisation, avec Jacques Lacan, 

de « Massenpsychologie und Ich-analyse »

OU
Quelle lecture faire, aujourd’hui, de notre social ?

Michel JEANVOINE

 
 

Mercredi 22 mars 2023 

WEB’ SEM’ du Collège de Psychiatrie

Leçon 1

Voilà un premier titre, avec « Actualisation, avec Jacques Lacan, de « Massenpsychologie et analyse du moi », et un deuxième, « Quelle lecture faire, aujourd’hui, de notre social ? ».

Deux titres pour un séminaire, ce qui signe un certain embarras. De fait ce projet est ambitieux, très ambitieux, trop ambitieux ?

Et c’est seulement, encouragé par mes amis et collègues que j’ouvre cette première soirée.

J’ai usé du terme de séminaire. En effet un séminaire n’est pas une conférence sur tel ou tel sujet. Le discours qui le soutient n’a pas les mêmes coordonnées qu’un discours universitaire qui place au commandement un savoir. Un savoir dont le destin serait, alors, de se dupliquer.

Ici, avec un séminaire, c’est de ses échos, embarras, butées rencontrées, que celui-ci va se nourrir, se développer, se déployer, se réinventer. Il s’agit là, et vous l’entendez certainement, de tout autre chose, il s’agit là d’un enseignement qui met chacun au travail, à sa manière, depuis la place où il se trouve, en ouvrant la porte à l’éventuelle surprise.

C’est pourquoi, de fait, avec ces quelques-uns qui m’ont encouragé à faire ce pas, ce séminaire ne pourra qu’être à multiples voix.
Et il revenait, tout spécialement, au Collège de Psychiatrie, de faire une place à ce travail d’interrogation de notre social d’aujourd’hui.

En effet sa transformation, son évolution, voire ses mutations, nous questionnent. Celles-ci se présentent nombreuses, diverses,multiples.

Et pourtant s’il nous faut interroger cette diversité, cette variété, notre lecture aimerait pouvoir en dégager un ressort et une logique. Nous restons freudiens, et avec J. Lacan non seulement des médecins, psychologues,… mais aussi des analystes et de cette lecture ordonnée nous nous faisons un devoir. Comment pourrait-il en être autrement ?

Ceci avait déjà été le projet de Freud avec son travail sur « Massenpsychologie et analyse du moi ». Déjà pour lui, à cette époque, les lois de l’inconscient et celles qui organisent la vie collective étaient les mêmes . Et il lui avait fallu essayer d’en rendre compte. Ce qu’il fait à sa manière. Et Jacques Lacan reprend et part de ce qu’il a estimé être les points de butée freudiens pour nous proposer sa lecture qu’il nous faudra alors, le moment venu, revisiter. L’inconscient c’est le politique, pourra t-il dire !

Cependant cette question d’un social en transformation n’est pas nouvelle. Freud y était déjà sensible, je viens de l’évoquer. Et il pouvait même nous donner à entendre comment dans sa clinique, avec le petit Hans, et sa famille, les mutations débutantes d’un équilibre familial fondé jusqu’alors sur le patriarcat, pouvaient se payer d’un prix, celui de l’invention d’un symptôme, ici la phobie d’un jeune enfant, de son jeune analysant, Hans. Un papa aimant et attentionné, n’assumant pas tout-à-fait sa fonction, et conduisant ainsi son fils à prendre à son compte ce X laissé en déshérence dans la famille, par l’invention d’une phobie.

Cette thèmatique de la mise en question de l’autorité, celle dite du « père humilié » , occupe une place croissante dans la vie collective du XX ème siècle, avec ses conséquences dans le champ du politique. Et tout le parcours de J. Lacan, depuis les années 30, se fait sur ce fond, amenant ainsi celui-ci à faire l’effort de préciser ce que pourrait être le statut d’un père dans une famille, soit l’assomption d’une fonction, la fonction paternelle; mais pas seulement, en ordonnant, autour de la castration de chacun, les conditions d’un meilleur équilibre familial. Certes le terme de castration est un terme freudien qui emporte avec lui un certain nombre de connotations. Le travail de J. Lacan pourra amener à des formulations autres, et plus précises, en mettant au cœur de cette même vie de famille ce qu’il a appelé « le non rapport sexuel ». De ces difficultés nous ne sommes pas vraiment sortis. Elles forment toujours notre actualité. Mais aujourd’hui un peu autrement. À titre d’exemple, nous sommes passés du bord de la plainte nostalgique avec le « père humilié », à l’autre bord, celui de la dénonciation active du virilisme…

Cependant ce qui semble caractériser l’actualité de la transformation de ce social c’est sa rapidité et son accélération. Quelques-uns pourraient même la qualifier d’asymptotique. Et s’en inquiètent. Pas seulement dans le milieu analytique où les analystes savent depuis Freud que l’élément refoulé se paie toujours d’un prix, le prix du refoulement, soit le prix du symptôme. Et qu’à ne pas consentir à faire une place au semblant c’est le « sang rouge » qui nous menacerait… Inquiets tout autant, ces intellectuels, cultivés, humanistes, évoquant un tournant civilisationnel devant la remise en cause de repères qui, par leur prise en compte, depuis le fond des âges, semblaient avoir permis et ordonné le développement de ce qui s’appelle, jusqu’alors, une civilisation.

Nous en serions donc là, dans un tissu social en voie de désagrégation, de remaniement, voire de renouvellement, avec le projet explicite de participer de la création d’un homme nouveau…
Et alors ce qu’il nous faudrait pouvoir examiner c’est en quoi et comment ce renouvellement opère. Sur quelles méconnaissances, denis, voire forclusion celui-ci se construit, et de quelles conséquences insoupçonnées nous aurions alors, le moment venu, à en assumer, à nouveau, le prix ?

Ces mécanismes sont-ils semblables et animés de la même logique que les précédents ? Relèvent-t-ils d’une même lecture ?
Voilà, aujourd’hui, les premières questions qui pourraient être les nôtres?

Elles peuvent, en effet mettre en perspective nos futurs travaux. Et il nous faudra tenter de les déplier.

Cependant, s’engager dans un tel travail se fait d’une manière très concrète. Et ce concret ne peut être que le tissu même de nos discussions. Aussi, dernièrement, à l’occasion de nos derniers échanges, toujours assez vifs et francs, un terme est revenu, celui de « psychose sociale ». De quoi parle t-on lorsque ce mot nous vient à la bouche ? N’est ce pas toujours avec un peu de facilité, comme si cela suffisait au titre d’une explication.

C’est donc à partir de ce fil, celui de la « psychose sociale » que ce soir je vais, si vous le voulez bien, engager nos travaux et notre réflexion.

Ce terme de « psychose sociale », il me faut le souligner d’emblée, et ceci fera très certainement l’objet de nos discussions, ne m’apparaît pas adéquat. Là où il aurait pu introduire un peu de lisibilité, il semble déplier, avec facilité, un voile cotonneux qui nous introduit à un monde organisé autour de la plainte, et des regrets devant un monde en voie de désagrégation.

Nous avons, en ce point précis, à faire un effort de pensée, un effort d’écriture.

À ma connaissance le terme de « psychose sociale » vient sous la plume de J. Lacan dans le post-scriptum de son article intitulé « Du traitement possible de la psychose ». Là où, une nouvelle fois, il nous rappelle les conditions structurales susceptibles d’introduire un sujet à ce type de maelström, soit l’entrée dans la psychose, il peut pointer, dans le social, les éléments proprement délirants qui constituent celui-ci et le tissent , sans pour autant que cela ne vienne troubler outre mesure le parcours de chacun. En effet une bonne moitié de l’humanité croit au Père Noël, ou ses équivalents, et le discours de la liberté soutenu par le discours de la science s’avère dans son fond proprement délirant. J. Lacan a pu longuement s’en expliquer dans son séminaire sur « Les structures freudiennes des psychoses »,y consacrant une leçon entière.

Si l’entrée dans la psychose relève de coordonnées symboliques très précises c’est tout simplement parce qu’à l’occasion de cette rencontre il est fait appel, chez le sujet, à un élément qui s’avère en défaut et spécifiant sa prise dans l’ordre du signifiant, défaut l’introduisant, du même coup, à tous ces remaniements imaginaires sous la poussée de l’effraction xénopathique qui spécifie l’entrée dans la psychose. J. Lacan avait pu faire de ce défaut l’effet de ce qu’il avait appelé après Freud, une Verwerfung, soit la forclusion d’un élément signifiant essentiel à cette prise dans l’ordre du signifiant, le signifiant du Nom-du-Père. Peut-être n’est-il pas complètement vain de rappeler ces éléments, même brièvement. En effet c’est de cette première manière, que celui-ci va faire lecture de sa clinique de la psychose. Là où il est manifeste que le patient psychosé ne dispose pas du trope de la métaphore, J. Lacan y lit un défaut qui introduit celui-ci à un monde organisé autour d’une persécution xénopathique ,avec tous ses développements. Pour un tel patient, là où il se trouve sollicité dans son énonciation, la réponse qu’il ne peut assumer va lui venir dans ces modalités xénopathiques. C’est un autre, radicalement étranger, qui prend le commandement. Pas de division du sujet, mais au mieux un clivage comme l’évolution paraphrénique peut venir l’exemplifier.

Avec ces quelques premiers repères nous pourrions en effet suivre J. Lacan et faire quelques pas en soutenant que si il n’y a pas d’énonciation collective, et que si il n’y a d’énonciation que d’un sujet, le social se trouverait contraint et livré à des élaborations qui mettraient en jeu la même logique que celle qui règle la constitution d’un délire… D’où ce terme- devant cette absence d’énonciation collective- qui pourrait alors sembler tout à fait approprié, de « psychose sociale », …. sans lien de causalité avec la genèse éventuelle de cette forclusion lue comme étant au principe de cette effraction xénopathique. Le social ne pourrait,

alors, depuis toujours, malgré des différents ordonnancement, que se présenter dans les modalités d’un délire. Ce que nous dit J. Lacan dans cet écrit évoqué. Je propose que nous prenions le temps, un prochain soir, et dans le cadre de ce séminaire, d’examiner cette question, soit celle de la proximité structurale de la construction délirante et celle, par ailleurs, de la construction d’un mythe. Dire « proximité » n’est pas très juste, d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’une même logique, celle du signifiant. Alors une voie d’abord, entre autre, se propose, celle de l’étude de la constitution du mythe, organisation sociale et symbolique, avec l’étude de la logique du délire. Il nous faudra ainsi faire le point sur l’apport, essentiel à ces questions, de Claude Levi-Strauss.

