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œdipe roi … du polar!

Œdipe roi… du polar

Nicole Anquetil
 
Janvier 2024, Web’ Sem’ du Collège de Psychiatrie

Comme l’indique l’intitulé de mon propos, j’ai été confortée dans ce que je subodorai au sujet d’un rapprochement possible de ce dont parle la mythologie, grecque ou autre, et de ce qu’on trouve dans les romans policiers dont les lecteurs parait-il seraient de plus en plus friands et nombreux ; en effet j’ai trouvé dans Le dictionnaire de la mythologie de Jacques Lacarrière qui parle de la tragédie d’Œdipe, se référant à Sophocle, comme la vérité qui se dévoile des deux personnes du roi de Thèbes, celle du parricide et celle de l’incestueux, qui fusionnent, à la suite d’une véritable enquête policière. Enquête menée par Œdipe lui-même, alors roi de Thèbes, à la suite de l’arrivée d’une épidémie de peste qui selon la rumeur ne pouvait surgir qu’après non pas les crimes que l’on connait et qu’Œdipe va découvrir mais d’une souillure venant d’une vérité manquante à ce personnage devenu roi, souillure et épidémie étant appréhendée en équivalence. Œdipe ne savait rien de lui-même.

Il est contraint à découvrir son origine car il est responsable de Thèbes, il est contraint à mener son enquête car il est honnête, il a sur son corps la trace de son identité : c’est l’homme aux pieds enflés, mais aussi par ambiguïté étymologique ; il est aussi devin, il déchiffrera l’énigme du sphinx, il est contraint par l’oracle de Delphes, interprète des dieux, Appolon en l’occurrence, à suivre le chemin que d’autres avant lui ont tracé. Le hasard n’existe pas, ce qui compte est la volonté des dieux.

Il est contraint à découvrir qu’il est responsable de la mort de Laïos, son père et se doit de quitter la ville pour faire cesser tous les fléaux dont elle a été l’objet.

Certaines notions auxquelles nous aurons à faire sont à préciser :

Le héraut est celui qui porte un message important. Cela peut être un peu dangereux pour lui. 

Le héros, celui qui accomplit des hauts faits de bravoures et qui en est glorifié, il participe à la fierté du milieu où il vit.

L’ananké, ou ananké esti. Il s’agit du destin au sens qu’il est immaîtrisable et en même temps nécessaire. On peut le considérer assez proche de l’inconscient freudien qui commande pas mal de nos comportements, à ceci près qu’il n’y a pas de formalisation verbale de cette ananké dans notre problématique appelée œdipienne telle que les enfants les expriment tout uniment à l’égard de leur parent du sexe opposé. Cette question de la différence des sexes dont on veut nous faire croire qu’elle relève d’une sorte de construction sociale, relève tout autant de l’ananké, l’anatomie c’est toujours le destin on peut toujours le détourner mais on s’y heurte, Œdipe en porte la marque sur son corps. 

Ce destin, ananké, nous mène car il nous bande les yeux du seul fait qu’il est assujetti à la nécessité qui est de l’ordre de la contrainte, de l’inéluctable. Hasard et nécessité au sens de Jacques Monod qui oppose la nécessité au hasard. Il n’y a pas de hasard ni d’inconscient proprement freudien dans le déroulement de l’existence du roi de Thèbes de sa naissance à sa mort, il est agi par la nécessité.

Luc Ferry l’a beaucoup développé dans son immense travail sur la mythologie grecque.

Il n’y a pas qu’Œdipe à se trouver dans cette trajectoire de l’ananké, nous verrons qu’Héraclès pour les Grecs ou Hercule pour les latins ou d’autres subissent aussi cette nécessité, ainsi que Lohengrin dans une certaine mesure. Ce ne sont leurs apanages exclusifs, la mythologie est riche  de ce type de destin, non seulement la grecque que d’autres telle celle de la légende akkadienne de Gilgamesch dont nous parle Jacques Lacarrière dans l’œuvre cité plus haut.

Si l’affaire d’Œdipe relève en quelque d’une enquête policière, il faut nous attacher à définir quelle en est l’ossature.

Meurtres, assassinats, incestes, trahisons etc… s’ils paraissent très présents depuis le fond des âges , depuis les organisations sociales humaines gouvernées par la parole signifiante, ont eu leur place dans les écrits, on pourrait même dirent dès  l’apparition et l’usage de l’écriture , la bible en serait un moment très fort  ainsi que les hiéroglyphes égyptiens et tout  que l’on pourrait appelé documents d’archives, d’épopées, des traces écrites  des scribes de Sumer au troisième siècle avant JC, de faits historiques et autres . La littérature, proprement dite est apparu plus tard au XIIème siècle comme étant un art plutôt poétique avec les fabliaux, les chansons de gestes (d’exploits), les récits romanesques, romans historiques, ou le moralisme se mélange souvent avec des horreurs meurtrières, comme la balade des pendus de François Villon, pour ne citer qu’elle. Les horreurs transcrites dans la littérature ne constituent en rien ce qu’on appelle romans policiers et thrillers. Rappelons quand même, qu’avant l’enseignement obligatoire, l’apprentissages des arts et des lettres étaient l’apanage des prêtres et des jésuites, peu de gens en avait l’accès, les élites aristocratiques en bénéficiaient et les commentaient, heureusement il n’en est plus de même aujourd’hui.

On a voulu classer en différents genres cet art de l’écriture très popularisé. Même si Aristote en est le fondateur en 335 avant JC avec son école dite Le Lycée, en privilégiant le politique. Les genres littéraires ont variés selon le choix qui en est fait de ce qui est destiné à plaire, il s’agit alors de comédie de boulevard, de théâtre, de journaux intimes, de voyages, de thèmes fantastiques, tragiques, poétiques, etc … Le plus en vogue en est le roman, dont l’appellation provient de la langue romane suppléant le latin avec des personnages et des faits réels ou imaginaires, se dégageant des textes officiels, sacrés, religieux. Le roman de Renard et la chanson de Roland en sont des exemples. Cela n’est pas exhaustif car Il serait fastidieux d’énumérer tous les genres littéraires qu’on a voulu classer à travers les époques.

Le classement en genre policier, noir et Thriller des romans serait des plus récents. Ce qui fait leurs particularités, puisque les meurtres etc … n’en ont pas le privilège, est qu’il y a enquête, enquêteurs, dispositifs administratifs avec des préfets et des procureurs qui représentent le ministère public devant toutes les juridictions judiciaires et qui dépendent du garde des sceaux. Le peuple est concerné car les jugements se font toujours au nom du peuple français. 

J’ai recherché ce qui différencier le thriller du roman policier dit le polar ; dans le polar on connait le meurtrier dès le départ son nom parfois, le plus souvent son profil, en ce sens qu’il décrit et commente son exploit ; les détails de ses origines, de ses façons d’être, de ses rancœurs, de ses déboires. Justifications en quelque sorte de l’acte meurtrier. Le thriller serait la recherche de l’auteur d’un crime horrible, terrible puis la découverte que c’est le personnage le plus sympathique du récit qui en est l’exécuteur ou le mandataire. La seule personne à laquelle on n’avait vraiment pas pensé, on parle de suspense comme étant l’apanage du thriller. On peut penser à Judas, apôtre présenté d’abord comme un des plus sympathiques mais dont le baiser est meurtrier. Œdipe et Héraclès sont aussi extrêmement sympathiques, leurs crimes le sont un peu moins avec cette nuance qui a son importance est que la mort n’a absolument pas la même signification dans les sociétés antiques telle la société égyptienne, grecque ou romaine. Diktat de l’ananké.

On peut dire alors que polars et thrillers ont parfois une indéniable porosité, de même que les héros et les hérauts.

Ces derniers, les romans policiers, ont beaucoup de reliefs dans nos romans classés récemment comme genre littéraire. Le héros est l’enquêteur et il se pose fréquemment en héraut, celui qui porte un message.

Que repère-t-on dans la plupart des romans policiers ? Tout d’abord une trame, comme un déroulement obligé de différentes phases où différents acteurs interviennent. Cela se voit parfaitement dans les romans européens mais tout aussi chez les Islandais les Américains et les Sud-africains avec de simples variantes culturelles avec leurs enquêteurs favoris que l’on retrouve à chaque sortie d’un ouvrage. Les plus célèbres en sont les commissaires Maigret et Adamsberg avec Simenon et Fred Vargas, ainsi que Caryl Ferey avec son enquêteur borgne Mac Cash, parmi les Français, Hercule Poirot, le belge si français avec Agatha Christie, Sherlock Holmes avec sir Arthur Conan Doyle, Guido Brunetti l’italien intronisé par l’américaine Donna Leone amoureuse de Venise, Harry Bosch de Michael Connelly, Harry Hole, le norvégien de Jo Nesbo, Erlendur Sveisson avec l’islandais Arnaldur Indridason, Harlan Coben avec Myron Bolitar, Jeff Chandler.  Beaucoup se sont enthousiasmés avec Lisbeth Sanders de Streg Larson, la série Millénium.Etc…

On peut dès lors avancer que Lohengrin de Wagner se situe entre mythologie et polar, il n’y a pas d’enquêteur à proprement parler mais rétablissement d’une vérité qui se dévoile par l’éthique de la chevalerie.

Cette très courte liste n’a évidemment rien d’exhaustif mais peut être un échantillon représentatif de la charpente de ce genre littéraire dit roman policier.

Ce qui semble le plus fréquemment soutenir cette charpente c’est le personnage de l’enquêteur. Il se doit d’être intègre et compétent, il est au service de la vérité quelques soient les conséquences qu’elle implique ; famille ou cercle social qui explosent, personnages hauts placés qui dégringolent de leur statut de notable, généralement après exhortation à la prudence d’un procureur sollicité par un préfet qui les fréquente ces personnages mais qui se rallie à l’enquête ni faisant plus obstruction privilégiant lui aussi la vérité qui est à la fois devoir et privilège en dépit de ce que cela peut socialement lui couter.  L’ordre établi, sorte de doxa peut être gravement bousculé. Il s’agit le plus souvent d’une affaire unique, incomparable aux affaires antérieures soit par sa cruauté ou son horreur ou, souvent par les dévoiements qu’elle a entraînés chez des personnes ayant passé pour irréprochables, cela est récurent ; généralement pour cela il a fallu quelques accrocs de procédure, outre passage de certains droits, indispensables à la vérité et à la confrontation du coupable. L’assujettissement à la loi est à géométrie variable mais motivée et justifiée.

Importance donc de la répétition, même scénario du déroulé de l’intrigue tramée par le trauma de la violence et de la mort, le rapport à la loi et le courage voire la témérité de l’enquêteur souvent au péril de sa peau et de ses idéaux. C’est un héros humble et circonspect devant les louanges, la gloire et la notoriété. Il abandonne les honneurs aux procureurs et aux préfets. Sa satisfaction propre est « d’avoir fait le job » comme on dit et d’avoir servi son pays et accompli sa mission. Généralement il retourne à sa vie familiale, s’il en a une car souvent elle a été sacrifiée, ou à ses souvenirs pour essayer de la récupérer, il se détourne momentanément de la mort dont il a constamment à faire. Il y a de plus toujours une jolie femme dans le décor dont il est un tantinet et secrètement amoureux, mais aucune vraie idylle arrive à se conclure.

L’enquêteur est de fait fidèle à ses idéaux et à ses engagements.Il n’agit pas par contrainte.

Qu’en est-il des victimes ? Quel profil ont-elles ?

Bien que beaucoup d’hommes en sont, la majorité sont des jeunes femmes voire des enfants. Des personnes âgées en font partie mais moins fréquemment. Il y a le plus souvent un lien avec le tueur, ce lien n’est pas immédiatement décelable, il fait partie de l’intérêt de l’intrigue, il se dévoile volontiers vers la fin ; des indices sont semés ici et là, ils s’éclairent et deviennent signifiants en fin de parcours.

D’emblée il me faut souligner un certain décalage entre ces classiques et ce que nous observons dans nos séries télévisées. Dans ces séries il y a en majorité des enquêtrices, des juges et des procureurs du sexe féminin. On peut y voir à juste titre, l’accession des femmes à ce qui était considéré comme un métier d’homme et que l’on voit le plus souvent encore dans la littérature. On peut cependant y voir aussi la prise en mains des femmes de leurs propres soucis, des femmes défendant des femmes et paradoxalement, les femmes tueuses sont en augmentation de façon parallèle. Façon aussi de s’approprier des apanages masculins. Les femmes assassins ont bien sûr toujours existé avec les moyens qui leur étaient propres, en particulier le poison ; or on peut constater que la force et l’art du combat gagnent du terrain, les femmes peuvent dès lors se montrer aussi redoutables, voire plus que leurs homologues masculins dans les luttes au corps à corps et dans les stratégies d’attaque. Nous avons été habitués à ce fait que pour conquérir soit un territoire soit un champ d’action spécifique comme la drogue et la prostitution, il fallait s’emparer des femmes et les asservir. Nous pouvons citer l’exemple célèbre de l’enlèvement des sabines dans la conquête du latium et tout aussi bien l’agrandissement des harems dans d’autres cultures.

C’est ce dont les femmes ne veulent plus, c’est un fait sociétal, les femmes n’en veulent plus, enquêtrices et juges femmes deviennent majoritaires.

S’emparer des femmes a pu tout aussi bien déclencher des guerres, la guerre de Troie a bien eu lieu après le rapt d’Hélène par Pâris le faux berger troyen, cela à Sparte province grecque. Il est à noter que la puissance sociétale des femmes de Sparte, contraintes à remplacer les hommes absents de la cité du fait de leur passion à guerroyer a contribué à la chute de de cet état par la baisse de leur fécondité. La puissance des femmes vient en grande partie de leur pouvoir à enfanter des hommes. La dépopulation a de même été évoquée dans la chute de l’empire romain. Le meurtre des femmes semble à la fois reconnaitre la puissance des femmes et vouloir la détruire. Le meurtre de l’enfant apparait de ce fait une façon différente de détruire la femme : détruire la vie.

La femme prend sa place dans cet univers réputé plutôt masculin au risque de perdre sa spécificité et son rôle social, de fait elle perd aussi ses privilèges.

La question de la femme amène à la question des origines, ce qui est souvent en jeu dans les polars est la recherche ou la découverte de ses propres origines. Elles peuvent être infamantes ou bien sublimes, elles peuvent révéler un destin au sens d’une mission à accomplir, de ce pourquoi on a été mis sur terre, l’anankè évoquée à propos d’Œdipe.

Penchons-nous sur Lohengrin, fils de Parsifal Garin le lorrain où le mystère de l’origine est prévalent. L’origine du héros, héros puisqu’il a su délivrer le Brabant, ne doit pas être révélée sous peine de se soumettre à la contrainte de son destin, porté par un cygne il a été désigné comme étant « le chevalier du cygne » Il a agi en chevalier en rétablissant l’honneur d’Elsa accusé du meurtre de son frère. Il l’épouse et coule des jours heureux. Contraint de révéler son origine il se doit de tout quitter pour accomplir ce à quoi il était destiné à savoir être le champion du graal. Il doit ainsi renoncer à sa famille à ses enfants pour rejoindre la chevalerie dont il est issu, un cygne l’attend pour accomplir sa geste. Une geste est un récit d’exploit. La chanson de geste la plus connue est la chanson de Rolland, chanson désignant un récit dans ce moyen âge dont on mésestime le plus souvent la langue, la richesse culturelle et les codes de sa société. Son origine le contraint à obéir à son destin, c’est une nécessité.

L’origine ainsi est tout autant contrainte et devoir, c’est pour cela qu’elle tient un grand rôle dans la littérature policière. Elle concerne tout autant le meurtrier que celui qui le recherche, l’enquêteur. C’est un couple qui peut comporter certaines ambiguïtés, il n’est pas rare de voir la question se poser pour l’enquêteur, qu’aurais-je fais à la place de l’assassin ? D’où est-ce que je viens ? L’assassin quant à lui justifie ses actes en se posant en justicier, d’où il vient l’entraîne où il arrive. Si l’un et l’autre se posent personnellement en justicier, rien ne va plus !

La recherche de la vérité des enquêteurs, de ce fait, s’accompagne de contre-feux que constituent les promulgations des lois et différents ministères. Les freins ou limites aux actes sont le plus souvent absents ou sont très peu adoptés par les assassins qui les préparent, leurs stratégies consistent plutôt de façon à en évacuer les conséquences et apparaître en chevaliers blancs, à moins d’être dans une certaine folie qui les font se précipiter à tombeau ouvert du côté de ce qu’ils veulent éviter. Ils n’ont de compte à rendre à personne. Le meurtre s’il peut être fondateur d’une société, devient volontiers destructeur de cette même société.

Ce qui est central dans cette littérature dont nous nous préoccupons aujourd’hui est le rapport à la mort, sa place dans la société.

Si l’on se réfère aux temps bibliques où la vie semblait illimitée bien que la mort y soit bien présente, l’homme a été chassé du paradis et de ce fait se trouve confronté à la souffrance, la maladie, la mort, à la lutte pour sa survie. L’épopée de la vie commence avec la mort. Ses vicissitudes et ses tribulations y vont de pair.

Les dieux de l’olympe étaient immortels, pas éternels, seul le dieu des monothéistes est éternel, Dieu, Allah Jahvé, ils sont éternels car ce sont des créateurs.

Le privilège des dieux grecs et latins est qu’ils savent se préserver de la mort, s’ils sont immortels cela n’exclut pas qu’il existe l’enfer avec Hadès, le dieu de la mort. Ce dieu et son empire sert à l’élimination de ceux qui gênent ces immortels. Les dieux grecs ont été créés par une sorte d’auto-engendrement selon le principe que la sexualité en elle-même est porteuse de la mort, il y a le mythe de l’androgyne qui a dû être séparé pour donner un homme et une femme, et du même coup, l’immortalité devient une lutte, il faut se préserver de la mort. Ce mythe de l’androgyne se verrait aussi chez les Iraniens, les Indiens, les hébreux dans certaines traditions rabbiniques. La sexualité apporte la mort.

La mort devient alors une sanction, certains dieux, déchus ont alors à y faire face. Nous sommes alors devant ce paradoxe essentiel à savoir que les créateurs sont éternels mais que les créatures inférieures, y compris chez les Grecs, sont mortelles car soumises à la sexualité tout en assurant du même coup une certaine pérennité de leur existence de ce fait même. Immortalité de fait.

Le drame humain réside en cela.

Je me souviens d’un titre d’une publication de Willy Rozenbaum à propos du sida, « La vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible ».

La vie et la mort sont indissociables. Nous le savons.

Le fléau de Thèbes entrainé par la conduite d’Œdipe, dont lui-même ignorait les motivations, dans une certaine limite, est comparable à cette découverte du sida dont aussi bien les homosexuels que les hétéros sexuels ignoraient tout.

La vie d’Œdipe, marquée de l’ignorance, mais tout aussi bien d’une certaine droiture envers les lois de la cité, comme il l’a prouvé représente aussi bien la vie de tout un chacun, le drame d’être né et d’être confronté à ce mystère de la vie dans les lois indispensables de la vie en société. La fidélité aux lois de la cité n’empêche nullement de se confronter à ceux qui les détournent surtout à ceux qui se prennent pour la loi. Si Sophocle dans Œdipe à Colone  tend à démontrer que sa quête d’une vie est son propre salut, sa conciliation avec soi-même, dans les lois de la cité, il n’en démontre pas moins dans Antigone que le salut d’une vie   peut consister à les contrecarrer pour être fidèle à des devoirs ancestraux, familiaux, de donner une sépulture aux morts, n’oublions pas que l’être humain s’est constitué en tant que tel par le tombeau et le culte des morts.

Ne fais rien contre ta conscience même si l’état te le demande phrase d’Einstein, conseil de ce grand physicien à Oppenheimer dans le film éponyme. Le destin en a décidé autrement avec les conséquences que l’on sait et dont Oppenheimer s’est difficilement remis après Hiroshima. (Voir le film Oppenheimer).

Ce long détour pour illustrer combien cette éthique nécessaire à la conscience peut être au cœur de la problématique de toute personne respectueuse des lois.

Les romans policiers qui se respectent sont sensibles et conformes à ces exigences ils en sont les Hérauts. S’ils s’en détournent ils pourraient être accusés de pornographie intellectuelle à juste titre.

Que trouve -t-on dans les romans policiers et qu’est-ce qui fait leur attrait ? Qu’en serait-il de leur reflet d’une société et de son rapport aux lois ?

C’est à partir de ces questions que nous nous tournons vers le commissaire Maigret dont Simenon a réussi à imposer un nouveau style de héros : un personnage massif de stature imposante avec son goût pour les brasseries, la bière et la pipe. De plus il a une grande stabilité sentimentale car il est doté d’une épouse aux petits soins fière de son homme, s’inquiétant de lui et sachant glisser discrètement des propos avisés lorsqu’il arrive au commissaire de lui tenir quelques propos dans ses affaires en cours et lui faire part de ses angoisses et de la méfiance que lui inspire l’institution judiciaire. Avec lui Simenon a créé une atmosphère particulière du 36 quai des orfèvres dans un Paris des années 30 à 60, un Paris qui n’existe plus, où son héros s’attache à comprendre les hommes, criminels, victimes, complices, avec qui il entre en empathie. Ce qui intéresse Simenon est de créer une atmosphère à travers lui, un environnement. Maigret est quelqu’un qui s’imprègne qui se lie, qui trouve des indices dans les lieux fréquentés par ceux à qui il a à faire, là où se sont accumuler les frustrations, les désespoirs, les ambitions qui les poussent à l’acte criminel. Son souci est la recherche de la vérité, pas forcément la punition, il prend lui aussi, comme tout enquêteur qui se respecte pas mal de libertés avec les protocoles et les procédures. 

