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Acte des colloques, FEVRIER 2019, Clinique de la temporalité?

Une clinique de la temporalité ? 

 

Collège de Psychiatrie 

Février 2020

à l’Hôpital Henri EY 

15, Avenue de la Porte de Choisy-Paris 75013

 

Comment aborder, aujourd’hui, la question du temps, mieux, celle de la temporalité, dans notre clinique? Nous avons l’intuition, comme beaucoup de cliniciens, et ceci depuis très longtemps, voire depuis l’aube de la clinique, que cette question est centrale. Et cependant nous restons très embarrassés. Embarras qui mérite d’être pris au sérieux et qui participe de la question.  En effet avancer sur ce fil suppose, pour nous, faire un pas dans nos repères cliniques. 

Si notre réalité est bien organisée par notre fantasme, celle-ci relève d’un lien, d’une solide articulation ou nouage, qui distribue temps et espace. Cependant cette articulation ne va pas de soi puisque la clinique des psychoses nous enseigne qu’un dénouage est possible. Il nous faudrait alors pouvoir un instant s’arrêter sur les conditions d’un tel nouage. LACAN nous a proposé, d’une manière anticipée en 1945, quelques-uns de ses éléments de réponse avec la solution du temps logique qui noue temps et espace en même temps que sujet et collectif. Il en suivra le fil renouvelé tout au long de ses séminaires jusqu’au « Moment de conclure ». Dans cette première journée, autour de cette question, nous prendrons le temps de la clinique en balisant notre champ. Aussi bien du côté des psychoses avec les singularités que nous aurions à relever que celle de la névrose avec d’autres singularités, cette fois-ci, dans la mise en jeu de l’espace et du temps. 

Mais pas seulement, il nous faut relever, en effet, l’embarras spécifique des philosophes sur ce point et les impasses auxquelles ils se trouvent ainsi introduits. Cette journée est une introduction à cette question cruciale et inaugure un cycle, une nouvelle séquence de travail avec cette question : y aurait-il une clinique de la temporalité?   

Comité d’organisation : ANQUETIL Nicole, BELOT-FOURCADE Pascale, BENRAIS François, BLANADET Françoise, CAMPION-JEANVOINE Martine, DAUDIN Michel, FROISSART Josiane, GARRABE Jean, JEANVOINE Michel, MOINS Pascale, PONT-MONFROY MarieHélène.

 
Samedi 1er février 2020

9 heures 30 – 12 heures 30

Président de séance : Jean-Jacques LEPITRE

Discutants : Marie-Hélène PONT-MONFROY et Bernard DELGUSTE

9 heures 30 : – Michel JEANVOINE : « Une lecture du « Temps logique » de J. LACAN. Remarques et conséquences. »

11 heures 15 : – Alain HARLY : « Remarques cursives sur la temporalité dans la perversion. »

14 heures 30 – 17 heures

Président de séance : Michel JEANVOINE

Discutants : Josiane FROISSART et Pascale MOINS

14 heures 30 : – Marie WESTPHALE : « L’automatisme mental : à travers un cas clinique et les apports de DE CLERAMBAULT. »

16 heures : – Gérard POMMIER : « L’espace-temps résolu dans la séance. »

Dimanche 2 février 2020

 9 heures 30 – 12 heures 30

Président de séance : Martine CAMPION-JEANVOINE

Discutants : Marika BERGES-BOUNES et Alain HARLY

9 heures 30 : – Catherine FERRON : « De quoi le futur antérieur est-il le nom ? »

10 heures 30 : – François BENRAIS et Josiane FROISSART : « Ce n’est pas ce que j’ai dit. »

11 heures 45 : – Michel DAUDIN : « Comment « être de son temps » ? »

14 heures 30 – 17 heures

Président de séance : Michel DAUDIN

Discutant : Françoise BLANADET et Martine CAMPION-JEANVOINE

14 heures30 : – Nicole ANQUETIL : « Temporalité signifiante du sujet. »

16 heures : – Christiane LACOTE-DESTRIBATS : « De quelle manière les psychanalystes peuvent-ils apprendre des poètes et des écrivains sur le temps ? »

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De quoi le futur antérieur est-il le nom?
FERRON Catherine
 
L’automatisme mental: à propos d’un cas clinique
WESTPHALE Marie
 
Temporalité signifiante du sujet
ANQUETIL Nicole
 
Il était une fois … un pére.
FROISSART Josiane
 
Comment « être de son temps »
DAUDIN Michel
 
Une lecture du « Temps logique » de J. LACAN
JEANVOINE Michel
 
L’espace-temps résolu dans la séance 
POMMIER Gérard
 
Ce que les écrivains et les poêtes enseignent aux psychanalystes
LACÔTE-DESTRIBATS Christiane
 
« C’est pas ce que j’dis »
BENRAIS François
 
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AUTRES TEXTES 

 
Temps et temporalité : Phénoménologie et psychopathologie du temps.
GARRABE Jean
Le temps logique
PONT-MONFROY Marie-Hélène
« Le point-maison » ou « Comment j’ai pu tramer ma réalité »
JEANVOINE Michel


GARRABE Jean. Le délire : une approche historique

GARRABE Jean. Le délire : une approche historique

Le mot délire emprunté au latin delirium, lui-même dérivé de delirare « sortir du sillon », est très ancien en français puisqu’il apparaît dans notre langue dès le milieu du XVe siècle, alors qu’il ne sera utilisé dans le langage médical que beaucoup plus tard. Mais si l’on consulte le Dictionnaire culturel en langue française dirigé par Alain Rey (1) on a la surprise de lire à l’entrée correspondante une première définition très technique dont les termes sont discutables : « Etat d’une personne caractérisé par une perte du rapport normal au réel et par un verbalisme qui en est le symptôme ». Existe-t-il un rapport normal au réel ? Et le délire n’a-t-il comme seul symptôme le verbalisme ? Ce dictionnaire ajoute « Cet état en tant qu’il est causé par une cause physiologique (fièvre, intoxication, etc.) ou physique » et renvoie alors à  confusion (mentale), divagation et égarement.

Suit ensuite une liste de délires : Délire onirique, Délire alcoolique aigu > delirium tremens, Délire de persécution (paranoïa), de grandeur (mégalomaniaque), hallucinatoire. Délire collectif, délire inducteur, délire induit. Délire d’interprétation.

Comme on le voit il s’agit là d’entités nosologiques décrites sur une longue période et sur des critères psychopathologiques qui ne sont pas homogènes. C’est cette construction de la nosographie des délires que je voudrai envisager d’un point de vue l’historique pour tenter de répondre à la question qu’est-ce qu’un délire ?

Ce dictionnaire culturel renvoie d’ailleurs à Folie et, outre les autres sens de « délire », comprend aussi les entrées délirer et delirium tremens ainsi que, ce qui est beaucoup plus important pour mon propos, Délusion, mot qui est défini de manière surprenante comme un terme de psychologie emprunté à l’anglais en 1946 : « affirmation fausse faite pour tromper, mais à laquelle le sujet se laisse prendre ». Nous allons voir qu’en anglais delusion signifie tout autre chose et que cette signification soulève un point essentiel de la psychopathologie du délire.

Je vais diviser mon exposé en deux parties : la première correspond à la période de la psychopathologie descriptive des délires et la seconde à celle de la psychopathologie structurale avec l’analyse du rapport entre le symptôme et le signe dans les psychoses délirantes chroniques.

Je fixerai comme repère chronologique du passage de l’une à l’autre la décennie 1900-1910 où elles se recouvrent ;


I.- Psychopathologie descriptive du délire.


De William Cullen à Philippe Pinel.

Le délire qui accompagne les fièvres est connu des médecins depuis l’Antiquité et l’on retrouve sa description chez tous les auteurs classique notamment dans la fièvre lente nerveuse qui se termine par la mort. Mais je commencerai cette approche historique du délire par les médecins de la fin du XVIIIe qui sont à l’origine de la naissance de la
psychiatrie. William Cullen (1710-1790) traite du délire dans la 4ème partie consacrée aux Vésanies ou dérangements de l’esprit de ses Institutions de médecine pratique, traduites par Philippe Pinel en 1785. Il écrit « je pense que le délire peut être défini un jugement faux ou trompeur d’une personne éveillée sur les choses qui se présentent le plus fréquemment dans la vie, & qui sont de telle nature que les hommes en général en portent le même jugement ; & particulièrement quand les jugements de cette personne sont très différents de ceux qu’elle avait, avant cela, coutume de porter » (2 p.286). Surtout il différencie clairement les deux sortes de délires, celui qui apparaît dans les fièvres où il marque une « diminution dans l’énergie du cerveau » dont il traite dans une autre partie de son livre, celle consacrée aux pyrexies ou maladies fébriles et non dans celle des dérangements de l’esprit et le délire de la folie (insanity) ou manie qui est lié pour lui à une inégalité dans l’excitation du cerveau. Chez Cullen manie signifie encore folie en général de sorte qu’il peut parler de la mélancolie comme d’une manie partielle. Bien qu’il ait écrit ses First Lines of the Practic of Physic en anglais il utilise pour parler du délire le latin delirium et n’emploie pas encore le mot delusion.

Rappelons, bien que ce ne soit qu’indirectement en rapport avec notre sujet d’aujourd’hui, que Cullen consacre la seconde partie de ses Institutions à cette nouveauté que sont les neuroses comme il l’orthographiait alors  c’est-à-dire :  «  MXCI :  toutes les affections préternaturelles du sentiment & du mouvement, qui ne sont pas accompagnées de fièvre, comme symptôme de la maladie primitive ; j’y comprends aussi toutes celles qui ne dépendent point d’une affection locale des organes, mais d’une affection plus générale du système nerveux,& des propriétés de ce système sur lesquelles sont fondées surtout le sentiment & le mouvement ». Dans les névroses, comme on a transcrit le mot en français, ce sont le sentiment et le mouvement qui sont touchés plus que l’entendement.

Philippe Pinel (1745-1826) va plus loin que Cullen et substitue au terme manie pour parler de la folie en général celui d’aliénation mentale. Dans la seconde édition de son Traité médico- philosophique sur l’aliénation mentale (3) manie a même disparu du titre de l’ouvrage car ne désigne plus que l’une des quatre espèces d’aliénation qu’il reconnait alors, le délire général ; les trois autres étant la mélancolie ou délire exclusif, la démence ou abolition de la pensée et l’idiotisme ou oblitération des facultés intellectuelles et affectives. Pour Pinel : « 145. La manie…se distingue…par un délire général plus ou moins marqué, quelques fois avec les jugements les plus extravagants, ou même un bouleversement de toutes les fonctions de l’entendement (3 p.172).Mais il insiste sur l’existence d’une « manie sans délire », c’est-à-dire sans lésion de l’entendement, marquée par une fureur aveugle (3p.182-183). Pinel fait de la mélancolie un « délire exclusif car : « 165. Les aliénés de cette espèce sont quelques fois dominés par une idée exclusive qu’ils rappellent sans cesse dans leurs propos, qui semble absorber toutes leurs facultés ». (3 p. 187). Pinel commence à illustrer ses propos de
courtes histoires cliniques, qu’il nomme historiettes de malades maniaques ou mélancoliques, atteints donc soit de délire général soit de délire exclusif.


Le délire définit la folie.

Pour Etienne-Jean Georget (1795- 1828) le délire est la définition même de la folie. Il écrit : « La folie est une affection du cerveau ; elle est idiopathique, la nature de la cause organique nous est inconnue.

La première proposition résulte des considérations suivantes :

1° le symptôme essentiel de cette maladie, celle qui le caractérise et sans lequel elle n’existerait pas, sur qui reposent les divisions en genres, espèces et variétés, dépend d’une lésion des fonctions cérébrales ; il consiste en des désordres intellectuels auxquels on a donné le nom de délire ; il n’y a pas de folie sans délire » (4 p.30).

Par contre son maître Jean-Etienne-Dominique Esquirol (1772-1840) entre les bras duquel Georget mourut de phtisie à l’âge de 33 ans comme cela se faisait à l’époque romantique, ne parle du délire dans son recueil Des maladies mentales (4) qu’en deux occurrences : l’une à propos de l’étrange observation d’un jeune homme qui voit autour de lui les personnes de la cour et auquel il fait bander les yeux pendant deux jours, « et son délire cesse ; mais le bandeau étant retiré le délire reparaît » (5 T.I p.10) et l’autre à propos de l’aliénation mentale des nouvelles accouchées où il écrit : « je ne parlerai pas non plus du délire de ces femmes qui, dans leur frénésie, tuent l’enfant qu’elles viennent de mettre au monde » (5 TI p. 115 ). Je pense que ce silence d’Esquirol à propos du délire tient à ce qu’il a introduit en psychopathologie deux nouveautés majeures : les monomanies et les hallucinations. Les monomanies sont pour lui, par opposition à la manie ou délire général, des délires partiels ne portant que sur une seule idée ce qui permet d’en distinguer plusieurs dont la fameuse monomanie homicide (5 T.I pp 332-393). Celle de ces monomanies qui va connaître le plus grand succès est la mégalomanie ou délire des grandeurs, termes n’apparaissent pas encore
sous la plume d’Esquirol mais plus tard ; le dictionnaire d’Alain Rey parle de son introduction dans la langue française en 1873 mais il y des exemples d’emploi un peu avant cette date dans le langage des aliénistes qui vont lier ce délire mégalomaniaque à une des phases évolutive de la paralysie générale, par exemple Magnan et Sérieux dans leur Aide-mémoire sur cette maladie. Pour eux les états délirants de la période d’état sont des psychoses véritables. L’évolution de la paralysie générale en quatre phases, prodromique, d’état, d’affaiblissement intellectuel et enfin terminale deviendra le modèle paradigmatique pour la description de l’évolution des psychoses chroniques.

Quant aux hallucinations c’est après avoir donné la fameuse définition qui est plus subtile que la formule par laquelle on la résume – « Perception sans objet » –  : « Un homme qui ait la conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors qu’aucun objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée de ses sens, est en état d’hallucination : c’est un visionnaire (5.T I p.80) qu’Esquirol écrit : « Le phénomène de l’hallucination ne ressemble point à ce qui arrive lorsqu’un homme, en délire, ne perçoit pas les sensations comme il les percevait avant d’être malade, et comme les perçoivent les autres hommes…Dans les hallucinations il n’y a ni sensation ni perception, pas plus que dans les rêves et dans le somnambulisme, puisque les objets extérieurs n’agissent plus sur les sens » (5. TI p.55). Pour Esquirol c’est donc cet état, comparable à ceux du rêve et du somnambulisme, comparaison qui vont jouer par la suite un grand rôle dans la construction de la psychopathologie, état qui n’est pas celui du délire qui est à l’origine des hallucinations.

Lorsque François- Emmanuel Fodéré (1764-1835) publie son Traité du délire (6) il distingue la folie, état très répandu dit-il, et le délire : « Là il y avait intégrité des sens, et l’esprit était accessible au raisonnement ; ici les sens sont égarés, les choses se présentent
autrement qu’elles sont réellement ; l’esprit ne peut pas rectifier ses jugements, parce qu’il est trompé par les images des sens ; c’est un état de maladie où il n’y a point de liberté. Telle est notre situation sous l’empire de plusieurs grandes passions (et le mot passion qui vient de pati désigne déjà un état de souffrance), comme l’amour, le colère ou la fureur, la frayeur, etc. ; véritables délires temporaires qui peuvent devenir chronique par leur intensité ou leur répétition ; tels sommes-nous quand nous perdons le libre usage de nos facultés sous l’effet des substances narcotiques » (6 TI. p. 326).


Délires et psychoses.

Avant d’avancer dans la discussion qui va s’amorcer sur les relations entre délire et hallucinations il faut noter que le baron Ernst von Feuchterlesben (1806-1849), éminent  représentant de la médecine romantique allemande,  a introduit en 1845 dans son Lerbuch der Ärztlichen Seelenkunde » le terme et la notion de « psychose » pour désigner les manifestations psychiques de la maladie mentale (Seelekrankheit) alors qu’il dénommait « névrose », à la manière de Cullen, les altérations du fonctionnement système nerveux susceptibles de les provoquer, d’où le célèbre aphorisme : « Toute psychose est en même temps une névrose parce que, sans intervention de la vie nerveuse, aucune modification du psychisme ne se manifeste ; mais toute névrose n’est pas une psychose »(7). Cette conception ne traduit pas un dualisme corps/esprit mais si le terme est rapidement adopté par les auteurs de langue allemande, malgré l’opposition des « organikers », il ne sera utilisé par ceux de langue française que plus tard au début du XXe siècle et d’emblée accompagné d’un qualificatif comme par exemple dans l’expression psychose hallucinatoire chronique de Gilbert Ballet (1853-1916) dont nous reparlerons.


Rêve et état hallucinatoire.