Or, depuis ces années 50, date où surgit pour la première fois ce signifiant de « psychose sociale » sous la plume de J. Lacan, ce social, je viens de le dire, s’est transformé, et poursuit sa transformation d’une manière accélérée. Il se trouve animé de discours dont les effets interrogent et déplacent les analyses et les premières conclusions dont nous venons de faire état.

Il y a déjà quelques temps quelques analystes, Charles Melman avec Jean-Pierre Lebrun, Marcel Czermak, avaient pu attirer très justement notre attention sur la transformation de la clinique analytique. Les demandes n’étaient plus les mêmes et le symptôme ne se présentait plus dans les mêmes coordonnées . Et ceci n’était pas sans interroger. Là où les repères freudiens, d’un certain freudisme fondé sur l’interprétation appuyée sur la mise en valeur du mythe œdipien, s’avéraient plus ou moins en impasse, une lecture lacanienne permettait de s’orienter en prenant appui sur des repères structuraux. Telle était, en acte, la puissance de ces quelques écritures lacaniennes nées, il y avait déjà quelques temps, des impasses déjà pointées par J. Lacan d’un certain freudisme. Le clinicien d’aujourd’hui, pourrait-on dire, devant le renouvellement des mythes qui tissent notre social, averti de la structure du mythe, de sa constitution, et de sa fonction, pourrait peut-être s’y trouver un peu moins égaré. Le fait nouveau, majeur, qui s’impose à l’orée de cette nouvelle clinique semble porter sur le fait que le refoulement qui, jusqu’alors, ordonnait et commandait notre vie sociale, soit non seulement questionné, mais en partie levé. Une autorité contestée, une asymétrie du lien social déniée, un égalitarisme forcené ignorant de ce qui fonde tout lien social, un savoir qui perd son articulation avec la dimension de la vérité, c’est-à-dire pensé comme se trouvant écrit depuis toujours,… tels pourraient être les premiers traits et caractéristiques de ce renouvellement, voire mutation. Un homme sans gravité, à pu dire Charles Melman.

Cependant y aurait-il là matière à forclusion de ce signifiant primordial susceptible d’ouvrir sur la psychose ? N’y aurait-il là que matière à transformer le symptôme, la demande, et à désorienter l’analyste freudien? Nous pourrions évoquer là la question des « border-line ». Où comment un diagnostic s’invente au lieu même d’une incapacité du clinicien de prendre des repères plus justes, et plus efficients, dans cette clinique de la psychose.

La question peut se poser. La question se pose.

Une réponse se propose cependant au clinicien que nous sommes.Si la clinique que nous rencontrons avec les propos de nos analysants s’éloigne des standards que nous avons pu rencontrer dans d’autres temps il n’est pas du tout avéré, cependant, et jusqu’alors, qu’il y ait là un pousse à la psychose particulier. Tout au plus pourrait-on dire que les tableaux cliniques qui se proposent sont comme en attente de s’animer devant la rencontre éventuelle de ce qui fonde tout lien social, à savoir un trou, dont ce nouveau « lien social » vient écrire le bord. Ce savoir semble être bien souvent là, inscrit, mais dans l’attente de sa mise en fonction. Comme dans un état de friche. Il y suffit bien souvent d’une parole adressée, où un transfert s’épanouit, pour qu’une dynamique s’engage venant témoigner d’une juste assise dans cet ordre signifiant. Ce qui se traduit, dans le lien de langage proposé par l’analyste, par une redistribution assez rapide des termes de l’enjeu, et par une issue favorable.

J. Lacan, je l’ai rappelé il y a un instant, ne semblait pas dire autre chose chose dans les années 50. Les délires du social et les conditions qui peuvent introduirent un sujet en particulier à cette forclusion ne sont pas sur un même plan. Celui-ci avait pu faire de la nature du lien symbolique ordonnant le lien entre une femme et son autre un des éléments essentiel à la dynamique familiale. Dans ses travaux ultérieurs, il a pu apporter un ensemble d’éléments, un ensemble de repères, qui permettent de pouvoir y faire notre chemin. Tout son propos tourne autour de cette question du « non rapport sexuel », dont il nous a dit, d’ailleurs, avoir été une de ses questions principales, question qui qui l’avait conduit sur le divan. Qu’est-ce qu’un lien amoureux, qu’est ce qu’un couple, en effet? Qu’est-ce qu’une famille? Le nouage de deux fantasmes où chacun, à sa manière, et de son côté, va faire l’épreuve du réel d’une butée ? À ceci près, peut-être, qu’avec cette rencontre du « non rapport » une invention est possible, pour ce couple, en le mettant au travail et pouvant, ainsi, en faire le moteur de son devenir. Dans ces conditions il est assez facile de penser qu’un enfant, plutôt que d’être seulement l’objet béni venant en lieu et place d’un objet manquant pour une mère, vient aussi, dans le même temps, se construire et se tisser au lieu même de ce trou du non-rapport dont un couple peut se soutenir et se réinventer. C’est-à-dire au lieu d’une différence vivante, au lieu d’une différence sexuelle susceptible de prendre corps…

Cependant ces mutations du social, dans leur destin(?) asymptotique insistent et portent sur des éléments de plus en plus structuraux. C’est là où ces quelques-uns, philosophes, anthropologues, simplement humanistes, sans être spécialement avertis de notre clinique, s’inquietent et tentent d’alerter le politique. En effet aujourd’hui, la différence des sexes est elle-même mise en question au nom d’un égalitarisme forcené où l’appartenance sexuelle se trouve rabattue sur la dimension du genre. L’appartenance sexuelle, au genre masculin, ou féminin, ne serait qu’une question d’éducation et de traitement social. Il suffirait donc de gommer, ou d’abraser la spécificité de l’un ou l’autre acquise par l’éducation, pour ouvrir sur un monde où chacun serait à égalité et l’appartenance sexuelle reléguée à la catégorie d’un trait quelconque . Une différence des sexes conçue comme hors symbolique et ne relevant que du simple effet du travail du genre, ouvrirait enfin l’éventualité d’un 9type de lien social rêvé : un lien enfin symétrique, susceptible de transitivité, c’est-à-dire totalement en miroir. Un monde orwellien en attente de son maître, pourrions ajouter.

Aujourd’hui ces discours traversent notre social avec leurs conséquences. Les politiques, pas tous, toujours en quête  » d’idées neuves » et de « progrès » donnent aux militants de ces nouvelles causes une audience et des échos législatifs qui peuvent légitimement questionner…

Dans ce contexte les technologies médicales, appuyées par la puissance du numérique, s’ouvrent un nouveau champ d’action, et de profits pour un monde toujours en quête de nouveaux territoires et de nouveaux eldorados où prospérer.

Encore une fois, si cela suffit à générer une nouvelle ère pour une « psychose sociale » , cela suffirait-il à générer de la psychose? Je n’en suis pas si sûr, surtout si nous considérons que c’est du « non-rapport », et de sa symbolisation, que le sujet trouve sa place et s’y constitue…

La question reste ouverte.

Dans ce contexte évolutif ce qu’il nous faudrait pouvoir soutenir, et proposer, demande véritablement à être questionné. Anthropologues, humanistes,..

avancent un « non » plus ou moins vif ou argumenté. Et ce d’autant plus que ces prises de position valent, de fait, comme des actes de résistances où, chacun, certes, n’engage pas sa vie, mais où il met en jeu sa survie sociale.Il faut être précis sur ce point. Combien un destin professionnel peut s’en trouver compromis, comment un harcèlement sur les réseaux sociaux, ou une simple impossibilité de soutenir son propos ne peuvent qu’évoque les heures les plus sombres de notre histoire, et tout ceci au nom d’un bien…

Du côté des trois religions du monothéisme les prises de position, avec les bonnes réponses apportées, sont fermes, et un repli sur un certain intégrisme étroit pointe.
Que faire ?

Si ce mot d’ordre était déjà celui de Lénine en 1917 il pourrait être le nôtre aujourd’hui !
Pouvoir déjà soutenir l’espace d’un questionnement est essentiel.
Une position militante, qui s’appuierait sur des réponses déjà construites, relèverait, dans son fond, d’un même exercice fondé sur le mythe, œdipien ou autre, soit fondamentalement une position religieuse,…ou délirante.

La position de l’analyste voudrait au contraire, plutôt que faire valoir et défendre un nouveau mythe (ou plus ancien, comme celui, freudien, de l’oedipe) donner à entendre cette logique du mythe, cette logique délirante, donner à entendre que ce qui, dans ce vœux d’égalitarisme, n’est pas pris en compte, fait inexorablement retour et se fait payer d’un certain prix. Ce qu’il nous faudrait pouvoir pointer est cette simple logique, dont chacun fait pourtant fait l’épreuve, non seulement dans sa vie personnelle, mais aussi dans la vie du collectif auquel il appartient en tant qu’être parlant.

Nous pourrions évoquer ce qu’a pu faire Lacan lui-même, confronté à l’efflorescence de 1968. Qu’ a t-il fait ? Est-il allé démagogiquement auprès des étudiants les soutenir dans leurs luttes ? Certains lui ont reproché cette abstention. Qu’at-il fait? Leur a-t-il fait la leçon? Il a poursuivi son travail, avec ses petites lettres, ses ronds de ficelle, et a fait une interprétation, lancée à la cantonade à Vincennes, « vous ne le savez pas, mais c’est un maître que vous cherchez ! » C’est ainsi qu’il s’est adressé à eux, avec une interprétation quasiment topologique. De cette révolution espérée, dont cette génération avait déjà sous les yeux les oripeaux de 1917, Lacan faisait un envers dans sa lecture topologique! Une interprétation source de transfert.