Simenon s’est plus intéressé à la personnalité de son commissaire qu’aux coupables car il y a mis beaucoup de lui-même. Il aurait voulu être juge, avocat confesseur, Maigret aurait voulu faire de la médecine et de la psychiatrie avant de devenir policier, il peut paraître parfois en tant que justicier, non pas en passant par un acte punitif, mais justement en ne faisant pas état de tout ce qui ferait chorus pour étayer la culpabilité de l’assassin dans sa recherche du mystère de tout être humain. Faisons un détour.

L’aumônier du roman de Jean Mecker de 1952,  Nous sommes tous des assassins avec le titre éponyme du film de Cayatte de la même année est secoué par un prisonnier sur le point d’être guillotiné. Ce prisonnier, le Dr Dutoit, assassin de sa femme, est révolté par le comportement de ce prêtre qui approuve la peine de mort comme un élément dissuasif pour d’autres et qui se refuse à donner l’absolution à celui qui ne la veut pas. Dutoit réplique qu’il ne croit pas à la confession donnée par la terreur, mais que refuser sa chance de repentir ou de réforme à un individu, cela s’ appelle un crime. Il a droit alors à la fameuse réponse de l’aumônier « Nous sommes tous des assassins, mais mon rôle consiste à me soumettre aux lois ».

Ici le héros est l’assassin, en ce sens qu’il dénonce la loi comme assassine. Pas de rédemption et la grâce possible n’est qu’un caprice aléatoire.

Le point qui le lie à Maigret est que la peine de mort est condamnable car aucune petite lumière ne peut en suivre.

Maigret n’est pas un anti-héros comme l’aurait voulu Simenon en le présentant comme un petit-bourgeois marqué par la modestie de ses origines mais, à mon sens un héros se voulant ordinaire et ne supportant pas les flonflons.

Le Dr Dutoit et Maigret étaient-ils des précurseurs de l’abolition de la peine de mort votée par Badinter en septembre 1981? On pourrait aisément y penser. Refusaient-ils l’un et l’autre confusément la logique dû au principe du c’est lui ou moi, ou plutôt du c’est lui ou la société ?

Son comportement est tout autre que celui que nous voyons des enquêteurs des romans suédois ou norvégiens ou islandais où de façon récurrente ceux-ci affirment que justice sera faite et que le coupable sera puni, manière de se porter garant de la sécurité de l’entourage de la victime. Nous ne trouvons pas dans les écrits de Simenon le descriptif détaillé des horreurs de l’acte criminel se voulant l’acte ultime de tortures les plus violentes ou les plus avilissantes pouvant durer des heures des jours, voire des mois. 

Aussi bien dans la Grèce des légendes que dans nos anciennes juridictions la peine de mort était requise, l’histoire des atrides se délecte dans la description des horreurs avec son infanticide célèbre ; Atrée, roi de Mycènes, sert à son frère au cours d’un banquet la chair de ses enfants lui révélant par un plat caché sous un linge, la tête et les bras de ses trois enfants, on dit que cela fut si horrible que le Soleil lui-même vacilla dans le ciel (dictionnaire amoureux de la mythologie). Les légendes grecques sont remplies d’horreurs, de crimes de toutes sortes, Héraclès tua lui aussi ses propres enfants. 

Cette violence n’aurait rien à envier à celle des romans contemporains des pays nordiques.

Nonobstant ces horreurs ce sont bien les dieux Grecs qui ont établi les prémices de la justice et le principe de la peine de mort. La mort socialisée est inscrite dans la mythologie.

Thémis était la déesse de la justice, deuxième épouse de Zeus, elle était chargée de juger en toute impartialité, sans partie pris concernant la position sociale du criminel. C’est la raison pour laquelle elle est représentée les yeux bandés.

Les criminels de l’Olympe étaient jetés dans le tartare, terre du dieu tartare où Hadès le dieu des enfers habitait.

Le génie grec, en la personne des filles de Thémis, Equité, Loi, Paix, créait l’idéal des sociétés évoluées dont nous nous flattons de faire partie. 

Pourtant le rapport à la mort était différent. La mort en principe ne concerne pas les dieux car ils sont immortels, cependant il existe une peine de mort qui consiste en une déchéance du statut de Dieu. Zeus seul a le pouvoir d’en décider. Il n’y a donc pas d’instance judiciaire, la mort est une punition de Zeus.

C’est la grande différence d’avec les mortels qui comme l’appellation l’indique sont inéluctablement destinés à mourir. Ils sont soumis à la pulsion de mort.

Qu’en est-il d’Héraklès ? 

En parcourant le livre de Luc Ferry intitulé Mythologie et Philosophie, à propos d’Héraklès dont il est dit qu’il a été conçu de Zeus et d’Alcmène dans le but de créer un défenseur contre les dangers, en quelque sorte, toujours dans la perspective d’une organisation sociale dont Zeus a la charge, il est responsable de l’ordre public, de cet ordre de l’Olympe qui veut mettre un barrage contre, dit-il, la puissance maléfique des puissances de destructions, ces  héritières des titans et titanes, les enfants terribles de Gaïa. Luc Ferry s’insurge contre le fait que la postérité l’ait retenu comme une sorte de héros de roman policier alors que son rôle était de contenir toutes les forces poussant à retrouver le chaos initial. On pourrait alors objecter à Luc Ferry que lutter contre les forces du mal pourrait être à interpréter comme lutter contre la pulsion de mort de notre cher Freud. Luc Ferry, philosophe remarquable et grand érudit de l’Olympe ne portait pas Freud dans son cœur. Mais il n’y aurait aucun inconvénient à examiner la problématique de la pulsion de mort à propos de la charge attribué à Héraklés d’aider Zeus dans le rôle qu’il s’est lui-même attribué d’organiser l’ordre social . C’est le cosmos contre le chaos. En contenant un retour au chaos, il préserve les forces de la vie que nous mettons du côté de la sexualité. Il maintient le privilège des immortels.

Cette façon d’aborder cette affaire est-elle alors aussi une façon d’envisager certaines facettes des romans policiers, un peu comme nous en parle Simenon quand il nous souligne les embarras de Maigret ? Peut-on mettre cette pulsion de mort qui est la tendance à baisser au maximum toutes les tensions de l’organisme afin de revenir à son origine, à son état premier de non-vie, sans se préoccuper de la complexité de l’être humain ?

Maigret est torturée par cette vision vertigineuse que le meurtre, l’élimination de la vie est au cœur de tout être humain, tout aussi bien pour soi-même que pour l’autre. Il a pu constater l’implication de la sexualité dans la majorité des meurtres et assassinats. Il n’a pas été effleuré par cette idée qu’on peut aussi parler de la sexualité comme pulsion de vie l’agressivité nécessaire à son combat.

 Une fois de plus avec la mythologie nous découvrons les mystères et la complexité des êtres humains.

De même nous pouvons penser que les auteurs et les lecteurs de romans policier sont sur ce même registre.

Contrairement à ce que diffusent les religions monothéistes, ce ne sont pas les Dieux qui ont créé les hommes mais bien l’inverse, les hommes du fait de leurs interrogations sur le mystère de la vie, sur la nécessité de survivre dans un univers infesté du langage ont établi une instance, la déité, qui ne pouvait que répondre par ce biais à donner une consistance à ce reste structural et incontournable qui résiste à la nomination et surtout à la compréhension. Ce que bien sûr Lacan a théorisé et avec lequel nous nous sommes familiarisés, Dieu est inscrit dans le fonctionnement même du langage. Gardons-nous de vouloir comprendre !!! Ce dieu peut-être aussi bien Eros que Thanatos.

La religion tend plutôt à nous faire accepter le fait de la mort dans ce paradoxe de nos temps modernes qui tend à esquiver la mort, à rendre les manifestations de deuil au minimum jusqu’ à exprimer que la mort est scandaleuse, surtout lorsqu’elle est accompagnée de souffrances et de graves dégradations. 

Elle serait presque une punition. La mort deviendrait-elle dans état d’esprit actuel une ananké qui nous plonge dans le désarroi bien que l’on sache parfaitement qu’elle est inéluctable ?

Le génie grec, auteur de la plus belle mythologie de notre monde occidental, aurait réussi ainsi, à créer un monde immortel rempli de toutes les aventures humaines en conservant ce privilège d’échapper aux affres de la sexualité, tout en la pratiquant, privilège de pouvoir batifoler en toute quiétude. Mais les mortels n’y échappent pas, ils sont dans l’inquiétude d’une lutte permanente.

On pourrait aussi exprimer, nous exclamer aussi, oui, nous sommes tous des assassins mais, Dieu merci, très peu finalement passent à l’acte. On peut retrouver Albert Camus : Un homme ça s’empêche.

 

ACTE, DÉCISION, ÉVÈNEMENT par Jean BRINI

ACTE, DÉCISION, ÉVÈNEMENT

Jean BRINI

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

Énigme

Je voudrais tout d’abord remercier Pierre Marchal et Michel Jeanvoine d’avoir initié ces journées sur un thème qui me paraît toujours aussi difficile, malgré l’abondante littérature qu’il a suscitée et qu’il suscite encore.Thème rétif à une compréhension disons « apaisée », telle que celle qui surgit lorsqu’en mathématiques on « démontre » un théorème, ou lorsqu’en physique on « explique » un phénomène. Cet apologue, ce sophisme, cette petite histoire des trois prisonniers reste pour moi quelque chose qui garde tous les caractères d’une énigme, et ceci à plusieurs égards :

Tout d’abord, il peut nous sembler dans un premier abord qu’on peut la considérer comme une « expérience de pensée », mais que la réalisation de cette expérience n’apporterait  aucun éclaircissement à sa compréhension. Comme l’a fait remarquer Fabrizio Gambini, au cours de la préparation de ces journées,

Si un directeur de prison avait l’idée de proposer a trois prisonniers ce qu’il a é propose aux trois prisonniers de l’apologue de Lacan, j’ai l’impression qu’ils resteraient en prison tous les trois.

Je veux dire par la que l’apologue ne se prête pas tellement a éclaircir l’espace de l’intuition supporte par la logique, malgré le fait qu’il semble parler exactement de ça. Plutôt c’est du fonctionnement subjectif qu’il s’agit, et le sujet, ça nous le savons,  n’a pas d’intuitions.

L’expérience de pensée serait donc, d’une manière ou d’une autre « mal pensée ». Un peu comme une question « mal posée », comme peut l’être par exemple la question : « pourquoi un miroir inverse-t-il la droite et la gauche et pas le haut et le bas ? ». Mais alors, ou est-ce que ça cloche ? Énigme.

Ensuite, Jean-Jacques Gorog dans un article de 2006 cite une conversation avec Lacan datant de 1966 où celui-ci :

se reproche a l’occasion de ne pas avoir donne a son apologue […] tout le développement qu’il aurait mérite a ses yeux :

« Je suis encore très loin – dit Lacan – de pouvoir l’aborder comme je pourrai le faire dans le futur avec toute l’ampleur que cela implique. »

« J’ai introduit une nouvelle dimension dans le temps logique, celle de la « précipitation identificatoire », comme ce qui s’autodétermine dans le fond et qui ne peut s’exercer que d’une certaine manière que j’appelle le a-temps logique. […]

« Je m’en sers toujours comme d’un ustensile rudimentaire mais nouveau qui s’applique assez bien a sa fonction. Je ne prétends naturellement pas avoir fait toutes les constructions nécessaires »

Nous serions bien sûr, bien contents si Lacan nouas avait informé des constructions nécessaires qu’il avait en tête pour rendre compte de son apologue « avec toute l’ampleur que cela implique » ! Il est peu probable qu’il l’ai fait, en tout cas de manière explicite. Le travail important, effectué par Eric Porge, de « pistage » et de repérage des diverses références et des divers compléments dispersés dans l’oeuvre de Lacan à propos de son sophisme, ne nous permet pas – à mon sens – de conclure que nous possédons ces « constructions nécessaires ». Mais peut-être suis-je là simplement en train de témoigner de mon incapacité à faire bon usage des formalisations que Lacan nous a laissées, topologie des surfaces, mathèmes des discours, topologie des nœuds, etc. Nous pourrions attendre de ces journées qu’elle nous fassent avancer sur ce point.

Alexandre Grothendieck, dans son ouvrage monumental Récoltes et semailles parle à de nombreuses reprises des conditions du travail du mathématicien, et il m’a semblé que nous pourrions nous inspirer, pour remettre sur le métier le « petit sophisme personnel » de Lacan, par le passage suivant :

« Prenons par exemple la tâche de démontrer un théorème qui reste hypothétique  quoi, pour certains, semblerait se réduire le travail mathématique). Je vois deux approches extrêmes pour s’y prendre. L’une est celle du marteau et du burin, quand le problème pose est vu comme une grosse noix, dure et lisse, dont il s’agit d’atteindre l’intérieur, la chair nourricière protégée par la coque. Le principe est simple : on pose le tranchant du burin contre la coque, et on tape fort. Au besoin, on recommence en plusieurs endroits différents, jusqu’a ce que la coque se casse et on est content. […]. Je pourrais illustrer la deuxième approche, en gardant l’image de la noix qu’il s’agit d’ouvrir. La première parabole qui m’est venue a l’esprit tantôt, c’est qu’on plonge la noix dans un liquide émollient, de l’eau simplement pourquoi pas, de temps en temps on frotte pour qu’elle pénètre mieux, pour le reste on laisse faire le temps. La coque s’assouplit au fil des semaines et des mois – quand le temps est mûr, une pression de la main suffit, la coque s’ouvre comme celle d’un avocat mûr à point.

Ou encore, on laisse mûrir la noix sous le soleil et sous la pluie et peut-être aussi sous les gelées de l’hiver. Quand le temps est mûr c’est une pousse délicate sortie de la substantifique chair qui aura percé la coque, comme en se jouant – ou pour mieux dire, la coque se sera ouverte d’elle-même, pour lui laisser passage. […] Le lecteur qui serait tant soit peu familier avec certains de mes travaux n’aura aucune difficulté à reconnaître lequel de ces deux modes d’approche est “le mien” . »

Notre propos se bornera donc à travailler dans le sens de la deuxième approche. Il s’agira pour nous de préparer la suite de nos cogitations en contribuant à la confection de ce liquide émollient susceptible de nous ouvrir à une compréhension plus correcte de cette histoire des prisonniers quoiqu’elle puisse être, expérience de pensée, apologue ou sophisme.

Je souhaite donc vous livrer quelques remarque sur ce qui pourrait constituer ce « liquide »  en rouvrant quelques questionnements connexes entourant cette histoire.

Ruse interdite!

L’article de Lacan, rappelons-le, paraît pratiquement en même temps que le livre de Von Neumann et Morgenstern qui marque le début du développement de la théorie des jeux. Il semble certain que Lacan fondait de notables espoirs sur cette théorie pour formaliser, voire mathématiser ce qu’il en serait d’une certaine forme d’intersubjectivité. En témoignent par exemple ce passage de « La science et la vérite » :

Dans la théorie des jeux, on profite du caractère entièrement calculable d’un sujet strictement réduit a la formule d’une matrice de combinaisons signifiantes

ou encore ce qu’il dit dans le discours de Rome :

Mais la mathématique peut symboliser un autre temps, notamment le temps intersubjectif qui structure l’action humaine, dont la théorie des jeux dite encore stratégie, [qu’il vaudrait mieux appeler stochastique] commence a nous livrer les formules.

Une première approche serait donc de considérer l’affaire des trois prisonniers comme un jeu dont on connait les règles et qu’il s’agirait de formaliser. Or dans cette perspective, une remarque est qu’une partie de la règle du jeu proposé est totalement passée sous silence dans le texte de Lacan, et dans la plupart de ses commentaires. Cette règle pourrait être désignée par le terme d’exclusion de la ruse.

En effet, dès qu’on admet que les agents concernés sont susceptibles de ruse, il est tout à fait légitime de raisonner comme suit :

A voir deux noirs, je sais que je suis blanc, certes. Mais dois-je pour autant m’élancer vers la porte, informant par la mes deux adversaires de ma certitude ? Certainement pas ! Il suffit en effet que l’un des deux autres se déplace plus rapidement que moi, me rattrape puis me dépasse, pour que l’avantage que je tirais du fait de voir deux noirs soit annule.

De la même façon, l’argumentation « de pure logique » qui est requise par la règle pour que le directeur accepte la sortie d’un prisonnier comme légitime sera toujours formulée sous un forme du type : « j’ai vu que les autres portaient des disques de telle ou telle couleur, et faisaient ceci ou cela » à quoi le directeur pourra toujours répondre : « Comment savez vous que tout ceci et cela, les autres ne l’ont pas fait dans le but de vous tromper et de vous induire a franchir la porte avec une fausse certitude ? »

Car enfin, à ce jeu, il peut nous sembler qu’il y a deux manières de gagner : franchir la porte avec une argumentation qui tienne, ou induire l’autre à la franchir avec une certitude erronée. La règle implicite, dans ce jeu, est donc une certaine forme de sincérité qu’il est demandé aux joueurs de respecter. Nul, dans ce jeu, n’est autorisé à entamer un déplacement ( s’élancer, suspendre son élan, accélérer, ralentir, voire simplement rester immobile) dans le but d’induire ses codétenus en erreur quant au disque qu’ils portent.

Le lecteur se convaincra aisément du fait que si cette règle non formulée n’est pas supposée, aucun des raisonnements proposés par Lacan ne tient. Le jeu se ramène à une variante du jeu de pair-impair où celui qui sort ne peut en aucun cas justifier sa décision par un argument autre que probabiliste, ce que Lacan interdit explicitement dans son texte.

Mais voyons cela de plus près : de quelle sincérité s’agit-il ? Il me semble qu’on peut pointer simplement le lieu de cette sincérité nécessaire : elle concerne la conversion d’une conviction en action, ou encore en d’autres termes l’obligation de faire signe. Il est interdit aux prisonniers de communiquer entre eux, mais il leur est obligatoire de traduire leur conviction, la connaissance qu’ils pensent avoir à l’instant t de la couleur du disque qu’ils portent par un mouvement : s’élancer vers la porte. De la même façon, lorsqu’au deuxième temps de la solution « dansée » proposée par Lacan chacun voit les autres s’élancer du même1 pas, le fait qu’il est dès lors plongé dans l’incertitude doit le conduire à suspendre son élan, traduisant là encore son doute par un signe, perceptible aux autres. On le voit, chaque étape de la solution du sophisme telle que présentée par Lacan suppose des « agents sincères », qui traduisent leur état de connaissance par une action, sans le filtre que pourrait constituer une quelconque intention.

De la même façon, les raisonnements prêtés aux joueurs sont tous fondés sur une certaine forme de confiance dans le fait que les signes observés par les uns chez les autres traduisent vraiment leur état de connaissance. Cette confiance est au fondement de l’ensemble du développement de Lacan.2 Elle est à l’origine de ce qu’on pourrait appeler un court-circuit entre :

  • la connaissance que l’agent possède (ou croit posséder) de son état et
  • la décision qu’il prend de s’élancer ou, plus tard, de suspendre son élan
  • l’acte concret de s’élancer ou de suspendre son élan

Gardons donc pour le moment à l’esprit cette première remarque : Pour que le dispositif fonctionne, nous devons demander aux agents impliqués d’être de bonne foi dans leurs manifestations. C’est ce qu’on pourrait appeler, comme dans une démonstration mathématique, un postulat : celui de la bonne foi, corrélatif de la confiance.

Pourquoi pas 2 ?

Une seconde remarque, toujours en se situant dans le contexte de la théorie des jeux est que rien, a priori ne nous oblige à traiter le problème à 3 prisonniers.

Lacan nous indique en effet expressément que le problème est de structure récurrente : 

       3 prisonniers, 3 ronds blancs, 2 ronds noirs, 2 scansions

       4 prisonniers, 4 ronds blancs, 3 ronds noirs, 3 scansions,

       n prisonniers, n ronds blancs, n-1 ronds noirs, n-1 scansions

Mais rien n’empêche dans une perspective strictement logique, de descendre à :

        2 prisonniers, 2 ronds blancs, 1 rond noir, 1 scansion,

qui nous semble être le problème « nucléaire ». Illustrons cela, en nous calquant sur le texte de Lacan:

Le directeur appelle 2 prisonniers, leur présente 2 ronds blancs et un rond noir, et leur dit

« etc … »

La solution parfaite s’énonce : au bout d’un certain temps, les deux prisonniers s’élancent et franchissent la porte en même temps et déclarent : « Je suis blanc, car si j’étais noir, l’autre aurait conclu sans délai qu’il était blanc et se serait élancé. Comme il ne l’a pas fait, j’en ai conclu que j’étais blanc. »

La solution scandée (dansée) s’énonce : au bout d’un certain temps, les deux s’élancent, convaincus d’être des blancs, pour la raison ci-dessus. Mais chacun puise dans le mouvement de l’autre une raison de douter de sa conclusion. Il suspendent donc leur élan. Puis, chacun réalise que l’hésitation de l’autre prouve que celui-ci peut douter de la couleur du disque qu’il porte, ce qui ne peut arriver que s’il a vu un blanc. Chacun repart donc, convaincu définitivement cette fois, d’être un blanc.

Les trois temps isolés par Lacan, qui constituent à notre sens la trouvaille de base de Lacan dans cet article, sont parfaitement repérables dans le scénario à 2 prisonniers :

L’instant de voir

est le temps qu’il faut au sujet, mais aussi bien à une machine, à un robot qui peut lui être substitué, pour mettre en œuvre les conséquence d’un énoncé intemporel qui est ici :

à voir un noir, on sait qu’on est un blanc. On s’élance donc sans délai

Le temps pour comprendre

est celui qu’il faut au sujet (cette fois plus tout à fait assimilable à une machine logique, plutôt au sujet réciproque de l’identification paranoïaque) pour mettre en œuvre les conséquences de l’énoncé suivant :

Celui qui voit un blanc ne sait pas la couleur du disque qu’il porte. Il ne peut donc s’élancer sans délai.

Il ne s’élancera qu’après un certain temps.