C’est dans Du hachisch et de l’aliénation mentale (8) que Jacques Moreau (de Tours) (1804-1884) a étudié les huit phénomènes psychiques observés notamment sur lui-même ou chez les volontaires du Club des assassins après l’ingestion de hachisch. Le 8ème de ces phénomènes est constitué des illusions et des hallucinations mais, suivant en cela l’opinion d’Esquirol, il distingue l’illusion « nécessairement limitée, comme l’action des sens auxquels elle se
rapporte…L’imagination agit dans les limites de l’activité sensorial ; là se borne le phénomène » (p.167) et l’hallucination qui « comprend toutes les facultés de l’âme, elle n’a pas d’autre limites que celles que la nature a mises à l’activité de ces facultés ; en d’autre termes, toutes les puissances intellectuelles peuvent être hallucinées.. Aussi n’existe-t-il pour nous, à proprement parler qu’un état hallucinatoire, et non pas des hallucinations… L’état  hallucinatoire découle du fait primordial qui est la source commune de toutes les anomalies de l’esprit. C’est un phénomène d’existence intérieure, de vie intra -cérébrale, ou, ce qui
revient au même, d’état de rêve » (p.168).

Pour Moreau (de Tours) « l’aliénation mentale constitue un monde d’existence à part, une sorte de vie intérieure dont les éléments, les matériaux ont nécessairement été puisés dans la vie réelle ou positive, dont elle n’est que le reflet et comme un écho intérieur. L’état de rêve
en est l’expression la plus complète : on pourrait dire qu’il est le type normal ou physiologique. A quelques égards, l’homme en état de rêve éprouve au suprême degré tous les symptômes de la folie ». (p.350).

Moreau fait référence à tout ce qui dans les écrits de ses prédécesseurs Pinel et Esquirol, mais aussi de ses contemporains Leuret, Lélut et Baillarger, va dans le sens de cette assimilation totale de l’aliénation et du rêve. Son ouvrage se termine par la proposition, que je n’ose qualifier de délirante, de traiter l’aliénation mentale par le haschich en provoquant en somme par ce moyen une folie artificielle qui en se substituant à la folie naturelle, la guérira par substitution. Cela lui vaudra les sarcasmes de Baudelaire (1821-1867) dans Les paradis artificiels. Henri Ey y verra les prémices des Models Psychoses de la moitié du XXe siècle où les expérimentateurs ne cherchent pas elle à guérir la folie naturelle mais à reproduire un état comparable au moyen de substances dysleptiques. Moreau (de Tours) persiste et signe
en publiant en 1855 dans le premier volume des Annales Médico-psychologiques un mémoire De l’identité de l’état du rêve et de la folie.

La querelle de priorité entre Jules Baillarger (1809-1890) proposant en janvier 1854, dans une communication à l’Académie de Médecine de parler de « folie à double forme » pour ce que Jean-Pierre Falret (1794 -1870) venait de décrire comme  «  folie circulaire », fait passer ces délires partiel ou exclusif qu’étaient jusque-là manie et mélancolie dans un autre champ de la folie, celui où ce sont les oscillations périodiques ou cycliques de la thymie, plus que les idées délirantes qui caractérisent le trouble mental.


Délire de l’intelligence et délire des sensations

Des textes que cite Moreau ce sont les Fragments psychologiques sur la folie de François Leuret (1797-1851), où on a pu lire la naissance de la psychopathologie des psychoses, qui nous intéressent le plus directement puisqu’ils sont entièrement consacrés à l’étude du délire (8). Leuret en dresse un tableau en diptyque en distinguant deux grandes classes de délire : le délire de l’intelligence et celui des sensations. Il décrit dans le premier six phénomènes :

I. – L’incohérence des idées.

II. – La cohésion anormale et fixité d’idées fausses.

III. – Les hallucinations de la vue, de l’ouïe, du goût, de l’odorat, du toucher et des organes intérieurs.

IV. – Les visions.

V.- Les incubes.

VI. – les inspirations passives.


Et dans le Délire des passions quatre autres phénomènes :

VII. – La Monomanie d’orgueil.

VIII. – L’ascétisme.

IX. – L’hypochondrie,

X. – La terreur de la damnation.


Chacun de ces chapitres est illustré d’observations qui sont essentiellement le contenu des entretiens de Lélut avec les délirants, rapportés textuellement. Remarquons que c’est dans le délire de l’intelligence que se trouvent associées l’incohérence des idées et toutes les hallucinations non seulement celles des sens mais aussi celles des organes intérieurs. C’est à la fin du chapitre sur la cohésion anormale et la fixité d’idées fausses du délire de l’intelligence que Lélut rapporte l’observation la plus célèbre de la psychopathologie descriptive celle dite de « la personne de moi-même », réponse donnée par une aliénée quand il l’interrogeait sur son identité.

Jules Cotard (1846-1889) la reprendra textuellement dans son article sur le Délire
des négations (10) où il décrit le tableau qui sera connu dans la littérature comme Syndrome de Cotard, dont on discutera de la situation nosographique jusqu’à la fin du XXe siècle  y compris dans les DSM III et IV où, dans le Delusional Disorder 297.1, qui constitue une  catégorie unique, figure un sous-type Somatic Type.

Les folies fin de siècle sont désignées selon le thème de la principale des idées fausses exprimées et l’on va voir ainsi décrire toute une cohorte de folies ou de délires qualifiés par cette idée fixe directrice de leur contenu.

C’est dans son Traité des maladies mentales publié deux ans avant son surprenant suicide que Louis-Victor Marcé (1828-1864) donne les signes cliniques qui, outre les signes neurologiques, permettent de faire le diagnostic différentiel entre la monomanie ambitieuse et les idées délirantes des paralytiques généraux :  « Les monomaniaques orgueilleux qui se disent prophètes, fils de rois, généraux, ministres, qui s’attribuent une grande fortune, une grande puissance, sont bien souvent des hallucinés qui, malgré leurs idées délirantes, conservent de la vigueur et de la logique dans leurs conceptions…et forgent…des histoires, qui malgré leur invraisemblance, s’enchaînent avec assez de suite …de plus, ils sont conséquents avec eux-mêmes…Rien de semblable …n’existe chez les paralytiques dont les idées sont essentiellement mobiles et absurdes ; ils sont à la fois pape et empereur ; tout en parlant de leurs richesses et de leurs millions, ils avouent leur profession, quelque humble elle puisse être, et racontent qu’ils gagnent quarante sous par jour. En fin les monomaniaques ambitieux conservent pendant des années entières leur délire organisé et systématisé [souligné par nous] ; chez les paralytiques, au contraire, les idées se dissocient et perdent chaque jour de leur cohérence » (13 p. 477-78). Je souligne les deux termes par lesquels Marcé qualifie le délire du monomane ambitieux.

Cette différentiation est cruciale car elle établit que l’évolution dans le temps permet de diviser le délire mégalomaniaque en deux entités nosologiques distinctes tes : l’une dont la genèse apparait comme purement idéologique et l’autre où les idées délirantes sont le résultat d’altérations encéphaliques connues et décrites macroscopiquement, bien que leur étiologie ne soit pas encore connue avec certitude même si leur origine syphilitique est suspectée.


Le délire des persécutions.

Legrand du Saulle (1830-1886) publie en 1871 Le délire des persécutions (11), écrit à partir des observations recueillies par son maître Lasègue et lui- même au Dépôt municipal des aliénés de Paris où finissent bon nombre des persécutés quand ils viennent porter plainte à la police contre leurs persécuteurs. Pour Legrand du Saulle il s’agit d’un délire partiel caractérisé par l’importance, à la période initiale, des hallucinations de l’ouïe mais il insiste sur le phénomène singulier qui est l’apparition au cours de l’évolution d’idées de grandeur soit que le sujet pense qu’il doit soit être lui-même un personnage très important pour expliquer les moyens considérables employés à le persécuter, soit être protégé par un personnage important de l’Etat pour être parvenu à y échapper. Le délire comporte donc un travail d’élaboration interne à partir de l’expérience initiale, une systématisation. Legrand s’intéresse aux écrits des persécutés qui révèlent parfois leur délire alors qu’ils ne le confient pas verbalement, à la fréquence de leur suicide et en particulier à la valeur légale de ces testaments des persécutés écrits par ceux-ci avant de se donner la mort et d’en donner les raisons. Le récent massacre de l’ile norvégienne d’Utoya dont l’auteur, Anders Behring Breivik, a expliqué dans un long texte diffusé sur internet les raisons de sa conduite me paraît un excellent exemple de ce phénomène, alors que l’opinion publique ne parvient pas à comprendre que les experts aient pu déclarer atteint de psychose paranoïaque un sujet exprimant aussi clairement ses idées et les raisons de son comportement criminel.

Il faut enfin noter que Legrand du Saulle fait suivre Le délire des persécutions d’un intéressant appendice De l’étal mental des habitants de Paris pendant les événements de 1870-1871. Il avait pu continuer à exercer ses fonctions au dépôt des aliénés tant pendant la guerre franco –prussienne et le siège de Paris que pendant la Commune et sa répression, période où, contrairement à son patron Lasègue, il était accepté à la fois des communards et des républicains, ce qui lui permit d’éviter les exécutions de condamnés des deux camps en les déclarant aliénés. Il fut surpris par contre de constater qu’au cours de ces deux années la fréquence de l’aliénation et le nombre des suicides diminuèrent notablement à Paris contrairement à l’opinion admise depuis la Révolution que les convulsions politiques et sociales peuvent provoquer la folie chez certains individus prédisposés.


Onirisme et expériences oniroïdes.

Charles Lasègue (1816-1883) en publiant en 1881 son article « Le délire alcoolique n’est pas un délire, mais un rêve » (12) écarte en somme cette expérience particulière, qu’il décrit comme un sommeil pathologique, des expériences délirantes à proprement parler. A partir de ce moment la dénomination delirium sera, en français, réservé à ce seul délire toxique, alors que qu’elle continuera d’être utilisée en anglais pour l’ensemble des délires aigus.

A la suite de Lasègue Emmanuel Régis (1855-1918) propose en 1894 le terme d’onirisme pour désigner certains états hallucinatoires aigus  comparable au rêve et fait du délire onirique le type même des troubles mentaux d’origine toxique. On peut penser que c’est ce qui explique l’accueil favorable qu’il fera, sous l’influence de son élève Angelo Hesnard (1886-1969) avec lequel il publiera en 1913 et 1914 les premiers ouvrages en français consacrés à la psychoanalyse, aux idées de Freud lui-même tenant de l’analogie métapsychologique entre rêve et délire. On parlera désormais de délire oniroïde et plus tard, avec W. Mayer- Gross, d’expériences (Erlebnis) oniroïdes.


Le délire d’emblée.

Valentin Magnan (1835-1916) isole parmi  «  les psychoses ou  folies proprement dite », la folie des dégénérés, groupe qui comporte les dégénérés supérieurs cible de la forme la plus spécifique des folies dégénératives : le délire d’emblée qui fera l’objet de la thèse en 1886 de Maurice Legrain (1860-1939) (13). Pour Magnan ce sont, par contre, les sujets ne présentant pas de stigmates de dégénérescence qui sont exposés au délire chronique systématisé ou à la folie intermittente.

C’est là l’origine d’une singularité de la psychiatrie française qui a toujours séparé les « bouffées délirantes », c’est-à-dire les expériences délirantes aigües, des délires chroniques non seulement en raison de leur durée dans le temps chronométrique mais de leur structure psychopathologique, leur temporalité ou Temps vécu comme j’ai tenté de l’exposer, malgré la difficulté de le faire en anglais dans le chapitre Acute and Transient Psychotic disorders que m’ont demandé de rédiger les éditeurs de l’Oxford Textbook of Psychiatry (14). Nous voyons s’amorcer là d’une part l’apport de la psychopathologie phénoménologique et de l’autre le problème des psychoses endogènes ou exogènes que va soulever l’école allemande et tout spécialement Kraepelin.


Wahnsin et paranoïa.

En Allemagne à la fin du XIXe siècle c’est toujours Wahn qui est utilisé pour délire, bien qu’il existe depuis 1772 un mot savant « paranoïa, » créé par Rudol-August Vogel (1724-774) à partir du grec para, à côté, et noos, esprit. Le baron Bernhard von Gudden (1824-1886) pourra ainsi déclarer que Louis II de Wittelsbach, le « roi fou de Bavière » souffre de paranoïa. Ce terme ne sera adopté en français que plus tard et selon une autre conception psychopathologique en ce sens, celle présentée dans le Lerbuch der psychiatrie de Kraepelin qui va en restreindre l’usage pour désigner le « développement insidieux, sous la dépendance de causes internes et selon une évolution continue, d’un système délirant durable et impossible à ébranler, et qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action », définition que reprendra Jacques Lacan dans sa thèse (15 p.23). Celui-ci nous dit, dans le remarquable historique qui l’ouvre, que le terme paranoïa, déjà employé par les grecs, fut   « utilisé par Heinroth en 1818 dans son Lehrbuch des Stôrungen des Seelensleness, inspiré des doctrines kantiennes » (15 p.21) mais je n’ai pas pu retrouver ce texte.

Lors du grand Congrès International de Médecine organisé à Paris lors de l’Exposition Universelle de 1900 furent présentées à la Section de Psychiatrie présidée par Magnan les positions des écoles françaises et allemandes sur la psychopathologie des délires chroniques.


II.- La naissance de la schizophrénie.

Du délire paranoïde de la dementia praecox au groupe des psychoses schizophréniques.

Emil Kraepelin (1856-1926) avait à partir de 1883 entrepris de construire son système nosographique qui, loin d’être rigide comme on le dit, a constamment évolué au fur et à mesure des huit éditions de son Lehrbuch. Dès la première il regroupe sous la dénomination générale de dementia praecox, inspirée par la mention d’une démence précoce des jeunes gens faite par Bénedict –Augustin Morel (1809-1873), la catatonie que venait de décrire Karl Kahlbaum (1828-1899), l’hébéphrénie décrite en 1871 par Edward Hecker (1843-1900) et  urtout pour ce qui nous intéresse aujourd’hui un état délirant qu’il qualifie de « paranoïde » le séparant ainsi de la paranoïa proprement dite. Pour Kraepelin c’est l’évolution progressive vers un état d’affaiblissement intellectuel terminal (Verblondung) qui justifie le regroupement de ces trois tableaux cliniques. Il distingue des symptômes primaires et des symptômes secondaires C’est là un tournant radical dans l’histoire de ce qui va devenir avec Ernst Bleuler (1857-1939) le groupe des psychoses schizophréniques, dont j’ai retracé l’histoire il y a quelques années (17) à la suite de la parution du DSM III, manuel présenté, à tort, comme un retour à Kraepelin.

Si Bleuler maintient le regroupement en un groupe des trois entités il ne se base plus uniquement sur l’évolution terminale mais sur une double distinction entre d’une part des symptômes fondamentaux qui résultent des altérations des fonctions simples ou complexes et d’autre part les symptôme accessoires, distinction que faisait déjà Kraepelin, et d’autre part une seconde entre ceux dits primaires et secondaires notamment le rapport à la réalité : « nous appelons autisme ce détachement de la réalité combiné à la prédominance absolue de la vie
intérieure » (18 p.112). Soulignons que dans la conception de Bleuler les idées délirante font partie, avec la scission (Spaltung), des symptômes secondaires et qu’elles ne sont présentes que dans la seule forme paranoïde de psychose schizophrénique. L’essentiel de l’œuvre de Bleuler en ce qui concerne la psychopathologie structurale du délire paranoïde est pour moi l’introduction des notions de réalité psychique et de pensée déréistique.


Ernest Bleuler et Sigmund Freud.

On ignore pour quelles raisons Gustav Aschaffenburg (1866-1944) lui-même opposé à la psychanalyse et ami de Kraepelin avait confié la rédaction du chapitre Dementia praecox de son Handbuch der Psychiatrie   à ce psychiatre suisse, proche alors notamment par l’intermédiaire de C.G. Jung des idées de Freud. Souhaitait-il provoquer une révolution des conceptions psychopathologiques dans le domaine des formes délirantes de dementia praecox?
Le concept bleulérien de schizophrénie n’eut, au début, pas beaucoup de succès ni auprès de Kraepelin, qui n’a employé que rarement une seule fois l’adjectif schizophrénique, ni auprès de Freud qui en publiant également en 1911 ses Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : Dementia paranoides (Le président Schreber) indique que le délire hallucinatoire décrit par et chez ce dernier correspond plutôt à une psychose paranoïde qu’à un délire systématisé paranoïaque (19). Remarquons cependant que le Dr. Guido Weber, l’expert commis à la suite de la demande de mainlevée de l’interdiction formulée par le président, dont celui-ci reproduit en annexe à son mémoire l’expertise (20 ), écrit : « Quant à savoir si, par la suite de son état mental tel qu’il vient d’être évoqué et qui est à pointer du nom de paranoïa, M. le docteur Schreber, président de chambre, doit être considéré comme « ayant perdu l’usage de ses facultés mentales au sens du code, il appartient à la cour d’en décider ». L’expertise ayant été rédigée le 9 Décembre 1899 « paranoïa » est encore employée dans son sens ancien de folie délirante ou entendue comme telle par Schreber. Il écrit, lorsqu’il fait appel du jugement : « Le rapport de M. l’Expert contient donc, quand il conclut dans mon cas à une paranoïa (Verrückheit), un affront qui heurte la vérité de plein front et il serait difficile d’y porter un coup plus rude » (20 p.319). le Dr Weber dans une nouvelle expertise précise :  «  De ce point de vue scientifique et avéré, il n’est pas question de dire que l’affection psychique dont souffre le requérant soit le moins du monde ignorée de la psychiatrie…il faut signaler comme caractéristique que le centre des représentations morbides est toujours la personne du malade, avec la combinaison habituelles des idées de préjudice et des idées de surestimation de soi d’autre part ; caractéristique aussi qu’au moins pour un certain temps, les idées délirantes sont circonscrites à un domaine limité de représentations, les autres champs restant relativement épargnés. C’est ce qui a pu autrefois faire parler de délire partiel (Partielle Verruckheit) et, quoique la conception qui prévalait sous cette rubrique soit actuellement abandonnée, on ne peut lui refuser complètement de lui accorder encore un certain droit de cité » (20 p.349).