Pour conclure mon propos d’aujourd’hui ce projet, et ces perspectives, pourraient être celles de ce séminaire à plusieurs voix. J’ ai pu dire, tout à l’heure, combien il était indispensable, bien entendu, de réinterroger les travaux de Claude Lévi-Strauss . En quoi, et comment, une même logique anime le mythe du collectif, le refoulement et la constitution du fantasme, et la construction délirante? En quoi les lectures topologiques de Lacan peuvent-elles nous apporter quelques éclairages ?

Et puis, et surtout, en quoi et comment, une même séquence logique animerait et réglerait ces remaniements de notre social, ceux passés, comme ceux d’aujourd’hui?

Les années 70 avaient vu la mort d’un certain marxisme-leninisme dont il ne nous reste, aujourd’hui, que des dépouilles mafieuses. Et dans le même temps, plus ou moins discrètement, avec la vague structuraliste, se trouvaient posées les premières écritures d’une séquence logique qui emporte notre social d’aujourd’hui. Je veux évoquer là les enseignements de Michel Foucault, ou de Jacques Derrida, sur lesquels il nous faudra prendre le temps de nous arrêter. Le programme est vaste, à la mesure de ce mouvement profond, de ce « wokisme » qui infiltre avec une étonnante facilité les institutions qui paraissaient les plus solides et les moins prêtes à vaciller. Il fut un temps où la guerre devorait des générations entières, il en fut un autre,plus récent, où ces mêmes générations, sont venues nourrir l’appétit de ces mythes vivants que sont les idéologies (marxisme-léninisme, fascisme,.. )? Aujourd’hui à quels appétits faudrait-il satisfaire ?

C’est avec un peu de tranquillité, mais avec détermination, que nous abordons ces questions et ce questionnement.

Ce projet pourrait se résumer sous un titre, qui me vient en travaillant les lineaments de ce séminaire. Un peu comme Balzac qui avait décliné la longue série de ses écrits sous le titre de « La comédie humaine », un titre qui pourrait aller comme un gant à ce séminaire: « Pour une écologie du lien social ? « .

La Ménopause, Belot-Fourcade

La ménopause

Regards croisés entre gynécologues et psychanalystes

Pascale BELOT-FOURCADE, Diane WINAVER

La féminité s’inscrit dans une temporalité marquée par des crises impliquant des remaniements subjectifs, des modifications de l’image corporelle et du réel du corps dans sa physiologie. Au long de ces textes, se déroulent et se développent des questions cliniques précises, ordonnées autour de la sexualité, de l’identité des femmes à l’épreuve du temps.

Des hypothèses et de réelles avancées sont proposées ici conjointement par les gynécologues et les psychanalystes, dans la nomination, la définition de ce temps physiologique, alors que nous savons que le désir n’est pas réglé par le réel du corps mais par une organisation du langage qui fait de l’humain un animal si loin de la nature, et de l’homme et de la femme des êtres si peu en symétrie.

Sur quelle légitimité et quelle reconnaissance peut se fonder, pour les femmes, cette autre période de la vie ? Dans quel échange leur sexualité peut-elle s’inscrire, alors même que la maternité ne recouvre plus ni ne limite la féminité ? Ne risquent-elles pas de se confronter à une nouvelle intolérance sans limite, où ce qui était permis devient obligatoire dans une injonction à rester jeune à tout prix dans le registre de la consommation mais aussi dans la haine des âges de la vie ?

Pascale Bélot-Fourcade est psychiatre, psychanalyste (Paris), membre de l’Association lacanienne internationale, membre fondateur de l’AMCPSY (Association de clinique et médecine psychanalytique).

Diane Winaver est gynécologue, membre fondateur de la Société de gynécologie et d’obstétrique psychosomatique.

Avec la participation de : Nicole Anquetil, Marianne Buhler, Ana Costa, Daniel Delanoë, Madeleine Gueydan, Annemarie Hamad, Cécilia Hopen, Hélène Jacquemin-Levern, Michèle Lachowsky, Marie-Christine Laznik, Martine Lerude, Eliane Michelini Maraccini, Charles Melman, Sylvain Mimoun, Gérard Pommier, Kathy Saada, Jacqueline Schaeffer, Nicole Stryckman, Elisabeth Weissman.

ANQUETIL Nicole, ESSAIS CLINIQUES

ESSAIS CLINIQUES (2023)

Nicole ANQUETIL

Dans le droit fil de la création de la revue du Collège de Psychiatrie, Ecole pour l’enseignement et la recherche en septembre 2016, je me suis autorisée à colliger la plupart de mes interventions lors de colloques dans différents lieux ou d’écrits dans différentes revues depuis mon engagement dans la psychiatrie et la psychanalyse qui remonte à l’année 1971. Cette année-là je fus ce qu’on appelait « Médecin traitant » à l’Institut Marcel Rivière de la MGEN et commençais une analyse. Mes premiers essais cliniques ont débuté avec le Docteur Garrabé et je lui suis fort reconnaissante de m’avoir donné cette impulsion. De façon Chronologique j’ai fait et je fais partie d’associations diverses, l’École Freudienne de Paris (1977) devenue École Lacanienne de Paris puis Association Lacanienne Internationale (1984), tout en m’engageant à l’AMCPSY (Association Médecine et Clinique PSYchanalytique) et au Collège de Psychiatrie dès leurs créations, l’une en 1998, l’autre en 2003.

De façon parallèle j’ai assuré au Centre Hospitalier Paul Guiraud à Villejuif toutes les fonctions hospitalières jusqu’en 2002. Ma participation à l’enseignement et à la transmission de la psychiatrie et de la psychanalyse s’est faite dans l’animation de présentations cliniques au centre Paul Guiraud depuis 1984 m’inscrivant dans l’importance qu’il y a pour la clinique à puiser autant chez nos maîtres en psychiatrie que chez nos maîtres en psychanalyse. Ce recueil en est un témoignage.

Nicole ANQUETIL

Les Voix: Témoignage

Les Voix

Livre d’Aimée F. et Nicole Anquetil
Témoignage 

Aimée F. a 70 ans et le regard bleu très vif. Elle est drôle, délicieuse, menue, élégante. Ancienne institutrice, elle est mariée à un écrivain philosophe, un homme très doux et affectueux. Imprégnée d’amour et de foi, ouverte et gentille, elle n’est ni mystique, ni érotomane, ni paranoïaque. Mais elle entend des « voix ». Des oiseaux lui « parlent », la raillent, l’insultent, la harcèlent. Aimée mène contre ces voix une lutte épuisante. Pour sortir de ce cauchemar qui n’en finit pas, elle se décide à rencontrer un psy – mais à ses conditions à elle : devant Nicole Anquetil, elle sort de son sac une liasse de feuilles et se met à lui lire, séance après séance, le texte des Voix… 

Est-il anormal d’entendre des « voix » ? Peut-on les « déjouer » ? Un témoignage exceptionnel, d’une rare puissance, sur le sens de la folie, sur le sens de la « folie » et les pouvoirs de l’écriture.

Ce livre a reçu le prix de l’Evolution psychiatrique 2015.

Lien de l’éditeur

 

Frederic SCHEFFLER, « Arno « J’ai un trouble bipolaire » (2023)

 Collège de Psychiatrie

Samedi 4 février 2023

Journée d’étude sur 

« Les paraphrénies. Paraphrénisation? »

 

Arno : « J’ai un trouble bipolaire »


J’ai choisi d’évoquer la clinique d’un de mes patients que j’ai suivis pendant près de 18 ans. 

Malgré le titre de mon exposé il ne s’agit pas d’un trouble bipolaire, ni même au sens strict du terme d’une paraphrénie

 Mon titre provient des paroles de mon patient, que je vais nommer Niko, qui se portait un auto-diagnostique de  « trouble bipolaire ».

Quand on m’a proposé de parler ici d’un cas clinique de paraphrénie, ma première pensée a été que je n’en n’avais jamais vu, souvenir d’une réflexion de Marcel CZERMAK « la paraphrénie c’est rare »

J’étais bien embêté, je pensais ne pas en avoir dans ma clinique. Alors trouver un cas de paraphrénie m’a semblé mission impossible. C’est un diagnostic auquel je ne pensais pas, en raison de cette idée de rareté et je me suis dit que j’étais passé à côté. Je me suis mis à la recherche parmi mes dossiers sans vraiment trouver cette perle rare.

J’ai donc repris quelques textes.

Dans les séminaires de Lacan, le terme paraphrénie, apparaît par deux fois : dans les écrits techniques et les structures freudiennes. J’y ai lu que pour Freud, la paraphrénie recouvrait toute la clinique de la démence précoce, voire toute la démence. Le terme apparaît deux fois aussi dans les structures freudiennes. Lacan l’utilise dans le sens de la schizophrénie.

Dans les complexes familiaux, il introduit la notion de psychose avec et sans moi, suivant une gradation en fonction du délire, la disparition du moi étant du côté du paraphrène. 

J’ai relu les textes de Dupré et Logre, sur les délires d’imagination. Un délire dont le mécanisme d’éclosion du délire, serait purement imaginatif, sans participation interprétative ou hallucinatoire.

En toute rigueur il est difficile de trancher pour l’un ou l’autre mécanisme, l’association des uns avec les autres chez un même patient est évidemment fréquente. D’ailleurs en relisant le cas modèle de cette mythomane délirante, je me suis demandé s’il n’y avait pas une participation interprétative dans ce délire. Il me semble que les auteurs évoquent aussi ce mécanisme dans leur texte.

Plus récemment, le terme de paraphrénisation a été proposé par Maleval, qui le recentre et le place en fin de la logique évolutive d’un délire.

La paraphrénisation alors comme bricolage permettant un type de nouage qui ne soit pas bancal.

Je rajoute à ces difficultés à chercher un cas, la présence quasi-constante de prescription de médicaments chez ces patients délirants, hospitalisés. Ces molécules, on le dit, n’arrêtent pas vraiment le délire. Ils en empêchent sûrement son évolution, mais permettent un retour à la vie commune, pouvant faire penser à une paraphrénisation pharmacologique. 

Ce patient, Arno, m’est apparu alors comme un bon exemple de toutes ces difficultés dans le cadre de paraphrénisation d’un patient.