Le moment de conclure

est le moment d’émergence du sujet véritable : celui qui réalise que le temps qu’il convient d’attendre avant de s’élancer (parce qu’il voit un blanc, ne l’oublions pas) doit être à la fois :

  • aussi long que possible pour qu’il soit vraiment sûr que l’autre suspend son départ, et n’est pas simplement un peu lent dans sa physiologie nerveuse, musculaire, etc 3
  • aussi court que possible, afin de ne pas être pris de vitesse par l’autre, et du coup replongé dans l’incertitude, voire dans l’erreur

La scansion suspensive survient après cet événement improbable mais néanmoins imaginé par Lacan, qui est le départ simultané des deux prisonniers. Elle est logiquement suivie par le départ, cette fois définitif des deux prisonniers vers la porte.

Par ailleurs, le caractère d’ « enchâssement » (en poupées russes) des différents problèmes à 2, 3, … n prisonniers peut s’illustrer en développant l’activité développée au moment des temps pour comprendre : de la façon suivante :

2. prisonniers :

Chacun d’eux pense (temps pour comprendre )

« si j’étais noir, l’autre (que je sais blanc) partirait immédiatement »

 3. prisonniers :

Chacun des trois pense :

       « si j’étais noir, chacun des deux autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, l’autre (que je sais blanc) partirait immédiatement » »

 4. prisonniers :

Chacun des quatre pense :

       « si j’étais noir, chacun des trois autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, chacun des deux autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, l’autre (que je sais blanc) partirait immédiatement » » »

n. prisonniers :

Chacun des n pense :

       « si j’étais noir, chacun des n-1 autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, chacun des n-2 autres (que je sais blancs) penserait :

       « si j’étais noir, l’autre (que je sais blanc) partirait immédiatement »… »

Il y a donc bien au moins un aspect de l’expérience de pensée proposée par Lacan qui commence non pas à 3 mais à 2 prisonniers.

Il nous semble que la ternarité nécessaire du « tres faciunt collegium » se situe très précisément au delà de ce que nous avons jusqu’ici considéré, à savoir des agents astreints à un comportement rationnel asservi à des règles. Ce qui, à notre sens fait le nerf de l’apologue de Lacan, est ce qu’il dit du surgissement d’un sujet dans la hâte, de la conversion d’un agent rationnel en sujet, lorsque le signe constitué par son mouvement (élan ou suspension) se convertit en signifiant.

Connaissance commune ?

Une troisième remarque qui mérite à notre sens d’être ajoutée au dossier est que le sophisme proposé par Lacan en 1945 a été étudié de près par les théoriciens des jeux et a donné lieu à de nombreux développements, notamment ceux de l’école de Robert Aumann (prix Nobel d’économie 2005). La théorie développée par Aumann est centrée autour de l’idée que les processus collectifs sont gouvernés par ce qu’il désigne comme « Common Knowledge » : la connaissance commune4. Pour résumer, la connaissance commune est ce qui non seulement est su de tous, mais aussi ce dont tous savent que tous le savent. Pour des raisons strictement logiques, Aumann est conduit à associer à ce corps de connaissances communes un sujet, qu’il considère comme un agent de nature identique aux autres participants au jeu5.

Il est intéressant d’examiner le traitement que fait subir cette théorie au problème proposé par Lacan.

Sans entrer dans le détail de la théorie, Aumann et ses élèves proposent une version pacifiée de l’apologue, sous la forme suivante :

Le directeur de la prison est maintenant un meneur de jeu qui énonce la règle :

« Vous pouvez chacun avoir, sur le dos un rond blanc ou noir. Dans une heure, vous me remettrez une enveloppe dans laquelle vous aurez glissé une feuille sur laquelle vous aurez écrit votre opinion sur la situation : soit « je sais » si vous croyez connaître la couleur du rond que vous portez, soit « je ne sais pas » en cas contraire. Je lirai alors publiquement le contenu de vos réponses, et vous me donnerez à nouveau vos opinions par écrit l’heure suivante. » Le jeu continue jusqu’à ce que l’un au moins d’entre vous écrive « je sais » sur sa feuille. Il sera alors entendu pour qu’il présente les justifications logiques de sa position.

Le jeu commence par une annonce du meneur qui dit : « L’un au moins d’entre vous a un rond blanc sur le dos ». Comme chaque protagoniste porte un rond blanc, le jeu se poursuit ainsi6 :

    • Au bout d’une heure, les trois joueurs annoncent : « je ne sais pas », information qui est désormais publique
    • Au bout d’une deuxième heure, les trois joueurs annoncent : « je ne sais pas », information qui est désormais elle aussi publique
    • Au bout d’une troisième heure, les trois joueurs annoncent tous : « je sais », et le jeu est terminé sans hâte ni scansion, mais aussi sans gagnant.

La question qui me paraît digne d’intérêt ici est la suivante : que se passe-t-il exactement, lorsqu’on passe de l’abord lacanien du problème à sa version « bien ordonnée » par la théorie des jeux, pour que l’aspect dramatique de l’apologue lacanien se trouve ainsi pacifié ? Qu’avons nous abandonné en route pour qu’une descente logique que Lacan nous montre gouvernée par la hâte et l’hésitation se transforme en un processus bien tempéré progressant à pas comptés vers une vérité commune et sans faille ?

Plusieurs points nous paraissent importants :

Le premier réside dans le découpage artificiel du temps. Dans l’apologue lacanien, aucun besoin de découper le temps en étapes successives. Chaque prisonnier décide à sa guise quand il est temps de partir. Dans le jeu formalisé, en revanche, chacun remet son enveloppe à l’heure dite.

Le second réside dans l’obligation faite, dans le jeu « bien tempéré », de déclarer publiquement son état de connaissance par écrit de surcroît ! Le résultat est que par étapes, ce que chacun savait devient connu de tous, versé, selon Aumann dans le « pot commun » du common knowledge .

Il n’est certainement pas indifférent de remplacer un geste, s’élancer, suspendre son mouvement, par une déclaration écrite, lettre morte qui ne peut plus que faire signe, puisque son sens est absolument univoque, réduit au pur système de signalisation binaire : « je sais » ou « je ne sais pas».

On remarque en effet qu’à l’inverse, dans le jeu lacanien, lorsque l’un des prisonniers s’élance, que ce soit la première ou la deuxième fois, il ne peut jamais être totalement sûr de son fait. Il s’agit d’un mouvement qui résulte nécessairement d’une certitude incomplète, obérée par la question « ai-je attendu assez longtemps pour être sûr que les autres ont vraiment attendu ? ». On peut d’ailleurs montrer que l’alternative entre certitude et victoire est ici exactement superposable à l’alternative entre la bourse et la vie que Lacan utilise comme exemple pour définir l’aliénation.

Le fait qu’un prisonnier s’élance est donc un authentique signifiant : il peut avoir au moins deux sens différents, et représente ainsi un sujet pour un autre signifiant.

En revanche, la déclaration, publiée à heure fixe « je ne sais pas » aurait pu être rédigée par une machine : une analyse logique de l’information disponible suffit, seul l’instant de voir, associé à un petit temps de calcul est ici en jeu.

Enfin, il n’est pas indifférent de noter la différence d’enjeu entre les deux versions du problème :

    • dans l’apologue lacanien, la liberté, celle qui est là-bas, derrière la porte qu’il s’agit de franchir est bien le moteur de l’affaire. Jean-Paul Hiltenbrand a en son temps défini le transfert comme un affect gouverné par un objet. On peut nous semble-t-il avancer que c’est ici la hâte qui tient lieu de cet affect, gouvernée qu’elle est par l’objet liberté. Et bien sûr, elle affecte tous les joueurs également, quel que soit leur nombre : le transfert traverse la foule.
    • En revanche, l’enjeu du jeu logicisé, même si l’on peut toujours supposer qu’il existe, reste en marge des règles : il s’agit ici essentiellement de réaliser un accord entre des partenaires, relativement à la connaissance de ce qui est, à la vérité. On peut observer ici à quel point une visée qui serait de pure vérité a pour conséquence une mise à l’écart simultanée de l’objet en jeu, du sujet en tant que présence réelle, et partant, de son désir. C’est en ce point que se repère, me semble-t- il un écart irréductible entre science et psychanalyse.
Physiologie de la décision ?

Pour terminer cette exploration de quelques composantes de ce « bain émollient » que je souhaitais vous proposer pour y plonger cette affaire des trois prisonniers, je voudrais évoquer quelque chose dont il me paraît surprenant qu’on ne l’évoque pas plus souvent quand il s’agit de la hâte.

Depuis les expériences séminales de Helmut Kornhuber et Lüder Decke (1965) reprises par Benjamin Libet (1980) et par de très nombreux autres chercheurs, nous savons avec certitude, par des observations de notre activité cérébrale, que le processus présidant à une action motrice volontaire se déroule de façon extrêmement paradoxale et contre-intuitive.

Pour le dire simplement, une action motrice à l’instant t est précédée par une décision consciente à l’instant t-τ, ce qui semble « logique », mais cette décision est elle même précédée de plusieurs secondes (!) par des événements observables dans l’activité corticale du sujet, qui :

    • se déroulent à l’insu du sujet
    • permettent à celui qui les observe d’anticiper la décision qui sera prise ultérieurement.

Tout se passe comme si contrairement à ce que nous croyons, « nous ne faisons pas ce que nous voulons, mais nous voulons ce que nous faisons »7. Le fait que nos actes sont précédés et causés par une décision serait une pure illusion. Ce qui présiderait à nos mouvements (par exemple élan, puis suspension, puis redépart, pour un des prisonniers) serait – pour ces chercheurs – un événement essentiellement non-conscient précédant de loin l’assomption par le sujet de cet événement en tant que décision.

Ces observations ne sont certes pas pour étonner les psychanalystes. Nous savons faire la différence entre le moi et le sujet. La question subsistant seulement de préciser la relation entre ces observations et ce qui relève de la robuste trilogie dégagée par Lacan

(instant de voir, temps pour comprendre, moment de conclure) et aussi les transformations dont elles sont susceptibles lorsqu’un affect comme la hâte est en jeu8.

Après ce petit parcours de quelques questions qui restent – j’en suis conscient – à la périphérie de problèmes soulevés par l’apologue proposé par Lacan, je n’ai pas le sentiment d’avoir clarifié les choses. Simplement peut-être d’avoir accentué ce qui rend cet apologue si attachant, à savoir la façon dont il met en lumière l’écart entre :

    • une formalisation logico-scientifique, écriture univoque faite de signes permettant de rendre compte de ce qui peut s’écrire de nos comportements et
    • une formalisation … comment pourrions nous la qualifier ? Psychanalytique ? Lacanienne ? … qui travaille avec des signifiants toujours équivoques pour rendre compte d’un sujet collectif, jamais localisé dans un individu et de ses manifestations essentiellement intermittentes : surgissement et aphanisis.

—————————————-

  1. Nous laissons de côté pour l’instant la question de savoir ce que c’est que ce « même ».
  1. Notons que c »est aussi cette confiance minimale qui, lorsqu’elle fait défaut, rend toute relation diplomatique impossible, que ce soit entre individus, entre institutions ou entre États.
  1. Dans le dossier de préparation de ces journées, j’avais inséré – une facétie! – le poème de Samivel « Le bloc et l’androsace » qui illustre jusqu’à la caricature le décalage temporel pouvant exister entre deux être supposés néanmoins tous deux parlants. Je ne résiste pas à vous donner la chute du poème en question :Le bloc resta longtemps impassible et muet. Puis, rompant tout à coup le crystal des silences :« Petite sœur, dit-il, je vis… je vois… j’entends… » Mais quand il acheva ce morceau d’éloquence L’androsace était morte au moins depuis cent ans.
  1. Dans cette théorie, pour des raisons essentiellement linguistiques, aucune différence n’est faite entre connaissance et  savoir.
  1. Certains auteurs ont posé dans les années 80 la question de savoir dans quelle mesure on pouvait assimiler le sujet de la connaissance commune au grand Autre Lacanien. Voir par exemple : J.M.Lasry Le common Knowledge Ornicar ? N°30, p 75, 1984
  1. Le lecteur reconstituera aisément l’argument logique fondant à chaque étape les réponses des agents.
  1. C’est la formule lapidaire proposée par Wolfgang PRINZ dans « Der Mensch ist nicht frei. ein Gesprach », dans Christian GEYER (éd.), Hirnforschung und Willensfreiheit. Zur Deutung der neuesten Experimente, Francfort, Suhrkamp, 2004, p. 22.
  1. Il nous paraît difficile d’admettre que les décisions prises par un joueur de tennis de table soient prises (cérébralement parlant) plusieurs secondes avant qu’elles ne soient traduites en actes.

Les temps de l’angoisse par Pierre AREL

LES TEMPS DE L’ANGOISSE

Pierre AREL


JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

 

Dans le temps pour comprendre, chacun doit soutenir une hypothèse fausse qu’il attribue à l’autre. Ce qu’il a à comprendre pour arriver à une conclusion, c’est que cette hypothèse est fausse, et que c’est son hypothèse et non celle de l’autre. Ceci implique que pour soutenir une conclusion, il lui faut laisser tomber deux choses :

– d’une part que c’est l’autre qui sait

– d’autre part que son hypothèse n’est pas vraie, et que donc elle est caduque, elle tombe.

Nous avons affaire, à la charnière entre le temps pour comprendre et le moment de conclure à un temps d’angoisse qui est le temps qui précède la cession de l’objet. C’est ce que dit Lacan dans la dernière leçon de son séminaire sur l’angoisse où il pose la question de savoir de quoi l’angoisse doit être considérée comme le signal. À quoi il répond que « l’angoisse se situe à un niveau, à un moment antérieur à cette cession de l’objet. Il ajoute que l’angoisse se manifeste sensiblement dès le premier abord comme se rapportant, et d’une façon complexe, au désir de l’Autre, alors que je ne sais pas quel objet petit a je suis pour ce désir. » (3/7/1963)

Bien des éléments permettent de soutenir que ce temps charnière entre le temps pour comprendre et le moment de conclure est aussi celui de l’angoisse, c’est-à-dire du temps antérieur à la cession de l’objet. Un des arguments les plus solides est que ce temps-là est celui d’une décussation entre ce qui se passe du côté de l’Autre et de mon côté.

Vous voyez sur ce schéma à l’étage du haut, que l’on peut considérer comme un temps, que le sujet bien installé de son côté a affaire à un Autre tout aussi bien installé de son propre côté. Ce qui se produit entre les deux a à voir avec la jouissance, sans que le sujet ne sache ce que l’Autre lui veut ni quel objet participe à cette jouissance. Quoi qu’il en soit, cette production de jouissance connaît des ratés, ce que le sujet peut éprouver dans son corps sans pouvoir dire dans un premier temps ce qui suscite ces désagréments, qui sont les désagréments de l’angoisse. C’est à partir de ces ratés de la jouissance que peuvent surgir, dans un temps nouveau, les questions sur ce que veut l’Autre et sur la validité de la réponse que le sujet croit apporter à ce manque. Le manque de l’Autre devient ainsi une question pour le sujet, d’où cette décussation puisque ce manque passe du côté du sujet, ce que Lacan appelle mon côté, dans le même temps où il fait passer le sujet au champ de l’Autre.

Tout au long de ce séminaire Lacan fait entendre que non seulement l’angoisse est à repérer dans la topologie des rapports du sujet à l’Autre, avec cette décussation entre le côté du sujet et le côté de l’Autre qui mérite aussi d’être considéré par rapport à la topologie du mur mitoyen opposé à la topologie du sujet dans un rapport mœbien à l’Autre, mais à la toute fin de ce séminaire il précise, ce qui est implicite jusque-là dans ce tableau qui inscrit les étapes qui font passer le sujet de la jouissance au désir en franchissant l’angoisse, à savoir que l’angoisse comporte une dimension temporelle dont l’intérêt majeur est qu’elle nous signale le temps antérieur à la cession de cet objet si important à repérer dans la pratique analytique, l’objet petit a cause du désir.

Il y a une topologie de l’angoisse de laquelle nous ne pouvons pas dissocier sa temporalité particulière qui partage beaucoup avec la temporalité du temps logique.

Repérer cette temporalité dans la cure analytique nous permet de mettre en perspective des éléments qui sans cela pourraient nous paraître disparates, et de repérer beaucoup plus facilement les moments de surgissement d’éléments nouveaux, d’éléments qui n’étaient pas déjà là antérieurement. Un des intérêts majeurs du temps logique est de nous faire suivre la genèse d’une solution qui n’existait pas antérieurement. La solution n’était pas présente dans la synchronie des symboles disponibles au temps de départ.

Il y a à garder en tête qu’une cure analytique peut permettre de trouver une solution qui n’était pas déjà là. Cette absence de solution est là dès les entretiens préliminaires, et joue un rôle tout au long d’une cure. Dans le corps à corps des entretiens préliminaires, il est important de dégager ce point d’absence de savoir tant du côté de l’analyste que de l’analysant, si nous voulons que le travail de la cure puisse commencer. Nous sommes souvent sollicités lors des entretiens préliminaires à produire un savoir, que nous n’avons pas, sur ce qui ne va pas chez celui qui s’adresse à nous. Dans le séminaire sur L’envers de la psychanalyse, Lacan dit très bien que c’est l’analyste qui invite le sujet à passer du côté du sujet supposé savoir en le laissant prendre la parole. Ce qui déjà participe à cette décussation entre mon côté et le côté de l’Autre, et contribue à commencer à mettre une barre tant sur l’Autre que sur le sujet.

L’angoisse est présente dans l’analyse, ce qui peut s’entendre dès la prise de rendez-vous au téléphone. Celui qui vient demander de l’aide à un psy se présente alors comme étant dans une période de crise dont il fait un récit, une historisation qui remonte plus ou moins loin dans le temps et lui sert d’explication, lui fournit une cause à ce qui lui arrive. Cette historisation peut aller du récit très court de ce qui a pu constituer un accident, un heurt récent qui sert à lui tout seul d’explication à ce qui ne va pas, au récit long de l’histoire d’une vie ponctuée de divers événements vécus eux-mêmes comme des heurts ou des accidents.

Ce deuxième cas de figure, où l’historisation est plus ample, peut nous paraître une situation plus favorable pour la mise en place d’un travail analytique, puisque nous pouvons considérer que dans ce cas-là un certain temps pour comprendre a déjà été élaboré. Mais néanmoins la présence de cette historisation ne suffit pas, loin de là, à assurer que le transfert de travail se mette en place. Dans son séminaire sur l’angoisse, leçon du 23/1/63, Lacan parle de l’acting out comme d’une amorce de transfert, et ajoute que c’est un transfert sauvage, un transfert sans analyse. C’est là qu’il pose la question de savoir comment ce transfert sauvage on peut le domestiquer : « comment faire rentrer les éléphants sauvages dans l’enclos, et le cheval, comment on le met au rond, là où on le fait tourner dans le manège ? » C’est-à-dire, pour en revenir à notre apologue du temps logique, comment faire pour que celui qui s’adresse à nous veuille bien jouer le jeu des devinettes qui pourraient le conduire à trouver non pas quel rond il a sur le dos, mais quel objet il peut être pour le désir qu’il suppose à l’Autre ?

Je vais prendre un petit exemple clinique, une situation où la présence d’une histoire ancienne très élaborée n’a pas constitué un élément suffisant pour faire entrer le cheval dans le rond. C’est une jeune femme qui m’appelle en me disant qu’elle souhaiterait que je lui fasse un certificat concernant un diagnostic d’hypersensibilité sur fond de troubles du spectre autistique. Elle m’a dit cela au téléphone, à quoi j’ai répondu que je ne fais jamais de certificats dans de telles conditions. A quoi elle me rétorque qu’elle souhaite quand même avoir un rendez-vous pour m’exposer la situation. Je la reçois et elle se lance dans l’histoire de sa pathologie, sans revenir sur sa demande de certificat. Pendant plusieurs entretiens, elle me parle de cette hypersensibilité qu’elle a connue dès son enfance et qui sans nuire à sa scolarité ont rendu difficiles toutes ses relations sociales. Elle venait de terminer ses études, avec une certaine réussite, et ses débuts dans la vie professionnelle étaient une catastrophe en raison de ce qu’elle appelait son hypersensibilité, qui était de fait une présence très forte de l’angoisse. La moindre anicroche à ce qu’elle considérait comme la marche du monde déclenchait chez elle rumination et angoisse jusque très tard dans la nuit. Bien sûr elle était épuisée tant par sa vie professionnelle que par ses relations sociales. Elle vivait dans une collocation avec trois autres femmes. Se disant elle -même asexuelle, ses relations avec elles qui rangeaient leur vie sous l’une des nombreuses lettres L.G.B.T.Q.I.A… étaient particulièrement compliquées, en raison surtout de l’intransigeance de leurs demandes et de la sensibilité qu’elles pouvaient manifester les unes comme les autres dès lors que la réponse ne convenait pas. Bref c’était très très compliqué. Elle a parlé aussi de la relation qu’elle a avec ses parents, qui se sont mis au service de sa demande dès lors qu’ils ont décidé de rester ensemble alors que plus rien de l’amour et du désir n’existait entre eux. Dans ces différents registres historiques, il s’entendait bien ainsi que sa demande hypertrophiée la conduisait aux déconvenues les plus cruelles et à éprouver une angoisse particulièrement forte.

Aussi ce qui devait arriver arriva, elle revint sur sa demande première de certificat à laquelle je répondis par un refus, à la suite de quoi elle passa son chemin et ne revint plus jamais me parler de son hypersensibilité.

Elle a refusé d’entrer dans le manège du transfert de l’analyse, et est restée dans le transfert sauvage de cette demande qui revient tôt ou tard à se boucler sur le besoin, dans ce qui vient constituer une holophrase.

Cette situation, somme toute banale, se joue autour de ce temps de l’angoisse antérieur à la cession de l’objet. Ce qu’elle ne lâche pas ici, c’est ce diagnostic qui est un autodiagnostic, mais pas que auto puisqu’elle est allée le chercher chez un Autre qui n’est pas très contrariant avec la demande, puisqu’elle a fait son diagnostic à partir de ses lectures sur Internet. 