A partir de la publication par Freud en 1911 de ses Remarques sur le récit autobiographie du président Schreber des « évènements mémorables » qu’il a vécu, elles vont devenir le modèle paradigmatique de la théorie psychanalytique de la psychose paranoïaque alors qu’il s’agit plutôt selon la description donnée par le sujet lui-même dans son mémoire pour réfuter le diagnostic de paranoïa d’un délire paranoïde. Il faut signaler que dans un «Appendice Freud donne en note la référence à la première thèse de médecine  consacrée à la schizophrénie : celle soutenue par Sabina Spielrein (1885-1942) à Zurich Ueber der psychischen Inhalt eines Falles von Schizophrénie (20 p. 322). Nous en avons publié des extraits dans le numéro de l’Evolution psychiatrique que nous lui avions consacré en 1995 avant qu’elle ne devienne célèbre après le scandale de sa liaison amoureuse avec Jung qui l’avait traité par une très dangereuse méthode, la psychoanalyse.


Les folies raisonnantes. Le délire d’interprétation

Paul Sérieux (1864-1947) et Joseph Capgras (1873-1950) venaient de publier Les folies raisonnantes. Le délire d’interprétation (21), ouvrage qui figurera dans la bibliographie de la thèse de Lacan. Ils écrivent : «  Le délire d’interprétation est une psychose systématisée chronique caractérisée par : 1° la multiplicité et l’organisation d’interprétations délirantes ; 2° l’absence ou la pénurie d’hallucinations, leur contingence ; 3° la persistance de la lucidité et de l’activité psychique ; 4° l’évolution par extension progressive des interprétations, l’incurabilité sans démence terminale » (p. 9). Soulignons que le terme psychose apparaît sous la plume de ces aliénistes français pour définir un délire accompagné des deux qualificatifs « systématisé » et « chronique », définition très proche de celle qu’avait donnée Kraepelin de la paranoïa, en particulier pour ce qui est de l’absence d’activité hallucinatoire.


La mythomanie et les délire d’imagination.

C’est en 1905 qu’Ernest Dupré (1862-1921), médecin de l’Infirmerie Spéciale, crée le néologisme mythomanie (de mythos, récit imaginaire, fable) pour désigner « la tendance pathologique, plus ou moins volontaire et consciente, au mensonge et à la création de fables imaginaires » (p.3). Il va ensuite décrire, avec son élève B.J. Logre, les Délires d’imagination, ou mythomanie délirante, dont ils font une de trois catégories des psychoses systématisées, les deux autres étant les délires hallucinatoires et interprétatifs. Ils rapprochent cette psychose systématisée chronique de ce que les auteurs allemands, à la suite de Neisser, nomment « délire de confabulation ». Dupré évoque aussi des psychoses imaginatives aiguës, délire à éclipse qui serait le propre des sujets « à constitution mythomaniaque ». Dupré était un tenant de la théorie des constitutions, avatar de celle de la dégénérescence, dont il a décrit la variante émotive, théorie à laquelle s’opposeront Henri Ey et Jacques Lacan.


Métapsychologie du rêve et schizophrénie.

En 1913 dans le Complément métapsychologique à la doctrine des rêves Freud souligne « la différence décisive qui existe entre l’élaboration du rêve et la schizophrénie. Dans cette dernière les mots eux-mêmes par lesquels s’expriment les pensées préconscientes deviennent objet d’élaboration pour le processus primaire, tandis que dans le rêve, ce ne sont pas les mots, mais bien les représentations objectales auxquels les mots sont ramenés qui subissent cette élaboration. Le rêve connaît une régression topique, la schizophrénie non » (23 p.175). Pour l’école française le délire a toujours été considéré, comme l’a dit Séglas, comme une « aliénation du discours ». Mais Freud ajoute que la formation du fantasme de désir, sa régression vers l’hallucination sont les parties les plus essentielles de l’élaboration du rêve mais ne lui appartiennent pas exclusivement. Bien plus, elles existent dans deux états morbides : dans la confusion mentale hallucinatoire aiguë (amentia de Meynert) et dans la phase hallucinatoire de la schizophrénie » (23 p177). Il s’agit là d’états que nous considérerions du point de vue de l’école française comme des expériences délirantes aiguës plutôt que comme des délires chroniques systématisés. C’est là que figure la note énigmatique qui a fait couler tant d’encre «  qu’une tentative pour expliquer l’hallucination devrait s’appliquer non à l’hallucination positive, mais bien plutôt à l’hallucination négative » (23 p.183). Freud fait ici allusion aux hallucinations visuelles et non aux hallucinations auditives verbales. En particulier à propos de la confusion mentale hallucinatoire aiguë, ou psychose de désir qui est selon lui la réaction à une perte que la réalité affirme, mais que le moi doit nier parce qu’il la trouve insupportable (223 p. 185), il suggère même l’hypothèse audacieuse selon laquelle « les hallucinations toxiques, le délire alcoolique, par exemple, doivent être interprétées  de la même façon. La perte intolérable, imposée par la réalité, serait
justement celle de l’alcool. Si l’on redonne de l’alcool au malade, les hallucinations disparaissent » (p.186).

Hallucinations auditives verbales, délire comme altération du langage.

Depuis la description qu’en a faite Jules Séglas (1856-1939) les hallucinations auditives verbales occupent une place à part dans la clinique mentale qui les démarque absolument des hallucinations des autres sens. Séglas distingue : a) celles avec conscience et b) celles avec délire qui correspondent aux phénomènes de double voix, d’hallucinations bilatérale et unilatérale et enfin d’écho de la pensée. Le diagnostic doit en être fait d’avec l’interprétation délirante d’une part et de l’autre d’avec les hallucinations verbales motrices (24 p. 157-89). Il rapproche le phénomène d’écho de la pensée de celui qu’avait décrit par Morel comme « double voix » ou d’ « hallucination bilatérale » où les voix peuvent être menaçantes d’un côté et protectrice de l’autre. Séglas approfondit ainsi la question discutée à la Société médico- psychologique sur les relations entre hallucinations et délire, mais en mettant en valeur ce phénomène singulier que sont les hallucinations auditives verbales il marque un tournant dans l’histoire du délire hallucinatoire. Celui-ci est désormais considéré comme une aliénation du langage selon la formule qu’il emploie.

Son ami Philippe Chaslin (1857-1923), qui a soutenu sa thèse Du rôle du rêve dans l’évolution du délire en 1887 et décrit en 1895 la « confusion mentale primitive », consacre plusieurs chapitres de la première partie de ses Eléments de sémiologie et clinique mentales (25) aux hallucinations (Chapitre XI), aux idées délirantes (chapitre XI) et l’un, fort bref mais essentiel, à « la croyance au délire » qui lui paraît être la caractéristique fondamentales des folies systématisées. C’est dans la seconde partie qu’il présente le « groupe provisoire des folies discordantes » où, à côté de la folie discordante délirante  il range un type un peu à part qui n’est pas délirant à proprement parler, mais qui présente une incohérence verbale extraordinaire » (p.803). Il en vient à se demander si le délire de la forme délirante est bien profond et s’il n’est pas une expression presque verbale. Surtout à propos de la « folie discordante verbale », dont il nous précise qu’elle est rare, Chaslin écrit : « dans les cas purs…la folie se résume en un langage complètement incohérent…en un mot la mimique conservée contrastant avec l’incompréhensibilité du discours …Pourtant, de loin en loin, une phrase sensée…indique que peut-être l’intelligence est moins touchée que le langage et que peut-être celui-ci par son désordre empêche de penser (?) » (24 p.837). Cette interrogation est pour moi un trait de génie de Chaslin formulant sous forme interrogative l’hypothèse exactement à l’opposé de la conception de Bleuler selon laquelle les troubles du langage ne sont que la conséquence de ceux de la pensée, celle qui ferait au contraire  de la désorganisation du langage le primum movens de l’activité délirante noétique.

Les textes en allemand sur la paranoïa.

Bleuler avait dès 1906 abordé dans Affectivité, suggestibilité, paranoïa d’autres questions  que celle de la dementia praecox : celle du fonds psychologique des délires, paranoïde, paranoïa, de persécution et celle des rapports du délire et de la constitution. (Cet ouvrage n’a pas été traduit en français mais il figure dans la bibliographie de la thèse de Lacan).

A la suite de la définition donnée par Emil Kraepelin de 1899, 1ère, à 1915, dernière édition, de son Lehrbuch de la paranoïa, définition que j’ai déjà citée, d’autres auteurs de langue allemande vont traiter de cette psychose délirante dans des ouvrages dont certains auront eux-mêmes plusieurs éditions. C’est le cas notamment de Des Sentitives Beziehunswahn publié par Ernst Kretschmer (1888-1964) en 1918. La 3ème édition de 1949 ne sera traduite en français qu’en 1963 sous le titre : Paranoïa et sensibilité. Contribution au problème de la paranoïa et à la théorie psychiatrique du caractère (25) de sorte que Krestchmer peut y citer le livre de Robert Gaupp (1870-1953) sur la « Le cas Wagner » ainsi que la thèse de Lacan où l’on retrouve cité le texte de Gaupp. On ignorait à l’époque la surprenante destinée d’Ernst Wagner (1874- 1938), l’instituteur incendiaire-meurtrier de sa famille, qui adhérera au parti nazi alors qu’il était interné comme irresponsable à la suite de ses crimes. Il a été publié un dossier avec la traduction du drame Wahn (Délire) écrit par Wagner en 1921 sur la mort conjointe de Louis II de Bavière et de von Gudden accompagnée d’articles de Gaupp (26). Ce dernier étudie l’œuvre dramatique de ce paranoïaque sur le délire royal comme une contribution à la théorie de la paranoïa. Je soulignerai que dans l’histoire clinique de Wagner on relève des phénomènes hallucinatoires de type auditif verbal à tonalité accusatrice de sorte qu’on ne peut considérer qu’il s’agisse d’une paranoïa au sens de Kraepelin à proprement parle.

Psychoses à base d’automatisme et psychoses passionnelles.

Lorsqu’en 1927 la question de l’automatisme mental fut inscrite à l’ordre du jour du Congrès des aliénistes à Blois G. Gatian de Clérambault (1872-1934) réunit les articles qu’il avait publiés auparavant sur le sujet dans un opuscule que j’ai pu publier à nouveau quand son œuvre revint à la mode (27). Dès ses premiers articles il avance la conception d’un
automatisme mental générateur de délire lié à la scission du moi (Clérambault parle à ce propos de la « personne de moi-même » dont il attribue par erreur l’observation à Falret). Mais dès 1925 il paraît avoir changé d’opinion car il écrit : «  Les Psychoses Hallucinatoires Chroniques dites Systématiques y compris celles de Persécution sont des résultats de mécanismes extra- conscients, et non de produits de la conscience ». En outre ces processus sont eux-mêmes « séquelles de lésions infectieuses, toxiques, traumatiques ou sclérosantes, les plus subtiles et les plus systématisées de toutes les séquelles neurologiques. Ces psychose rentrent ainsi dans la neurologie » (27 p.52). Etant donné la date de publication je me demande si Clérambault n’était pas, comme beaucoup de médecins de ce temps, marqué par les séquelles psychiques observées chez les sujets ayant survécu à l’épidémie qui venait de sévir de 1917 à 1925 d’encéphalite de von Economo (1867-1931).

Il faut souligner que les travaux de Clérambault consacrés aux psychoses passionnelles et en particulier à l’érotomanie, qui lui permettent de définir ce que l’on doit entendre par passion lorsqu’on parle de « délire passionnel », sont antérieurs à ceux sur les psychoses à base d’automatisme. S’il décrit des syndromes érotomaniaques associés à des délires de revendication il défend l’autonomie de l’érotomanie pure au sein des délires passionnels et répond en 1928 à des critiques de Capgras qui la rapproche des psychoses paranoïaques, en affirmant l’« autonomie du syndrome érotomaniaque. Sa forme paranoïaque n’est pas une entité clinique. Le syndrome n’est pas à base interprétative ni imaginative. L’érotomanie est irréductible au délire de revendication » (27 T I p.414).


 

III- Psychopathologie structurale des psychoses délirantes chroniques.

Je daterai le début de la psychopathologie structurale stricto sensu de l’année 1931, année où sont publiés dans les Annales médico –psychologiques deux textes importants

Schizographie.

Ce sont deux communications aux titres surprenants faites par Lévy-Valensi, Migault et Lacan à la Société médico-psychologique : la première Troubles du langage écrit chez une paranoïaque présentant des éléments délirants de type paranoïde (schizophrénie) (28) et la second « Ecrits inspirés : schizographie » (29). Ils rapportent l’observation étonnante d’une malade qui exprime verbalement un délire de type paranoïaque mais dont les écrits sont comparables à ceux d’une schizophrène dissociée, phénomène étrange qu’ils nomment « schizographie ». Lévy-Valensi dans son Précis de psychiatrie définit énigmatiquement la schizographie comme « une incohérence graphique calquée sur la schizophasie. Elle peut d’ailleurs, chez le schizophrène, être indépendante de la schizophasie » (30 113). Ce n’est donc pas seulement par la parole que s’exprime le délire, il peut le faire aussi par l’écriture, ces deux modalités d’expression pouvant être dissociées. Lacan fera figurer cette publication dans les « premiers écrits sur la paranoïa » qu’il fera figurer à la fin de sa thèse lorsqu’elle sera rééditée. Il supprimera par contre l’article signé seul paru dans la Semaine des hôpitaux en Juillet 1931 sur la Structure des psychoses paranoïaques qui l’avait brouillé avec son « seul maitre en psychiatrie », Clérambault, que celui –ci a lu comme la divulgation sans son autorisation préalable de ses propres idées sur ce sujet. C’est sans doute en raison de la proximité de Clérambault avec Kraepelin que Lacan l’a considéré comme son maître en psychiatrie.

La psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité.

Lacan n’a fait figurer dans l’abondante bibliographie de sa thèse que trois articles de Clérambault sur l’érotomanie alors que sa lecture démontre que les idées qui y sont développées sont influencées par celles de celui qui en a été l’inspirateur. On retrouve par contre les références aux textes de Sérieux et Capgras, de Kraepelin, de Gaupp, de Freud et de Kretschmer que j’ai cités ainsi qu’à bien d’autres. Dans le compte-rendu de la thèse publié dans L’Encéphale par Henri Ey celui-ci formule la question essentielle qu’elle pose : les troubles qui constituent le délire paranoïaque peuvent-il se déduire et se déduire seulement d’un développement ou bien d’une modification de la personnalité ? Ce compte-rendu vient d’être republié dans les Leçons du Mercredi sur les Délires chroniques et les psychoses  paranoïaques (31). Notons que la référence de Lacan sur la question de la personnalité n’est pas un texte écrit par un psychiatre mais l’ouvrage que venait de publier l’écrivain Ramon Fernandez (1894-1944). Comme je l’ai déjà dit Lacan et Ey voulaient substituer à la théorie de la constitution dans la psychogénèse des psychoses délirantes une théorie de la personnalité. La question des relations causales entre le développement d’une personnalité et les réactions pathologiques que sont les psychoses a été abordée du point de vue de la psychopathologie compréhensive par Karl Jaspers (1883-1969) dans sa Psychopathologie générale dont la traduction en français de la 3ème édition parue en 1928 est celle que Lacan fait figurer dans la bibliographie de sa thèse. Le deuxième de ses Premiers écrits sur la paranoïa qu’il fait a figurer dans la réédition de sa thèse, est l’article que Lacan a publié dans le premier numéro du Minotaure sur Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’existence où il rappelle qu’ « il ne faut pas méconnaître que l’intérêt pour les malades mentaux est né historiquement de besoins d’origine juridique. Ces besoins sont apparus lors de l’instauration formulée, à la base du droit, de la conception bourgeoise de l’homme comme doué d’une liberté morale absolue et de la responsabilité comme propre à l’individu (lien des droits de l’homme et des recherches ultérieures de Pinel et d’Esquirol). Dès lors la question majeure qui s’est posée pratiquement partout, a été celle, artificielle, d’un tout ou rien de la déchéance mentale (art. 64 du Code pénal) » (32 p.384). Le troisième est un autre article, paru également dans le Minotaure Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin justement Lacan prend parti, dans la querelle à propos de l’application de cet article 64 dans cette affaire. Après avoir précisé qu’« il est une entité morbide la paranoïa, qui… répond en gros aux traits cliniques suivants :

a) un délire intellectuel qui varie ses thèmes des idées de grandeur aux idées de persécution ;

b) des réactions agressives très fréquemment meurtrières ;

c) « une évolution chronique ».