Je l’ai rencontré quand qu’il avait 32 ans, au début de ma formation de psychiatre, au cours de sa deuxième hospitalisation sous contrainte.

Il est le deuxième enfant d’une fratrie de trois, il a deux sœurs, la plus importante est sa sœur ainée d’à peine deux ans que Je nommerais Steph.

Je vous propose de vous présenter les éléments cliniques que j’ai retenus, en trois temps. 

Le premier s’étale sur une douzaine d’années avec une alternance d’hospitalisations et de moments de calme, le second est plus court, 4 ans, le début correspond à mon installation en cabinet libéral, et le troisième qui dure encore.

Au cours de premier temps, en dehors des moments délirant, Arno est plutôt un homme se présentant de façon sympathique, physiquement et moralement. 

Sans être affable, il a cette politesse et ce savoir-vivre du milieu bourgeois des petites villes de provinces, sans maniérisme. 

Il vivait seul dans un appartement à Lyon avec son chien. 

Son activité professionnelle durant cette première période a été une suite de CDI dont il démissionnait lors de chaque hospitalisation pour en retrouver un autre, à l’issue de ses sorties. Il a travaillé comme commercial dans de petites entreprises, puis dans la logistique. 

Il décrivait sa vie comme « métro-boulot-dodo », Il se plaignait de beaucoup d’ennui, de solitude, se décrivant comme bipolaire, qualification qui lui faisait dire qu’il était incapable et ne faisait que de la merde.

Pourtant il occupait son temps libre par deux activités principales :

Il recherchait, comme il disait « une petite », une femme qui lui aurait convenu, dans l’idéal une hôtesse de l’air. Il me disait qu’une femme lui aurait permis de combler son ennui, de l’arrêter « d’être con », surtout de le guérir.

Il a fait plusieurs rencontres mais malgré toutes ses tentatives, aucune n’a convenue. Cela apparaissait être la recherche folle de La femme, recherche qui apparaissait sans espoir.

Son autre passe-temps était les sorties de Week-ends avec ses amis d’enfance quand il allait chez ses parents. 

L’ennui aidant, il commençait à jouir de quantités impressionnantes de cannabis et d’alcool, je me souviens qu’il avait vidé la cave de son père en à peine quelques mois. Ses excès le jetaient dans un état de délire incontrôlable et dont la seule limite était de le faire ré-hospitaliser, le plus souvent à la demande de sa mère.

Durant les hospitalisations, ce n’était plus ce garçon de bonne famille que je connaissais. Il devenait sûr de lui, arrogant, familier voire méprisant. 

Il ne montrait pas de signes de dissociation importants, il a inventé un ou deux mots comme « Mytopathe », en utilisait d’autres compliqués dans un mauvais sens, et usait d’associations comme « je suis sorti sous décharge publique » mais sa dissociation n’allait pas plus loin.

Ce qui me marquait le plus c’était cette sorte d’interprétation imaginaire.

Dans les premiers temps, il me disait lors de ces épisodes, qu’il était attiré par les statues de la vierge et en particulier par celle, dorée, en haut de la cathédrale. Il décrivait cela comme une attirance, une impulsion, une sorte de commandement inconscient, en tout cas, commandement sans voix. 

Lors d’un voyage au Portugal, cette impression s’est transformée. Il a eu l’impression qu’une vierge noire, serait venue vers lui, le mettant dans un tel état de terreur qu’il est reparti en France, 

Cet épisode a été le dernier avec la vierge excepté un souvenir qu’il m’a relaté par la suite, celui du lit de mort de sa grand-mère paternelle ou un vierge bleue trônait sur la table de nuit. Etait-ce une explication, je ne sais pas. 

En tout cas, cet inversion de sens, de déplacement de lui à la vierge, puis de la vierge à lui, est comme si cette vierge était passée de l’autre côté d’une bande biface, ce qu’il voyait dans la réalité était passé de l’autre côté.

Il parlait aussi des chiffres : 

Ceux des plaques d’immatriculations : certain chiffre, le 1, le 3, le 69, étaient plus important que les autres, il les repérait. Il les recherchait sur les plaques. Il utilisait pour cela des combinaisons les faisant apparaître, par calculs, déplacements, ou inversions. C’est à dire que 66 par retournement du 6 pouvait être 69, mais aussi que 37 signifiait 11 par résultat de l’addition de 3 et 7.

Et une fois sur le compteur de sa voiture : l’apparition du dernier 1 d’une série de 1 identique sur le kilométrage, et cela au moment précis où il finissait de stationner, a été pour lui la preuve évidente et irréfutable que ça ne pouvait pas arriver par hasard.

Il y avait quelque chose qui se passait. Il ne pouvait dire quoi, ni si cela le concernait : ça lui arrivait tout simplement. C’était la seule signification possible.

Les chiffres ne faisaient pas sens, pas plus que signification, C’est l’arrangement des chiffres qui avait une signification personnelle. Cela ne faisait pas sens, il ne savait pas ce que ça disait, ni si ça le concernait, et pour reprendre Lacan, c’était un « moment où les objets transformés par une étrangeté ineffable, se révèlent comme, chocs, énigmes, significations ».

C’était l’arrangement des chiffres, leur combinatoire qui le percutait.

Cette combinatoire, il n’y a pas qu’avec la lettre ou il a été en difficulté :

 Lors d’un de ses emplois, son rôle a été de mettre sur des palettes des paquets identiques et d’emballer le tout à l’aide de film plastique, ce tout étant standardisé pour rentrer dans les camions. Il s’est fâché, persécuté, sur l’incapacité de ses supérieurs à organiser le travail : sur ces palettes le dernier paquet à mettre était trop grand et ne pouvait pas être mis, laissant un dernier espace vide, pour pouvoir emballer l’ensemble.

 Lors de vendange : le viticulteur, décrit comme mal organisé, faisait partir les remorques à moitié vides. 

Ce qui l’interloquait c’était l’impossibilité de combiner les choses :  paquets, palettes, camion, pour qu’il n’y ait pas de manque, de trou, et c’est là qu’il devait se placer pour éviter d’y disparaitre.

Pendant les premières années, il écrivait beaucoup, et bien, il se décrivait comme un homme de lettre maniant bien la langue. Il a pensé un moment à publier. Je me suis dit, que j’allais le soutenir, que peut-être il arriverait comme Joyce à s‘en sortir. Je lui ai demandé de m’amener ses écrits plusieurs fois, il me les a amenés et confiés quelques années après, lors de la deuxième phase de mon suivi : il y avait noté des souvenirs intimes de l’adolescence, fait plusieurs fois la même liste de ses petites amies notant dates, qualités et défauts, quelques textes d’allure poétique, structurés par des associations phonémiques, et des choses plus incompréhensibles écrites au cours de ses hospitalisations. Je l’avais un peu poussé vers cette activité, mais il a plutôt choisi d’arrêter d’écrire.

L’autre facette, c’est les photos.

Lors de sa première hospitalisation, il m’a parlé de photos de sa sœur aînée, Steph, qui vivait alors avec un compagnon à Londres : il m’en a dit, « je suis tombé sur les photos de Steph, avec son mec en Allemagne, ma mère gardait ça dans un tiroir, c’était dégueulasse, des photos de cul, de sexe avec son mec », il s’est montré dans son discours assez possessif avec Steph, presque jaloux. Évidemment ces images n’étaient des photos pornos, j’en ai eu confirmation par sa mère. Je ne pourrais pas trancher sur le mécanisme, Interprétation, hallucination, imagination, ça m’apparaît difficile à définir. Néanmoins, de par son discours, je me demandais si sa sœur ne semblait pas présente en lui.

Il en prenait aussi beaucoup, des photos, avec son portable, du ciel et des nuages, et des photos floues prises en bougeant son appareil. 

Ce qu’il me montrait c’est qu’il y avait la forme de boucs, d’anges, je les ai vu dans les nuages, mais rien de visible sur les photos floues. 

Ce qui m’intéresse le plus, c’est la façon dont il avait de procéder : il prenait une photo, au petit bonheur la chance, sans avoir ce qu’il allait y voir, puis en les regardant sur son téléphone, il y discernait ces personnages d’un autre monde. 

Il imaginait des signes sur l’image vue. Il y recherchait à montrer les preuves de la présence d’Êtres d’un autre monde.

Il se servait de son appareil photo en faisant des clichés presque au hasard, et on l’entend bien sur les photos floues, et il y retrouvait les preuves d’un univers invisible. C’était un peu comme avec un appareil de radiologie, L’appareil photo était l’appareil qui servait à dévoiler le monde invisible.

En ce qui concerne son délire, il avait aussi des éléments de persécution, et de mégalomanie mais qui n’était pas au premier plan dans son discours, c’était difficile surtout pour sa mère qui subissait son agressivité. 

Durant cette période, ça lui faisait signe, et pourtant il arrivait à douter, à s’étonner qu’il pourrait être celui qui est désigné. En l’absence de cause, de raison, il cherchait à me montrer des preuves de certitude que tout cela n’était, ne pouvait être lié au hasard.

Vers l’âge de 36 ans, des évènements familiaux dramatiques sont survenus : sa sœur Steph, dont il parlait d’elle comme de sa jumelle est revenue de Berlin atteinte d’un cancer, elle est décédée en quelques mois, par la suite trois mois plus tard c’est son père meurt lui aussi d’un cancer. Il s’est retrouvé seul avec sa mère, sa petite sœur, elle vivait à distance dans une autre ville.

Sa vie s’est déroulée tout ce temps, rythmé par ces fréquents allez et retour entre l’hôpital et chez lui, il prenait un traitement par période, l’organisant à sa façon.

Le temps passant, nous arrivons à la deuxième période, celle où j’ai quitté mes fonctions dans cet hôpital et débuté une activité en libéral. J’ai lui ai proposé alors de poursuivre le suivi à mon cabinet, ce qu’il a accepté. 

Il vit toujours dans son appartement, il le retape en vue de le louer, sa mère a fait faire un studio pour lui dans la maison familiale.

Il travaille dans la logistique d’une entreprise et il a toujours un chien, mais plus le même.