Si l’on rapporte cela au temps logique, nous pouvons situer son refus tant du côté de ce qui se passe à l’instant du regard qu’au niveau du temps pour comprendre. 

Ce qu’elle refuse dans le temps de l’instant du regard, c’est le déjà là du directeur de la prison dont le lexique est limité, pris dans un ensemble fini de termes. Il y a chez elle comme chez beaucoup de ses contemporains ce refus marqué de tous les savoirs antérieurs, des textes et des histoires qu’elle estime illégitimes tant pour rendre compte de son rapport au travail qu’à la sexualité.

Ce qu’elle refuse du temps pour comprendre est à situer du côté de son refus de prendre en compte ce qui rate, les scansions suspensives que sa fuite radicale empêche de prendre pour des éléments signifiants. Même si elle accepte de faire un pas de deux avec un psychiatre, ce ne peut être que pour le faire réfléchir et accéder à ce qu’elle dit être, quelqu’un qui n’est pas apte au travail et à la sexualité, et qui réclame que l’autre subvienne à ses besoins à vie. Il ne fait aucun doute qu’elle obtiendra gain de cause pour cela. Le prix à payer de cette entourloupe est élevé si l’on considère qu’elle risque fort de végéter entre jouissance et angoisse comme elle l’a fait tout au long de sa courte existence.

Si ce que je vous dis là n’est pas trop erroné, la mise au rond du demandeur fait de lui un analysant qui accepte à la fois de mettre en question ses hypothèses premières et de s’en remettre au hasard des associations libres. Ça n’a l’air de rien, mais l’acceptation de s’en remettre à l’association libre est quelque chose qui fait horreur à plus d’un, ne serait-ce que parce que cela oblige à renoncer à une approche logico-déductive qui permet d’isoler une cause à partir de ses antécédents. Ce qui supposerait que tout système formel permet avec les éléments en présence de trouver la réponse, et donc que la réponse est déjà là et qu’il suffit d’aller la chercher là où elle est. Alors que l’association libre invite à s’en remettre au hasard de la rencontre de chaînes signifiantes hétérogènes, aux trébuchements de la parole qui viennent ouvrir des questions là où il n’y en avait pas, c’est-à-dire là où le récit tourne en rond.

Faire rentrer le cheval dans le rond ne suffit pas pour qu’un travail analytique se mette en œuvre. Le manège risque de tourner en rond ou encore de s’infinitiser dans le maintien de l’hypothèse fausse. Il y a forcément un temps long de l’analyse qui consiste en la mise en place d’une historisation, d’un récit qui établit des rapports entre différents protagonistes et vient donner du sens à ce qui n’en avait pas.

Exemple : je reçois un homme qui a derrière lui un long passé psychiatrique inauguré par des épisodes délirants dans sa jeunesse sur lesquels il a été posé un diagnostic de schizophrénie. Comme vous avez peut-être pu le remarquer, un tel diagnostic équivaut chez nombre de professionnels à ce qu’ils disent à leurs patients : cause toujours, tu m’intéresses ! Bref je le reçois, je l’écoute, et pendant deux ans il va essentiellement parler de l’attente déçue d’une parole venant de sa mère. Sa mère, précocement orpheline de ses deux parents, était dramatiquement silencieuse. Elle a pu s’occuper de ses deux enfants pour ce qui concerne leurs besoins, mais pour le reste rien. Le décès de sa mère ne change rien dans un premier temps, puis il en vient à parler un peu plus souvent son père avec qui il a une très bonne relation, dont il découvrit les qualités humaines et une certaine joie de vivre. Cet homme est par ailleurs très attentif aux autres et leur prodigue très régulièrement des paroles d’encouragement des marques de sympathie. Il témoigne ainsi séance après séance d’un idéal d’oblativité, de don de sa personne, auquel il se conforme au quotidien. C’est sur le fond de ce tournage en rond ronronnant que surviennent deux séances qui vont faire césure. La première commence par une phrase scatologique qui détonne complètement avec son vocabulaire courant. La deuxième a commencé par un vœu de mort manifeste sur la personne de son père qui là aussi a détonné sur les grandes déclarations d’amour qu’il pouvait faire avant. A chacune de ces séances, il a été très étonné de ce qui était sorti de sa bouche et a essayé de noyer le poisson, c’est-à-dire de faire comme s’il n’avait rien dit, ou encore que ça n’avait aucune valeur de vérité. Mon souci au cours de ces deux séances a été de faire en sorte qu’il n’annule pas complètement ce qu’il a dit. Les effets de telles séances ne peuvent se juger qu’après coup. Ici cela a infléchi le cours de son récit puisque à la fois cela permit l’émergence de nouveaux souvenirs ou encore une réinterprétation de souvenirs infantiles dans lesquels l’objet anal tient une place centrale dans ses relations à l’autre.

Cette période fut en même temps accompagnée d’une réémergence de l’angoisse qui dura plusieurs mois.

Ces associations tournaient toujours autant autour de la perte d’amour. Plusieurs fois il revint sur une chanson qui relatait une séparation sur un quai de gare. Elle renvoyait à une séparation douloureuse. Il se demandait comment on peut écrire une histoire si proche de la sienne sans avoir eu d’informations sur elle. Sans être véritablement délirant, il s’interrogeait sur la puissance du savoir de l’Autre. 

Ce n’est que très progressivement que ses associations se sont sexualisées, et que concomitamment ses angoisses ont décru. Il en est venu à se questionner sur ses deux relations amoureuses qui malgré leur longueur n’ont jamais abouti à une sexualité. Et surtout il a découvert que les filles auquel il s’intéressait de manière platonique jusque-là réveillent chez lui son désir sexuel.

Je vais vite sur cet exposé clinique qui, je trouve, résonne bien avec ce que nous avons entendu mardi sur la castration et sur la sexualisation de la perte pure. Comme il a été bien dit, les objets petits a n’ont pas besoin de la castration pour exister. Mais par contre, l’existence de l’objet a n’a pas la même conséquence selon qu’il est interprété dans la castration ou en dehors. Seule, me semble-t-il, la castration permet la migration vers le désir, vers un sujet désirant. Sinon c’est un aller-retour infini entre jouissance et angoisse.

C’est à ce niveau que le temps logique peut nous être d’un apport précieux, en raison de cette décussation entre côté du sujet et côté de l’Autre qui est un passage obligé pour qu’un sujet assume son désir. Sans quoi il va toujours se vivre comme la marionnette ou la victime de l’Autre.

Dans son texte « Le temps aura manqué » sur le mur mitoyen, Bernard Vandermersch parle de la présence d’un idéal dans la paranoïa, et d’un idéal sans désir, « asexué, c’est-à-dire trop clair, univoque ». Il parle aussi de la demande d’amour qui fait holophrase autour de l’objet du besoin. Ce qui fait un trajet en boucle fermée. Il attribue cela à l’absence de rétrojection de l’objet par le franchissement du fantasme, ce qui fait que l’objet n’est pas avant le sujet, temporellement mais devant, spatialement. D’où le mur mitoyen.

Le temps logique peut nous permettre de rendre compte de cette retrojection de l’objets a si l’on considère que le raisonnement qui est attribué aux deux autres est celui du sujet lui-même. C’est-à-dire que cet objet déchet qu’il pensait être dans le raisonnement de l’Autre va passer au champ de l’Autre.

Pour en revenir à cet homme, il était dans une holophrase de la demande d’amour corrélée à un besoin, puisqu’il revenait en permanence sur le silence de sa mère qu’il attribuait, non sans raison, au deuil de ses parents décédés tous les deux lors de la famine dans les hôpitaux psychiatriques en 1941. Après la mort de sa mère, la relation à son père s’est modifiée. Son père bien plus dans la parole, a eu des paroles beaucoup plus audibles pour lui. C’était un homme dans le désir, qui s’est trouvé une amie à plus de 90 ans, après le décès de sa femme. Et son fils ne tarissait pas d’éloges sur lui. Les paroles de ce père pouvaient avoir une grande portée. C’est ainsi qu’il dit un jour à son fils : tu es passé à côté de ta vie ! Les propos du fils pouvaient conduire à cette répartie, lui qui était si souvent dans les regrets et la plainte.

Comme je vous l’ai dit, il émit un vœu de mort au début d’une séance : mon père je veux qu’il crève!

Nous pouvons nous interroger sur la force de ce dire du père, tu es passé à côté de ta vie, qui est une affirmation qui allie la topologie et la temporalité. Que dans les suites de ces dires, et dans le fil de la cure de parole, il manifeste le souci de prendre la responsabilité de sa vie, et de son désir, nous fait entendre ce que peut être la puissance d’un dire, et d’un dire sexué qui sort de cette vie qui se rêve comme éternelle de celui qui tourne en boucle dans sa demande d’amour.

Lors des journées de 2004 sur le temps, il a été souligné combien le temps peut-être une défense. Cette défense n’est jamais aussi forte que lorsque la demande d’amour, et l’idéal, sont corrélés au besoin.

Ce que l’on appelle l’écoanxiété en est une bonne illustration, qui nous promet quoi que nous fassions une fin prochaine de l’espèce humaine, et même de la vie sur terre, et en vient à prôner une préférence pour la vie animale. Dans son unique leçon sur les noms du père, Lacan a fait valoir que la métaphore paternelle nous coupe de nos origines biologiques. C’est-à-dire que cela nous coupe d’un déjà là corporel, pour prendre appui sur un signifiant qui n’était pas déjà là.

Le temps logique nous oblige à considérer comment il faut, pour produire un signifiant nouveau, en passer par du déjà là, et à aller au bout de la logique à laquelle ces signifiant nous mènent, c’est-à-dire à leur ratage, puis à prendre ce ratage à son compte. C’est-à-dire de prendre à son compte la faute, le défaut, qui n’est plus celle du père ou du collectif.

Il y aurait beaucoup de points à développer. Je choisirais pour terminer ce seul point, qui est relatif à la place de l’analyste et sur ses modes d’intervention. Si Lacan a parlé du corps à corps des entretiens préliminaires, il a beaucoup plus insisté sur le silence de l’analyste, en ce qui concerne tout particulièrement une réponse à la demande, dont il doit s’extraire inconditionnellement. Ce silence, couplé à des interventions réelles sont autant de moyens de scander le propos de l’analysant, de faire entendre ce qu’il dit, et d’en faire un dire.

Dans son livre « les fantaisies du temps » Jean-Jacques Gorog revient plusieurs fois sur le « je ne vous le fais pas dire ». Ce « je ne vous le fais pas dire » est une façon d’inviter à franchir la décussation entre côté du sujet et côté de l’autre, et de prendre la responsabilité de ce qui se dit. Sans quoi il y a mille façons de se défausser et d’en laisser la responsabilité à l’autre, et de rester dans son innocence éternelle.

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1  Bernard Vandermeersch, le temps aura manqué, Le mur mitoyen dans la clinique des psychoses, nouvelles remarques sur la catégorie de l’espace II, Journal Français de Psychiatrie, Erès, Toulouse, 2023.

2 Le temps dans la psychanalyse, journées des 20 et 21 mars 2004, cahier de l’association lacanienne internationale, Paris, 2009.

3 Jean-Jacques Gorog, les fantaisies du temps, Herman psychanalyse, Paris, 2023.

Une présentation du « Temps Logique » de Jacques Lacan par Michel Jeanvoine

Une présentation du “Temps logique” 

de Jacques Lacan.

Michel JEANVOINE


JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

 

Voilà, avec ce titre, « Une présentation », la porte proposée par laquelle nous introduire au travail de ces journées consacrées au « temps logique » de Jacques Lacan. 

Tout d’abord « Une », de “Une présentation”. En effet, faut-il rappeler que ce travail relève d’une lecture, une lecture qui, comme toute lecture, ouvre à un reste ? Plus précisément c’est une lecture qui fait bord à un reste et ouvre, ainsi, l’espace d’une “ disputatio”, espace d’une “disputatio” qui permet à chacun de tisser ses questions avec ses éléments de réponse. 

Et puis « présentation », au sens fort de la présentation où celle-ci, comme J.Lacan nous l’apprend, vise moins à cerner un sens qu’à lui donner une place, à ce sens, dans ce qui peut faire et fait nouage. En effet la présentation n’est pas la représentation, celle-ci, la présentation, releve d’une lecture qui prend en compte le Réel en jeu dans cette affaire, soit alors la lecture d’un bord, ou encore, en suivant ce bord pas à pas, de tout un parcours qui donnerait sa place à ce Réel, invention d’écriture dont, non seulement nous parle Lacan, mais dont celui-ci vient témoigner très tôt dans son parcours. « Mon sophisme » avait-il pu dire.

Avant d’entrer dans le vif de ce texte il nous faudrait alors dire quelque chose de ce bord, soit de la place de celui-ci dans les plis de son enseignement, jusqu’à son terme, et comment, ce sophisme le tisse et le tresse, tel ce fil rouge dans les cordages de la marine anglaise – ou les cailloux du « Petit Poucet »- en y pointant régulièrement, et dans un après-coup, les traces de la prise d’un appui. 

Si tout commence, pour ce texte, à l’automne 1945 où il est publié dans une revue confidentielle qui reparaît pour un première fois après le conflit de 40, les « Cahiers d’Art », Lacan n’était pas déjà sans s’intéresser de près à la question du temps, et à la temporalité. Avec la clinique de la psychose qui interroge tout spécialement la question de la temporalité, les travaux des phénoménologues Binswanger, Minkowski, ou des philosophes Heidegger par exemple- la question du temps, dans les années trente, est dans l’air. Mais c’est seulement après avoir fait fraîchement son entrée dans le champ analytique à Marienbad que celui-ci s’autorisera en 45 d’un pas, discret, avec la publication de ce texte dont les plis s’ouvriront tout au long de son parcours et jusqu’à son terme. Comme si ce texte avait été le dépositaire d’une intuition que celui-ci n’avait pu, mais que progressivement et seulement dans un après-coup, qu’en déplier toutes les subtilités et le tranchant. 

En effet, dès 49, nous pouvons en trouver les premiers échos avec les précisions et le recentrage apportés au « Stade du miroir » qui devient alors, pour le jeune infans, dans une cristallisation anticipatrice de son lien à l’Autre, l’identification spéculaire. i(a) se met en place dans la précipitation anticipée avec, en son cœur, un non spécularisable, (a), témoin de son nouage à la dimension du symbolique. 

Et nous pourrons suivre à la trace, une trace qui pourra prendre quelques fois la dimension d’une simple évocation, nous pourrons suivre à la trace le sillon de ce texte dans quasiment chacun de ses séminaires. 

Cependant en 1966, à l’occasion de la publication des « Écrits », une réécriture de ce texte nous est proposée. Celui-ci, avec son écriture très précise, sans artifice, au plus près des méandres de sa monstration, n’est pas sans évoquer, par sa rigueur, un autre texte « L’étourdit » . Comme si ces deux textes pouvaient, au-delà des années qui les séparent, se répondre. La publication des “Écrits”, avec la réécriture de ce texte et l’ajout de commentaires topologiques à la “Lettre volée”, apparaissent comme le témoignage d’une ponctuation dans son parcours. Une lecture topologique, structurale, initiée par une lecture de la clinique du mythe et du fantasme semble trouver, avec la topologie des surfaces (bande de Moebius et cross-cap) sa maturité. Peut s’ouvrir alors une nouvelle séquence, un nouveau temps du tressage de son travail avec une invention d’écriture, R, avec RSI. Donner une écriture, et donc faire une place à “ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire”: c’est avec ce coup de force que s’initie la topologie borroméenne. Et le nouage Bo se propose, à la lecture, comme lui-même rythmé par ces temps logiques. Comment entendre autrement le parcours de Lacan, lui-même, qui clôt son enseignement sur “Le moment de conclure” et “La topologie c’est le temps”? Jusqu’au terme de son enseignement celui-ci assumera les termes de ce tressage par lequel il est entré dans le champ de l’analyse. “Comment nouer l’Imaginaire au trou du Symbolique, et au Réel de la rencontre du non-rapport ?”telle semble avoir été sa question, dépliée tout au long de son parcours. Autrement dit, “qu’est-ce qu’un trou ?”, une question simple à quoi se résumerait la psychanalyse. 

Mais si ce texte, cet écrit, comme je vous le propose, vient faire bord dans ce parcours, dans ce tressage, que contient-il ?

Où en est plus précisément le tranchant ? 

De quoi viendrait-il nous parler, sinon, du principe même susceptible d’ordonner un tel parcours, son parcours ? 

Voilà donc cette hypothèse que nous pourrions soutenir: ce texte viendrait nous parler du principe même qui ordonne tout parcours, donc le sien, pour un être parlant pris dans la mise au travail de la question du signifiant. 

Et c’est l’hypothèse de lecture que j’aimerais soutenir avec vous ce matin.

Prenons le temps d’examiner ce “nouveau sophisme” en nous appuyant sur le texte de sa réécriture de 66.

Une lecture comparative entre les textes de 45 et 66 nous a fait prendre la mesure de l’intérêt plus spécifique  porté par Jacques Lacan à la mise en valeur de certains aspects insuffisamment soulignés dans le texte de 45. En effet, tout se passe comme si la maturité acquise sur la topologie des surfaces en 66 lui permettait d’introduire plus de rigueur et de précision dans cette réécriture. Nous verrons sur quels points précis cela portera. 

Entrons dans la lecture de ce texte.

Il nous faut faire cet effort, car il y a là, manifestement, un effort à soutenir, une forme d’horreur, qui touche à la nature même du propos.Et il importe de pouvoir la prendre en compte.Celle-ci n’est pas sans lien avec celle, soulignée par Lacan, de l’horreur en jeu, pour l’analyste, dans son acte. Il y va, me semble t-il, d’un même déplacement du sujet. Mais ne nous précipitons pas, soulignons simplement que nous ne pouvons pas nous y avancer impunément, puisque c’est de la  rencontre de nos impasses logiques que celui-ci progresse. C’est  une des raisons pour laquelle, me semble t-il, le terme de “nouveau sophisme” s’impose à Lacan, terme indispensable à la présentation de cette nouvelle fonction logique qui va mettre en jeu ces différentes modalités du temps. 

Comme vous le savez, elles sont, pour Lacan, au nombre de trois, l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure. 

Et c’est par cette voie, celle de ses impasses logiques, que le sophisme s’impose avec sa solution faite de ces différentes modalités temporelles qui prendront leur statut de véritable temps logique.  Disons le d’emblée, il est beaucoup moins question d’une logique du temps que d’un temps qui, dans ses différentes modalités participerait d’un travail de logique et ainsi se hisserait  au statut de temps logique conduisant, dans la précipitation, à une assertion de certitude anticipée.

 Il nous faut bien alors y faire, avec vous, un premier tour afin d’en dégager ce qui en fait la spécificité et ce qui donne ainsi à ce texte toute sa valeur et son intérêt , pour que celui-ci, J. Lacan, avec constance, y fasse retour et y retrouve ses appuis jusqu’à ses derniers séminaires, le « Moment de conclure » et la « La topologie c’est le temps ». 

Deux points principaux , à souligner, spécifient cette réécriture de 66.

Un premier, tout d’abord, sur la manière dont se définissent les trois prisonniers, A, B, et C. En 66, on appelle A le sujet réel qui vient conclure pour lui-même; B et C ceux, réfléchis, sur la conduite desquels A établit sa déduction. 

Un deuxième point, essentiel, et nous y reviendrons dans notre propos, concerne le statut de signifiant accordé à deux scansions suspensives , ou motions suspensives . Ceci vient témoigner clairement de la lecture topologique de ce parcours, faite en 66, avec ses élaborations du moment. J’évoque ici la topologie des surfaces avec la bande de Moebius et tout spécialement sa double boucle supportant la coupure signifiante que ces deux motions suspensives présentifieraient dans la genèse de cet acte identificatoire. 

Comme vous le savez, il est question d’une prison avec son directeur et ses trois prisonniers. Celui-ci les réunit en promettant la liberté à celui, qui, le premier, pourra dire, et expliquer logiquement, de quelle couleur est le rond qu’il porte au dos. Il y a trois ronds blancs et deux ronds noirs et, point essentiel, les prisonniers n’ont pas le droit de se parler. 

Une solution logique dite « parfaite » s’impose comme une première réponse.

 En effet après un « certain temps  » les trois prisonniers sortent ensemble en tenant, chacun séparément, le même propos :

 « Étant donné que mes deux compagnons de prison étaient des blancs, j’ai pensé que si j’étais un noir chacun d’eux eut pu en inferer ceci: « Si j’étais un noir, moi aussi, l’autre, y devant reconnaître immédiatement, devant les deux noirs, qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt. Or il ne sort pas, donc je ne suis pas un noir.  » “Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs.” “S’ils n’en faisaient rien, tous les deux, c’est que mon hypothèse de départ était fausse et que je suis blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion. »

 Et c’est ainsi que tous trois sont sortis simultanément forts des mêmes raisons de conclure.

Il est à noter que c’est seulement par l’invalidation d’une hypothèse, l’hypothèse” je suis un noir” qui s’avère fausse,  que ce procès logique peut opérer. De la rencontre de ce « ce n’est pas ça” essentiel au parcours -« je ne suis pas noir »- pourra en tomber une conclusion, « je suis blanc », qui ponctue cette « solution parfaite » en conduisant chaque prisonnier, partageant la même épreuve, vers la sortie. 

Cependant Lacan, pointe, avec ce premier départ, les insuffisances, voire les erreurs d’une telle démarche logique qui caractérisent cette solution dite « parfaite » et il complexifie le problème en donnant, au transitivisme en jeu, toute sa place.

Si A, ayant sous les yeux B et C sortants, s’avance vers la sortie à son tour avec ce temps de retard lié au travail du regard, l’idée ne peut que lui venir que leur sortie (à B et C) ne lève pas totalement le doute sur le fait qu’il ne soit pas noir (A). En effet, B et C, constatant un A noir, se pensant dès lors blancs par la même démarche logique, seraient t également sortis. Comment faire la différence, pour A, entre ces deux sorties motivées différemment et être sûr que cette sortie fait de moi, A, un blanc ?