Il précise « la place des deux sœurs dans la classification naturelle des délires. Elles ne se rangeraient pas dans cette forme très limitée que, par la voie de telles corrélations formelles que nous nous avons isolées dans notre travail » [thèse]. Probablement même sortiraient-elles des cadres génériques de la paranoïa pour entrer dans celui des paraphrénies, que le génie de Kraepelin isola comme des formes immédiatement contiguës.

Cette précision du diagnostic …serait peu utile à notre étude des motifs du crime, puisque, comme nous l’avons indiqué dans notre travail, les formes de paranoïa et les formes délirantes voisines restent unie par une communauté de structure qui justifie l’application des mêmes méthodes d’analyse » (33 p.394).

Il poursuit sa propre analyse du cas par la défense de la notion de délires à deux (sic) qui « sont parmi les formes les plus anciennement connues des psychoses. A propos de la question des relations sexuelles entre les deux sœurs il est reconnaissant au Dr. Logre, élève et collaborateur de Dupré, de la subtilité du terme « couple psychologique » (33 p.395).

Pour ce qui est des échanges entre Lacan et Salvador Dali à propos de l’ « interprétation paranoïaque » à partir de leurs articles respectifs dans Le Minotaure j’ai présenté une communication Clérambault, Dali, Lacan et l’interprétation paranoïaque 1929- 1934 à la séance de la Société médico -psychologique du 25 Octobre 2004 consacrée à l’histoire de la psychiatrie que devait présider Georges Lantéri-Laura (1930-2004) et qui du fait de la mort de notre ami fut consacrée à lui rendre hommage (34 ). Le surréalisme a dans les années folles provoqué, au moins en France, un tournant dans l’histoire des idées sur le délire.

Hallucinations et délire. Les formes hallucinatoires de l’automatisme verbal.

Henri Ey avait publié en 1934 Hallucinations et délire. Les formes hallucinatoires de l’automatisme verbal (35), ouvrage préfacé par Jules Séglas alors octogénaire qui se réjouit de voir enfin si bien comprises les idées qu’il avait exprimées bien des années auparavant. Après avoir étudié les troubles hallucinatoires du langage intérieur, ce qu’il nomme l’automatisme verbal, Ey insiste sur le fait qu’ils ne se manifestent que dans « des délires dans le sens le plus ancien du mot, c’est-à-dire des états de troubles importants de la pensée qui se manifestent par l’incohérence ». Ces troubles se manifestent par l’incohérence et par l’incapacité où sont ces malades d’avoir un langage intérieur (ce qu’Ey nomme exophasie). « Les troubles psychomoteurs que l’on y rencontre sont des phénomènes étrangers. Ils apparaissent intiment liés à la pensée délirante » (35 p.123). Ce serait donc le délire, l’expérience délirante- Ey regrette à ce propos que la langue française n’ait pas de mot pour Erlebnis- qui entrainerait l’automatisme verbal, les troubles hallucinatoires du langage intérieur. On trouve déjà dans cet ouvrage les idées qu’Henri Ey va développer tout au long de son œuvre, en particulier la distinction qui ne se réduit pas à la seule durée, entre délires aigus liés, dans une perspectives néo-jacksonienne, à une dissolution de la conscience à un niveau plus ou moins profond et Délires chroniques où cette dissolution s’accompagne d’une modification de la personnalité, de la trajectoire existentielle. Nous reviendrons à ce propos sur les définitions qu’il proposera quarante ans plus tard dans ses ouvrages ultérieurs.

1950 : La psychopathologie des délires au Premier Congrès Mondial de Psychiatrie de Paris.

Après la Seconde Guerre Mondiale le Premier Congrès Mondial de Psychiatrie de Paris en 1950 en incluant dans son programme la question de la Psychopathologie des délires va ouvrir un forum où s’exprimeront quatre auteurs de nationalités et d’orientations différentes  dont les points-de-vue vont s’entrecroiser et même s’enchevêtrer : Paul Guiraud (Paris), William Mayer-Gross(Dumfries), G.E. Morselli (Novara) et H.C. Rümke (Utrecht) dont je vais résumer les interventions pour montrer combien elles sont disparates.

Paul Guiraud (1882-1974) dans son rapport sur « la pathogénie-étiologie des délires » passe en revue successivement l’attitude phénoménologique, la doctrine psychanalytique (en soulignant que la position de Lacan est à la fois psychanalytique et existentielle), la théorie de Pierre Janet sur la dissociation, la doctrine de Bleuler, l’automatisme mental de Clérambault, l’organo-dynamisme de H. Ey qu’il critique sur certains points comme l’assimilation du délire et du rêve qui ne lui parait valable que pour le délire onirique ou la notion d’expérience délirante qui, pour Guiraud, est le délire même et non une condition négative l’expliquant et enfin l’impossibilité d’expliquer par la libération de niveaux inférieurs sains la systématisation délirante. Guiraud défend une conception biologique, qu’il situe à la suite de celle de Constantin von Monakow (1853-1930) et Raoul Mourgue (1886-1950) car pour lui : « les chocs émotifs, les frustrations, les conflits surtout lorsqu’ils sont accentués et répétées, altèrent autant le fonctionnement des neurones tout aussi bien que des toxiques ou des irritations mécaniques » (36 p.45).

W. Mayer- Gross (1889-1961) en abordant la psychopathology of delusions du point de vue clinique, dit-il, arrive à des conclusions surprenantes, pour l’introducteur de la notion d’expérience (Erlebnis) oniroïdes. Il l’étudie en effet « à la lumière de deux théories opposées : celle de Bleuler qui propose un mécanisme identique dans les délires, et celle de Gruhle qui établit le concept de délire primaire comme trouble de la faculté de pensée et comme symptôme spécifique de la schizophrénie. Pour lui  « le tableau clinique de la maladie délirante chronique systématisé (paranoïa) doit être inclus dans la schizophrénie. Le délire primaire peut être retrouvé chez presque tous les malades. De plus, l’étude génétique a démontré la fréquence significative de schizophrénie typique dans les familles de ces malades. La paranoïa de Kraepelin demeure un tableau idéalisé, utile à l’orientation du clinicien, mais jamais rencontré dans la réalité clinique » (36 p.87). Je ne peux m’empêcher de penser que, bien qu’obligé de fuir l’Allemagne pour échapper aux persécutions raciales nazie, Mayer-Gross partage certaines idées de la psychiatrie allemande de ce temps, notamment celle sur l’hérédité des maladies mentales en particulier de la schizophrénie considérée de ce fait comme incurable même si bien sûr il n’en tire pas les mêmes conséquences. On retrouve aussi l’influence qu’il a eue en incluant la paranoïa dans la schizophrénie sur la psychiatrie de langue anglaise qui en est venue à considérer comme Schizophrenia la quasi-totalité des délires qu’ils soient aigus ou chroniques, l’ensemble des Delusional Disorders. C’est là sans doute l’occasion de rappeler qu’en anglais delusion signifie à la fois délire et hallucination.

G.E Morselli aborde lui la question des psychoses expérimentales à partir des expériences  faites avec l’alcaloïde tiré de la Opuntia cylindrica, cactus originaire du Pérou, faites par les auteurs péruviens, en 1947-48 et celles avec le LSD faites par W.A. Stoll dans la clinique de Manfred Bleuler qui montrent que le tableau clinique observés dans les toxicoses lysergiques est moins riche que celui des toxicoses mescalinique. Morselli se réfère au délire dans l’acception jasperienne de « conviction délirante », ce phénomène auquel Chaslin donnait tant d’importance. Dans le déclenchement expérimental des manifestations délirantes il attache beaucoup d’importance aux phénomènes de dépersonnalisation et cite, à propos des troubles  « dépersonnalisants » déclenchés par la mescaline et d’autres toxicoses expérimentales, les autos descriptions faites par Serko et rapportées par Jaspers. Mais il reste prudent quant à l’hypothèse, avancée par plusieurs auteurs à partir de ces expériences, d’une toxicose de nature aminique dans la physio-pathogénèse de la schizophrénie.

Enfin H.C Rümke pour montrer la signification de la phénoménologie dans l’étude clinique des délirants après avoir rappelé les différentes méthodes phénoménologiques, dont la Dasein analyse de Binswanger, considère qu’elles on eut une grande importance en clinique : connaissance des syndromes dépressifs (K.Schneider), de syndromes de béatitude (Mayer-Gross et Bümke),du syndrome oniroïde, de l’absence du sentiment d’activité du moi dans les syndromes schizophréniques, la description de l’« être au monde » des malades schizophrènes (Stroch), les investigations sur l’obsession (von Gebsattel), les études de l’expérience du temps dans les psychoses (Minkowski, L. Binswanger, etc.) Cependant en ce qui concerne le délire il arrive à une conclusion surprenante : « En nous rendant compte que le délire se trouve encore dans le domaine très étendu des névroses (Je pense au délire des masturbateurs de Kretschmer ) et en ajoutant que l’homme normal est capable d’une idée délirante qui se distingue seulement du délire pathologique parce ce que parfois elle ne dure qu’un fraction de seconde, nous pouvons dire : le délire peut arriver dans toutes les maladies psychiques, le délire est une réaction humaine normale. Ceci confirme et soutient l’opinion phénoménologique. Le particulier du délire n’est pas le délire même » (p.169). Il ne nous dit pas malheureusement où est, du point de vue phénoménologique, le particulier du délire, dans le délirant même ?

Si le Premier Congrès Mondial de Psychiatrie offre la particularité qu’un certain nombre de psychanalystes y participèrent, les figures les plus marquantes étant celles d’Anna Freud et de Mélanie Klein, leurs interventions portèrent sur la psychanalyse des enfants, thème éloigné de celui des psychoses délirantes de l’adulte. La question de l’abord psychanalytique de celles-ci ne fut pas abordée en 1950 et les rapports présentés par Franz Alexander (1881-1964) et Raymond de Saussure (1894-1971) sur les tendances actuelles de la psychanalyse n’envisagèrent l’évolution de la théorie freudienne que d’un point de vue général et dans d’autres domaines que celui des psychoses délirantes.

Les questions concernant la thérapeutique se bornèrent donc aux thérapies de choc qui furent présentés par leurs les principaux promoteurs (U. Cerletti, L.J. Meduna, M.Sakel) ; on remarque d’ailleurs qu’elles s’adressent essentiellement à la schizophrénie. Il en est de même en ce qui concerne les techniques psychochirurgicales comme la leucotomie pré-frontale dont Walter Jackson Freeman (1895-1972) présente les résultats obtenus chez 1000 malades dont il tire des considérations anatomo-physiologiques sur les fonctions du cerveau préfrontal qui nous paraissent aussi contestables que la valeur éthique de cette intervention.

Lévy -Strauss : L’efficacité symbolique.

Plusieurs auteurs voient dans l’introduction par Lévy-Strauss (1908- 20O9) en 1949 de la notion d’efficacité symbolique le début du « retour à Freud » que va effectuer un peu plus tard Lacan. Comme l’écrit l’anthropologue à propos de la cure chamanique « La relation entre monstre et maladie est intérieure à ce même esprit, conscient ou inconscient : c’est une relation de symbole à chose symbolisée, ou, pour employer le vocabulaire des linguistes, de signifiant à signifié. Le chaman fournit à son malade un langage, dans lequel peuvent s’exprimer immédiatement des états informulés, et autrement informulables. Et c’est le passage à cette opération verbale (qui permet, en même temps, de vivre sous une forme ordonnée et intelligible une expérience actuelle, mais, sans cela, anarchique et ineffable) qui provoque le déblocage du processus physiologique, c’est-à-dire la réorganisation dans un sens favorable, de la séquence dont la maladie subit le déroulement » (37 p.218).

En 1953 Lacan énoncera que le symptôme est signifiant d’un signifié refoulé ou forclos.

1955 : Les psychoses délirantes chroniques dans le Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique (Encyclopédie Médico-chirurgicale)

Cinq ans après Henri Ey dirigera la publication en 1955, dans le cadre de l’Encyclopédie Médico-chirurgicale qui ne comprenait pas jusque-là de volume consacré à notre spécialité, la première édition d’un Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique rédigé par près de 150 auteurs, la plupart membres de L’Evolution psychiatrique. Il s’était réservé d’écrire lui-même les chapitres consacrés au Groupe des psychoses schizophréniques et des psychoses délirantes chroniques (Les organisations vésaniques de la personnalité), textes que j’ai republiés dans un recueil intitulé Schizophrénie. Etudes cliniques et psychopathologique (38).

On remarque que ne figure dans cette première édition du Traité aucun chapitre traitant de la psychose paranoïaque, chapitre qu’Henri Ey aurait confié la rédaction à son ami Jacques Lacan qui ne l’aurait pas écrit. De sorte que le texte sur la paranoïa n’apparaît dans ce Traité que plus tard lors de mises à jour ultérieurs, la plus remarquable d’entre elles étant, à mon  sens celle, faite en 1985 par Georges Lantéri-Laura et ses collaborateurs (39) qui rapportent l’histoire du concept dans les différentes écoles allemande, française, anglo-saxonne et italienne depuis Heinroth jusqu’au séminaire de Lacan sur les psychoses de 1965-66. Par contre dans ce traité de psychiatrie, qui voulait mettre en évidence la dimension thérapeutique de cette spécialité médicale, Jacques Lacan écrivit un chapitre, signé médecin des hôpitaux psychiatriques, Variantes de la cure-type, texte qui fit scandale dans les milieux psychanalytiques. On y voit pointer la référence à deux textes de Freud : celui sur le « rejet (Verwerfung). Le cas de l’homme aux loups. Ges. Werke, 12,111 » ; et celui sur la « dénégation » (Verneinung) Ges. Werke, 1925, 14,11-15., deux notions qui vont prendre une place considérable dans la théorie lacanienne de la psychose (40).

Lacan propose pour traduire Verwerfung le terme de « forclusion » et en fait le mécanisme spécifique à l’origine de la psychose. Il consisterait en un rejet primordial d’un
signifiant fondamental (par exemple le phallus en tant que signifiant du complexe de castration) hors de l’univers symbolique du sujet ». Les signifiants forclos ne font pas retour de l’intérieur mais du réel notamment dans le phénomène hallucinatoire. Dans son article D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose, qui est l’essentiel de son enseignement du séminaire 1955-56, repris il a repris cette notion dans le cadre de conceptions linguistiques.

Soulignons que dans ce séminaire Lacan critique l’analyse qu’a fait Ida Macalpine des Remarques de Freud sur les mémoires du président Schreber dont elle venait de publier la traduction en anglais (40). Soulignons aussi que la psychose dont a souffert le président dont il est question ici correspond plutôt du point de vue nosographique à ces paraphrénies que Kraepelin avait conservées à côté des formes paranoïdes de schizophrénie qui paraissaient occuper désormais tout le champ des psychoses délirantes chroniques hallucinatoires.

Le Congrès Mondial de Zurich sur la schizophrénie en 1958.

Je me demande si ce n’est pas le tohu-bohu théorique qui s’était produit lors du congrès de Paris autour des psychoses schizophréniques ainsi que l’incertitude quant à leur thérapeutique, quelle que soient les méthodes utilisées qui amena les responsables de l’Association Mondiale de Psychiatrie à confier à Manfred Bleuler (1903-1994) la tâche difficile d’organiser à Zurich le deuxième Congrès Mondial avec pour thème unique la Schizophrénie. Si l’on en juge par le rapport d’ouverture de l’organisateur qui estime que si l’introduction du concept de « groupe des psychoses schizophréniques » a été féconde du point de vue psychopathologique, elle a été stérile en ce qui concerne l’étiologie et qu’il faut se limiter à n’employer le terme que pour parler d’un développement psychotique, c’était là une entreprise particulièrement délicate. Manfred Bleuler conclut son propos par une série de questions restées sans réponse depuis l’introduction du concept par son père.