Son travail se passe bien, il a été promu à un petit poste de responsabilité, c’est lui qui contrôle les lots de colis. Pas sans difficultés puisqu’il me dira qu’il est parfois assez anxieux d’aller travailler car il doit manipuler un scanner sur lequel il doit rentrer des codes chiffrés en fonction du type de colis, et il est souvent perdu dans ce codage.

Assez rapidement, il s’est fait menacé de mort par un de ses collègues et il n’en a pas dormi pendant plusieurs nuits, il se sentait trop menacé. 

Il revient par la suite me dire qu’il « sent » la présence des anges mais aussi des morts, ils décrivaient cette sensation comme une sorte d’onde. Il se pose autrement des questions sur la normalité de son comportement amoureux, il a une relation avec une femme qui a été atteinte de la polio, il couche avec un homme Jeannot alors que lui-même n’est pas homo.

 Les différents éléments de son délire vont progressivement se cristalliser pour s’organiser de façon inventive au cours des mois. 

J’ai pu le rencontrer assez souvent, et si j’ai pu l’écouter, c’est que nous avions établi une sorte de pacte tacite dans lequel était entendu que j’écrivais une ordonnance souvent très simple et qu’il en faisait ce qu’il voulait. 

Mais le lien tacite, je crois a été réalisé à la suite d’un entretien quand il m’a dit « comment un mec aussi intelligent que moi peut être aussi con, je suis sûr de pouvoir m’en sortir, ça ne va pas se passer comme avant », je l’ai cru et je l’ai accompagné sur son chemin personnel, le suivant en tant de garde-fou. 

Ce pacte m’a valu quelques inquiétudes quelques mois plus tard quand il est revenu avec de belles plaies au visage après avoir subi deux agressions physiques, en jouant du Djembé sur les bords du Rhône, ainsi qu’en faisant une remarque sur un chien.

Pendant cette période il a repris son habitude de faire des photos, mais le sujet a changé, il fait à présent des photos de la nature, des cygnes sur l’eau, dont il me dira qu’elles sont de moins bonne qualité qu’avant, il ne va pas les publier sur internet comme il l’avait prévu.

Il m’en montre toutefois deux particulières, celle de son chien, prise dans la pénombre de sa voiture, la mâchoire et les dents aussi blanches que les yeux y sont mis en évidence. C’était une réelle représentation de vision de cauchemar. 

Et puis celle de l’ombre d’un humain projetée sur le mur d’une impasse, la nuit, sans la présence d’humain à proximité, ni d’éclairage pouvant faire de l’ombre. Elle était tout à fait irréelle et étrange. 

Il me dit que ces images montraient qu’il y avait quelque chose de présent à ses côtés, une sorte de monde à côté d’où provenait ces signes, il me dira qu’il en était le destinataire, peut-être une mission, il ne savait pas, ce dont il était certain c’est que ça avait à voir avec sa sœur Steph, il ressentait sa présence dans tout cela. 

Les preuves de l’existence de ce monde a côté, de Steph à ses coté, était aussi dans les lettres, les chiffres et les oiseaux : quand il voyait des oiseaux, il ressentait sa sœur, certains chiffres, 33 11 66 73, étaient des signes de Steph,  et puis les mots : ange, nage, orange, dentressange, l’ordre des lettres importait peu, saint Gervais ou était enterré sa sœur, San Gervaso, mais aussi concierge, pigeon, la carte d’un avocat exerçant rue tronchet, ses signes saturaient son univers et lui donnait le sentiment de la présence constante de Steph. 

Leurs organisations ne faisaient plus signe, comme avant, ils étaient devenus un signal de cet autre monde, de la présence de Steph. L’apparition des chiffres, les lettres ou les clichés ne servait plus à prouver la présence d’un monde à coté, c’étaient des messages de Steph.  

Comme pour la vierge, il y a eu un déplacement, et la certitude porte dorénavant sur la sensation de la présence de sa sœur, les lettres et images ne sont plus qu’artefacts des messages de Steph. 

Il s’est créé un monde imaginaire. Ce n’est plus le réel de la combinatoire, c’est ce monde imaginaire à coté, de Steph qui fait signe. C’est comme s’il avait réalisé une accroche imaginaire à ce réel, de la combinatoire initiale, par cette idée de la présence invisible de sa sœur.

Cet état ne l’empêchait pas de travailler, ni d’avoir une petite vie sociale, Arno avait l’habitude de se faire bronzer sur les plages d’un lac, il y a rencontré Jeannot. 

Jeannot à force d’opiniâtreté a fait céder Arno à ses avances.

Leur relation a duré près de deux ans. Arno me disait qu’il se voyait toutes les semaines, un soir ou deux, parfois les Week-end, il faisait la fête ensemble, Jeannot l’aidait parfois pour les tâches administratives. 

Leurs soirées finissaient au lit, et Arno se laissait faire par son ami. Il ne pouvait pas le toucher : il me dit : « je n’aime pas les poils, je préfère les dentelles » ou bien « je ne suis pas pd, mais non, j’aime les femmes, une belle rousse, une belle blonde ».

Ce qui l’étonne le plus c’est qu’avec Jeannot, il aime ça, il me dira que « tous les hétèros devraient ressentir le plaisir de la sodomie », pour finalement me dire qu’avec cet homme il se transforme en femme, il me dit ressentir le plaisir féminin, comme une femme, ce qu’il veut avec Jeannot, c’est n’être que femme, et surtout ce qu’il ressent c’est la présence de sa sœur en lui pendant les coïts.

C’est quand même un drôle de pousse à la femme, si la féminisation de Schreber passe par l’image et l’éprouvé du corps, chez Arno, seule la jouissance sexuelle était féminine, il luttait évidemment contre cette transformation, contre cette féminisation. Il n’était pas, et ne voulait pas être La femme de tous les hommes, ni même celle de Dieu, ni simplement une femme, seulement celle de Jeannot au lit. 

Jeannot d’une certaine manière, ne lui servait qu’à éprouver la présence de sa sœur en lui au travers de cette Autre jouissance qu’il me décrivait ressentir. Un peu, en parallèle comme l’appareil photo qui lui permettait de voir l’autre monde.

Sa sœur dans ses moments semblait être dans le réel de son corps, comme si de ce monde imaginaire, elle passait avec l’aide de Jeannot du côté du réel du corps, et réalisé une expérience éprouvée de l’incarnation de sa sœur en lui.

Finalement, après toutes ces expériences paranormales, Arno m’a dit son envie de banalité, qu’il avait envie d’une vie banale, d’idées banales et m’a demandé que je lui prescrive un traitement.

Ce que j’ai fait. C’est mon troisième temps.

Cela lui a permis d’apaiser les effets de son délire, les signes se devenus plus lointains, moins présents, il m’a dit durant cette période « je ne sais comment être, sauf qu’il voulait une voiture, un travail, une femme, un ange ». Ses idées me dit ils pulsaient toujours, mais ne l’emportait pas tout autant ;

Il a repris sa vie Il finit par louer son appartement, et a récupéré son permis de conduire. Il a changé de nouveau de travail, cette fois dans la livraison. Il laissé tomber Jeannot.

Il se dit linéaire.

Il cherche toujours une « petite », et puis au bout de plusieurs mois, il me dit qu’il a fait la rencontre d’une jeune étudiante, âgée de 20 ans de moins que lui. 

Elle s’appelle Steph. Il me dit qu’il est heureux, chanceux.  Je lui fais remarquer qu’elle se nomme comme sa sœur, il acquiesce mais n’en dit trop rien. En tout cas il semble l’avoir enfin rencontré cette femme.

Sa seule peur c’est de ne pas être à la hauteur, il a peur qu’elle le quitte, il est prêt à la suivre jusqu’en Australie, il s’est fait refaire ses dents qui attendaient depuis longtemps, et arrive même à arrêter de fumer la garder.

En tous les cas, durant cette période, la position de Steph s’est modifiée, de la même façon que la vierge, Elle a été dedans, pour passer dehors, et c’est lui qui est dedans. Sorte de mouvement d’inversion d’un gant, comme une éversion de la doublure.

Quelques mois après cette rencontre, Il a arrêté de venir me voir. Depuis il m’envoie de temps en temps des SMS, dont le dernier en date a été pour me présenter ses vœux 2023 : il m’y dit qu’il va bien, qu’il prend son traitement, qu’il a changé de travail et est toujours avec sa petite. 

Pour conclure, comme je vous l’ait énoncé au départ, ce n’est pas un trouble bipolaire.

Il ne présente pas de tachypsychie, même s’il a été dans une effervescence. Le délire interprétatif apparaît au premier plan. Il s’y greffe bien sur une mégalomanie avec des éléments percécutifs. Les moments de calme, s’il décrit une impression d’ennui, et a des propos d’auto-reproche, il n’a jamais eu de mélancolie à proprement parler. Il décrivait surtout un ennui et l’incapacité à s’en sortir.

Au premier temps, la conservation de sa personnalité, l’absence de dissociation majeure, mais surtout ce délire d’interprétation, dont il décrivait les caractères évidents, évoque plutôt un délire paranoïaque qu’une schizophrénie. 

En ce qui concerne une paraphrénie, le diagnostic me semble plus difficile. Il y avait conservation du moi, l’apparition de ce monde à coté, de la prépondérance du mécanisme imaginatif, tout en concernant somme toute une vie sociale et professionnelle, m’apparait refléter, non pas une paraphrénie, mais plutôt une paraphrénisation du délire du patient.

Son délire n’était pas constitué d’éléments imaginaires variés, il apparaissait plutôt bien organisé, autour de la présence de Steph. Il n’y avait rien de fantastique, mais le mécanisme, pour moi, c’est modifié, la participation imaginaire m’a semblé devenir plus importante. ;

Ce que je voulais montrer, c’est cet aspect de déplacement dans son délire des thèmes interprétatifs et imaginatifs, ceux-ci ont pris toute la place quand son délire a pu prendre le temps de s’organiser.

J’ai proposé que ce passage du mécanisme de l’interprétation, à l’imaginatif, par la position prépondérante de sa sœur centrant le délire, le basculement de la place des signes, chiffres, groupe de lettres vers une position de message plutôt que de signification, pouvait être vu plutôt comme peut être une sorte d’accrochage de l’imaginaire au réel.