 D’où, après un premier départ, cette réflexion qui introduit un doute et donc un premier arrêt, Lacan dira une première scansion suspensive, ou encore une première motion suspensive. 

Chacun refait alors le même raisonnement en prenant en compte, cette fois-ci, le fait que chacun soit livré à une même hésitation due à ce temps de retard lié au travail du regard qui porte sur le comportement des deux autres. Soit alors, si B hésitant ne sort pas avant moi, c’est que celui-ci ne m’a pas vu noir, et que mon hypothèse est fausse, et je serais donc blanc. 

Et chacun, une nouvelle fois, se dirige vers la sortie en un nouveau départ. 

Et chacun, devant le départ des deux autres, se trouve à nouveau envahi par le même doute, d’où un nouvel arrêt, une deuxième scansion suspensive. 

 B s’est arrêté une première fois pour vérifier son raisonnement, et si j’étais effectivement noir, celui-ci sortirait sans hésitation. Or une nouvelle fois il est dans l’expectative partagée avec C… 

Il me faut donc mettre un terme à ce temps de retard qui fait le lit de cette expectative partagée. En effet,  ce temps de retard lié à la transitivité en jeu, sous mon regard, entre B et C, se trouve redoublée, par la prise en compte obligée de la transitivité dans laquelle je suis moi- même engagé avec B et C. Mettre un terme à ce temps de retard obliterant toute conclusion ouvre cette précipitation conclusive et anticipante sur toute cettitude. En me comptant il me faut conclure avant B et C pour lever cette expectative et ouvrir une certitude. Une certitude, anticipée par l’acte qui se vérifiera dans l’après-coup de cette précipitation conclusive.

Il est à noter que cette précipitation subsume et rassemble les modalités temporelles précédentes de l’instant de voir et du temps pour comprendre, et participe, ainsi, pleinement – en tant qu’instance temporelle – d’un travail de logique. C’est en cela que l’instance temporelle, dans le dépliage de ses différentes modalités, participe de ce parcours obligé et caractérise la nouveauté radicale de ce sophisme, puisqu’il peut faire des erreurs et des impasses de la solution parfaite, en les positivant, un élément d’écriture qui noue d’une manière neuve temps et espace: à savoir un nouveau sujet produit dans un acte, mieux, produit dans la mise en œuvre d’une logique de l’acte, et ouvrant ainsi la voie à une nouvelle identification à un trait: « blanc »! 

Quelques remarques essentielles. 

Tout d’abord une toute première: c’est ainsi que s’ouvre le berceau d’un nouveau sujet, une nouvelle matrice symbolique pourra dire Lacan, comme il nous le propose très tôt, dans son texte sur le Stade du miroir en 1948. Cette logique de l’acte rend compte de l’identification spéculaire qui noue, mythiquement, et pour une première fois, l’Imaginaire à la dimension du trou du symbolique, introduisant ainsi le jeune sujet à la dimension du manque. 

Ensuite il est à noter que c’est seulement dans un après-coup que surgit une commune mesure- « je suis blanc »- partagée par chacun. Il y a là une dimension d’universel, sur laquelle il faut pouvoir nous arrêter, générée par ce parcours singulier et commun caractérisé par la rencontre d’une même impasse, d’un même “c’est pas ça”, d’un même non-rapport. Tout d’abord par la nécessaire invalidation de l’hypothèse du départ, « je suis noir », et puis avec les deux arrêts ou encore la succession des deux scansions suspensives témoignant d’une incompatibilité temporelle. Devant un temps de retard rendant la conclusion impossible une assertion s’impose dans la précipitation , une assertion portant sur une certitude qui se vérifiera dans un après- coup. 

Ces deux scansions, soutenons le terme, signifiantes, témoignent du progrès logique spécifiant le tranchant de ce sophisme, en ceci que, dans un premier temps, A soutenant sa fausse hypothèse, aurait sous les yeux B et C se livrant à leur temps pour comprendre transitivé avec le seul noir restant. Lequel des deux serait le noir restant ?  Telle serait leur question partagée avec la réponse qui s’imposerait pour l’un des deux, “je suis blanc”, devant la présence des deux noirs, permettant sa sortie. Or il n’est rien de tout cela. D’où cet arrêt de B et C ouvrant la conclusion de A, “je ne suis pas noir”. 

 Après avoir eu sous les yeux le jeu transitivé de cette hésitation avec B et C, A est amené à en faire lui-même l’épreuve dans son non-rapport à B+C avec ce temps de retard. Lui apparaît alors que ce temps de retard oblitére toute conclusion possible et s’ouvre la voie obligée d’une sortie précipitée en mettant un terme à ce temps de retard, générant l’incertitude et l’impossibilité de conclure. Ce temps de retard, lié au jeu de l’instant de voir, se trouve alors pouvoir être compté pour ce qu’il est, soit une modalité structurelle et non pas seulement conjoncturelle. En effet ne serait- il pas possible de donner à ces deux scansions suspensives , lecture suggérée par la réécriture de Lacan, le statut d’une répétition signifiante? C’est-à-dire leur donner le statut d’un même trait, celui du “c’est pas ça “, soit, en les mettant en continuité, donner à ces deux scansions le statut d’une double boucle, ou encore d’une coupure signifiante. Nous aurions, là, la présentation topologique du statut du sujet telle que Lacan pouvait l’articuler en 66, voire plus précisément la mise en jeu d’une fonction, celle qui préside à la naissance d’un “neue Subjekt”. 

Ainsi se creuse la place d’un nouvel espace-temps qui ne peut s’écrire, ou se construire, que dans l’urgence et la précipitation.

La lecture d’un (-1) fondateur, pourrait-on dire,  nouant un nouvel espace-temps, trouve là sa légitimité. Un nouveau sujet avec son nouvel objet h(a)té, une conclusion de travers, pourra dire Lacan un peu plus tard ! 

Ainsi s’ouvre une voie originale pour rendre compte de l’identification et donner toute sa place à une première conception de l’acte. 

Encore une remarque : rappelons que pour Lacan il s’agit d’un collectif, d’un collectif vivant qui trouve, là, avec ce trait d’identification qui s’avère dans l’après-coup commun, à faire communauté par le partage d’un même trait. Et nous avons, là, avec ce texte sur « Le temps logique », une voie pour rendre compte de comment un collectif peut faire communauté, mais aussi, réciproquement, comment une communauté peut se renouveler, dans le tissu identificatoire qui l’organise, en faisant vivre, ou revivre, la dimension du collectif, en réintroduisant le non-rapport avec sa prise en compte à chaque fois particulière, mais qui pourtant s’avère, dans un après-coup commune . Faut-il préciser que ce non-rapport spécifie, au delà de ses multiples présentifications, l’ordre du signifiant ? Et ceci n’est pas sans nous évoquer, bien sûr, ce qu’il en sera un peu plus tard pour Lacan, l’invention, avec le “Tout “, du « pas Tout », essentiel à tout lien social, puisque c’est d’un trou que celui-ci se supporte. 

La solution lacanienne ainsi proposée en réponse à Freud n’est pas sans élégance. Là où Freud nous proposait un trait d’identification au chef , une voie s’ouvre qui nous permet de penser la genèse d’un trait d’identification par l’assomption de la rencontre d’un non-rapport. 

Dans ce procès qui conduit à un jugement assertorique sur une certitude anticipée il y a un saut, un jump, un travail d’écriture devant la rencontre du non-rapport, dont la continuité d’un raisonnement logique ne peut rendre compte et qui spécifie le sophisme dans son appel à un temps logique. Une logique toute particulière spécifie le sophisme, celle de pouvoir positiver cette vraie rencontre, c’est-à-dire celle du le réel, et peut se prête, ainsi, à une lecture topologique. Celle-ci pourrait s’éclairer avec le nouage Bo conçu comme nouage par l’écriture d’un-1. C’est-à-dire l’écriture d’un réel qui ne cesse pas, cependant, de ne pas s’écrire.Un lien étroit semble nouer sophisme et topologie Bo, telle que Lacan nous la met en main en en faisant une présentation, et non pas une représentation. Je ne développe pas ce point mais seulement l’indique en le laissant à de futurs travaux. 

Cette solution lacanienne, avec ce travail qu’il n’aura de cesse de déplier tout au long de son parcours, vient radicalement poser le sujet parlant comme le produit du collectif et, en même temps, ce collectif comme n’étant rien, que le sujet de l’individuel. 

Lacan concluera son texte en évoquant la dimension proprement civilisationnelle de ces enjeux comme la forme logique de toute assimilation « humaine », forme logique capable d’assimiler la barbarie. Peut-être sommes-nous en mesure de mieux l’entendre ? En effet si nous pensons la barbarie comme le déchaînement d’un réel, celui d’un non-rapport fondateur délibérément ignoré, la civilisation se donne à être pensée comme la mise œuvre de cette écriture d’un réel qui ne cesse pas, pourtant, de ne pas s’écrire. Le mouvement de la civilisation ne serait-il pas autre chose qu’une mise en place du trou du symbolique à un meilleur endroit et ainsi pouvoir calmer cet appel sauvage à la pulsion de mort?

Mais ceci suppose alors ce que souligne Lacan dans sa conclusion, conséquences directes de ce dépliage du temps logique :

  • “un homme sait ce qui n’est pas un homme” . Je sais que “je ne suis pas noir”. 
  • “les hommes se reconnaissent entre-eux pour être des hommes”. C’est dans un après-coup que je me découvre blanc au même titre que les deux autres prisonniers. 
  • “je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’etre pas un homme”. C’est par la précipitation de mon départ, pour mettre un terme à mon retard qui rend impossible toute conclusion, que s’affirme et se manifeste la certitude, anticipée, de mon “ne pas être noir “, donc “blanc”. 

Voilà ce que je voulais vous présenter pour introduire notre sujet et ouvrir cette “disputatio”. Cependant il me faudrait dire combien je remercie Erik Porge, qui a, non seulement, bien voulu répondre à notre invitation, mais pour la qualité de ses travaux sur cette question avec ce livre, aujourd’hui malheureusement épuisé, paru chez Èrès dans les années 90, et intitulé “Se compter trois”. 

« Du sophisme de Lacan à la poésie épique de Freud » Jean-Luc de Saint-Just 

« Du sophisme de Lacan à la poésie épique de Freud »

Jean-Luc DE SAINT-JUST

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
dimanche 3 décembre 2023 

« En tout premier lieu », c’est une expression intéressante puisque là le lieu désigne aussi bien le temps, je tiens à remercier Michel Jeanvoine et Pierre Marchal qui depuis plusieurs années nous ont mis au travail de ce texte. Par leurs questionnements et leurs propres travaux ils ont permis à ce que chacun y soutienne sa lecture, sa question, et la partage. Ceci pour autant que chacun ne fait jamais que toujours broder les abords du lieu vide, du réel, qui le constitue. Et, si quelque chose est peut-être transmissible de la question de l’autre, c’est parce que plus d’un est sensible à l’abord d’un réel qui fait écho au sien propre. 

Dans cet abord que je tricote depuis maintenant quelques années avec ce collectif1, je propose de reprendre ce que j’ai pu déduire du procès logique d’une pratique qui, ici, m’intéresse : « la cure ». C’est pour éclairer cette expérience de la cure, que j’ai tenté, lors de plus d’un tour, de reprendre pas à pas ce texte qui n’est pas une «solution parfaite», n’est pas résolutif2, puisqu’il n’est pas sans devoir, pour chacun, au bout du compte, singulièrement y mettre du sien3. Le temps logique nécessite d’en passer par l’invention, au lieu d’un impossible, d’une assertion qui n’est vérifiable que dans l’après-coup d’une énonciation qui elle n’est peut-être «pas sans idéal». Un «nouveau sophisme» précise Lacan pour dire également cette particularité de la pratique de la psychanalyse où la vérité s’entend et parfois se valide par l’erreur (lapsus, acte manqué, etc.). L’assertion personnelle de Lacan dans ce «nouveau sophisme», je vous propose de l’entendre dans ce qu’il a toujours affirmé de ce qui le déterminera tout au long de son travail, de son enseignement, son rond dans le dos à lui : « Je suis freudien ! » 

De le dire ainsi n’a pas été sans conséquences puisqu’à son invitation à la fin de ce texte, je me suis replongé dans la lecture de « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921)4, en particulier des quatre derniers chapitres. Ceci pour y redécouvrir à quel point Lacan était effectivement freudien5.

Ce que je souhaite partager avec vous aujourd’hui c’est ce que j’ai pu déduire de ce parcours, comme de mon expérience. En quelque sorte, ce que cela a impliqué pour moi, d’un retour à Freud ! 

Au fil de ces quatre derniers chapitres de « Massenpsychologie… », que pour ma part je n’ai jamais entendu ou lu commentés, mais sans doute l’ont-ils été, Freud initie ce que Lacan va reprendre dans « le temps logique »6. Je ne vais pas donner le détail de ce tissage très éclairant pour relire le texte de Lacan, cela a été l’objet d’un précédent travail. Retenons seulement que pour Freud c’est par un « acte de poésie » qu’un pas est franchi par le sujet, lui permettant de s’extraire non seulement de sa régression dans la « psychologie collective », mais également de la répétition de ses impasses pulsionnelles ; d’une pulsion et de sa nécessaire répression. Pourquoi une nécessaire répression ? 

Avec Lacan, j’entends ce potentiel conflit comme effet de la structure du signifiant au principe même de la jouissance : « j’ouïe ! » « Plus de jouir » que l’obsessionnel dès qu’il ouïe un signifiant, c’est ce qu’il nous apprend de la structure, rencontre son opposé qui immédiatement se présente à lui, impasse d’où il ne veut rien engager d’une perte pour sortir de la répétition de cette dualité infernale. C’est la structure du signifiant que nous éprouvons tous dès que nous nous engageons dans un travail de « réflexion ». Intelligence de la langue puisque c’est là encore ce qui me fait retour sous une forme inversée, la réflexion. C’est la structure du piège spéculaire qu’elle engendre sur le registre de l’image. 

J’anticipe un peu sur mon propos en proposant que cet « acte poétique » dont parle Freud, en référence aux travaux d’Otto Rank sur « Le mythe », mais surtout sur le « double » dans sa combinatoire, est un acte susceptible de franchir une étape, « un stade dans le moi » comme l’avance Freud7. Avec cette question qui en suivant le fil de cette filiation s’est logiquement imposée, et qui fait l’objet de ce travail : En quoi ce « nouveau sophisme » de Lacan renouvelle- t-il la lecture de Freud dans sa référence à l’imagination poétique comme issue aux impasses des conflits psychiques ? Au-delà, comment cela modifie la conduite de la cure elle-même dans la mesure où cela serait susceptible de renouveler la question de son terme ? 

Plus encore, puisque, pour Freud comme pour Lacan, ce n’est pas sans les autres que ce pas se franchit8. Comment cet « acte poétique », ce qui est un pléonasme puisque la « poétique » est un acte, dont nous verrons justement comment il se noue et se distingue de « l’assertion de certitude anticipée », ouvre à l’assomption du « je » dans une logique collective ? 

Pour Freud, ce qui fonde le lien social ce sont les effets de la castration en tant que pour préserver le moi de la haine qu’elle suscite, pas uniquement vis-à-vis de l’agent, mais également vis-à-vis des autres, cette dernière est transformée en solidarité via une identification horizontale des membres d’un collectif à un manque commun, partagé, dont l’agent est le père. Cependant, ce « sujet indéfini réciproque » comme le nomme Lacan ne suffit pas à une possible assomption du sujet. Encore est-il nécessaire qu’il se distingue dans une énonciation poétique qui le fonde comme « sujet personnel » en se nouant au collectif via un mythe auquel chacun peut s’identifier. Dans son article « Massenpsychologie et logique du sujet ou Pourquoi l’on ne se sauve pas seul » (2003) Stéphane Thibierge situe une impasse moïque dans ce que Freud tente d’élaborer, et le pas fait par Lacan pour proposer « une logique collective correctement posée ». 

C’est justement à ce pas auquel Lacan donne raison au-delà de la logique, dans « l’assertion de certitude anticipée », comme possible sortie de prison pour un sujet singulier et fondement logique du collectif, puisque chacun est blanc. : « Le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel ». C’est éminemment freudien, mais déchargé de ses impasses spéculaires. 

Cela étant dit, puisque l’assertion ne se vérifie que dans l’après coup de son anticipation, reprenons la question initiale du temps logique dans la cure pour déplier pas à pas ce qui fait passer d’un temps à l’autre. Je vais sans doute, comme on dit, « enfoncer quelques portes ouvertes », mais il m’a été nécessaire d’en passer par là pour tenter d’articuler quelque chose qui, je l’espère, se tienne quelque peu. 

Le premier temps logique relève du passage de « l’instant de voir », celui de l’immédiateté, de l’évidence, si caractéristique de l’arrêt sur image qui spécifie notre époque contemporaine, à une faille qui prend valeur d’énigme. L’instant de voir ce qui ne se voit pas, ne peut pas se voir, n’est pas de l’ordre de l’évidence. C’est ce qui représente dans ce qu’on appelle souvent une «nouvelle clinique», qui n’a aucune raison de ne pas être multiforme et complexe. Cependant, il y a une difficulté fréquente, pas uniquement dans la mise en œuvre d’une cure, mais plus prosaïquement dans les conditions nécessaires à la moindre mise au travail. C’est un point de difficulté récurrent et donc bien connu, puisque c’est celui là même sur lequel est venu buter Freud avec Dora. L’hystérie comme structure subjective ou comme discours se caractérise par ce qu’on appelle classiquement, dans ce qu’oppose l’hystérique, une « belle indifférence»9. Pour le dire autrement, plus topologiquement, l’hystérique se présente « comme sur une bande biface » précise Charles Melman10, où, dans sa lecture qui se veut réduite au temps court de l’événementiel (ceci est essentiel pour lire et rendre compte de cette clinique11) désir du sujet et réalité sont séparés afin d’éviter toute mise en continuité sur la surface moebienne de la coupure de sa parole. C’est ce qui est à prendre en compte dans cette clinique sous peine de se faire remercier. Car, il n’y a rien à comprendre dans l’immédiate évidence des comportements. Il est manifeste que je ne suis pour rien dans ce qui m’arrive : C’est l’autre ! Cela ne me concerne pas ! 

Nombre de nos collègues, je pense à Anne Joos face aux demandes de PMA, et à bien d’autres dans leur pratique12, témoignent de la façon dont ils mobilisent des talents d’ingéniosité pour qu’un sujet puisse rencontrer cette faille qui fait énigme au détour de sa parole. Ce qui n’est pas sans angoisse. Le temps ici ne compte pas, quelques minutes, une heure, des mois, voire des années avant qu’au détour d’un dire, l’instant d’une énonciation le sujet rencontre la division qui le fonde, l’énigme d’un réel. Paradoxe mis en acte dans « Œdipe » : c’est à la condition de ne plus voir ce qui aveugle dans l’évidence que l’on peut s’ouvrir à la possibilité d’un temps pour comprendre. 

C’est dire que cette faille et la possible ouverture à un temps pour comprendre ne relève pas, comme le rappelle souvent Lacan, d’un désir de savoir. Ce qui spécifie l’inconscient : « c’est de ne rien vouloir savoir du tout ».

Cela relève pour le sujet, pour peu qu’il n’ait pas d’autres issues face à cette faille, de la nécessité logique de traiter l’énigme qui s’impose à lui. Cette faille, qu’il lui faille la prendre à son compte, c’est justement ce que l’hystérique évite de rencontrer, là où l’obsessionnel repousse sans cesse la conséquence de devoir en prendre acte. Et même lorsque cela engage un sujet dans une cure, il n’est pas rare que cette nécessité s’évapore à l’occasion d’une heureuse rencontre par exemple. Cela peut alors recouvrir la faille et mettre un terme, plus ou moins long, à ce temps pour comprendre13.

Cela étant dit, dans la clinique de la cure, le travail du « temps pour comprendre », d’un sujet face l’énigme de sa faille et à la nécessité de la résoudre « pour me sortir de l’impasse dans laquelle je me maintiens prisonnier », a été ma première interrogation quant à ce texte sur le temps logique, puisque là aussi paradoxalement ce travail dans la cure n’est justement pas un travail de com-préhension. 

Le travail de la cure c’est celui qui consiste à déplier les différentes connexions, articulations, nouages et dénouages, combinatoires possibles d’une parole. Le travail de la cure n’est ni l’explication, ni la compréhension, mais l’association dite « libre » par un jeu de combinatoire des signifiants dans leur matérialité littérale. Alors qu’il me parlait de son inhibition, un analysant me dit spontanément : « Sidérer c’est l’anagramme de désirer ». Alchimie des syllabes où dans ce jeu littéral une lettre se substitue à une autre et où l’on pourrait croire que rien ne se perd, alors qu’il y en bien une qui chute (S : qui est une question). 

Dans la cure il s’agit d’éprouver que non seulement, dès que je parle, je dis autre chose, mais que cette autre chose, dans les deux tours de la découpe du signifiant, implique une perte. La dénégation « Ce n’est pas ma mère » l’illustre assez bien. Vous savez également l’embarras de Freud avec le signifiant allemand « Lust » qui dit deux choses contraires. En fait, dans l’expérience à faire de cette structure moebienne, il s’agit d’éprouver que non seulement A 1 A, mais également que A est non A (hait), que le mot n’est pas seulement l’absence de la chose, qu’il en est le meurtre comme le dira très justement Hegel. J’ajouterai que c’est irréductible, puisque cet objet perdu pour Freud ne se retrouvera jamais, et donc que les objets rencontrés ne seront jamais les bons.14 

Les mouvements, les déplacements, les renversements, les transformations, décrits par Freud dans « Pulsion et destin des pulsions » (1915), ne sont que les tentatives de traitement de ce réel, de cette « inadéquation » dit-il. Conséquence, identifiée par Freud, de la transformation de l’excitation neuronale en pulsion, en « re-présentance » comme cela a été traduit, tout premièrement en trait unaire pourrait-on également dire avec Lacan, entrainant une perte à laquelle la pulsion se fixe, et même « se nécessite à compenser »15. 