La grande nouveauté du Congrès de Zurich est une communication de Pierre Deniker (1917-1998) sur Les médicaments neuroleptiques en thérapeutique psychiatrique (41 T. p.12) Non seulement il donne la définition des neuroleptiques et propose une première classification des « psycho-sédatifs », mais il se demande si l’étude des effets de ces médicaments neuroleptiques ne devrait pas permettre des progrès dans la psychopathologie des psychoses : « Il en est ainsi des réactivités différentes, et pour ainsi dire opposée des psychoses et des névroses à la thérapeutique neuroleptique. Leur efficacité à l’égard des affections somatiques tend à séparer celles-ci des névroses, pour les rapprocher, en quelque sorte, des psychoses, point de vue déjà admis par bien des psychanalystes. Les éclaircissements fournis par la théorie psychanalytique en ce qui concerne l’action des neuroleptiques sont limités. En disant que ces médicaments constituent un excellent réducteur des mécanismes psychotiques engagées par le Moi dans sa lutte contre l’angoisse, il semble qu’ait exprimé une simple constatation clinique » (41 p.133). Cette psycho-pharmaco-pathologie dont Deniker souhaitait en 1958 la naissance n’est pas encore apparue.

Au cours de ce 2ème Congrès Henri Ey aborda le problème de la définition de la schizophrénie dans sa structure et son évolution spontanées et de la délimitation du groupe
avant que les nouvelles thérapeutiques dont on commençait à parler n’en modifient le cours naturel. Le critère de l’unité du groupe est, pour lui, là où Bleuler l’a placé, à savoir la dissociation autistique. Il faut donc pour que le groupe garde son unité « qu’en soient exclus les formes aiguës qui n’altèrent pas le système permanent de la réalité et de la
personnalité, et le délires chroniques qui ne s’accompagnent pas d’un véritable désagrégation autistique
. Y-a-t-il un trouble fondamental qui permet cliniquement de reconnaître celle-ci ? « Toutes les analyses cliniques et phénoménologiques de la dissociation schizophrénique nous renvoient à la notion de « délire » de « délire primaire ». Le problème de la schizophrénie est donc impliqué, comme le montre l’histoire, dans le problème général du délire (41 p.147). Celui-ci «  s’impose cependant comme une évidence au clinicien comme une altération de la réalité qui reflète dans sa phénoménologie le bouleversement interne de l’organisation psychique ». Mais « la manière d’être délirant au monde admet deux modalités fondamentales  celle du rêve et celle qui entrent dans la conception du monde. C’est au premier type de délire (rêve, expérience oniriques, onirisme, états oniroïdes, etc.) que correspond le terme « Delirium et ses dérivés. Au deuxième le mot allemand Wahn » (dont Ey note qu’il a successivement signifié désir, espoir et suspicion) «  et le mot anglais delusion ». La schizophrénie est essentiellement un délire de ce deuxième type en tant qu’il exprime un bouleversement de la personne et non pas seulement de la conscience (41 p.149). « C’est l’évolution du délire décrite par les classiques qui engendre l’idée qu’il s’agit du processus au sens de Jaspers. Ce processus se développe comme une forme d’existence qui coupe les communications avec autrui et qui s’intériorise en cheminant dans les profondeurs inconscientes et automatiques de l’être…enfin ce processus est une histoire, un mouvement dialectique qui tend vers la destruction de la réalité ». Ey concluait que « la schizophrénie n’est pas au début mais à la fin de cette évolution de cette psychose délirante chronique »,
formule mal comprise par des lecteurs contemporains qui ont cru qu’elle traduisait dans l’esprit de son auteur l’affirmation du caractère inéluctable d’une évolution démentielle comme dans la conception de Kraepelin alors qu’elle affirme la nécessité de traitements au long cours.

A propos des « Mémoires »du président Schreber.

Le choix de la schizophrénie comme thème unique pour ce congrès a fait qu’aucune communication n’a été faite propos du délire paranoïaque, sujet qui venait de revenir d’actualité comme je l’ai dit avec la publication en 1955 par Ida Malcapine et Richard A. Hunter des Memoirs of my Nervous Illness du président Schreber (42), la traduction en français sera plus tardive encore (43).

Lacan a consacré son séminaire de 1955-1956 à la question de la structure des psychoses mais le texte imprimé n’ayant été publié qu’en 1981 (44) les éditeurs donneront les références aux Mémoires de Schreber dans cette tardive traduction. Dans « l’introduction à la question des psychoses » Lacan revient sur la question schizophrénie et paranoïa en avançant que Freud, tout en n’ignorant pas les idées de Bleuler, s’est intéressé surtout à la paranoïa telle que l’a définie Kraepelin. Ce serait elle qui serait le modèle psychanalytique de la psychose. Lacan se réfère maintenant explicitement aux travaux de Clérambault sur l’automatisme mental, absents de sa thèse, pour souligner que celui-ci insistait sur le caractère anidéique, c’est-à-dire non conforme à une suite d’idées, des phénomènes délirants. Il critique en ce qui concerne le développement de la paranoïa aussi bien la notion de relation de compréhension de Jaspers que celle de constitution paranoïaque de Génil-Perrin. Enfin revenant sur le texte de Freud à propos de la « courte paranoïa » de l’Homme aux loups Lacan formule alors que « tout ce qui est refoulé dans l’ordre symbolique au sens de la Verwefüng (Forclusion), reparait dans le réel ». Notons que la « courte paranoïa » dont a souffert l’homme aux loups correspond à des phénomènes hallucinatoires qui, pour Kraepelin, ne font pas partie de la paranoïa telle qu’il l’a définie, définition que Lacan pourtant rappelle ici. De même d’ailleurs que la distinction faite cette fois par Clérambault entre psychoses paranoïaques et psychoses passionnelles. Lacan défend en 1955 que la conception freudienne de la psychose correspond plus à celle de la paranoïa de Kraepelin qu’à celle du groupe des schizophrénies de Bleuler.

C’est pourtant à celles-ci que vont s’intéresser sous l’influence des auteurs nord-américains les psychanalystes français tels que Sacha Nacht (1900- 1977) et Paul Racamier (1924-1996) qui proposent en 1958 une théorie psychanalytique des psychoses (38). Racamier écrit : « la grande majorité des cas de psychose qu’il est intéressant et utile de traiter par psychothérapie analytique entrent dans le groupe des schizophrénies » et que « la psychose paranoïaque la plus rebelle de toutes à la psychanalyse ». En ce qui concerne le délire il considère que la « connaissance qu’a le psychanalyste de la formation du rêve lui permet d’intervenir efficacement pour couper court à un délire qui naît. Il réduit la formation délirante naissante aux stimuli réels à partir de laquelle elle s’est formée » (p.431) revenant ainsi à l’identification totale du délire naissant et du rêve, mais on peut se demander s’il en est de même dans les Délires chroniques et notamment dans la paranoïa dont l’évolution est marquée par une modification de la personnalité.

Le Manuel de psychiatrie d’Henri Ey, Paul Bernard et Charles Brisset.

Ces trois auteurs avancent, dans la partie de l’ouvrage traitant de la séméiologie, que « l’aliénation de la Personne c’est le Délire en tant qu’il est conception de son monde et de son existence ».

Dans l’étude clinique des maladies mentales ils séparent, conformément à la théorie organo-dynamique » du premier, les maladies mentales aiguës qui constituent la Section I et les maladies mentales chroniques qui en constituent la II. Cette séparation ne correspond pas seulement à la durée dans le temps des phénomènes mais au fait que dans les premières
ils correspondent à une dissolution de la conscience à des niveaux plus ou moins profond. Parmi elles figurent non seulement les psychoses délirantes aiguës (bouffées délirantes, psychoses hallucinatoires aiguës et états oniroïdes) mais aussi les psychoses  confusionnelles (psychoses confuso-oniriques, syndrome de Korsakov et délire aigu) caractérisées par l’obnubilation de la conscience, la désorientation temporo-spatiale et une expérience comparable aux rêve, le délire onirique. Pour ce qui est les maladies mentales chroniques (Section II) la seule dissolution de la conscience ne permet pas d’en comprendre la structure psychopathologique. Deux chapitres distincts sont consacrés respectivement l’un aux Délires chroniques et l’autre aux psychoses schizophréniques. Les premiers  comprennent :

I.- Le groupe des délires chronique systématisés ou psychoses paranoïaques parmi lesquels figurent :

A) les délires de revendication, passionnels (délire de jalousie et érotomanie, l’illusion délirante d’être aimé de Clérambault.

B) le délire sensitif de relation (Krestchmer).

C.- Le délire d’interprétation de Sérieux et Capgras

II. – Les psychoses hallucinatoires chroniques correspondant aux psychoses à base d’automatisme de Clérambault. C’est ici qu’est abordé le problème de la pathogénie des hallucinations et des délires

III. – Les délires fantastiques qui comprennent les délires d’imagination de Dupré et Logre et les paraphrénies de Kraepelin, notion à laquelle Ey restera, comme Lacan, attaché. C’est ici que figure une note sur la psychopathologie du délire, « problème considérable et obscur » : « Tantôt le Délire est pris dans le sens du mot latin delirium qui implique un désordre, un trouble négatif, tantôt il est pris dans le sens d’idée délirante, ce qui correspond au sens positif (Délire et conviction) du mot allemand « Wahn ».

Tous ceux qui ont tendances à considérer le délire comme secondaire à un trouble psychique, et en fin de compte à un processus organique, le rattachent à un état primordial (Moreau de Tours) de bouleversement de la vie psychique ou à des troubles de la conscience, et ils s’appuient sur les arguments de la pathologie cérébrale ou des psychoses expérimentales. Tous ceux qui considèrent le délire comme une idée délirante pour ainsi dire pure ou primaire, le rattachent à l’intuition erronée ou à la projection de phénomènes affectifs conscients ou inconscients.

Surtout les psychoses schizophréniques sont étudiées, comme nous l’avons dit, dans un autre chapitre. Ey considère que dans ce groupe de psychoses la dissolution de la conscience s’accompagne d’une désorganisation de la personnalité ou mieux de la personne en tant qu’organisation du Moi. Il fait référence du point de vue psychologique à cette auto construction qu’est la personnalité (40 p.32) et à propos de la psychopathologie écrit : « La schizophrénie ne peut se réduire à une pathologie de la conscience. Si on trouve dans sa « structure négative » et dans ses « symptômes primaires » des symptômes qui manifestent le bouleversement de l’expérience sensible …l’essentiel de la pathologie schizophrénique est constitué par la déformation et la régression de la personnalité. (40 p.464). Le délire, les hallucinations, tous les symptômes que présente le schizophrène renvoient à une dislocation de son système de la réalité, à la transformation de son Monde et de sa personne en Monde et personne autistique. Il renvoie ici aux études de l’être-au-monde de Minkowski et L. Binswanger.

Conclusion

Ey fait figurer à la fin de son Traité des hallucinations un Lexique des termes français et étrangers ambigus ou néologiques. On y trouve :

Délire. – Mot qui, dans les langues latines, désigne soit un état (l’expérience de l’imaginaire vécue automatiquement comme dans le rêve)-soit un ensemble chaotique ou systématiques d’idées radicalement fausses mais entraînant une conviction absolue. En allemand ( deliriöse Zustand) et en anglais (delirious state), le mot s’est spécialisé dans le premier sens car il existe un autre mot – en allemand (Wahn) et en anglais (Delusion) – pour désigner la conviction délirante.

Le délire sous toutes ses formes se définit et se distingue par son caractère anomique – des erreurs, des croyances, des représentations intuitives ou irrationnelles (foi, expériences passionnelles ou esthétique, etc.) qui sont normales (ou «  psychonomes »). Il se constitue sur un mode de connaissance spécifiquement hétérogène à la pensée commune du groupe et aux lois du système de la réalité. Il ne contrevient pas seulement à la logique rationnelle, mais il correspond à toute désorganisation ontologique de l’expérience des croyances et des idées, au contrôle personnel du système de la coexistence et de la réalité dont le Moi assure normativement l’intégration personnelle. Le délire est la forme par excellence de l’aliénation au sens psychopathologique du terme. Souvent « primaire » en tant que manifestation « isolée » et « lucide », il est toujours « secondaire » au point de vue pathogénique » (p.1440).

Ey propose aussi des définitions de delusion, d’hallucination, de psychose, de paranoïa avec renvoi à Délires Systématisés, de paraphrénie avec renvoi à Délires fantastiques, de schizophrénie et enfin de Wahn et de ses dérivés Wahneinfall, Wahstimmung, Wahlwarnengung.

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GARRABE Jean. Construction et transmission de la clinique.

Construction et
transmission de la clinique

GARRABE Jean

Il y a peu le Centre Georges Canguilhem de l’Université Paris VII – Denis Diderot s’est interrogé sur « la mort de la clinique ? » (1) et nous nous posons aujourd’hui au cours de ces journées du Collège de psychiatrie la question de l’incidence sur sa fabrication de la législation.

Comment s’est construit et transmis cet objet, « la » clinique, qui risquerait de mourir et dont nous pensons qu’il peut être fabriqué par la loi ?

Le mot existe en français sous deux formes syntaxiques différentes, un adjectif et un nom, du genre féminin, dont je vais rappeler les définitions qui leur ont été successivement données depuis plus de trois siècles (2).

L’étymologie en est connue, c’est un emprunt au latin impérial clinice « médecine exercée au lit du malade », pris au grec klinikê de klinê, lit.

L’adjectif apparu dans notre langue en 1696, lorsque les médecins redécouvrent directement la médecine hippocratique, signifie « qui concerne la maladie ; qui observe directement les signes de la maladie ». Il qualifie la médecine clinique, les signes cliniques, le tableau clinique, les essais cliniques, les examens cliniques. Employé au pluriel « les cliniques » il désigne les examens que passait l’étudiant au lit du malade ou de la parturiente avant d’être autorisé à soutenir sa thèse.

Le nom du genre féminin va prendre successivement trois sens :

C’est d’abord la « méthode qui consiste à faire un diagnostic par l’observation directe » (les cliniques prouvaient en somme que l’étudiant avait acquis cette méthode au cours de ses études) puis, en 1808, « l’enseignement médical qu’un patron donne à ses élèves au chevet du malade, dans les établissements hospitaliers, et ensemble des connaissances acquises de cette manière ». On parle désormais de professeur de clinique.
Nous sommes en 1808 à l’époque où selon Michel Foucault naît à Paris la clinique, mais nous devrons revenir sur ce qu’il entend par là. Cet enseignement consiste essentiellement en la transmission de connaissances acquises directement au contact des malades dans les hôpitaux. En outre l’enseignement purement livresque donné en latin ou en grec dans les ci-devant Facultés Royales de Paris et Montpellier supprimées par la Constituante est remplacé par celui donné en français dans les trois Ecoles de Santé Républicaines créées sous à la fin de la Convention thermidorienne, écoles où sont nommés des professeurs qui avaient souvent en même temps la responsabilité d’établissement hospitaliers. Ainsi Philippe Pinel (1745-1826) nommé en avril 1794 médecin-chef à l’Hospice de La Salpêtrière – où il donne un cours privé sur l’aliénation mentale – est nommé un an plus tard en avril 1795 professeur adjoint de physique médicale, mais à la mort de François Doublet deux mois plus tard il remplace celui-ci comme professeur de médecine interne. Ses cours à l’Ecole de Santé sont particulièrement appréciés par les étudiants puisque ceux d’entre eux qui avaient fondé la Société Médicale d’émulation l’invitent trois années de suite à y faire une conférence sur un thème d’actualité. Le recueil de ces textes constituera l’essentiel de la première édition, celle de l’an IX du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie.

L’organisation de l’enseignement de la médecine est le résultat d’une législation républicaine mais dont les principaux inspirateurs Michel-Augustin Thouret (1748-1810) et Jean Antoine Chaptal (1756-1832) avaient eux-mêmes étudié la médecine sous l’Ancien Régime.  

Revenons aux différents sens qu’a pris de « clinique » : à partir de 1814 il « désigne un service hospitalier où est donné l’enseignement d’un discipline médicale ».  Un personnage essentiel apparaît : le chef de clinique chargé de la transmission aux internes au lit du malade des connaissances dans le domaine propre à la discipline enseignée.
La création de ces services par l’autorité politique équivaut à la reconnaissance par celle-ci de l’existence de disciplines médicales distinctes étudiant chacune des pathologies particulières, disciplines qui vont être longues à se délimiter. C’est sous la Troisième République qu’est en 1875 créée à l’Hôpital Sainte-Anne où Valentin Magnan (1835-1916) faisait un enseignement privé, une Clinique des Maladies Mentale et de L’Encéphale. Mais c’est Benjamin Ball (1833-1893), professeur agrégé à La Faculté où il faisait un «cours complémentaires » de pathologie mentale, qui y est nommé titulaire. Lorsqu’il commence son cours en 1879 il doit le consacrer à « la médecine mentale à travers les siècles » car son service hospitalier étant à Laennec il ne dispose pas à Sainte-Anne de lits permettant un enseignement clinique à proprement parler. On voit d’ailleurs aménager dans les locaux de ces « cliniques » pour y présenter des malades des amphithéâtres avec un lit qui indique symboliquement que l’examen clinique d’un malade suppose la proximité physique avec son corps, même s’il souffre d’une maladie mentale. Ce lit sera toujours là à l’ancien amphithéâtre Magnan lorsque le concours de médecin des
hôpitaux psychiatriques comprenait deux épreuves publiques d’examen clinique de deux malades mentaux dont un médico-légal, épreuves à laquelle nous préparaient nos maîtres par les présentations de malades qu’eux-mêmes y effectuaient en interrogeant ou en faisant interroger par un élève le sujet présenté pour en saisir le discours.