Mon rôle pour ce patient, a été très modeste, celui de garde-fou, j’ai l’impression de seulement l’accompagner la ou il voulait aller, sans vraiment, et j’espère vous l’avoir fait entendre, sans y comprendre grand-chose, dans une confiance mutuelle.

 Frédéric SCHEFFLER

Nicole ANQUETIL, Creation extemporané

Collège de Psychiatrie

Samedi 4 février 2023
Journée d’étude sur
« Les paraphrénies. Paraphrenisation ? »

 

CRÉATION EXTEMPORANÉE

 

       Il m’a semblé opportun de donner ce titre à mon travail ; c’est inspiré de ce que j’ai trouvé chez Ernest Dupré dans l’élaboration de sa clinique du délire d’imagination, quand je suis moi-même aller l’interroger à propos d’une patiente. Cet ouvrage, extrêmement riche et détaillé sur ce qu’il en est de la formation et de la description des délires nous laisse toujours pleins d’admiration.

       Dupré, qui au sein de l’école Française de psychiatrie s’est imposé dans les recherches sur la paraphrénie, il en a isolé les délires d’imagination chroniques en prenant pour principe que tous les délires relèvent de l’imagination dans leur opposition à la réalité. Mais c’est au sein de l’école allemande, avec Karlbaum puis avec Kraepelin que cette entité clinique a été défini en tant que telle. Ce dernier en a véritablement élaboré le concept. Ce concept il le situe entre la schizophrénie et la paranoïa du fait de la contradiction apparente entre un délire très florissant et une adaptation à la réalité, en particulier dans une activité professionnelle. Bien évidemment la difficulté est de s’entendre sur ce qu’il en est de la réalité.

       Ce que l’on doit à Dupré :  Il a établi que ces délires d’imagination chroniques qui peuvent également être aigus, procèdent par intuition et invention, c’est ce qui les différencie des délires hallucinatoires et interprétatifs. « Les psychoses imaginatives aboutissent, écrit-t-il, à des fabulations, des projets, des actes impliquant la croyance immédiate du malade aux fictions improvisées par le jeu spontané de l’activité mentale. C’est un jaillissement spontané de l’esprit et d’emblée une foi qui s’affirme par la parole contre toute évidence ou objection. » On remarque donc l’importance de cette histoire de parole qui jaillit d’une idée sans formulation préméditée mais qui prend immédiatement allure de vérité indiscutable. C’est un mécanisme d’idéation de même type que les processus hallucinatoires et interprétatifs. Mais j’ajouterai, pour ma part, que cela n’est pas xénopathique, ce qui est caractéristique est que, dès l’émission verbale, la parole s’impose comme vérité de celui qui parle et qui se reconnait comme tel.

       Pour Dupré la bouffée délirante aiguë est à la fois un état sub-maniaque et une psychose imaginative aiguë est le plus souvent spontanément résolutive ; mais les états sub-maniaques peuvent l’être aussi. La bouffée délirante aiguë peut l’être également comme nous le voyons.

       Pour Ernest Dupré et Benjamin Logre avec lequel il a beaucoup travaillé, le délire d’imagination est la forme la plus courante des paraphrénies.

       Dupré classifie différents états dans son étude clinique. Ce qui nous retient dans notre travail ce sont les délires d’imagination aigus essentiels, c’est-à-dire ceux qui n’accompagnent pas un état morbide sous-jacent. En fait ceux qui ne sont pas dans le cortège de symptômes d’une psychose avérée mais qui surgissent de façon inopinée, sans affection primitive saisissable, mais de façon privilégiée chez l’hystérique. De quoi discuter sur le caractère psychotique de l’affaire ajouterai-je.

       Il y repère à la fois un certain impossible à dire dont le délire est la manifestation et le désir d’être quelqu’un d’autre, on pourrait même préciser d’être quelqu’un tout court, avec une implication massive du corps, complaisance plus que conversion. Ce qui est adressé à l’autre dans le discours sont des révélations dans une intension séductrice et valorisante avec à l’appui une filiation imaginaire toujours noble, dans le but d’être reconnu de l’autre à qui on s’adresse, qu’il soit un ou multiple. S’agit-t-il d’emprunts ou de création ? C’est difficile à démêler. On y repère des thèmes de mythes fondateurs, des thèmes de gestes héroïques, le tabou de l’inceste et quelques horreurs de contes pour enfants et également des éléments disparates actuels ou anciens présentés comme d’authentiques souvenirs d’enfance.

       Ces délires aigus naissent par intuition, par inspiration, les éléments de fabulation sont empruntés au milieu extérieur lui-même, au monde réel, avec ajout ou rejet. Ce qui est le plus remarquable est le caractère extemporané de la fabulation, de l’invention, de la suggestibilité, du mensonge, accompagné d’une crédulité sans le moindre esprit critique. Ils ont le plus souvent une tonalité macabre, aventureuse dans un contexte de filiation fictive à caractère mégalomaniaque.

       La participation corporelle se manifeste par de fréquents accidents hystériques, attaques, spasmes, contractures, attitudes passionnelles, états léthargiques ou cataleptiques. A la mythomanie psychique se surajoute une mythomanie corporelle, voire une pathomimie.

      Ces manifestations délirantes sont compatibles avec une clarté de perception, une lucidité de la conscience, une persistance de l’activité intellectuelle, une activité professionnelle et une vie banale et commune sans comportement pathologique.

       Bref, ce qui caractérise ce discours est son surgissement, sans intention de tromperie, malgré la personne qui l’énonce, mais auquel elle donne immédiatement son adhésion. Ce discours est autant une révélation à elle-même qu’à l’autre à qui il est adressé. Ce dernier élément n’est pas explicite chez Dupré, mais c’est bien ce que j’ai pu observer.

       On y pense assez peu ; ce qui fait que lors nous le rencontrons nous restons assez perplexes et sur le diagnostic sous-jacent et sur la structure. Voilà ce que cela peut donner : ce que j’ai pu observer chez une patiente il y a 20 ans.

J’ai relu mes notes. Je l’avais vue une première fois pour une prescription. Puis ensuite régulièrement.

« J’ai fait un gros travail d’analyse avec le Dr R…, je ne sais pas pourquoi elle ne veut plus me donner de rendez-vous, elle dit qu’il faut que je vous voie maintenant, j’aimais tellement le Dr R., j’ai pris les médicaments que vous m’avez donné quand le Dr R., a demandé à ce que je vous voie il y a deux mois, cela n’a pas fait grand-chose, je dors mieux peut-être. »

       Appelons – là Mme Fabienne D. Elle se dit extrêmement fatiguée, sa tête se penche en arrière, ses yeux se ferment, son cou se tend, sa main droite se met frénétiquement à tapoter sa main gauche, sa figure devient très rouge, des larmes jaillissent de ses yeux : « il a tué le bébé, il l’a découpé avec un grand couteau », elle se met à haleter, « il a tué lalie comme il a tué ma jumelle. Ma maman venait d’accoucher, elle était sous la table, elle avait mis ses pieds contre les pieds de la table pour pousser, elle tenait les autres pieds de la table avec ses mains. Le bébé était sorti, les deux sont sortis. Quand l’assistante sociale est venue, quand Joséphine l’a appelée, sa mère a dit de ne rien dire, elle me tapait tout le temps, pourtant il y avait encore du sang sous la table, c’était mal lavé. La dame a dit : Fayenne il faut tout dire. » Mais je ne pouvais pas ». Elle m’a demandée aussi les choses que me faisait mon papa, « suce, salope » qu’il me disait, « et ne dit rien à personne ». Il me touchait tout le temps.

– Vous me dites que vous avez assisté à tout ça et subi tout cela ?

– Oui, Joséphine au château, c’est en fait ma maman, elle disait à ma mère, « il faut bien traiter Fayenne. Il faut lui apprendre les choses. 

– Quel âge aviez-vous quand cela s’est passé ?

– J’étais toute petite, je ne m’en souviens pas, c’est ma psychanalyste qui a fait revenir tout cela, je ne le savais pas avant.

– Vous me dites que votre père a tué votre sœur jumelle ?                                                                                            

– C’est ce qui est venu dans ma psychanalyse, c’est là que j’ai compris que j’avais une sœur jumelle que mon père a coupé en morceau, ma sœur aussi a une jumelle, elle a été tuée aussi et enterrée comme les autres.

– Beaucoup de jumelles, tout ça.

– Je vois que vous ne me croyez pas, pourtant, c’est vrai, avant je croyais qu’une petite fille parlait en moi, maintenant je sais que c’est ma jumelle qui est morte qui me fait parler. »

– Il y eut plusieurs entretiens de ce type, entretiens relatant toutes sortes de maltraitances et de sévices. Entretiens brefs car il n’était aucunement nécessaire de prolonger les attitudes et les gestes corporels dont le caractère masturbatoire n’échappe à personne. 

       Le docteur R. n’avait plus souhaité poursuivre les entretiens avec cette patiente, le caractère délirant des propos tenus lui avait semblé incompatible avec la profession de Fabienne D., nourrice agréée, chargée d’une petite Coraline alors qu’elle désignait sa « jumelle » trucidée par le père de Caroline. Elle avait souhaité le relais d’un psychiatre pour un traitement médicamenteux approprié auquel s’est très bien pliée la jeune femme. Cette prescription avait atténué le caractère parfois dépressif de ses propos ainsi que ses angoisses sans pourtant éliminer le délire qui les accompagnait.

       Le processus délirant laissait peut-être entrevoir une vérité annonciatrice d’une possible catastrophe tant était grande la force persuasive du discours. J’acceptais alors de tenir ma position de psychiatre sans pour autant laisser de côté celle de l’analyste.

       Au fil des entretiens est apparu dans son discours la participation de tous les objets de mon bureau authentifiés comme des personnages chargés d’authentifier ses dires, dires qui avaient un certain rapport avec des contes de fée (faits ?) où son père pouvait représenter l’ogre, la mère une marâtre ou une sorcière et celle qu’elle appelait sa « vraie » maman, Joséphine ( un feuilleton télévisé se diffusait qui s’intitulait « Joséphine ange gardien) qui la protégeait, veillait sur elle contrairement à sa génitrice, la chatelaine du château dont elle serait l’héritière. Après tout cela aurait pu être une façon imagée de parler de faits réels avec une sorte d’incapacité à procéder autrement. Mais il n’en était rien.