A sa suite, c’est tout ce qui va pouvoir s’articuler de signifiant, et qui constituent les différentes modalités de traitement des oppositions, des conflits pulsionnels, qui dans l’élaboration freudienne trouveront leur issue dans le refoulement et le fantasme, entre autres. Freud en donne déjà ici les coordonnées, la grammaire du fantasme d’une certaine façon, comme fondement de la création poétique et du mythe.

Ce travail de la cure, de ces mouvements logiques, il me semble que c’est également ce que Marc Darmon avait envisagé dans le travail de dépliage du nœud jusqu’à la rencontre de sa structure même, via les mouvements de Reidemeister ; autrement dit, jusqu’à la rencontre du réel du nœud, afin que puisse s’en lire son écriture.

Le plus fort c’est que cela a des effets concrets la « talking cure ». Qu’une parole puisse se dire dans une adresse cela peut avoir comme effet que, de l’avoir dit comme cela, implique que ce n’est plus pareil après qu’avant. Des effets réels, le plus souvent sans que personne en comprenne quelque chose, sur le moment en tous cas. Vous entendez bien que le « temps pour comprendre » n’est pas un temps pour comprendre, mais pour associer, combiner, tricoter et détricoter, la structure langagière qui me détermine à mon insu dans la répétition d’un même trait, afin que je sois en mesure d’en déchiffrer la jouissance. Notons au passage, et ceux qui travaillent avec des enfants le savent d’autant mieux, que c’est ce qu’un enfant met au travail dans ses jeux. Ce qui sera repris par Donald W. Winnicott dans « Jeu et réalité, l’espace potentiel » (1971). 

C’est justement là où la référence à la poésie me semble essentielle parce que ce travail relève d’une poétique dans ce qui s’invente au cours de chaque énonciation, où poésie et topologie relèvent des mêmes coordonnées et opérations dans la clinique, de cette ouverture qui consiste cette fois-ci à le dire comme ça. La poésie n’est-ce pas, au-delà de l’imagination du poète évoquée par Freud, l’exploration des possibles combinatoires littérales ?

Ce travail de la lettre dans la poésie donne également consistance à ce qu’indique Lacan de la pratique analytique, que les deux seuls outils à la disposition de l’analyste sont l’énigme et l’équivoque. L’énigme comme condition nécessaire à ce que l’économie de ce travail puisse opérer et l’équivoque en tant qu’elle vient soutenir ce dont il s’agit pour chaque sujet de mettre en œuvre dans la « motérialité » de sa parole, jusqu’à en évider toutes les occurrences imaginaires, les illusions de possible saisie de l’objet ou du moi. Pour reprendre le propos de Charles Melman, de pouvoir à l’occasion d’une cure, aller jusqu’à ce point où le sujet éprouve réellement que : « quoi que je dise, ce n’est pas ça ! »16, afin que je puisse lire, de cette répétition, le trait que j’ai dans le dos. 

Ne serait-ce pas là que nous pouvons également identifier une distinction et une difficulté dans le travail du poète et celui de l’analyse. Un poète peut poursuivre son œuvre créative, ses inventions, sans pour autant jamais en passer par la prise en compte de ce réel comme réel ; c’est-à-dire comme impossible, sans pour autant traverser le fantasme de sa résolution17. 

La référence de Freud au travail du poète relève d’une possible résolution singulière du conflit intrapsychique de motions pulsionnelles contradictoires, par la réalisation dans l’œuvre poétique du désir réprimé. Dans « La création littéraire et le rêve éveillé : poésie et fantasme » (1908) Freud précise que : « c’est la technique du dépassement de la répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que git la véritable « art poetica ». » Cela peut s’entendre comme le ressort de l’identification horizontale au « poème épique » repris dans les travaux d’Otto sur le mythe. 

Cette dimension du « pas sans les autres » est pour Freud dans ce texte et celui de 1921 ce qui va distinguer la création d’un mythe partageable avec d’autres d’une part, et le « mythe individuel du névrosé » d’autre part. Un autre critère pathologique sera identifié par Freud ; celui où la fantaisie prend le pas sur la réalité.18

Ce repérage clinique de Freud, que Lacan suit pas à pas, trouve cependant sa limite dans le fait qu’il en reste à n’avoir d’autre recours qu’au fantasme, à la réalisation du désir par le fantasme dans la création littéraire ou artistique : « Le poète a, par ses mensonges, transformé la réalité dans le sens de ses désirs. Il a inventé le mythe héroïque… et créé… un Idéal du moi. Le poète qui a fait ce pas, et s’est ainsi, dans son imagination, détaché de la foule, sait pourtant dans la réalité… trouver le chemin du retour vers elle. » via l’identification (1921).19 

En suivant le fil de Freud, le pas de plus ou plutôt le chemin de traverse, qu’emprunte Lacan, en passe par la transformation des récits de Freud comme de ses contemporains, Rank et autres, en « R S I » en combinatoire logique où la clinique est topologique. C’est, il me semble, ce que produit ce « nouveau sophisme ». Après « Totem et tabou », une petite histoire comme ça écrit Freud dans « Psychologie des foules et analyse du moi », « Le temps logique » 25 ans après est ce qui permet de prendre les choses un peu autrement et de lire la conduite d’une cure dans une visée où peut s’envisager un au-delà du fantasme. Après la prise en compte du défaut dans l’imaginaire, il s’agit d’aller jusqu’à la faille logique, jusqu’au défaut du symbolique, jusqu’à la rencontre d’un réel qui implique pour chacun une possible « assertion de certitude anticipée ». « Je suis blanc ! », « Je suis freudien ! » où ce que vous voulez d’autre. « Vous pouvez vous dire lacaniens » disait d’ailleurs Lacan à ses élèves : « Moi, je suis freudien ». 

Ce dire ne relève plus d’un fantasme, d’une imagination. Le sujet n’est qu’effet de sa parole dans la production d’un S1 où il s’agit de déduire « ce qu’il doit en être »20, « Wo es war, soll Ich werden », et dont sa vérité n’a pu se déduire que dans la prise en compte des autres, « de ce qu’ils ne font pas ». Il s’en trouve que c’est justement ce qui est produit dans le mathème du discours psychanalytique. Il est également possible de l’entendre en écho comme ce nouvel « Idéal du moi », nouveau signifiant pour Lacan, produit par le poète dans la perspective freudienne, mais là épuré de son corolaire de « Moi idéal ». 

Ce second pas – logique, ce « moment de conclure », est et n’est pas non plus une conclusion, car il ne s’agit aucunement de clôturer, mais bien de boucler le double tour du signifiant. Quoi qu’il en soit, pour Freud comme pour Lacan, ce moment se soutient, en passe, par un : « pas sans les autres ». Les autres dans une identification horizontale, une solidarité des fils dans ce qui fonde leur lien social pour Freud, pas uniquement d’identification pour Lacan, qui là encore va donner la raison de la lecture freudienne. 

Ce que Lacan met en évidence dans ce sophisme c’est que le sujet ne peut s’appréhender dans son énonciation que dans la prise en compte d’autres comme semblables, de condition et de raisonnement. Il ne peut décider de déduire sa vérité qu’en prenant en compte l’autre comme marqué du même manque, relevant de la même rigueur logique et en cela solidaires.21 

L’acte d’énonciation singulière du « sujet personnel » qui ne s’étaye d’une vérité qui ne s’atteint dans cette conclusion que par cette prise en compte de l’autre, est au fondement de la logique du collectif bien au-delà des simples identifications. « On doit savoir qu’on est un blanc, quand les autres ont hésité deux fois à sortir ».22 

Ce qu’en conclut Lacan, je le cite : « Il n’est que de faire apparaitre au terme logique des autres la moindre disparate pour qu’il s’en manifeste combien la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun, et même que la vérité, à être aJeinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmer, l’erreur chez les autres. Et encore ceci, que si dans ceJe course à la vérité, on n’est que seul, si l’on n’est tous, à toucher au vrai, aucun n’y touche pourtant sinon par les autres. »23

Vous entendez que la référence ici à cette logique du collectif, d’une vérité qui passe nécessairement par l’autre, n’implique aucunement quelque garantie que ce soit de ne pas être dans l’erreur. En 2003 Stéphane Thibierge le commente ainsi : « il n’y a de solution pour un sujet que collective, même si c’est toujours en même temps de façon singulière, et chacun pris un par un, que ceJe logique peut trouver effet. Ce collectif-là fait droit à une vérité qui ne saurait s’énoncer que singulière… mais ceJe vérité du sujet n’est pas isolable du processus par lequel l’autre s’exerce aussi à en trouver l’issue. Il y a là une solidarité logique qui implique chaque sujet pour lui-même et dans son rapport au social ».24 Cela est sans doute à prendre en compte dans nos groupes, mais également dans la cure, comme une visée qui, au regard de nos expériences, on ne peut qualifier que d’« idéale ». Car il me semble que si c’est bien ce que nous tentons souvent de tenir, c’est toujours une visée plus ou moins impossible à atteindre. 

A la fin de son propos, et ce sera le dernier point que je voudrais aborder, dans une critique de la logique classique, Lacan amène autre chose jusque-là non pris en compte il me semble dans ce texte, et pourtant si présent dans celui de Freud. Dans sa démonstration conclusive de « l’Assertion subjective anticipante », Lacan reprend trois temps en les formulant un peu différemment. Je vous en propose ma lecture. 

Le premier « Un homme sait ce qui n’est pas un homme » s’identifie de la référence à la castration du « sujet impersonnel »25. Le second « Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes » relève du « sujet infini réciproque », celui de la solidarité des fils, du lien social freudien. Le troisième « Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme » amène autre chose que la simple logique précédemment à l’œuvre : « la peur » dans une projection quasi paranoïaque. Et il conclut sa démonstration en évoquant que « toute assimilation humaine est assimilatrice d’une barbarie, pourtant détermination essentielle du « je » ». 

Bien entendu, ce que Lacan amène là en 1945 est à entendre dans un certain contexte historique, mais il le maintient dans sa version de 1966 et il me semble que dans son propos cela va bien au-delà de cette tragique période de notre histoire. Cette barbarie est à lire comme structurelle, ou même plutôt constitutionnelle, comme a tenté d’en rendre compte Freud dans « Totem et tabou ». 

Je ne peux, « avoir peur d’être convaincu par les autres hommes de ne pas être un homme », uniquement parce que c’est ce qu’implique de me dire homme, qu’il y en ait qui ne le soient pas. Dire « c’est ça ! » implique la mise sous la barre du « ce n’est pas ça ! » C’est un effet de structure que je produis en me disant homme, mais qui me revient comme retour de ma propre projection, de mon simple énoncé. 

« Je suis freudien ! » cela situe une identification verticale, une référence, mais également vis- à-vis des autres une tension « barbare ». Celui qui ne parle pas comme… qui ne parle pas le Grec ! Cela n’a pas été sans conséquences pour Freud, comme pour Lacan. Mais n’est-ce pas là le prix du désir dans toute énonciation subjective, comme dans nos collectifs, d’assimiler notre barbarie ? En tous les cas de ne pas la méconnaitre ! 

Pour le dire autrement, et ce sera ma conclusion pour aujourd’hui, si l’on suit les pas de Charles Melman dans sa relecture de Freud avec Lacan26, le refoulement originel qu’il dit « réel » n’est pas l’effet d’une répression ou d’un jugement comme Freud le précise dans « Métapsychologie » (1915), cela en est le préalable. Le refoulement réel est la conséquence d’une inadéquation de la « représentance ». Un effet de la langue dit Charles Melman, de la perte originelle qu’implique la métonymie et la métaphore. Une loi du langage que Lacan a démontré dans la lettre volée. Et si le refoulement est la condition de l’inconscient pour Freud, il est alors possible d’entendre pourquoi ce serait équivalent au fait que le langage soit la condition de l’inconscient pour Lacan. 

Le re-foulement proprement dit, qu’il soit symbolique ou imaginaire, ne sont que les tours suivants de la répétition de cette opération première qui se renouvelle dès que je parle. Avec cette distinction faite par Charles Melman que de ces deux côtés, dans ces deux dimensions, pour le névrosé il s’agit de cotes mal taillées, toujours ratées, que ce soit dans le rapport du sujet à l’objet comme à son image. 

Alors, si le « drame du névrosé » c’est bien l’échec du refoulement dans ces deux dimensions objectale et moïque comme Lacan le fait remarquer dans « Le mythe individuel du névrosé », que le névrosé refuse la perte, le réel, dans la relance sans fin de l’inadéquation de l’Un avec l’Autre, du « non-rapport », c’est au prix du compromis d’un symptôme. 

« L’assertion de certitude anticipée », je propose de la lire ainsi, c’est la possibilité pour un sujet, une fois qu’il a éprouvé que « quoi que je dise, ce n’est pas ça », pris la mesure de cet impossible, de se précipiter à dire ce qu’il va décider de déduire de cette expérience. D’une certaine façon, l’assertion de certitude anticipée ne serait « pas sans » la possibilité que du re-foulement puisse réussir au sens de l’étymologie de refouler « marcher à nouveau… » et de fouler « dégraisser l’étoffe »27. L’acte d’une perte, un deuil, puisque là rien ne vient boucher la boucle d’un dire qui laisse à désirer. 

 ————————-

1 Le séminaire d’été de l’ALI à Lisbonne comme l’a rappelé Pierre Marchal.

2 « ne vous attendez donc à rien d’autre… de plus subversif en mon discours que de ne pas prétendre à la solution » : Jacques Lacan « L’Envers de la psychanalyse », Edition de l’ALI, , leçon du 11 février 1970, p.85

3 Ce qui fonde une « responsabilité singulière » dans un groupe, dans « Massenpsychologie et logique du sujet ou Pourquoi l’on ne se sauve pas seul » de Stéphane Thibierge, in La Célibataire « Lacan et la psychologie des foules » n°7, 2003, p93.

4 Je n’ai pas été le seul et ai découvert après coup qu’il y a vingt ans Stéphane Thibierge a fait ce parcours.
Enfin, le sien. Il y en a probablement eu d’autres. 

5 « Freud ne déconne pas » rappelle Lacan le 11 février 1970 dans « l’Envers de la psychanalyse » : Edition de l’ALI, p.86. 

6 Également, entre autres, dans « Le mythe individuel du névrosé » (1953).

7 Selon Christian Fierens, ce serait plutôt à traduire comme : une « marche » qui élèverait le moi. 

8 La question du statut de cet autre a été largement dépliée dans l’ouvrage de référence d’Erik Porge « Se compter trois, le temps logique de Lacan », Edition Ères, 1989. 

9 Merci à Alexandre Beine de cette distinction très éclairante entre opposition et refus.

10 Charles Melman, « Le désir est l’essence de la réalité », in « Une enquête chez Lacan », Edition Ères, leçon du 9 octobre 1986, p.12

11 C’est ce qui spécifie également le mode de fonctionnement des médias actuellement.

12 Plusieurs en ont témoignés lors de ces journées, Fabrizio Gambini, Pierre Arel, etc. 

13 L’énigme de cette faille comme coupure et comme impératif du « Principe de jouissance » pour faire de nouveau référence au travail de Christian Fierens, nous préférons le plus souvent nous en décharger pour nous en remettre à l’Autre. C’est même d’ailleurs pour cela que je vais voir un analyste, ou au contraire que je ne veuille surtout pas en rencontrer. Voici une autre illustration de l’absence de désir de savoir dans ce qui engage un sujet dans ce temps pour comprendre. 

Même si le « temps pour comprendre » n’est souvent plus dans la clinique actuelle tout à fait le début, c’est quand même là où ça commence… « le verbe ! »

14 Le déplaisir et/ou la déception se transforme par projection en haine de l’autre (objet ou image), semblable ou prochain. Le traitement imaginaire de la structure du langage engendre une haine qui est première comme le met en évidence Freud dans « Pulsions et destins des pulsions » (1915). Elle est en deçà de la contra-diction de toutes les « paires d’opposées ». « La haine en tant que relation d’objet est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateurs de stimulus, récusation émanant du moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscité par des objets. » (cf. Nazir Hamad, « La haine chez l’enfant et l’adolescent », et Jean-Paul Beaumont, « La haine est liée au langage », in La Revue Lacanienne n°24, 2023, p.127 à 133 & p.43 à 53). 

N’est-ce pas justement ce processus que Sabina Spielrein a identifié dans sa thèse « Le destruction comme cause du devenir » en 1911 ? La coexistence de « deux composantes antagonistes et qui constitue donc, autant qu’un instinct de vie, un instinct de destruction ». (2004, p.256) qui sera repris par Freud dans l’« Au-delà du principe de plaisir » en (1920). Pulsion de mort qui n’est pas sans continuité avec l’amour, qui est toujours l’amour de l’Un ne cessera de rappeler Charles Melman dans « La maladie d’amour » in La célibataire n°26, 2013. Lacan dans sa recherche d’un « nouvel amour », ouvrira la perspective de cette dualité par la prise en compte du réel. Cela ouvrira au « pas tout » comme au « pas sans ». 

15 Cela peut s’illustrer cliniquement par les trois temps de la pulsion si fréquemment observé chez les bébés (actif, passif, réflexif). Cf. également Jacques Lacan dans le séminaire « L’envers de la psychanalyse » Edition de l’ALI, 2006, leçon du 14 janvier 1970, p.67. 

16 D’ailleurs, cette visée formulée par Charles Melman, ne serait-ce pas là une indication précieuse de possible fin de cure, dans le pas suivant à cette rencontre, à cette épreuve même ? Cela permettrait d’éclairer ces cures qui n’en finissent pas, qui ne finissent pas d’éviter cette perte radicale, ce deuil préalable, nécessaire au pas suivant.

17 Dans son très beau livre « Le métier d’être homme, Samuel Beckett l’invention de soi-même » (2021), Marie Lemma-Jejcic écrit à propos de Beckett « qu’il a su malgré tout faire de son impasse création de vie » (…) « en tentant sans cesse d’écrire son impossible », mais la question pourrait se poser de savoir si Samuel Beckett qui à la fin de son œuvre pose la question « Comment dire ? » à pris acte de cet impossible. 

18 Dans le cas du névrosé sa fantaisie, son « mythe individuel », est prépondérant. Ce que Charles Melman reprendra dans sa définition de la névrose : « une névrose consiste dans le traitement irrémédiable du réel quel qu’il soit par le complexe infantile ». « Une enquête chez Lacan », Edition Eres, 2011, « Qu’est-ce qu’une névrose ? » leçon du 12 mars 1987, p.142

19  Freud, 1921, ibidem, p.221-222 

20 Formule de Stéphane Thibierge, 2003, Ibidem, dont il note « cela peut s’entendre comme un constat ou un acte… une décision à prendre dans le temps d’un passage nécessaire par l’autre, où l’acte vient ici à la place d’un défaut d’être qui fait précisément le réel du sujet. » p.94 

21 Ce qui relève d’un discours éminemment intrasubjectif, puisqu’il n’y a aucun dialogue avec ces autres. Une intrasubjectivité qui est au fondement de l’intersubjectivité, comme la psychopathologie des couples en témoigne quotidiennement. C’est d’ailleurs à en oublier cette articulation, que l’on peut parfois basculer dans une psychologie victimaire qui, comme le rappelait Charles Melman, est une impasse pour le sujet. 

22 Jacques Lacan, 1966, p.211

23 Jacques Lacan, 1966, p.212

24 Stéphane Thibierge, 2003, Ibidem, p.95 & 96 

25 C’est également la définition d’un signifiant qui en tant que pure différence ne peut se définir que par ce que ce n’est pas. Y compris lui-même : A différent de A. Le signifiant « homme » n’y échappe pas. 

26 Charles Melman, « Refoulement et déterminisme des névroses », Edition Ères, 2023, Leçons des 15 mars et 10 mai 1990. 

27 Du refoulement dans le sens étymologique de « refouler » : marcher à nouveau, et de « fouler » dégraisser l’étoffe, in Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2019
Cette dernière référence étymologique fait écho à ma thèse, soutenue à l’Université de Nantes en 2009 « L’étoffe de la jouissance : contribution au champ lacanien de la jouissance»

Temps et contre temps de Christiane Lacôte-Destribats

SUR LE TEMPS LOGIQUE

Temps et contretemps

Christiane Lacôte-Destribats

 

 

 

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
dimanche 3 décembre 2023 
 

 

 

 

Texte dédié aux Happy Jumpers.

 

Lacan a repris plusieurs fois le sophisme, ou l’apologue plutôt, des trois prisonniers à qui l’on promet la liberté sous la condition de résoudre la question suivante : quelle est la couleur du disque, blanc ou noir, que l’on m’a mis dans le dos et que je ne puis voir ? Interdit de parole, je ne peux me fier qu’au regard et à la réaction des deux autres pour savoir qui je suis. Car l’apologue va jusqu’à cette question.

Il s’agit, dans toutes les variantes, d’identification. Et, puisqu’il s’agit d’un processus, de la fonction du temps déclinée selon « l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure », et la hâte qu’y décrit Lacan. J’y ajoute, à la suite des enseignements de D. W. Winnicott et de J. Bergès, le contretemps.

 

C’est un ajout qui me semble capable d’offrir un point de vue à la fois critique et éclairant sur les trois temps nommés par Lacan, un peu comme le choix d’une diagonale permet de résoudre un problème de géométrie, par exemple, celui de la duplication célèbre de la surface d’un carré. Ou de tout autre problème.

 

Cette idée d’un ajout, d’une apparente complication d’un problème, me semble avoir sa pertinence dans notre discipline, car, comme analyste, nous fonctionnons comme une sorte de pièce rapportée qui, non seulement se propose à la complexité de la parole et des récits de nos patients, mais qui, par son ajout complique les questions, les transforme, les rend suffisamment autres pour pouvoir en résoudre quelques unes.