A la Salpêtrière, ce n’est qu’en 1882 qu’à l’instigation de Gambetta alors ministre de l’Education Nationale qu’est créée une chaire de Clinique des Maladies Nerveuses à l’intention de Jean-Martin Charcot (1825-1893) ; ce dernier était depuis 1872 titulaire de celle d’anatomie pathologique,  science qui lui avait permis en utilisant la méthode dite anatomoclinique dans l’étude de la pathologie des malades hospitalisées dans le service de femmes âgées dont il avait la charge de construire en une décennie la neurologie. Il avait commencé à transmettre la clinique neurologique dans l’enseignement extracurriculaire donné lors des Leçons du mardi dans des locaux aménagés qui comprenait un amphithéâtre. Les Leçons du vendredi étaient réservées à l’enseignement théorique. Mais quand  Freud viendra en Octobre 1885 à la Salpêtrière il suivra dans cet ancien amphithéâtre Charcot, un enseignement clinique qui l’émerveillera sur une tout autre partie de la pathologie puisque le « quartier des épileptiques simples » ayant été en 1878 annexé au service de Charcot. Les  Leçons du Mardi portent désormais sur des manifestations hystériques ou épileptiques ainsi que neurasthéniques, (Georges Beard (1839-1883) venait de décrire les symptômes de l’American Nervousness), affections pour lesquelles la méthode anatomoclinique n’est d’aucun secours. Nous avons de nombreux témoignages notamment celui de Léon Daudet sur la manière dont Charcot examinait ses malades en établissant avec eux par la parole un dialogue. Par un de ces tours fréquents dans l’histoire des idées ce sont en effet les neurologistes non les aliénistes comme l’a cru Michel Foucault qui ont annexé à la psychopathologie la névrose hystérique qui, en tant que névrose d’organe, faisait jusque-là partie de la pathologie générale. Le service de Pierre Briquet (1796-1881) à La Charité où il a recueilli les observations rapportées dans son Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie (1859) était un service de médecine. Notons que c’est la clinique de l’hystérie qui conduisit Briquet à recommander son traitement par l’écoute.

C’est un aliéniste Jules Bernard Luys (1828-1897), auteur de remarquables Recherches sur le système cérébro-spinal, sa structure, ses fonctions et ses maladies (1867) qui va être entrainé le plus loin dans l’étude de l’hystérie par ses expériences d’hypnotisation collective au moyen de miroirs rotatifs effectuées dans son service de La Charité dans l’amphithéâtre de Potain. Elles inspireront le peintre Georges Moreau de Tours (1848-1901) pour son tableau les Fascinées de La Charité à propos duquel un journaliste parlera de « folie clinique ». Ici c’est l’aliéniste que la clinique a rendu. Je dois avouer que la lecture des Leçons cliniques sur les principaux phénomènes de l’hypnotisme dans leurs rapports avec la pathologie mentale (1889) me fascine. Luys a succédé à la direction de la Maison de Santé d’Ivry à Louis-Victor Marcé avec lequel il a publié divers travaux lors du surprenant et mystérieux suicide de ce dernier.

Les sciences médicales.

On peut se demander si un des obstacles rencontrés par Freud à son retour à Vienne pour sa nomination comme professeur ordinaire à la Faculté n’est pas que l’on n’enseignait dans celle-ci que les seules sciences médicales tenues pour fondamentales anatomie, physiologie, histologie, embryologie. De la même manière Pierre Janet (1859-1947) chassé en 1911 du Laboratoire de Psychologie Scientifique de la Salpêtrière par Jules Déjerine (1949-1917) quand celui-ci, qui déniait justement le caractère scientifique des recherches sur l’hystérie effectuées par hypnotisme, occupera la chaire créée pour Charcot, pourra certes poursuivre son enseignement au Collège de France où il avait été nommé mais sans pouvoir l’étayer directement sur la clinique puisqu’il n’a plus accès à des malades hospitalisés. Il est obligé de faire état dans ses cours au Collège d’histoires cliniques soit de malades connus antérieurement dans les hôpitaux soit suivis dans sa clientèle privée, ce qui renforce d’ailleurs son intérêt pour les obsessions ou la psychasthénie, tableaux cliniques plus fréquemment observés en ville qu’à l’hôpital.

Je ferai remarquer que pour une raison ou une autre l’enseignement clinique des sciences de l’esprit s’est souvent fait de façon marginale par rapport aux Facultés de Médecine. L’exemple le plus frappant est celui de Jean-Etienne Dominique Esquirol (1772-1840) qui a fondé et transmis à ses élèves, ce que Jane Goldstein a nommé le premier cercle d’Esquirol, les premiers aliénistes, la clinique des maladies mentales sans avoir jamais occupé de fonction académique. Son Traité des maladies mentales est un recueil d’articles, de publications où souvent les propos des malades sont retranscrits littéralement. 

Peut-être les Facultés ne peuvent cautionner de leur autorité et transmettre aux étudiants que des faits scientifiquement établis et qu’elles ne considèrent pas les connaissances tirées de la médecine clinique comme apodictiques, évidentes par démonstration. Il faudrait aussi souligner que la transmission se fait aussi par le biais des sociétés médicales qui se multiplient au XIXe siècle et où se déroulent des débats autour de concepts nouveaux comme les hallucinations ou l’automatisme. Je pense dans notre domaine à la fondation de la Société Médico-psychologique en 1852 et pour le XXe siècle à l’enseignement de G. Gatian de Clérambault (1872-1934) dont l’œuvre psychiatrique est constituée de communications, rapports, interventions lors de discussions dans les sociétés de psychiatrie de son temps alors que la transmission de la clinique à ses élèves se faisait à travers les présentations à l’Infirmerie spéciale.

La fondation de la Société psychanalytique de Paris en 1927 va jouer un rôle comparable pour la transmission des idées de Freud en France.

L’expérimentation en médecine.

Un autre professeur au Collège de France, Claude Bernard (1813- 1878) avait préconisé au milieu du XIXe siècle l’introduction d’une médecine expérimentale, c’est-à-dire basée sur l’expérimentation en laboratoire sur l’animal. Contrairement à ce que l’on imagine l’expérimentation sur l’être humain malade a longtemps été pratiquée en médecine même si la jurisprudence la limitait à ce que l’on appelait les « corps vils », c’est-à-dire ceux des condamnés à mort, des esclaves, des misérables ou des moribonds.  Grégoire Chamayou en a fait récemment l’histoire pour le XVIIIe et XIX e siècle dans l’ouvrage auquel il a donné ce titre. Il y rapporte l’épisode de la vie de Marc-Antoine Muret (1526-1585) où celui-ci accusé de sodomie ayant fui en 1554 Paris déguisé en mendiant et arrivé à Rome y avait été hospitalisé dans un tel état qu’il entendit les médecins s’interroger au pied de son lit sur l’opportunité de « facere experimetum in corpore vili » sans se douter que le corps qui y reposait était celui d’un de meilleurs latinistes du temps. Ces propos guérirent immédiatement et définitivement Muret puisqu’il quitta aussitôt l’hôpital sans attendre l’expérimentation et qu’après son ordination vers 1576 Grégoire XIII lui confia un enseignement au Collegio Romano dont il contribua à enrichir la bibliothèque. Chamayou montre que la tentation de l’expérimentation humaine guette constamment le médecin et que cela a conduit à la lente élaboration d’une législation dont les textes les plus récents portent notamment sur les essais cliniques médicamenteux et s’accompagnent de discussions sur la notion de consentement éclairé. Si vous vous êtes fait vacciner contre la grippe AH1N1 vous avez rempli les cases d’un questionnaire préalable à l’entretien avec le médecin qui vous indiquait à quel vaccin vous aviez droit avant de recevoir l’injection d’une infirmière.

Médecine clinique et déontologie.

Pendant des millénaires le seul texte concernant ce qu’à la suite de Jeremy Bentham (1748-1832) on nommera déontologie, en médecine sera le Serment d’Hippocrate, texte qui se situe dans la ligne même de la médecine clinique au sens d’une médecine au contact direct avec le malade.
Madame Jeanne Ducatillon en a donné récemment une remarquable interprétation épigraphique.

Le premier paragraphe porte essentiellement sur les obligations qui découlent de l’admission dans l’Ecole de Cos d’étrangers à la famille sacerdotale des Asclépiades à laquelle était réservée l’exercice de la médecine en particulier en ce qui concerne la transmission des connaissances acquises grâce à l’enseignement reçu dans l’école. Ce n’est que dans le second paragraphe que figure les prescriptions concernant le respect absolu de la vie : non-utilisation de drogues mortelles ou de conseils sur leur emploi même si le médecin est sollicité, de pessaire abortif ; interdiction de pratiquer la taille chez les hommes en en laissant le soin aux spécialistes de cette dangereuse intervention. Dans le troisième le respect de l’intimité du patient en s’abstenant de tout acte corrupteur en particulier des attitudes érotiques envers les personnes, femmes et hommes, libres et esclaves. Enfin dans le dernier le secret sut tout ce qui est vu ou entendu au cours du traitement et même en dehors de celui-ci en raison de la proximité avec le malade concernant la vie des gens sur « ce qui ne doit pas en être diffusé au dehors ».  On s’est parfois moqué du respect de la tradition qui consiste en Occident à faire lire ou prononcer ce serment par les nouveaux docteurs mais nous ne devons pas oublier que ce n’était pas le cas ni dans l’Allemagne nazie, ce  qui sera rappelé pour leur défense devant le Tribunal de Nuremberg par certains médecins poursuivis pour crime contre l’humanité, ni en URSS. En lisant les expertises médicolégales pratiquées chez les dissidents j’avais été frappé par le fait qu’elles contenaient des informations concernant non seulement le sujet expertisé mais toute sa famille.

Je serai d’ailleurs curieux de connaître le nombre de pays où actuellement les médecins doivent avant d’exercer dans le système de santé prendre un engagement analogue. Je veux seulement souligner que la pratique de la médecine clinique implique des règles éthiques qui peut être ne s’acquièrent que par imitation du comportement d’un de nos maîtres dans sa relation directe avec le malade. Je pense à certains d’entre eux qui m’ont personnellement appris comment se comporter vis-à-vis d’un malade agité, d’un délirant, d’un suicidaire, d’un confus, d’un mutique, en présence du seul patron, plutôt qu’en public J’emploie volontairement le vocabulaire d’une sémiologie assez grossière ou globale car c’est lors du premier contact avant même que l’on puisse évoquer un diagnostic plus élaboré que se joue la partie. C’est pour parler un langage plus à la mode que peut s’établir la relation de personne à personne préconisé dans la médecine de la personne, car elle ne se limite pas à la psychiatrie dont Viktor von Weiszacker (1886-1957) s’est fait le promoteur au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale lorsqu’on a tenté de comprendre comment le régime nazi était parvenu à promouvoir son hygiène raciale.

La séméiotique.

Il me semble d’ailleurs, et c’est là aussi une remarque valable pour toute la médecine, que ce qui est mort avant même la clinique c’est la séméiotique, cette science des signes des maladies dont Augustin-Jacob Landré-Beauvais (1772-1844) le premier élève et le principal assistant de Pinel à la Salpêtrière a publié au moment de la naissance de la clinique en 1809 le premier traité moderne (3).

Landré-Beauvais définit et distingue du point de vue médical phénomène, symptôme et signe : « le phénomène est tout changement du corps sain ou malade, perceptible par les sens… La physiologie s’occupe de l’exposition des phénomènes de la santé…Le symptôme est un changement, une altération de quelques parties du corps ou de quelques-unes de ses fonctions produite par une cause morbifique et  perceptibles aux sens…Le signe est tout phénomène, tout symptôme par le moyen duquel on parvient à la connaissance d’effets plus cachés…Le signe, dans son essence, est une conclusion que l’esprit tire des symptômes observés par les sens au lieu que le symptôme n’est qu’un perception des sens…Omne simptoma sigum est. Sed omne signo non est symptoma. (Hippocrate)IL est des signes qui appartiennent à la santé…on dit signe et non symptôme de santé …L’opération de l’entendement par laquelle un symptôme acquiert une signification, et devient un motif de l’existence d’une chose cachée […] consiste dans la recherche du rapport qui unit le symptôme signifiant avec le phénomène signifié, et cette recherche se fait de plusieurs lanières : par l’observation physiologique, par l’observation clinique et par l’anatomie pathologique ». Landré-Beauvais ne manque pas de signaler dans son traité l’apparition de nouvelles méthodes d’examen, comme l’auscultation médiate introduite par son ami Laennec, qui permet de percevoir de nouveaux symptômes qui deviennent des signes révélateurs de choses jusque-là cachées au regard du médecin. En ce qui concerne les signes tirés de l’interprétation des
rêves qui montre que l’idée d’un acte propre à satisfaire un désir se lie au songe, Landré-Beauvais cite le traité d’Hippocrate que citera Freud.

Le temps n’est plus où Henri Ey pouvait consacrer un volume entier de ses Etudes psychiatrique à la séméiologie. Et si le Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique de l’EMC comporte encore une partie consacrée à la Sémiologie qui débute avec un article Modèles d’examen clinique de l’adulte en psychiatrie écrit par G. Lantéri-Laura et un de ses élèves on constate que d’autres traitent des entretiens diagnostiques structurés, des Critères diagnostiques en psychiatrie, des Troubles du comportement alimentaires ou des conduites sexuelles, voire de neuro imagerie en psychiatrie qui ne me paraissent pas faire partie stricto sensu de cette science des signes au moins telle qu’on la concevait jusqu’à la fin du XXe  siècle.

Didier Sicard lors du colloque du Centre Georges-Canguilhen parle de la fin de la parole et ce pour l’ensemble de la médecine et pas seulement pour la psychiatrie. Le langage des malades a perdu sa spontanéité de sujet parlant souffrant et est remplacé par une langue technique où parfois les mots des symptômes ou des organes sont remplacés par ceux des examens techniques pratiqués mon « écho » pour mon foie, ma « mammo » pour mon sein, mon « électro » pour mon cœur, mon « PSA » pour ma prostate ou mon IRM pour mon cerveau.  De fait le diagnostic est souvent fait par la lecture du résultat de ces examens et des décisions thérapeutiques prises sans que le médecin ait nécessairement eu une relation directe avec le malade.

A ce même colloque Guy Vallencien se montre un chaud partisan de la média-médecine et de la média-chirurgie. Tout au plus note-t-il avec une pointe de nostalgie : « De la clinique, reine du savoir médical, ne reste que l’interrogatoire du patient : l’anamnèse. Grâce à l’histoire qu’il vous raconte, le malade vous donne bien souvent la clé du diagnostic. S’exprimer, dire son vécu apprend énormément au médecin » (p.73).

1.- Sous la direction de D. Couturier, G. David, D.
Lecourt, J.-D. Staer, C. Sureau. La mort de la clinique ? Paris : PUF ; 2009.

2.- Sous la direction d’Alain Rey. Dictionnaire
culturel de la langue française. Paris : Dictionnaire Le Robert ; 2005.

Jules Bernard Luys J.- Leçons cliniques sur les
principaux phénomènes de l’hypnotisme dans leurs rapports avec la pathologie mentale.
Paris : Georges Carré ; 1890

« Mon écho » pour mon foie, ma « mammo » pour mon sein, mon « électro » pour mon cœur, mon « PSA » pour ma prostate ou mon IRM pour mon cerveau.  De fait le diagnostic est souvent fait par la lecture du résultat de ces examens et des décisions thérapeutiques prises sans que le médecin ait nécessairement eu une relation directe avec le malade.

A ce même colloque Guy Vallencien se montre un chaud partisan de la média-médecine et de la média-chirurgie. Tout au plus note-t-il avec une pointe de nostalgie : « De la clinique, reine du savoir médical, ne reste que l’interrogatoire du patient : l’anamnèse. Grâce à l’histoire qu’il vous raconte, le malade vous donne bien souvent la clé du diagnostic.
S’exprimer, dire son vécu apprend énormément au médecin » (p.73).

CORET Françoise « L’EXPERTISE EN QUESTION »

L’EXPERTISE EN QUESTION

Françoise Coret et Jacques Irrmann

 

Colloque du 20 Mai 2006 à Colmar

Le Colloque sur l’Expertise, qui s’est tenu les 20 et 21 mai 2006 à Colmar, se proposait de croiser, hors des salles d’audience, les discours – des juristes, magistrats et avocats – avec ceux des experts -psychiatres et psychologues – auxquels la justice a recours, leur demandant parfois plus qu’ils ne peuvent apporter.