       La patiente donnait l’impression de construire cette histoire et ses souvenirs avec force séduction dans des déclarations d’amour à mon égard avec souhait de passer ses journées avec moi, passant du vousoiement au tutoiement et au parler bébé pour parler d’elle à la troisième personne comme si c’était moi qui s’adressait à elle. Ses larmes coulaient abondamment, tant était forte la charge émotionnelle. Ce qui était étonnant est que tout s’arrêtait net dès que je déclarais l’entretien terminé, sans en faire le moindre commentaire. Invariablement ses derniers propos étaient pour me demander si son rimmel avait coulé.

       Cette jeune femme était bien mise de sa personne, sans ostentation, avec goût, elle est mariée avec homme de dix ans son cadet, c’est elle qui mène le couple qui règle une sexualité absente en étant une bonne cuisinière et en confectionnant souvent pour ce jeune époux du tiramisu (sic) !

      Elle est tout à fait sérieuse dans son travail, j’ai pu l’observer lors d’entretiens où j’ai accepté la présence de la jeune enfant dont elle avait la garde en tant qu’aide maternelle, pour ne pas la priver de ses séances auxquelles elle tenait beaucoup et aussi pour observer son comportement. J’ai eu affaire alors à une femme attentive, mesurant ses propos, très vigilante envers cette jeune enfant de 18 mois, souriante, confiante et détendue.  Fabienne D.  n’avait oublié ni biberon, ni doudou, ni les jouets favoris. Cette séance et une autre du même type lui donnent l’occasion de parler de son désir de devenir aide puéricultrice, et des stages de formation qu’elle suivait avec assiduité et de discuter d’éléments fort bien assimilés.

       Sinon ses entretiens suivants étaient plutôt ceux d’une hystérique bon teint avec ce souci d’enrichir son récit d’extravagances, d’incohérences, à en rechercher des preuves matérielles qui lui revenaient sous formes de démentis dont elle n’avait que faire. Sa psychanalyse (elle n’était nullement sur un divan) lui faisant découvrir tout ce qui pour elle était caché ; La règle principale n’était-elle pas de dire tout ce qui passait par la tête ! Elle ignorait auparavant tout ce qu’elle aurait à dire.

    En particulier elle étoffe son récit de souvenirs en évoquant un suivi psychanalytique par l’intervention de sa vraie maman Joséphine, la chatelaine dont elle devait être l’héritière mais dont l’héritage lui avait été soustrait par le frère de sa mère. Joséphine l’aurait confiée à Anna Freud elle-même. Avec Anna Freud des actes épouvantables se sont passés, elle devait avec elle observer la consigne de tout dire, et cela a eu pour effet de lui faire subir des actes sexuels horribles au niveau de tous les orifices possibles sur le divan avec toute la turpitude imaginable digne d’un roman pornographique de pédophilie. Joséphine s’est mise alors aussi à la protéger en disant « ce n’est pas bien de faire ça à Fayenne ». Je passe sur les descriptions très crument détaillées, polysémies incluses. Discours émis dans la sorte de transe corporelle décrite plus haut. Je n’ai éclaté de rire que lorsqu’elle a introduit dans les scènes mon propre père qui selon elle était psychanalyste et qui m’avait amenée à y participer lorsque j’étais tout enfant. Rire qui dans un premier temps l’a sidérée et la même faite rire puis l’a beaucoup fâchée risquant de compromettre la suite de la prise en charge. Je passe sur beaucoup d’autres éléments. J’ajouterai seulement qu’elle a produit un écrit absolument obscène de ce qu’il s’est passé. Je préciserai qu’elle a une sœur d’un an son ainée qu’elle active dans un discours organisant presque un délire à deux, avec laquelle on peut soupçonner des actes homosexuels actifs. Sœur prise est en charge par une de mes collègues, et comme Fabienne le souhaite pour elle-même, est nourrice agréée. 

       Aujourd’hui « Fayenne » va beaucoup mieux et n’a plus besoin du même mode d’expression en ce sens qu’elle a une meilleure maitrise de ses émotions et qu’elle est capable d’admettre une critique des éléments de son discours en les replaçant dans une chaine associative plus cohérente à la façon d’un puzzle. Une cohérence qui se rétablit à la fois par contiguïté et par similarité de son fouillis incompréhensible et déroutant.

      Qu’une idée de la psychanalyse soit impliquée dans le foisonnement d’idées délirantes chez Fabienne D. n’est pas anodin même si on y reconnait tout à fait la description clinique de Dupré. Celui-ci n’évoque nullement la moindre technique psychanalytique comme embrayeur, mais fait appel à des éléments de discours qui se tenaient dans l’environnement social de l’époque de ses observations.  En effet la patiente Fabienne aborde ses dires sur ce qu’elle subodore de la psychanalyse comme étant la révélation de faits cachés. Son délire se constitue en vertu de ce qui se diffuse dans le public qui serait que la psychanalyse est porteuse d’un savoir sur la vérité et sur le sexe, sur le mystère de l’origine et sur le réel. La question est un peu plus complexe. D’autant plus qu’elle tente d’y intégrer le savoir qu’elle tire de réunions de témoins de Jéhovah dont elle est adepte.

       L’édiction même de la règle fondamentale émet l’hypothèse, à juste titre, du savoir inconscient du sujet qui va se révéler et à l’analyste et à l’analysant – même si l’analyste est supposé savoir déjà- ce qu’il en est de l’inconscient et de ses productions. Le dispositif lui-même de la psychanalyse favorise cette création extemporanée au fur et à mesure des séances. On a plus l’habitude d’entendre parler de paranoïa dirigée à propos de l’acte psychanalytique que de production d’un délire d’imagination. On pourrait s’en étonner, mais il est vrai que la paranoïa, type celle de Sérieux et Capgras, est plus proche de notre fonctionnement mental commun par la réflexion qu’elle implique que le délire d’imagination. Pourtant je me souviens d’une remarque forte de Lacan dans un des Ecrits, peut-être dans La conduite de la cure où parlant de l’analysant, il s’exclame : « si au moins il pouvait s’arrêter de réfléchir » !

       Fabienne D., effectivement abolit tout jugement et tout esprit critique dans la production de son discours créant un délire qui n’est pas sans relation avec la création des mythes et des contes pour enfants et ce n’est pas l’article de Lacan sur Le mythe individuel du névrosé qui viendrait à l’encontre de cela. Elle s’appuie, il faut le noter sur sa qualité de témoin de Jéhovah.

       La présence de tout délire impose de rechercher cet autre phénomène élémentaire de la psychose qui est l’hallucination et qui, elle, signe la structure comme telle ; dans cette observation, jusqu’à ce qu’un démenti survienne ultérieurement elle est remarquablement absente.

       Ce qui est fondamentalement posé à travers ce type de clinique est : qu’est-ce qu’un délire ? N’est-il pas à la base même de la création de notre réalité, n’est-il pas de la même étoffe que la production des mythes et des contes ? Ils procèdent de façon égale de la tentative, qu’elle aboutisse ou non, de donner une explication et un sens à la question énigmatique de l’engendrement, confère Otto Rank, de la filiation et, par la même, de la sexualité humaine prise dans les rets du signifiant. Ils tentent de rendre compte par la mise en mots du mystère de la sexuation assortie de la castration qu’implique non seulement l’accès au langage mais l’acceptation des lois de la parole qui nécessite le refoulement pour échapper à la béance du réel et au foisonnement d’actes d’une sexualité prise sans limites dans des articulations jaculatoires de découpage du réel. Nous y entrevoyons le mystère de la connaissance par la parole et son échec même car la parole ne peut rien dire sur elle-même dès lors qu’elle est émise, refoulement ou pas.

      Ils procèdent de la nécessité de ce découpage pour en fournir le sens caché tout en fixant les interdits tel le tabou de l’inceste pour que puisse s’effectuer le jeu du désir et non pas la jouissance permanente et mortelle des corps qui ne peuvent s’atteindre que découpés en morceaux.

     Ils révèlent la nécessité d’un autre pour surgir et se développer, mettant en évidence que non seulement que l’autre y participe mais s’y construit tout autant.

       On y retrouve le caractère profondément érotomaniaque de la relation à l’autre dans une jouissance à partager où le désir de mort est à peine voilé. 

       La clinique de la paraphrénie s’y inscrit, le délire est inhérent au fait même de parler, de parler à un autre où toujours il y a en sous-jacence la problématique « lui ou moi ».

       L’insistance de Fabienne D. sur le caractère de vérité de son dire est tout à fait à entériner comme tel, à savoir comme un texte recélant un impossible à dire de sa place dans l’histoire de sa famille et de ce qui a constitué dans ce qui ne peut être dit sur la férocité des rapports familiaux et sociaux. Les différents analystes mis en scène par elle, les analystes et elle-même de concert, construisant le mythe qui pourra la sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouve pour la constitution de son délire, dans le transfert que non seulement elle vit mais dont elle use en toute bonne foi pour déterminer ses propres contours. Elle constitue ainsi, sur le mode métaphorique, ce que la réalité nécessite de fabrication pour se faire admettre.

       Ainsi chaque élément d’un délire est à analyser comme chaque élément d’un mythe, à savoir comme une question universelle prise dans des signifiants particuliers pour l’assomption d’une histoire.

      Et de plus est réitéré ainsi le questionnement de Jacques Lacan sur le système de la transformation du signifiant dans les différentes manifestations du symbolisme que la psychanalyse a révélé dans le psychisme.