 

Ici, je pose qu’un contretemps peut éclairer l’apologue silencieux de Lacan sur les prisonniers. Le moment de conclure, ce moment de l’assomption subjective par la parole, en effet, comment se formule-t-il ?

Auparavant, voyons les textes qui retracent l’apologue inventé par Lacan. Ils sont repérés et commentés avec une belle pertinence par Nicolas Dissez dans son livre les apologues de Jacques Lacan (PUF).

Beaucoup a été dit sur cet apologue et ses variantes.

 

Le premier, reproduit dans les Ecrits, est muet, mis à part l’avertissement qui énonce la règle du jeu.

Il s’agit, au-delà de l’aspect quelque peu paranoïaque par où l’observation réciproque se joue dans une compétition vitale, de proposer des mouvements de la pensée qui ne doivent rien à la dialectique, antique ou hégélienne. Ce texte, qui, d’ailleurs en constitue peut-être une critique, déplace en tout cas le mouvement de la parole dans la cure d’une toute autre manière.

 

Il me semble que si, parfois, il y a une sorte de dialogue dans une cure, il n’y a pas de dialectique au sens où l’avancée des questions ne se fait pas par dépassements successifs.

 

Le texte sur le temps logique est un texte qui se passe allègrement de l’Aufhebung.

 

L’apologue de Lacan, dans ses variations, concerne toujours en effet non seulement la question du temps dans la cure, mais ce que la cure révèle du temps lui-même comme partie prenante de la possibilité de la parole et de son effectuation. 

 

Qu’est-ce qui va sortir en effet, sinon une parole inattendue venue de l’inconscient ? Mais qui va se conclure par une interprétation qui validera son origine inconsciente en même temps que son effet subjectif. Ou plutôt, la validation d’un sujet dans son acte d’identification.  Car il s’agit d’un acte.

Reprenons ces textes.

 

L’instant de voir : Silence du regard. Et du même coup on peut y lire une critique de l’évidence qui se déduit de la métaphore d’un regard absolu, et, aujourd’hui une critique de la psychologie qui prône l’insight. Ironie décapante de Lacan.

 

Le temps pour comprendre : Il supposé égal entre les prisonniers et sa longueur est indéterminée, scandée par deux moments de doute. Remarquons qu’il se fait là une toute autre approche du doute que celle, absolument solitaire, de Descartes. Il y a dans ces textes un déplacement des questions par rapport à la philosophie classique.   

 

Le moment (ou étymologiquement, le mouvement) de conclure, est aussi le moment où surgit l’identification. Lacan dit ainsi à propos de la hâte nécessaire au mouvement de conclure :

« Le sujet tient dans la main l’articulation même par où la vérité qu’il dégage n’est pas séparable de l’action qui en témoigne ». (Séminaire II. P. 333 Edition du Seuil)

 

Plus loin, il donne une indication clinique essentielle sur la manière de situer le langage : comment passer du langage appliqué à l’imaginaire au langage qui ferait apparaître sa dimension symbolique ? Là aussi, il y a une critique de ce qu’on appelle les vertus de la verbalisation. Il dit ainsi, à propos de cet apologue : 

 « Je ne vous donne pas ça comme un modèle de raisonnement logique, mais comme un sophisme, destiné à manifester la distinction qu’il y a entre le langage appliqué à l’imaginaire – car les deux autres sujets sont parfaitement imaginaires pour le troisième, il les imagine, ils sont simplement la structure réciproque en tant que telle – et le moment symbolique du langage, c’est-à-dire le moment de l’affirmation. » (Ibid. P.335)

 

Si Lacan affirme la distinction entre le langage appliqué à l’imaginaire et le moment symbolique du langage, mouvement de l’affirmation, c’est que cette distinction est souvent escamotée. 

 

Ainsi, sommes-nous aujourd’hui empêtrés dans une impossibilité d’une affirmation ? D’une affirmation issue d’un processus qui montre une complexité ternaire et non duelle ? Car nous sommes souvent aujourd’hui englués dans une démultiplication de situations duelles.

 

D’autre part, dans cet apologue, le regard peut sembler représenter l’objet a, mais ce ne me semble pas exact car le trajet du processus va dégager autre chose.

 

Dans le premier apologue, je conclus que je suis blanc par un acte. Dans les variantes, je conclus que je suis un homme par l’acte  de quitter le duel imaginaire où l’autre se saisit seulement comme semblable. Lacan décrit alors les cycles de la demande jusqu’au moment du dire où l’altérité devient symbolique. Il s’appuie sur ce que permet l’espace la bouteille de Klein, où va s’inscrire l’affirmation symbolique d’une identification. 

 

« Qui ne saura, et plus encore au niveau de notre expérience analytique que de tout autre, voir que dans cette identification, où sans doute la venue au départ du semblable, l’expérience qui se mène par les chemins contournés sur eux-mêmes, les cycles qu’accomplit, à se poursuivre tout autour de cette forme torique, dont la bouteille de Klein est une forme privilégiée, ce temps de cerner les tours et les retours de l’ambiguïté, et l’aliénation, et l’inconnu de la demande, après ce temps pour comprendre, il est tout de même un moment, le seul d’ailleurs décisif, le moment où se prononce ce « je suis un homme ». Et je le dis tout de suite de peur que les autres, l’ayant dit avant moi, ne me laissent seul en arrière d’eux. Telle est la fonction de l’identification par quoi la bouteille de Klein nous paraît la plus propice à désigner ceci. » Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse. 13-1-1965. 

 

Qui suis-je ? Question bien contemporaine au moment de revendications identitaires qui se font depuis la duplication simple de relations entre semblables. A ces dualités multipliées et à ce que cela produit comme impasses, Lacan oppose un processus ternaire : « C’est en tant que, du petit a, les deux autres sont pris comme Un plus a que fonctionne ce qui peut aboutir à une sortie dans la hâte. » Encore P.48. Seuil.

 

Ce qui prime aujourd’hui, par rapport au temps, qui n’est encore qu’un rythme, devient, par un processus ternaire une opération symbolique d’identification et cela vaut pour une cure analytique et l’exploration de l’inconscient. Ce n’est pas parce que l’espace médiatique façonne de façon publicitaire des egos en miroir que derrière cette « pleine conscience » qu’on invoque à cors et à cris il n’y a pas d’inconscient.

 

Même les passages à l’acte qui semblent montrer un pulsionnel brut ne se font pas à propos de n’importe quoi. Le face à face avec l’ennemi en miroir masque un malaise sous-jacent qui est plus complexe.

 

Lacan nous montre la voie : au temps présent du face à face il oppose un ternaire qui prend du temps.

 

Ce qui est éludé, c’est le temps pour comprendre. J’en avais parlé jadis. Ce temps peut être long. Et s’il est fait d’un grand nombre de demandes, il inclut aussi des contretemps. 

 

Ces contretemps sont essentiels. Winnicott et Bergès en montrent le caractère crucial. Les contretemps sont les moments où la demande n’obtient pas satisfaction, que ce soit par un refus, que ce soit par la survenue de l’absence de celui ou de celle à qui elle est adressée. Dans un article célèbre Winnicott parle de la possibilité ou pas, pour un petit enfant, d’être tranquille dans la pièce à côté de celle où est sa mère, sans la voir, sans qu’elle soit présente devant elle. C’est dans ce magnifique essai, La capacité d’être seul. Cette tranquillité, un mot que j’emploie souvent, n’est pas seulement le signe d’un certain apaisement de l’angoisse, mais aussi le signe d’une place tierce, une place qui est un temps tiers, qui laisse une chance à l’enfant de rompre avec une situation de l’autre purement duelle. Ce temps de tranquillité fait tiers terme. C’est ce qui rompt la dyade. Mais à certaines conditions. L’obstination dans le sentiment de frustration, la revendication qui s’ensuit, confortent la dyade. Mais ce temps plutôt tranquille, que ne connaissent pas les enfants agités, peut être un temps qui permet à l’enfant d’imaginer, d’imaginer par exemple que sa mère puisse s’occuper à autre chose, à donner de l’attention à quelqu’un d’autre par exemple.

 

Nous le voyons ici, ce temps pour comprendre, qui n’est pas seulement la répétition des demandes autour des anses de la bouteille de Klein jusqu’à la surface de rebroussement, n’est pas si simple.

 

Il rompt, cliniquement, avec ce que je remarquais de pré-paranoïaque de l’instant de voir. Car ce n’est pas parce que chaque prisonnier voit deux autres que,  le premier temps, l’instant de voir,  n’est pas autre chose que la duplication d’une situation finalement duelle.

 

Ce n’est qu’à la fin du processus qu’on arrive à cette conclusion que Lacan décrit dans Encore et que j’ai déjà citée : « C’est en tant que, du petit a, les deux autres sont pris comme Un + a, que fonctionne ce qui peut aboutir à une sortie dans la hâte. »

 

Le temps pour comprendre serait-il donc celui de l’élaboration de l’objet a comme tel ?  Il semble bien. Car l’objet a ici, n’est pas, me semble-t-il, le regard, mais le temps.

 

Pas n’importe quel temps. Pas celui de l’instant de voir en tout cas. Mais  celui qui s’anticipe au cours du temps pour comprendre.

 

Qu’est-ce qui s’anticipe ? Quelque chose qui est imaginé et qui se présente comme le risque d’une vérité ou d’une erreur. 

 

Quelque chose comme du courage. « Il faut y aller » disait Lacan à propos de l’inconscient, pour que cet inconscient se mette en branle et par là même montre son existence.

 

Cet apologue est donc aussi celui qui règle notre pratique : Nous recevons quelqu’un pour la première fois, nous évaluons comme nous le pouvons ce que ses demandes anticipent d’un travail futur, et voilà qu’un rêve surgit et insiste dans un espace nouveau. Parfois, ce n’est pas aussi rapide.

 

Qu’en est-il de la hâte conclusive ? Reprenons cette citation du séminaire II.

 

« Tout dépend de quelque chose d’insaisissable. Le sujet tient dans la main l’articulation même par où la vérité qu’il dégage n’est pas séparable de l’action qui en témoigne. » (Séminaire II p. 333 Seuil). La phrase est intéressante, on entend quelque chose comme une contradiction entre ce qui est « insaisissable » et le « tenir dans la main ». C’est ce heurt qui incite le sujet à un franchissement, mais selon une certaine confiance par rapport à cet insaisissable qu’il saisit pourtant. Il y a en cela un basculement de l’impossible (l’insaisissable) au nécessaire, (tenir dans la main), contraignant hic et nunc. C’est de prendre en compte cet impossible, lui donner une place dans le temps, qui lui donne des bords, qui permet le franchissement de ces bords. C’est une bascule de l’imaginaire vers le symbolique, par l’insaisissable du réel.

 

Lacan parle de la hâte : il s’agit de s’emparer de cet insaisissable. On pourrait même dire, parier sur lui. 

 

C’est le « kairos », occasion favorable, à saisir dans l’interprétation. Juger que cet insaisissable est un moment de « kairos » qu’il ne faut pas laisser passer. Nos scansions, dans le texte d’un analysant, ne sont pas toujours aussi « prestes » qu’il le faudrait. Cependant, l’idée d’un insaisissable qu’un patient aurait à saisir, est ce qui nous incite à prendre en compte, nous aussi, d’un autre bord, cet insaisissable pour en marquer un possible temps nouveau, autre. Lire Autrement, enfin.

 

Le moment d’affirmation, qui est le moment de conclure, quel est-il alors, cliniquement ? C’est d’autant plus important que tout ce processus qui y conduit, qui conduit une cure psychanalytique, semble de plus en plus étranger aux habitudes mentales actuelles. Il faut une satisfaction immédiate dans ce temps, décrit par Hartmut Rosa, dans Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte), comme un temps d’accélération. Aucune ressemblance avec ce qu’indique Lacan sur la hâte à la fin d’un processus complexe. L’immédiat en est le contraire, et brise ce que le temps apporte à la réflexion sur l’altérité.

 

C’est sans doute pourquoi le moment de conclure est sans doute formulable, non pas au présent, mais selon un futur antérieur : J’aurai dit cela, j’aurai été cela, au terme du temps pour comprendre, j’aurai interprété cet insaisissable comme cela.

 

Du côté de l’analyste, on peut dire : ce rêve, par exemple aura pu montrer ceci ou cela.

 

C’est que le temps d’anticipation propose d’emblée, si le sujet en analyse veut bien s’y mettre, sa conclusion, qui n’est pas une fin, comme la redoute un obsessionnel, mais un registre de temps hétérogène, celui du futur antérieur. C’est sur ce temps que nous nous tenons dans notre position d’interprétant : reprendre le futur antérieur du dire de l’analysant pour, non pas le formuler nous-mêmes, mais pour en laisser entendre ce qui le sépare de l’anticipation. 

 

C’est ce gap qui se montre alors être cet espacement de temps que peut être l’objet a.

 

C’est un point très important théoriquement et cliniquement que note avec justesse Marc Darmon selon un autre cheminement, lorsqu’il parle du temps comme objet a dans son livre  Essais sur la topologie Lacanienne. (Editions de l’Association Lacanienne Internationale)

 

Précisons enfin ceci à partir du séminaire Encore (leçon 19) :« Cette fonction d’identification qui se produit dans une articulation ternaire est celle qui se fonde de ceci, qu’en aucun cas ne peuvent se tenir pour supports deux comme tels, qu’entre deux, quels qu’ils soient, il y a toujours l’Un et l’Autre, le 1 et le a, et que l’Autre ne saurait dans aucun cas être pris pour un Un.

 

C’est très précisément en ceci que dans l’écrit quelque chose se joue qui, à partir de ceci de brutal, prend pour Un tous les Uns qu’on voudra, que les impasses qui s’en révèlent sont, par elles-mêmes, pour nous, un accès possible à cet être, une réduction possible de la fonction de cet être dans l’amour. »

 

Lacan parle alors de la « fonction » de cet être, c’est-à-dire, qu’il trouve sa fonction dans ce qu’on peut penser de l’amour, mais cela le réduit, cet être, à cette fonction. L’immobilité rêvée de cet être se pense à partir d’un oubli de cet objet a. 

 

Or le temps est cet objet a lui-même, et ce qui nous oblige à penser le Un avec le petit a. Cet objet trouve ses bords quand une affirmation ne s’appuie plus sur le mode présent d’un être, mais sur l’anticipation d’un insaisissable, précisé après-coup, selon un futur antérieur. Voici donc cet ajout qui aura été l’interprétation de ce que je vous annonçais. Ce qui nous montre qu’une interprétation ne se formule que selon un futur antérieur qui inscrit symboliquement une hétérogénéité  de temps par rapport aux temps précédents du processus. C’est sans doute  l’hétérogénéité de ce temps que nous avons à tenir dans l’interprétation.

                                                     ********************

 

Ni obsessionnel, ni psychotique, le temps illogique du post-traumatique de Omar GUERRERO

Ni obsessionnel, ni psychotique, 

le temps illogique du post-traumatique

Omar GUERRERO

 

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

C’est un titre… 

Je suis content que Michel Jeanvoine ait évoqué ce matin la question de l’horreur, parce que c’est un titre qui essaie de nouer et de répondre, d’une certaine manière, à cette horreur face à la question du temps. J’ai essayé d’y répondre en abordant trois situations cliniques : la névrose obsessionnelle, la psychose et ce que j’ai appelé comme ça par facilité le post-traumatique. Le plus facile pour moi, c’était de questionner le rapport au temps dans chacune de ces trois situations. Pour les deux premières, je pourrais vous proposer des hypothèses relativement simples et pas très courageuses, pas très risquées, de dire par exemple que pour l’obsessionnel, il s’agit d’une inertie, d’une mise en attente avec des ponctuations. J’ai le souvenir d’une de nos journées parmi mes préférées sur la ponctuation que nous avons faites il y a très longtemps. Mais voilà, vous serez d’accord avec moi et peut-être si je dis que pour l’obsessionnel, ce sont les points de suspension, les trois petits points qui définissent d’une certaine manière ce positionnement de l’obsessionnel par rapport au temps. Un temps suspendu. Et nous pourrions aussi dire, parce que je vais revenir à ce découpage que nous avons fait aussi de ce sophisme de Lacan et ses trois prisonniers pour dire que, de ces trois temps, l’obsessionnel se trouve dans une position non pas de hâte, mais plutôt d’hésitation.

 

Pour la psychose, il y a un petit écart, pourrait-on dire, par rapport à l’obsessionnel. Quel est le rapport de la psychose au temps ? Là, peut-être que je serai moins conventionnel et que nous aurons les uns les autres des façons de le dire un peu différentes. Mais peut-être qu’on pourrait dire que pour le psychotique, ce n’est pas vraiment l’inertie, c’est plutôt la réponse urgente à ce gouffre, à cette forme de réel qu’est le temps et que l’acte viendrait chez lui comme ponctuation, justement. Point d’hésitation, mais plutôt la conviction chez le psychotique. Et quand je parle de ponctuation, je pense que vous avez constaté comme moi qu’il y a des patients pour qui la ponctuation, c’est le jour de la séance. Le jour et l’heure de la séance. Et qu’il y a certains patients qui, quand vous avez le malheur de prendre quelques jours de congé parce que vous devez partir loin faire des cours pour l’EPhEP, par exemple, ils doivent se faire hospitaliser. Ou bien des patients pour qui vous changez le jour habituel et qui viennent quand même au rendez-vous récurrent. On pourra y revenir. 

 

Face à ces deux premières hypothèses, ce qui me venait pour le post-traumatique, c’était effectivement cette question de l’horreur face au temps, c’est-à-dire un passé qui ne passe pas – je vais définir après ce que j’entends par post-traumatique, pour ne pas le donner comme ça, comme une évidence – mais en tout cas, ce passé qui ne passe pas, cette espèce de répétition d’un souvenir, d’un acte, d’un évènement qui est considéré comme traumatique, qui viendrait signer non pas une fiction – je l’ai rappelé quelques fois – mais plutôt cette fiction comme l’écrivait, Lacan l’a fait une fois ou deux, « fixion » pour marquer quelque chose, justement, de figé, ce côté gelé du temps. 

 

Je vais céder à la facilité de passer par ces trois temps dont parle Lacan, qui sont, je dirais, une tentative d’écriture, d’un réel, parce que je me permets de le traiter et de le prendre d’ailleurs comme s’il y avait une évidence partagée : que le temps, c’est du réel et que, comme l’espace, nous essayons de le découper pour pouvoir l’habiter, pour pouvoir éventuellement nous rencontrer devant le cinéma à 16h, et qu’il puisse y avoir une forme de rencontre en tout cas.

 

Par rapport à cette facilité, je vais aussi passer par ces trois temps et je vous propose comme hypothèse, qui était un peu ma conclusion, mais comme je l’ai en tête, je la glisse un peu maintenant pour interroger avec vous, de ces trois situations cliniques, laquelle se situe du côté de cet instant du regard ? 

 

Après, je vais développer un peu, mais c’est le post-traumatique qui se trouve figé, puisque c’est l’une des fonctions du regard. C’est ce que nous dit Lacan dans plusieurs séminaires, que le regard vient trancher dans cet instant. On n’y reste pas longtemps. Vous voyez, en plus, il a appelé ça « instant », c’est rapide. 

 

Vient ensuite le temps ou la chose à comprendre. Lacan l’appelle quelquefois comme ça, « la chose à comprendre ». Je mettrais la névrose obsessionnelle de ce côté- là, l’obsessionnel qui reste piégé éventuellement dans ce temps plus ou moins élastique (j’évoquais Dali ce matin, avec ses horloges qui fondent !). Ce temps, vous l’entendez dans la rhétorique de la névrose obsessionnelle, on se demande quand est-ce que finalement il va se décider. Il y a toutes ces formules délicieuses où il se débrouille pour ne pas trancher : « le moment venu », « on verra bien » et ainsi de suite. 

 

Et puis, la dernière, la psychose que je mettrais du côté de ce moment de conclure. Moment de conclure qui appelle à la hâte, justement, comme l’ont rappelé déjà d’autres collègues. Et moment, Lacan n’a pas choisi ces mots au hasard, moment qui renvoie au latin, est-ce que vous vous souvenez de l’origine de ce mot ? C’est movimentum, le mouvement. Un moment de conclure qui appelle à une action, à une action, à poser un acte. 

 

Et pourquoi le post-traumatique ? Peut- être que certains s’attendaient à ce que je parle encore une fois de victimes dont – j’en ai déjà parlé d’autres fois et certains pouvaient dire « Ça ne nous concerne pas. Ce n’est pas les patients que je vois au cabinet, des patients qui auraient été torturés, demandeurs d’asile ou autres ». Effectivement, ce sont des situations extrêmes par lesquelles je suis passé en institution et que grâce à ces patients-là, il y a des situations parfois un peu plus opaques qui me paraissent davantage lisibles.

 

Je ne vais pas parler du post-traumatique simplement en évoquant ces situations-là, mais plutôt la clinique. C’est une belle coïncidence d’avoir Sandrine Calmettes et Alexandre Beine pour discuter, parce qu’il me semble que la clinique de l’enfant et de l’adolescent est difficilement praticable si on n’a pas une oreille tendue du côté de ce qui a pu avoir une valeur traumatique dans une famille ou dans l’histoire d’un enfant, qui est souvent ce qui pousse à la consultation ou qui est parfois ce nœud qui n’est plus coulissant, pourrait-on dire, dans l’économie d’une famille.

 

À chaque fois, je m’interroge ou j’interroge les parents sur ce qui pourrait avoir cette valeur traumatique en parlant du périnatal par exemple : comment s’est passée la grossesse ?, comment s’est passé l’accouchement ?, qu’est-ce qui s’est passé quelques jours après, quelques semaines après ? Et cet enfant-là qu’on vous amène aux consultations est parfois – très souvent – le seul de la fratrie qui a eu un petit souffle au cœur, qui a inquiété les parents, qui a justifié d’une hospitalisation ou le seul qui a eu une longue hospitalisation, etc. Et on voit grâce à ses parents justement qu’il y a là quelque chose qui se fige. 