Dans des circonstances d’actualité vive, on pouvait craindre que l’acuité des questions ne provoque les crispations des uns et des autres. Il n’en a rien été. Les praticiens de la réalité psychique personnelle, qu’ils soient ou non experts, comme ceux du droit qui maintient la vie sociale ont été reçus très chaleureusement à la Cour d’Appel de Colmar.

Son imposant bâtiment, datant de la fin du XIXème siècle, fait état de la pérennité, à travers les régimes qui se sont succédés en Alsace, de la place de capitale juridique de la région que Louis XIV avait accordée à la ville, dès son rattachement à la France. La très belle bibliothèque, récemment restaurée, témoigne par l’exposition des collections anciennes de ses livres, d’une justice imprégnée d’histoire et de culture : elle tente ainsi de réintroduire de l’humanité dans les pires événements, certes au profit de la société, mais aussi des justiciables et des victimes.

Il est vrai qu’aller en appel, privilège de la démocratie, fait place et temps à l’après-coup et à l’intelligence, face aux ravages du « temps réel ». Les procédures correctionnelles souvent expéditives même quand de lourdes peines sont encourues, n’offrent pas – sauf exception – l’occasion d’un examen de personnalité du justiciable, comme l’ont déploré plusieurs magistrats.
La procédure des assises est à cet égard un véritable luxe.

Le nombre et la diversité des intervenants, leur grande qualité, comme celle des modérateurs, ont permis le principe espéré d’une table ronde quasi permanente, qui s’est déroulée avec la participation active du public, dans des confrontations personnalisées sur des sujets diversifiés. Et même, il a pu s’instaurer une dynamique interne propre à la parole, rarement rencontrée dans les colloques, qui a fait évoluer et cheminer le travail en commun.

Des notions fortes et sources de bien des confusions, comme la crédibilité, la véracité, la conviction (intime ou pas), le doute, la certitude, ont été interrogées dans les deux champs, qui évidemment ne se recouvrent pas mais peuvent s’éclairer. Comme pour ce qui est de la responsabilité, de la dangerosité, de la récidive, une véritable convergence s’est dégagée des interventions comme des débats.

La question du langage est apparue centrale, tant ces professions, psychiatres, magistrats, avocats sont liées spécifiquement à celui-ci. Dans notre champ l’expertise ne porte pas sur des faits matériels, mais sur la parole qui les accompagne ou pas, sur la réélaboration de l’acte dans l’après coup, possible ou impossible. A tous les niveaux, dans les différents champs, c’est d’un travail sur le langage dont il s’agit, avec tout ce que cela comporte d’effet de voile, de mensonge, de dissimulation et de vérité à déchiffrer. Il est vrai que chacune de ces disciplines, justice et psychiatrie, à l’inverse du monde actuel, n’ont rien à vendre mais tant de responsabilités à assumer.

A cet égard la psychanalyse reste un moyen de choix dans l’approche clinique du justiciable, à condition de ne pas oublier le cadre spécifique dans lequel les paroles sont ici recueillies, loin des conditions de soins et de transfert dans lesquelles nous œuvrons habituellement. Se gardant de certitudes absolues, elle devrait rendre compte au contraire de toute la complexité des sujets, des incertitudes propres à notre matière, de la faillibilité des experts eux-mêmes, voire celle des magistrats et auxiliaires de justice, prendre en compte les effets produits chez l’autre de façon très spécifiques et différenciés par la névrose, la perversion, la psychose.

L’expertise du psychologue et du psychiatre peut concerner la justice pénale pour l’auteur ( mais aussi la victime ) d’un crime ou d’un délit, comme à moduler l’application de la peine du condamné. Mais elle peut aussi – expertise civile – devenir le dépositaire de la plainte psychique ou être déterminante dans des décisions administratives pesant sur le destin d’une personne, (congés de la fonction publique, etc …), comme elle peut servir d’appui à ceux qui nous gouvernent, au politique, qu’il soit législatif ou exécutif, tel que le font les récentes expertises de l’INSERM, produites au nom de la science. Enfin l’expertise peut encore servir au juge des enfants ou à celui des affaires familiales. C’est ainsi que l’évolution de la société, pousse le juge des enfants, à ajouter à la question du danger celle de l’intérêt, dans l’aide à la décision qu’il attend de l’expert. La prévalence croissante de la législation européenne, souvent influencée par le droit anglo-saxon, avec l’extension du contradictoire, qui rend les documents de justice accessibles aux parties, pose le problème de la communicabilité du rapport de l’expert aux deux personnes en conflit, pourtant parents d’un même enfant. Faut-il aussi que le même expert donne un avis sur l’enfant et chacun de ses parents ? Le juge aura par exemple à statuer sur la résidence alternée, sur l’homoparentalité : la réponse de l’expert peut-elle, et comment, échapper à son idéologie ? Le juge peut-il éviter de désigner l’expert dont il connaît la probable réponse ? Qu’en est-il de la parole de l’enfant, directement rapportée, ou portée par l’enquêteur, ou le praticien ? Mais le juge qui investit la parole n’est-il pas plus près d’une fonction première de médiation ?

Ainsi est apparu un questionnement que la suite des interventions et des débats a fait se déployer. Le juge peut-il résister à l’avis de l’expert ou au contraire se laisser surprendre ? Et l’expert peut-il résister aux sollicitations du juge ?

Plus généralement doit-il, en répondant toujours aux questions posées, en valider ainsi l’énoncé, de par sa propre énonciation ? N’est-ce pas ainsi qu’en s’enfermant dans l’étroitesse de la question posée, l’INSERM a pu faire croire à la possibilité d’une détection dès l’age de 36 mois d’une délinquance 15 ans plus tard ?

Aussi avons-nous décidé de faire paraître les Actes de ce Colloque pour en restituer toute la richesse.

Françoise Coret et Jacques Irrmann

ANQUETIL Nicole « Clinique d’un merle … »

 

 » CLINIQUE D’UN MERLE OU GÉNÈSE D’UN DÉLIRE « 

ANQUETIL Nicole

Certains ici m’ont déjà entendu parler de cette histoire de merle à plusieurs reprises, histoire dont l’intérêt à mes yeux prend de plus en plus d’ampleur. Je rappelle donc qu’il s’agit d’un écrit d’une patiente et que j’avais présenté cet écrit comme une auto présentation de malade en tant que témoignage de tous les phénomènes dont cette dame, dont je m’occupe depuis 18 mois maintenant et qui est prés de ses 72 ans, était la proie; témoignage  à la façon schrébérienne pour proclamer et faire savoir qu’elle n’était pas folle, mais simplement harcelée par un ou des merles et également des voix; manuel de psychiatrie sur ce qu’est la psychose et sur ce qui nous préoccupe à propos du délire. Ce n’est nullement un journal, comme l’a pu le faire Aimée, ainsi que le rapporte Lacan dans sa thèse, mais un compte rendu clinique de ces phénomènes qui jalonnent sans répit son existence et cela au cours de séances. Elle était venue avec un document de plus de 50 pages il en comporte maintenant 130.

Aujourd’hui, il va plutôt s’agir d’interroger ce qui finalement s’impose à moi, à savoir le sens de tout cela, la fonction de cet écrit délirant, son lien avec le transfert indubitablement établi durant ce qui s’affirme comme une thérapie, même si au départ il n’était pas question de cela car selon ses dires aucun psychiatre ne pouvait l’entendre sans la  reléguer au rang de folle  discréditant du même coup l’authenticité de son être dans ce témoignage.

S’il s’agit d’un témoignage, il s’agit tout autant d’un moyen de lutte contre ce qu’elle pressent d’une mort en tant que sujet. Apparemment, devant la critique permanente qu’elle mène contre ce qu’elle appelle ce phénomène,  et la vie qui semble tout à fait disons tout à fait normale qu’elle mène, on aurait  tendance à penser à un clivage, une division entre d’un côté un phénomène morbide et de l’autre une pensée disons saine et lucide. Nous verrons ce qu’il faut penser de cela.

Dans sa démarche de venir me consulter il y a cette demande explicite que tout ce qui l’envahit cesse.

En effet, c’est une épreuve terrible qu’elle subit; une stratégie est mise en place à la fois par un merle d’abord puis par plusieurs, puis par des présences-voix, des présences qui sont des voix et qui font parler les objets, une stratégie donc est mise en place qui a pour but sa dégradation son humiliation et sa destruction.

Il  est tout à fait important d’avoir certains éléments biographiques de cette dame car ils font parties intégrantes des phénomènes hallucinatoires dont elle souffre. Elle a été enseignante, une carrière bien remplie, exempte de tout arrêt maladie; elle aimait son métier qui le lui aurait bien rendu, ce métier elle l’a beaucoup pratiqué au titre de la coopération dans les anciennes colonies, Algérie, Congo, avec son mari enseignant également. Il est philosophe, actuellement il s’occupe beaucoup de ce qu’on appelle les cafés-philo.

Il faut impérativement  signaler un évènement majeur de son enfance et qui a été, à mon sens le pivot de sa vie, un trauma dûment reconnu comme tel, passé dans le domaine public, et qui a marqué sa vie de façon indélébile.

De 3 à 5 ans elle a été violée de façon itérative par son père,  un procès a eu lieu, elle a été amenée à l’audience à l’âge de 7 ans. Son père  lui aurait demandé pardon. Elle en parle sans affect, c’est du passé. Les souvenirs de son enfance sont un peu flous car elle a passé sa vie à vouloir passer outre, à refouler, à ne vouloir rien en savoir. Elle dit d’elle qu’elle a été une enfant banale, normale habituelle. C’est sa mère, employée dans un économat de lycée qui s’est aperçu de l’affaire en remarquant des pertes vaginales anormales chez une petite fille et percevant des odeurs nauséabondes, bizarres, mais c’est sa grand-mère qui l’a interrogée, il parait que son père a failli la tuer quand sa conduite a été découverte. Elle a été placée chez les sœurs de Saint Vincent de Paul. Elle ne se souvient pas de souffrance,  mais d’avoir été souvent chez sa grand-mère et d’avoir éprouvé quelque chose de paisible ce qu’elle n’avait pas éprouvé chez ses parents. Placée en internat, elle a fait sa scolarité chez les sœurs  jusqu’à l’âge de 12 ans. Sa mère s’est remise en ménage, dit que son beau-père l’a respectée mais a été assez froid et distant avec elle, ce qui peut se comprendre. Elle n’en veut à personne, même pas à son père. Elle l’a revu une fois à sa sortie de prison, il est venu sonner à la porte de l’appartement où la famille vivait, était adolescente, est restée saisie, le concubin de sa mère qu’elle appelle son oncle (pourquoi ?) était présent, il n’a l’a pas laissé entrer. Elle ne l’a jamais revu, elle sait qu’il est mort. Cela a été sa première version, maintenant elle m’avoue que sa famille tout entière a été considérée comme cas social, que son frère et sa sœur ont été placés également.

Elle s’est mariée jeune, est devenue institutrice en suivant son mari durant son service militaire en Algérie, c’est là qu’elle a obtenu ses diplômes. Elle m’avouera sassez récemment que c’était pour ne plus avoir à porter le nom de père.
Après les postes au titre de la coopération en Afrique, elle a longtemps enseigné en Seine Saint Denis, avait des idées pédagogiques bien arrêtées, faisaient faire beaucoup de travaux manuels, de jeux, du théâtre, avait monté une bibliothèque, faisaient faire beaucoup de travaux d’écriture, était très apprécié pour les bons résultats qu’elle avait. Sous son apparence très frêle, c’est une grande personnalité avec une grande intelligence.
Au point de vue physique, a eu une ablation de la vésicule biliaire et des problèmes hépatiques dus à l’absorption d’anti paludéens, depuis elle ne supporte aucun médicaments. Elle n’a pas eu d’enfants, elle a subi deux avortements thérapeutiques pour une trop grande faiblesse constitutionnelle (rationalisation?). Une grossesse, selon les médecins, aurait mis sa vie en péril.

Son aspect physique est aussi important à décrire. Elle a l’allure  d’une petite fille ou d’ une toute jeune fille, dans le style des photos de David Hamilton, petite fille vieillie telle quelle, avec les mêmes volumes les mêmes traits, la même coiffure, des volutes relevées aux tempes. Il n’y a plus que rides et cheveux blancs mais même regard à la fois candide et acéré.

S’il faut un diagnostic, évoquons la PHC dans laquelle se retrouvent des éléments de paraphrénie, d’éléments du fantastique avec un automatisme mental des plus classiques.
PHC telle que nos psychiatres français l’avaient établie avec Gilbert Ballet, reprise et fort critiqué par HENRI EY dans son manuel de psychiatrie qui la décrit largement avec une définition de de Clérambault comme étant une psychose délirante chronique basée sur le syndrome d’automatisme mental qui en constitue le noyau et dont la superstructure délirante constitue une idéation surajoutée. Il remarquait par ailleurs le côté souvent normal du comportement et du raisonnement indépendamment des propos délirants.
Cette patiente est certes persécutée mais également, selon Séglas influencée en « ce sens que c’est dans l’espace de son corps, de sa tête et de sa pensée que s’expriment ses hallucinations qu’elle subie comme une atteinte à sa liberté, à son intimité. Comme Henri Ey le rapporte. Et J’ajouterai que ce qui lui revient de façon hallucinatoire est sa propre histoire, histoire face à laquelle elle a toujours eu une position particulière. C’est ce qui d’ailleurs fait la particularité de son délire.

Cette histoire, dans le délire s’inaugure, par l’irruption d’un merle qui, sous les notes, car ce merle sifflait, lui dit « tu es bien profilée, tu es une vielle petite fille » cela à la fin d’un roman autobiographique qu’elle se mit à écrire juste après sa mise à la retraite. Puis s’en suivra un cortège d’hallucinations verbales dont elle fera l’inventaire, voix extérieures partant d’objets, objets dialoguant entre eux, voix intérieures partant de certaines parties du corps jusqu’à  investir totalement son corps. Toute une panoplie d’hallucinations verbales est déployée, mais ce qui fait enseignement dans ce qu’elle écrit de ces voix est qu’elles nous permettent de distinguer des processus structurels et de nous poser des questions sur ce que j’annonçais comme pouvant être la genèse d’un délire, tout cela sera loin d’être exhaustif dans le travail de ce jour.

Remarquons, à ce stade de l’exposé, que très vite dans l’histoire de ce viol il y a eu sanction de la loi, jugement et placement dans une institution religieuse pour sa scolarité, que diverses instances symboliques l’ont prise en charge au lieu et place d’un père déchu ayant failli à sa dimension symbolique. Elle a parfaitement adhéré à ces subsituts. Elle a pris elle-même place dans cette instance symbolique qu’est l’éducation nationale.

Son texte intitulé Documents de réflexion de Mme C, dans un souci pédagogique est présenté en trois parties : La télépathie, les présences voix ou voix, les voix intériorisées.

Loin de voir dans cette classification un procès dans le phénomène quelle subit, on se rend compte très vite que tous ces phénomènes hallucinatoires xénopathiques se présentent de façon intemporelle, sans chronologie ni progression. Mais on peut repérer des moments forts, des phrases clefs.
Elle constate que des voix s’immiscent dans les bruits pour faire parler les objets, même si dit-elle les voix peuvent se manifester sans le support du bruit. Ça parle dit-elle d’une façon dissociée d’une perception sonore, sous les notes dit-elle, en citant ce merle qui siffle et qui du même coup lui parle et qui a inauguré les phénomènes hallucinatoires, le merle lui dit qu’elle est « bien profilée ».

1er point fort – Les « voix » se déplacent, elles ne sont pas forcément fixées dans un coin.

« Dans le lavabo de la douche, d’une façon effrayante, l’une d’entre elles, m’a dit être « la Bête », le diable… ».

Il s’agit toujours de bruits de la vie quotidienne. Mais Ces bruits eux-mêmes  ne sont pas simples, elle écrit et dit clairement que les bruits habituels deviennent tout à coup bizarres,  il s’agit d’une sorte d’effet vibratoire. Ce qui est déjà un élément hallucinatoire.

Il est facilement démontrable qu’il s’agit d’une déliaison de l’organisation boroméenne de l’énonciation signifiante, du caractère structuralement xénopathique du langage. Cette façon de déplier ce qu’il en est de l’hallucination nous renvoie aussi bien à l’esquisse de Freud qu’à la conception de l’image acoustique(érétisme de cette image ?) de Saussure dont il rappelle qu’elle n’a rien à voir avec la sonorité, et bien évidemment à l’objet a de Lacan avec en facteur commun que l’objet extérieur, l’objet voix, a donné une empreinte, qu’il s’agira toujours de retrouver. Objet qui resurgit de façon hallucinatoire quand cette organisation boroméenne  se met à faillir. Je ne m’appesantirai pas là-dessus aujourd’hui.