       Comme je l’ai déjà mentionné à quelques-uns, Fabienne a réussi à me retrouver il y a quelques mois, des entretiens téléphoniques ont lieu de façon hebdomadaire, par téléphone car cette patiente est retournée en Dordogne où elle entend terminer ses jours bien qu’elle soit âgé maintenant de 62 ans( née en 1960). Elle reprend quelques éléments de « sa psychanalyse » en reparlant de son histoire sans fioritures, de façon calme, elle a divorcé tout en restant en bons termes avec son ex-mari, son idéal vis-à-vis des autres est d’avoir des relations non conflictuelles, sa foi en Jéhovah la soutient en cela, son installation matérielle se heurte avec des voisins qui ont usé un peu frauduleusement des lieux qu’elle a loué et des problèmes de réhabilitation de ses lieux avec EDF et GDF  Situation banale. Elle se rend aux réunions des témoins de Jéhovah pour supporter ses désagréments et s’est rendu vers moi pour vider son sac.

       Manifestement, elle n’a pas évolué du côté de la psychose, sa façon d’être et de raisonner confirme qu’il n’y a pas de structure de psychose sous-jacente à ce qui relève du délire. Pourquoi a-t-elle été me rechercher ? elle a éprouvé le besoin de m’exposer ses tourments, des relations de voisinage conflictuelles Elle avait bien essayer de trouver quelqu’un à qui se confier car cet état de fait l’affecter beaucoup mais elle avait fui déçue d’ une écoute qu’elle a jugé défectueuse, prescription de médicaments, neuroleptiques, en faite j’ai compris qu’elle avait été classée en tant que paranoïaque. Elle eut la parade de se constituer un toit, un lieu en renforçant ses affinités avec les témoins de Jéhovah, communauté qui lui tient lieu de nom du père, pour revenir aux fondamentaux, mais qui se retrouve très bien dans pas mal de congrégations religieuses. Dans notre scepticisme ambiant, tout recours au religieux est entaché de suspicion, cela peut s’avérer mais ce n’est pas d’emblée à rejeter.

      Dans ce qui nous préoccupe aujourd’hui, de façon inversée, elle pose la question d’une évolution possible de la psychose vers la paraphrénisation. Freud avait noté chez Schreber des éléments de paraphrénie dans son délire tourné vers Dieu, J’avais évoqué cela chez Aimé F. dans la relation établie avec les objets. Tous deux avaient pu poursuivre leurs vies professionnelles, Pour Schreber cela ne l’a pas protégé de son effondrement, effondrement qui n’a pas eu lieu chez Aimée F. Cela pourrait démontrer que la paraphrénie n’est pas du registre de la psychose mais bien un moyen de se trouver une place dans l’Autre tout en conservant le pouvoir de l’imaginaire sur le réel. La paraphrénisation de la psychose peut donc être une issue possible à cette problématique de la place dans l’Autre à condition d’un étayage permanent par un autre qui prend la place et le lieu de l’Autre. Est-cela que va soutenir Michel avec son patient ?

       Je me permets de joindre à cette étude récente qui est un remaniement d’un travail précédent d’il y a une quinzaine d’année la discussion qui en a suivi, assez différente de celle qui a eu lieu le 4 février dernier.

DISCUSSION

Jacqueline Légaut :…Juste, je relevais à propos de cette question qu’elle te pose à l’issue des séances « Est-ce que mon maquillage n’a pas coulé ? » on peut se demander pour cette patiente en prononçant ces mots si elle ne te prends pas à témoin du fait que tout ce qu’elle a dit c’est de l’ordre du maquillage et qu’il y a là une façon de vérifier que tu as bien entendu. Et on peut se demander si dans ce déploiement de tous ces effets, il n’y a pas une tentative de séduction à l’endroit d’une autre femme que tu as ponctué par ce rire qui était si déterminant.

Nicole Anquetil : Oui, absolument. C’est-à-dire qu’elle met d’emblée quelque chose de l’ordre du transfert sur un mode séducteur et érotomaniaque. Et c’est aussi un petit peu ce qui avait effrayé le praticien avec qui elle avait eu à faire auparavant… C’était une femme également. Là il y a tout un tas de femmes mises en scène, les petites jumelles, une femme découpée en morceaux par un homme, elle -même susceptible d’être mise en pièces de fait, par le fric, par la prise en charge. Enfin, c’est quelque chose qui est en arrière-fond.

Jacqueline Légaut : Oui, mais enfin, on entend quand même qu’elle est en partie divisée par rapport à ce qui lui manque…

Nicole Anquetil : Oui, c’est bien pour cela qu’elle n’est pas dans la psychose.

Denise Sainte Fare Garnot : C’est moi qui ai la sœur, pas en analyse, en thérapie. Elle avait beaucoup insisté pour que je la prenne d’une manière itérative, parce que je n’étais pas pressée de le faire, elle habite dans l’Oise, tout semblait très difficile. Bon, puis je l’ai prise. Et évidemment la présence de la sœur est très importante. C’est elle l’ainée, de onze mois, et à un moment donné je me suis vraiment demandé si ce n’était pas une folie à deux parce qu’elle s’est mise aussi à raconter n’importe quoi : les fleurs qui parlaient, chaque fleur avait un nom, une couleur, et les couleurs lui parlaient, enfin, c’était…, j’ai un peu stoppé ça d’ailleurs. L’ainée est sous la domination complète de sa cadette et me raconte les histoires que sa sœur a découverte dans sa psychanalyse, mais puisque c’est sa psychanalyse, c’est forcément la vérité, et donc chez moi j’ai droit à l’écho des séances qui se passent chez Nicole avec une espèce de mensonge qui apparait dès les premiers mots qu’elle maintient, elle pleure, des sanglots épouvantables à ameuter le voisinage, puis ça s’arrête tout d’un coup, puis elle part, ça va bien. Elle veut m’embarrasser bien sûr. Voilà, c’est le genre d’écho de cette psychanalyse que j’ai, pas sur mon divan, bien sûr, en face à face.

Marcel Czermak : Je me rends parfaitement compte de ce type de cas, effectivement isolable, chez les uns et les autres l’idée d’une virtualité hystérique, et y compris, puisque Jacqueline vient de le faire, ce qui y serait là présent comme de l’ordre d’une séduction. Ce n’est pas facile de savoir ce que c’est qu’une séduction voire une virtualité érotomaniaque, mais enfin, si on fait précisément la systématique, je vais me permettre de le faire puisque ce sont des cas que j’avais précisément essayer d’isoler comme étant l’un des pôles de la psychose et que j’avais caractérisé comme étant des pôles d’un imaginaire sans moi. C’est-à-dire des personnes qui produisaient des formations extemporanées, labiles, inconsistantes, et qu’en somme on avait affaire à des gens, dont en aucun cas on pouvait dire qu’ils déliraient – le terme de délire parcourt notre réunion depuis hier – mais qu’il s’agissait de formations imaginatives sans spécificité à proprement parler psychotique. Et qu’au surplus, elles pouvaient aussi bien être bazardées d’un instant à l’autre. En d’autres termes, on avait affaire là à des patients dont on peut dire qui n’ont aucun sérieux. Je veux dire que c’est le comble de la maladie mentale puisqu’on évoquait la question du maquillage, enfin de l’habit. Moi, je me souviens d’une patiente, elle se prenait pour un torchon, c’est-à-dire qu’elle s’offrait à habiller tout ce qui passait à sa portée, et pourquoi pas le thérapeute ? Je crois que c’est un pôle tout à fait fondamental d’une psychose, qui est régulièrement raté parce qu’il passe inaperçu.

Des gens sans cristallisation aucune et avec lesquels on ne sait pas à quoi s’attendre, alors ça l’issue… ?  S’il y en avait une ou s’il y en a une, c’est une cristallisation paranoïaque sur quelqu’un, transférentielle, cristallisation en tous cas…Donc c’est un type d’être assez étrange puisqu’il se balade et se sont de purs habits, des porte-manteaux. C’est un pôle que nous ne devons pas seulement à Dupré, hier on évoquait Kraepelin, les paraphrénies confabulantes de Kraepelin, c’est de ce tonneau. Enfin sur la doctrine, c’est ce qu’on fait de mieux en matière de maladie mentale.

Nicole Anquetil : Oui, moi ce que je peux constater cliniquement, du moins dans tout ce qu’elle a amené et dans l’évolution même de son discours, c’est-à-dire chaque point qu’elle amène, qui est organisé comme ça de façon délirante, à partir de chaque point on peut relever, on peut donc remettre en place les signifiants, ses signifiants à elle. C’est-à-dire, par exemple, pour la question de Joséphine, Joséphine sa « vraie maman » qui a un château, une fois la phase terminée des grandes des grandes manifestations somatiques et l’effusion de son discours, nous voyons que ce qui est en train de se mettre en place dans la cure, en prenant un à un chaque élément, ce sont des éléments de sa propre histoire ; ils s’y intègrent parfaitement. On apprend que F. a travaillé dans le Lot et Garonne (elle y habitait dans son enfance), à l’âge de 20  ans dans un château et sa sœur lui aurait fait remarquer ceci : « quand tu travaillais dans ce château on aurait dit qu’il t’appartenait ». Pas tellement loin il y avait le château de Joséphine Baker qu’elle admirait beaucoup avec l’adoption de tous ses enfants. Donc ça avait cheminé finalement dans son esprit « peut-être que mon sort aurait été bien meilleur si j’avais été adopté par Joséphine Baker, dans le sens qu’elle reprochait à ses parents un manque d’amour et une férocité dans la façon dont ils l’ont éduqué, elle les reniait en quelque sorte pour les maltraitances subies. C’est-à-dire que l’on repère les éléments d’une historisation dans ce qu’elle jetait pèle mêle pour nourrir « son analyse ».

Bernard Vandermersch : il y a un aspect également dans ce cas qui est un peu particulier, c’est l’espace de la séance auquel sont réservées ces productions. Ce n’est pas quelque chose qui envahit toute sa vie, ce n’est pas quelqu’un qui est en perpétuelle création de délire imaginatif avec tout le monde, c’est réservé à l’espace de la séance. C’est une utilisation assez curieuse de la séance puisqu’il semble qu’à un moment donné il n’y a plus aucun écart entre l’imaginaire…, comme si elle oubliait d’indiquer l’index du conte, elle ne parle plus au passé simple.

Voilà, c’est pour ça que je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’une psychose sans moi.

Nicole Anquetil ; Moi non plus, je ne suis pas sûre du tout.