Conséquence de cela : Elle développe  toute une stratégie pour éviter les bruits qu’elle produit en vaquant à ses occupations, les bruits d’eau, les bruits des machines, ceux de la lecture et de l’écriture sur ordinateur, mais vider le lave vaisselle est un supplice effrayant. Je la cite « Les « voix » aiment se fondre dans des bruits d’eau ou d’objets que l’on déplace. » Tous les bruits de son environnement domestique et ceux de la rue sont concernés.

2 ème point fort : Elle remarque que : Tout ce que l’on dit ou écrit se pense sous forme de mots ce qui permet aux « voix » de lire en nous et de « savoir ». 

On ne peut mieux décrire que l’inconscient est d’une part une écriture et d’autre part un savoir. Une empreinte signifiante de notre faculté humaine d’être, comme dit Lacan, des parlêtres, que son histoire donc s’est inscrite malgré ses efforts de n’en rien savoir, efforts dont elle n’a pas conscience. Le savoir des voix est qu’elles connaissent tout d’elle-même. Elles connaissent ce dont elle ne voulait rien savoir.

3ième constatation remarquable : les voix personnifient les objets.

Je cite : « Depuis un certain temps, (p 38) les «voix» personnifiaient les objets, jouant à les faire parler. La radio venait de diffuser la chanson – Libérez la liberté -. De mon côté, au moyen d’une paire de ciseaux, j’étais en train de couper l’enveloppe d’un pack de Contrex. Dès que les bouteilles furent suffisamment dégagées, une « voix », face à moi et aux bouteilles, leur dit: « Voilà, vous êtes libres !.. »
Outre l’esprit d’à propos des « voix », là encore, il y a personnalisation des bouteilles comme étant des prisonnières.
« Des «voix» intérieures essayent de penser à ma place pour m’influencer et me faire perdre la confiance en moi. Les « voix » que je perçois à l’extérieur anticipent, disent ce que je vais faire, comme me « voyant » dans le mouvement. Je ne pense pas souffrir d’un dédoublement de la personnalité car les mots qu’emploient les «voix» ne sont pas les miens.( La plupart du temps, je fais silence.) De plus, je reconnais leurs timbres de voix.
Il y eut un temps où les « voix » s’étaient implantées dans le caddie. Ayant soif, j’allais chercher dans la cuisine une bouteille d’eau qui était restée dans le caddie. Je le perçus gros, lourd, mastoc, d’une grossièreté inquiétante. Ses roues s’apparentaient bizarrement à des pneus et en même temps à de gros souliers terreux. L’impression générale était celle d’un personnage vulgaire, dangereux. »

Il y avait personnalisation du caddie.

«  Les « voix » énuméraient mes moindres gestes, se collaient à mes pensées pour les exploiter négativement, m’insultaient, me dévalorisaient, personnifiaient les objets de la maison et les faisaient parler entre eux (habits compris)(p 44 §1 ). Parce que je reconnais les timbres diversifiés des « voix », je sais quand elles parlent à ma place, même si elles emploient la première personne du singulier. Exemple non insultant pour une fois :
« Je jette ce journal qui est trop vieux! » Alors que je sais avoir fait le geste silencieusement. D’une façon générale, elles m’informent qu’elles m’ont sous leur emprise, que c’est trop tard, que je ne peux plus rien faire, que Dieu est inefficace, inexistant :
 « On s’occupe de ton sort!.. »
« C’est pas la peine de combattre. Tu es déjà finie. »
« On occupe le terrain. On se sent puissant. »
« On veut t’emmener là où est ta mère. »  ( Mère décédée depuis quelques années).
Les « voix » veulent me faire croire que je leur appartiens et que je suis damnée pour l’éternité. Je n’ai aucune alliance avec ces « voix » qui se sont imposées, même si elles m’envahissent de force.
Je me mets sous la protection du Dieu de miséricorde auquel je crois.
« Tu as menti à propos de ton père. Il n’y a pas de preuves. Il t’attend pour te demander des explications. »
La « voix » faisait référence à mon père qui m’a violée dans ma petite enfance. Ma mère témoigna et mon père me demanda pardon lors du procès. Pour me protéger de lui, avant le procès, je fus placée chez les soeurs de Saint Vincent de Paul.
Ces « voix » sont polluantes. Elles veulent infléchir, influencer l’esprit, le modifier, l’accaparer ou le rendre fou.»

Elle sent son corps sentir mauvais et se désagréger. ( c’est par des odeurs que le forfait a été décelé). Elle écrit :

« Les « voix » essayaient donc de disloquer le corps en parties qui s’opposeraient à l’ensemble de celui-ci. Elles s’employaient à amoindrir l’intégralité psychique en s’attaquant au corps. Mais leur fonction première est d’importuner, de démolir la personnalité. C’est une organisation dont les membres se répartissent des rôles dont le but est de détruire l’homme en viciant son environnement, en détruisant ses croyances, en s’immisçant peu à peu puis totalement à ses pensées. Bref, il s’agit de le détruire à la fois par l’extérieur et l’intérieur, le rendre fou, le pousser au suicide. »

Et ces voix lui disent : « NOUS, NOUS SAVONS. Vous, vous êtes des marionnettes. »

4 éme temps fort :
Dans cette narration délirante de l’histoire de son corps il y a une phrase clef extrêmement importante, de façon hallucinatoire il lui est dit : « Tout ce que tu toucheras se mettra à parler. » 

A rapprocher d’une autre remarque faite par les voix : « Tu ne feras bientôt plus la différence entre toi et les voix qui parlent en toi. » 

 « De toutes mes forces, je dis NON, s’insurge-t-elle. » 

Elle se remémore cela au moment donc où elle constate l’épuisement mental dans lequel elle se trouve.

5ème remarque : appel incessant aux instances symboliques.

L’église, Dieu, le milieu médical, la psychiatrie, moyen de maintenir sa position de sujet dont elle pressent l’anéantissement, mais pas seulement cela : 

De son aveu même aller me consulter est une façon de construire un rempart protecteur et même si au début cela s’est traduit par une accélération du processus, cela s’avère consolider  sa lutte pour se maintenir en tant que sujet du fait même que je l’écoute et prend très sérieusement en compte sa parole, mais aussi du même coup interrogation non formulable de ce que peut être une instance symbolique. Enigme sur son côté persécuteur et en même temps protecteur. Mais en même temps transfert confiant vers tout ce qui est représentant symbolique.

Résumons nous, dans cet écrit délirant on repère de façon explicite, la déliaison de la fonction du nœud boroméen, un savoir étalé des voix concernant son corps et ses pensées dans un but de destruction, savoir qui la pousse  au suicide en personnifiant les objets, un appel aux instances symboliques qui pourraient contrecarrer ces phénomènes tout en doutant de cette possibilité, dont bien sur le transfert instauré par l’écoute qui lui est  très attentivement accordée mais qui contient en lui-même sa propre ambiguïté.

Le côté mélancolique de l’affaire n’échappe  à personne.
Alors dans tout ce dont il est question dans cet écrit, dans ce délire où l’on puise des lignes de force qui à mon sens ne peuvent que pointer le lien qui semble indiscutable entre ce qui a marqué sa vie et l’éclosion de sa psychose, peut on affirmer que nous avons là sous les yeux comment s’est fabriqué une  psychose et quelle a été la genèse d’un délire ? Délire dont la direction générale semble inéluctablement se tendre du côté de la mélancolie et du  syndrome de Cottard.

Peut-on dire à la façon freudienne que ce qui semble être refoulé du dedans  surgit du dehors, comme il le dit à propos du Président S, tout en évoquant ce que dit Freud dans Deuil et mélancolie, car cette psychose nous apparait bien Freudienne. Si nous mettons l’accent sur ce qu’il évoque de l’importance de la liaison à un objet d’amour déterminé dont le retrait ne permet aucune autre alternative que l’identification à cet objet déchu, dont l’ombre tombe sur le moi nous dit-il, force nous est imposé d’évoquer cette interdiction massive d’éprouver la moindre affectivité pour cet objet d’amour qu’a pu être pour elle son père, du fait d’un retrait bien réel de cet objet d’amour qui menaçait de la tuer. Une interdiction qui se double du même coup d’une impossible identification à ce père et d’une impossibilité de la constitution d’un fantasme. Ces interdictions multiples venant du cordon sanitaire effectué par la loi et les services sociaux. Il est frappant de constater qu’à la fois, selon son ses dires, elle n’en veut à personne, affirmant qu’elle a été une petite fille normale.

Ce déni se déployant tout aussi bien dans son roman autobiographique où il n’est jamais question de ce viol et où aussi rien n’apparait de ce qui pourrait ressembler à un trauma qu’on retrouve dans n’importe quel récit d’une vie de femme, il est  écrit même qu’elle n’en veut nullement à son mari de ses infidélités, sa seule crainte étant qu’il ne l’abandonne.

En effet c’est bien d’abandon dont il s’agit, abandon de ce qui n’a jamais pu advenir. Elle s’est sentie abandonnée par son père et devant abandonner ce père avant même de passer par cette phase importante d’amour pour le père que traverse toute petite fille au cours de son enfance et ultérieurement pour accéder à une féminité adulte, elle n’a pu, dans le même droit fil devenir mère, elle rationalise ses interruptions de grossesse par une faiblesse physique constitutionnelle. Elle dit facilement par contre sans y voir de contradiction, que sa mère était bâtie comme elle, mère qui a eu trois enfants.

Mais pour D. toute la séduction pour cet objet d’amour qu’est le père a été alors de fait, déniée, forclose. Il est frappant que cela lui revienne sous forme de voix avec cette phrase clef, cette phrase majeure, « tout ce que tu toucheras se mettra à parler ».

Phrase qui se prête à certains renversements propositionels à la façon freudienne. « tout ce qui touche à toi se mettra à parler »;  les voix qui dit-elle personnifient les objets, désignent ainsi cet objet père non symbolisé qui à la lettre l’a touchée, ces voix qui du même coup la tuent en tant que sujet et qui sont les formes démultipliées de son père. Voix qui sont aussi elles-même dans la spécularité de l’horreur d’être dans cette identification à cet objet déchu dont l’ombre est tombée sur ce que Freud appelle son moi.

Renversements dialectiques, si on fait le lien entre l’amour est ce qui touche, qui aboutit à une formulation libidinale du mélancolique : on me hait. A savoir : il m’a aimée, c’est un objet d’horreur, je l’aime, je suis un objet d’horreur, comme tel on me hait.

Ces voix qui personnifient les objets, avec la crainte que cela lui inspire de devenir objet personnifié par elles, nous font pressentir alors à l’horizon une cottardisation (bientôt tu ne feras plus la différence entre toi et les voix qui parlent en toi): le corps menacé d’être entièrement un objet personnifié, une non personne par excellence. Mais je n’aurai pas le temps aujourd’hui de développer cela.

On pourrait dire que la vieille dame de Cottard est un objet parfaitement personnifié et par là même une non personne. On peut se référer à ce que rapporte Cottard d’un dialogue entre Leuret et une patiente qui à toute question répondait : « La personne de moi-même n’a pas ceci ou cela » pour justement manifester cette impossibilité dans laquelle elle se trouvait pour donner la moindre indication sur elle-même.  

Je me souviens, pour ma part d’une patiente, pleinement cottardisée qui se mettait le plus possible aplatie sous la table, en surface infinie, objet dans le cosmos « Augustine fait carpette » disait les infirmières, de même elle se mettait en paillasson devant la porte du service où elle devait être enjambée pour passer, de même je l’ai vu grimpée sur la bibliothèque de la salle d’ergothérapie et se planquer sur un rayon.

– Une voix, ça n’a pas de sonorité, ça n’a pas de point d’émission, une vieille dame de Cottard, objet totalement personnifié par des voix, n’a plus la moindre parcelle de son corps identifiable, différenciable en tant que tel, n’a plus le moindre contour, c’est une voix dans l’infini, sans bouche, sans rien, lors des phases où une parole peut être émise, elle ne peut en rendre compte comme le rapport de Leuret : la personne de moi-même, moi objet qui parle, n’a plus rien qui puisse parler, la personne d’elle-même en tant qu’objet n’est plus qu’une voix personnifiée.

– Disons simplement que cela pourrait éclairer les phases de mutisme inexplicable du S de Cottard. En effet si le corps est devenu cet objet infini sans contour qu’est la voix,  objet infini qui parle sans sonorité, et sans articulation vocale, la patiente totalement cottardisée serait  alors totalement cet objet voix inaudible et du même coup cela éclaire cette phrase « je n’ai pas de bouche » qu’on retrouve souvent à la sortie de ce mutisme.

Voilà peut-on dire que nous avons là la mise à plat des éléments à la base de la genèse d’un délire et de cette psychose se révèlant à sa mise à la retraite, moment de la perte de sa fonction sociale qui l’avait maintenu dans une place de sujet. Mise à plat qui rappelle sans conteste les remarques de Freud dans « construction dans l’analyse ». D’un côté nous avons des faits réels, dont la patiente ne veut rien savoir, faits sombrés dans le déni, et, de l’autre, un délire qui les restitue de façon persécutive et mortifère.

Mais aussi ne pourrait-on pas dire, avec Lacan qui à propos de Joyce a mis en place la nécessité du sinthôme, sinthôme comme clef de voute d’une  structure mentale permettant la permanence d’un lien avec un père divinisé dit-il. N’y a-t-il pas eu chez cette patiente la nécessité de la permanence du lien avec ce père déchu, en dépit même des substituts  fournis par les services sociaux, la religion, l’éducation nationale, pour pouvoir en quelque sorte y adhérer. Mise en place à la fois d’une forclusion de fait et d’un artifice de sujet. Sinthôme, soit dit en passant qui lui a évité de sombrer dans une folie hystérique organisé autour d’un trauma indépassable.

Il est remarquable que son roman autobiographique, faits d’écrits, de notation d’évènements qui ont jalonné sa vie au fur et à mesure de son existence, se soit édifié juste après sa mise à la retraite, après la perte de sa fonction sociale, en ne mentionnant aucunement non seulement le viol dont elle a été la victime mais encore les aléas de sa vie de femme. Rien somme toute d’élaboré dans ce qui pourrait être un remaniement subjectif de son passé d’enfant saccagé dans son corps et dans son affectivité.

De plus, ce roman se termine par l’apparition du merle qui adresse la phrase inaugurale de son écrit clinique, son auto présentation de malade. Cet épisode du merle est attribué à une de ses nièces qui lui confie son étonnement à entendre, sous les notes, un merle lui dire qu’elle est bien profilée, et ma patiente de lui répondre que c’est comme ça, la télépathie avec des animaux existe : des animaux parlent et savent. Mais ainsi, de ce fait, elle met du même coup sur un plan fantastique ce roman autobiographique, mettant à mal tout ce qui serait de l’ordre d’une castration symbolique dans le déroulement de son existence.

Cet artifice de sujet s’est-il alors révélé comme tel à partir de cet abandon forcé de sa place dans l’éducation nationale, ce substitut de fonction paternelle? Abandon dont elle a reculé l’échéance avec l’écriture où étrangement c’est l’imaginaire qui prévaut ? Où elle semblerait désafférentée de son inconscient, pour reprendre une formule lacanienne ? 

Alors ce roman, est-il, à l’image de son écrit clinique, un vaste délire dont le déni est du même tissu que ce qu’il  produit, à savoir que ce qui est dénié produit en retour ce réel qui le met à l’air et ce qui est mis à l’air du même coup renforce le déni ?
Sa vie, constituée d’un synthôme n’a-t-elle été qu’un vaste délire également, une psychose de fait ?

Cela, bien sûr, met sur le même plan du délire, dans son écrit, et dans sa vie, à la fois ses appels aux instances symboliques pour lutter contre ces hallucinations verbales qu’elles ne désignent nullement comme telle, elle n’est pas folle, ces voix sont des présences concrètes, et sa façon de donner du sens au réel des voix, et dans le même mouvement de tenter de faire barrage à cette jouissance insensée dont elles l’accablent. 

Si nous avons affaire à une psychose de fait, dans ce cas, son appui sur les instances symboliques, dans sa vie, dans son écrit, portant sa critique sur les phénomènes hallucinatoires serait les deux faces identiques d’un même système délirant et non pas un clivage au sein d’une personnalité disons vite saine et critique lucide et une personnalité délirante.

De même venir parler de tout cela à un psychiatre est du même registre que cet appel au symbolique qui lui a été imposé constituant son synthôme avec ce désir non formulable, mais inscrit dans sa structure, d’être soutenue dans ce sinthôme qui la constitue. Sens de son transfert.

Genèse d’un délire ou démonstration qu’une vie entière peut se bâtir d’un sinthôme, d’un délire impératif à une place possible d’un sujet fut-il un artifice?
Cela pourrait expliquer qu’elle ait pu soutenir une position phallique dans sa position d’enseignante et que l’a perte du soutien de son édifice ait déclenché les phénomènes hallucinatoires.