 

Alors ? Si vous êtes d’accord jusque-là – enfin en tout cas, si mes hypothèses ne vous choquent pas, je vais développer un tout petit peu ces trois points en suivant cette facilité, je disais, de prendre un par un ces trois temps, cette écriture du temps que nous propose Lacan. Le rôle du regard en premier avec ce que Lacan appelle ce « caractère terminal du scopique ». Il parle du mauvais œil, par exemple, il parle de la fascination. Le charme de ce fascinum que rappelle Lacan (dans Les Quatre concepts ou dans Encore) où ce mauvais œil, ce côté maléfique, mais comme vous le voyez, c’est un regard qui tranche. Ce mauvais œil qui est une autre façon de voir (sic) quand on suit des enfants et des adolescents. L’inquiétude quelquefois des parents, par exemple, qui se demandent pourquoi celui-là ? Qu’est-ce qu’on a fait pour celui-là, pour qu’il ait la poisse, pour qu’il ait bénéficié des mauvaises et non pas des bonnes fées comme ses frères et sœurs, mais pourquoi celui-là ?

 

Alors le regard comme quelque chose qui tranche, mais aussi comme le rappelait je crois Jean Brini ce matin par rapport à comment je suis reconnu par l’autre. Est-ce que mon rond est blanc ou est-ce qu’il est noir ? Et il y avait toute la question de signe ou signifiant ? Je vais y venir après.

 

Dans cette situation du post-traumatique, que je mettais du côté justement du regard, grâce à ces patients qui ont vécu des évènements, des situations extrêmes, je me suis aperçu que ce qu’ils décrivaient était une situation figée où ils étaient reconnus non pas en tant que semblables, non pas en tant qu’homme ou femme, mais en tant que chose, en tant qu’objet, en tant que résidu.

 

On discutait sur l’autorité en fin de matinée – et j’y reste très sensible. Les effets de l’autorité, d’une forme d’autorité qui se délite depuis quelques décennies. Vous voyez que la presse, par exemple, ne fait plus autorité comme avant. On disait avoir lu telle information sur un évènement, c’était « dans le journal », on pouvait lui faire confiance. Mais aujourd’hui ce n’est plus le journal. Maintenant ce sont les réseaux sociaux où ladite information circule entre pairs : votre avis ou votre « like » compte autant que celui du ministre de la Culture. Ce qui fait autorité, c’est la photo, la vidéo d’un corps mort, sans aucun filtre, qui circule et que nos enfants partagent entre eux, sans aucun filtre là encore. Des corps devenus décor, désacralisés comme un effet de cette nouvelle forme d’autorité.

 

Lié alors au post-traumatique, je situe ce regard au niveau ce premier temps et c’est pour ça que j’ai appelé cela un temps illogique, parce que normalement nous trouvons une séquence dans le sophisme de Lacan, dans son nouveau sophisme qu’il y a un ordre, on ne peut pas échanger les places, il y a un sens qu’il faut suivre : instant du regard, temps pour comprendre, moment de conclure. J’ai appelé ça le temps illogique du post-traumatique parce que le sujet semble passer par ces étapes-là, mais il revient, il fait un chemin à rebours, un contretemps, pourrait-on dire, pour figer l’instant, pour revenir à ce premier instant du regard qui l’a épinglé. Un peu comme les travaux de Geneviève Haag – pour ceux qui s’intéressent à l’autisme – qui parle de « l’œil bec ». Voilà, c’est vraiment ce type de regard qui vous aura épinglé. Vous aurez été « la chose » d’un bourreau, vous aurez été confronté à la mort, vous serez comme l’enfant survivant. L’enfant épinglé, cet enfant ou cet adolescent qu’on vous amène en consultation et qui reste marqué par quelque chose de cet ordre-là énigmatique.

 

Je passe au deuxième temps, en pressant un peu le pas, au temps de cette « chose à comprendre », comme le dit Lacan. Si je fais l’hypothèse que l’obsessionnel reste coincé dans ce temps de comprendre c’est parce qu’on peut avoir tendance à attendre de lui du « pur symbolique » par exemple. La raison. C’est-à-dire qu’il a tout le temps – il le prend en tout cas – pour comprendre un évènement, pour décortiquer la ou les raisons de manière très logique éventuellement, une logique et ses conséquences. Je mets l’obsessionnel du côté de ce temps qui se dilue et qui peut être long. Vous avez quelques fois des patients qui viennent vous dire, qui viennent durer. Un patient est venu consulter parce que ça faisait 10 ans qu’il hésitait entre sa femme et une maîtresse. Dix ans d’hésitation. Et peut-être que certains ici connaissent l’avantage de cette durée. C’est là que je disais qu’il y avait une logique et dans sa tentative – comme nous l’a rappelé Charles Melman dans son séminaire sur La névrose obsessionnelle, deux années de séminaire où il a évoqué entre autres, cette tentative réussie très souvent, de l’obsessionnel, de faire disparaître toute trace subjective.

 

Ce temps de comprendre alors, qui est plus ou moins long, réussit quelques fois cette opération logique. Alors que le post-traumatique dont je parlais juste à l’instant, se présente comme incompréhensible. L’imminence de la mort, qu’elle soit physique ou psychique par exemple, c’est quelque chose d’impossible à représenter, un récit qui est tellement difficile à raconter ou à écrire qu’il devient secret de famille très souvent. Des situations relativement courantes que nous trouvons dans nos familles, nos institutions et qui viennent dans lieux de consultation. Par exemple la mort d’un enfant avant ses parents : ça vient contredire une logique non-écrite (l’ordre attendu de la disparition des aînés, avant la génération suivante), et marque durablement une famille ou l’enfant qui est né après un petit frère… – enfin petit, grand du coup, voyez les difficultés d’écriture – après un enfant mort. Vous avez des patients qui viennent et qui passent une bonne partie de leur analyse à essayer d’y mettre du sens.

 

Vous connaissez ces cas où les parents ont eu la bonne idée de donner le même prénom au puîné, cela arrive souvent et ça reste marqué. Et ça vient contredire la logique attendue, c’est pour ça que je mettais du côté d’un retour vers cet instant du regard.

 

Et enfin, le moment de conclure. Pourquoi y mettre la psychose ? Lacan revient dans son séminaire, au moins une dizaine de fois, sur la fonction de la hâte, que je vous propose d’entendre comme une invitation à l’acte, à quelque chose qui viendrait trancher, décider – on parlait tout à l’heure de la décision et la hâte. Lacan souligne rapidement, l’une des fois où il en parle, cette forme de violence, de précipitation qui nécessite une clarté qui vienne trancher.

 

Pourquoi je ne mets pas le post-traumatique du côté du conclure ? Parce que justement, cette hâte qui serait une forme de coupure, elle impliquerait de renouveler une forme de violence qui serait insupportable pour le post-traumatique. On le constate chez des patients ou parfois des familles qui sont noyées disons, ou avec un noyau post-traumatique : il n’est pas question de se dépêcher, de trancher, d’enterrer quelqu’un. Je ne sais pas si vous vous souvenez, il y a eu un séminaire où Charles Melman, je crois que c’était à l’amphithéâtre Magnan, où il avait commencé son séminaire en demandant : « Est-ce que vous croyez au morts-vivant ? ». On se regardait entre nous, en nous demandant de quoi il allait nous parler, pourquoi parler de morts-vivants. Puis il nous a expliqué ce que c’était que les morts vivants : ce sont ces fantômes que l’on ne laisse pas partir, que l’on retient. Eh bien la hâte implique, comme on l’a dit ce matin aussi, la perte de quelque chose, cela suppose de laisser partir ce qui est ce résidu, le reste. D’ailleurs Lacan en parle en évoquant la fonction de l’objet a. Dans le séminaire Encore il propose de l’écrire « a-t ».

 

Je termine, afin que nous puissions avoir le temps de discuter, pour que vous m’aidiez à valider, à invalider ou à repartir avec ma copie pour essayer de peaufiner ces quelques idées. Concluons par rapport aux trois prisonniers. Comme on le disait ce matin, chaque prisonnier ne peut pas savoir la couleur qu’il porte. Avons-nous affaire à un signifiant ou à un signe ? C’est là que le fait de ne pas savoir nous invite à la supposition, à dessiner une boucle qui n’est pas présente, à supposer. C’est pour ça qu’on parlait aussi, on l’évoquait rapidement ce matin, la question du futur antérieur, qui est une supposition. Lacan disait que c’était un temps qui convenait à la psychanalyse, parce qu’effectivement c’est une supposition. Alors que pour le post-traumatique – et c’est là quelques fois sa proximité avec la psychose – on croit savoir. On pense avoir la preuve d’un « traumatisme fondateur ». C’est pour ça que Charles Melman a parlé une fois, il s’est arrêté un temps sur un néo-sujet, qu’il décrivait comme un enfant du traumatisme qui pense avoir son acte de naissance. Alors que nous, ça nous échappe. On a des idées, on croit connaître le coupable, on s’hystérise et on vient dénoncer qu’il y a eu maldonne. Alors que dans les situations post-traumatiques, on peut décrire, on sait exactement ce qui s’est passé. Et ça nous dit en même temps, je termine par ces deux idées, ça nous dit en même temps la délicatesse et la clarté qu’on doit avoir dans ces situations-là. Et je ne parle pas seulement des cas extrêmes, mais justement quand on reçoit des enfants ou des adultes qui viennent avec cette situation post-traumatique explicite pour la mettre au travail.

 

Je disais la délicatesse et la clarté qui est attendue de notre part, de l’analyste qui, comme je le rappelais rapidement ce matin quand j’étais à la mauvaise place, j’allais dire [président de la table ronde], l’analyste qui est vu par le patient comme ce « maître du temps » qui va interrompre l’intemporalité de l’inconscient du patient par la fin de la séance, « maître du temps » qui va décider, analyste qui va induire une finitude du temps, mais une frustration aussi pour le patient. C’est décidé par celui qui dirige la cure, ce n’est pas une démocratie, on ne se met pas d’accord. Ça tombe comme ça.

 

Dans ces deux cas, les prisonniers ou l’analyste, il s’agit d’une supposition. On doit supposer (sans voir). Et nous pourrions considérer cette supposition comme la trace d’un sujet, supposition qui permet qu’on travaille dans le domaine du signifiant, d’où l’importance d’accompagner ces situations de famille ou de patients « illogiquement traumatisés », vers une écriture et une ponctuation de leur éventuel nouveau récit. Nous sommes agents de ce récit. Nous travaillons cette année L’Envers de la psychanalyse et vous voyez que dans le discours de l’analyste, c’est précisément une invitation, pour que le sujet écrive, qu’il soit auteur – qui est la même origine étymologique que l’autorité – c’est-à-dire qu’il fasse son propre récit, qu’il soit auteur, qu’il s’autorise à être sujet, avec le résidu, la perte que cela implique.

 

Je vais donc m’arrêter là-dessus.

 

 

Un homme dans le miroir de Lene SCHARLING TL 2023

UN HOMME DANS LE MIROIR

Une toute spéciale méconnaissance de la réalité d’autrui

Lene SCHARLING

JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
dimanche 3 décembre 2023 

Bonjour !

Juste pour la clarté, de mon propos, comme mes collègues, je fais référence au texte Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, Un nouveau sophisme, de Jacques Lacan, texte de 1945 qui se trouve dans les Écrits des Éditions du Seuil, 1966, page 197. Je prends pour acquis les deux parties du texte nommé Un problème de logique, le sophisme sur les trois prisonniers, et le texte nommé La solution parfaite, que je ne vais pas renommer ou résumer.

De s’étonner d’une toute spéciale méconnaissance

 

C’est la réactivité d’une personne qui m’a étonné. Cette personne nomme parfaitement la solution du nouveau sophisme de Lacan ; ce qui a attiré mon attention. A priori nous réfléchissons à la solution de ce sophisme et à l’explication valable en vain, habituellement, puisque c’est l’essence même du sophisme, c’est que c’est un récit rhétorique, hors réalité (selon les références, comme vous les avez déjà entendu hier en référence à Barbara Cassin, à Jacques Lacan et à Eric Porge). Et pourtant cet homme ayant répondu avec conviction, très rapidement : « Blanc ! », cela m’amenait, à m’interroger sur quel fait clinique lui était caractéristique ?


Je cite juste ; en vingt minutes, je n’apporte qu’une partie de ma recherche ; Lacan, page 199 dans les Écrits à propos du sophisme et la solution. Lacan dit : « Cette solution, qui se présente comme la plus parfaite que puisse comporter le problème, peut-elle être, atteinte à l’expérience ? Nous laissons à l’initiative de chacun le soin d’en décider. […] Peut-être s’avérera-t-elle pour le psychologue de quelque valeur scientifique, du moins si nous faisons foi à ce qui nous a paru s’en dégager, pour l’avoir essayé sur divers groupes convenablement choisis d’intellectuels qualifiés, d’une toute spéciale méconnaissance, chez ces sujets, de la réalité d’autrui. » Voir l’annexe II. Une toute spéciale méconnaissance de la réalité d’autrui est ce que je vous fais remarquer.

Clinique d’une dépersonnalisation et trouble de l’identité

 

Cet homme m’avait fait part d’un mal-être en se regardant dans le miroir. Il ne se reconnaît pas, il ne reconnaît pas l’homme qu’il voit dans son miroir. Il dit : « Je ne comprends pas que c’est moi. » « Ce que je vois, n’est pas ce que je ressens. » Il faut l’entendre littéralement. Je vais le développer.


Ce qu’il y a de plus spécifique encore, pour cet homme, apparaît en se miroitant avec une autre personne à ses côtés. Quand il est à côté d’une personne, il ne peut passer, dans le même plan du miroir, de son propre reflet au reflet à l’autre. Son regard doit quitter le plan du miroir, avant de pouvoir, à nouveau, voir le reflet de l’autre personne dans le miroir à côté de lui. C’est un impossible entre les deux reflets dans le même plan, dont il n’en dit pas plus. Il exprime un mal-être, il n’a pas le souhait de l’expliquer, il fuit, plutôt. Ainsi semble s’exprimer, telle quelle, la chose, de ce qui ne va pas, que ça ne va pas, de façon énigmatique et d’un ressenti pesant. Il ne fait pas de lien entre ceci et autre chose possiblement similaire et antérieure. Il parle seulement d’une autre scène, devant le miroir, adolescent, où il s’est vu en entier, dit-il. Monté sur un tabouret, il a pu voir tout son corps, dans le miroir, se sentant entier ayant l’expérience d’une de ses premières éjaculations. C’est un moment unique où jouissance et le corps vu dans le reflet est un tout ressenti. « Là, ça été. Une fois. » C’est lui, qui le souligne.


Ce que je vous apporte, je vous l’apporte pour le discuter avec vous. Les paroles que j’ai repérées, les dires de cette personne, orientent, ou peut orienter, une clinique et ainsi une cure. Je ne vous fais pas part de ce qui était la demande initiale, puisque je ne vais pas, aujourd’hui, approfondir ce cas comme un cas. C’est le fait de la réponse au sophisme, que je mets en exergue. Je vais seulement cerner les moments, les dires, de cette personne, qui explicite une méconnaissance de la réalité d’autrui. Je le qualifie de méconnaissance, pour l’instant, en fonction de ce que le sophisme de Lacan nous apporte. C’est ainsi pas un trait du cas exhaustif, je ne pose pas une diagnostique, à vous de le faire, si vous le voulez. Aussi parce que la diagnostique n’est pas une conclusion, cela n’est qu’une orientation à partir de laquelle il est possible de poser la question : qu’est-ce qu’on en fait ?


Juste pour le contexte, c’est un cas dont j’ai été invité à l’approfondir par Charles Melman et Marc Darmon il y a plusieurs années. Il me manquait une éthique, un Réel. Voici, avec ce séminaire sur le sophisme de Lacan, c’est l’expérience de cette réponse rapide, qui est alors d’actualité, et qui peut corréler identification et reconnaissance avec ce qu’est un trouble. Ainsi peut aussi être orienté ce que dit Jacques Lacan, avec ce nouveau sophisme.


Cette méconnaissance de la réalité d’autrui, le fait de différencier ce qui est d’identifier ou de reconnaître, et ce qui justement est le fait de ne pas pouvoir identifier ou ne pas pouvoir reconnaître, est-ce alors un reniement que cette personne effectue sciemment, ou est-ce inconscient, est-ce une négation, un déni ou une forclusion comme Lacan en parle ? En fait, la question se pose autrement. Je vais y revenir.


Dans ma recherche, surtout jadis, j’ai parcouru plusieurs cas cliniques et les différentes théories qui peuvent orienter ce cas. Le domaine est vaste et mon propos aujourd’hui se limite au débat de la méconnaissance. 

 

En référence, il y a l’ouvrage de Stéphane Tiebierge, Pathologies psychiatriques de l’image du corps, ouvrage qui parcourt un grand spectre, comme l’identification, la cénesthésie et l’affectivité. Lacan nous le rappelle souvent qu’il s’agit d’affects.  Il y a les références à Clérambault. Il y a l’intuition morbide et ce qui relève de l’imagination. Ils sont importants pour approcher de quelle méconnaissance il s’agit pour ce cas. Dans l’ouvrage de Stéphane Thiebierge, il y a une claire différenciation entre une diagnostique et ce qu’est alors le fait de nommer le cas et ainsi les conséquences de ce qui devient inhérent à une cure. Dans son autre ouvrage Clinique de l’identité, de Stéphane Thiebierge, sur la reconnaissance ou la méconnaissance, il y a les sosies, l’illusion ou le syndrome de Fregoli et d’autres références théoriques. Ces repères ne relèvent pas de ce qui est en jeu pour cet homme. Dans Les Paranoïas de Charles Melman, (18 novembre 1999, Éditions de l’ALI, Paris, 2003) page 41,  Stéphane Thiebierge dit : « [Lacan] appelle ça « connaissance paranoïaque » dans la mesure où la consistance de ce moi ne s’assure que dans la mesure où elle va donner la forme de la consistance de tout objet repérable pour la conscience. Et donc dès lors, à partir du moment où ce moi prend consistance, le sujet est condamné à littéralement ne plus pouvoir connaître sa perception. Cette aperception lui est donnée d’emblée […]. »  Ceci, semble bien correspondre à cette personne, à ce cas, à ce qu’est son aperçu, pour le dire comme ça.


Le Manuel de psychiatrie d’Henry Ey respecte la théorie de Freud et aussi celle de Lacan. Je cite cette façon de résumer Lacan à propos du miroir (Éditions Masson, 5ème édition, Paris, 1978, pages 16-17) : « Pour lui, le stade du miroir [vers le 6ème mois] fournit avec l’image spéculaire de soi et d’autrui la clé de l’identification affective ». Je remarque ici que le stade du miroir […] fournit […] la clé de l’identification affective. Henry Ey décrit, à propos Le signe du miroir et les états préschizophréniques (page 92 et en suite page 579) : « […]une sexualité impuissante à se fixer sur aucun objet autre qu’imaginaire. » C’est le texte Le signe du miroir dans les psychoses et plus spécialement dans la démence précoce d’Abély, de 1930, Abély et Delmas et leurs recherches. La personne, dont je fais référence, n’est pas attirée par un signe dans le miroir. Ce n’est alors pas une schizophrénie, mais plutôt le fait : d’une sexualité impuissante à se fixer sur aucun objet autre qu’imaginaire, qui semble vrai. C’est-à-dire que la réalité du désir de l’autre, une forme de Réel, n’y est pas. Ainsi nous avons pour l’instant l’affect et l’imaginaire. Ceci peut ainsi être saisi comme un délire d’interprétation. Je vais y revenir. 


Je ne vous apporterai pas plus sur la sexualité de cette personne, sauf par quelques remarques. Et ceci est au vu, comme déjà dit, de mon choix de limiter mon approche au champ d’investigation du nouveau sophisme de Lacan, et ce en quoi ce cas peut éclairer cet enjeu sophistique. C’est-à-dire la question porte sur ce qu’est conscient et de ce qui est inconscient, sur ce quelque chose qui est difficile à nommer dans une situation donnée, je vais essayer de le cerner. 

Le stade du miroir et l’assertion anticipative

 

À partir du texte Le stade du miroir de Lacan, c’est l’Innenvelt et l’Umwelt, les références de Freud, que Lacan reprend, page 96 dans Écrits, qui orientent la question clinique et l’enjeu de la reconnaissance ou la méconnaissance. C’est-à-dire, comme nous le savons avec Lacan, chez Freud, Le principe de réalité et Le principe de plaisir n’ont pas suffi à élucider ce qui est un fondamental constituant une réalité, puis, un désir, le désir de l’autre. Ce n’est qu’avec un au-delà, un Jenseits, d’un autre côté, nécessaire, que Freud situe ce qui est en jeu au moment de lancer une parole, le « fort-da », comme le fait de dire : « Blanc ! ». Voici, l’être parlant, le parlêtre, ça passe par l’être, c’est la lecture qu’en fait Lacan de Freud. 


Il me semble que la question sur une logique du tempslogique est un qualificatif du temps, Le temps logique, nous oriente sur ce qui est un imaginaire de ce temps, et ainsi une logique de cette imaginaire. Ce qui alors est une certitude d’une assertion anticipée, est-ce alors une parole déjà conçue au vu d’une expérience antérieure, expérience qui porte sur une défense envers l’autre. Ce qui est devenu, de ce qui a été, de ce futur antérieur comme Lacan en parle, est devenu nécessaire et obligé au vu de l’expérience passée. Une méconnaissance, cela peut être ça. Et si c’est un délire d’interprétation, c’est alors un délire qui maintient un semblant du moi en place. Mais je devance mon propos.


Ce qui pourrait sembler assez banal dans le premier exemple du miroir, semble être une simple désillusion, ou une dépersonnalisation, est-ce alors un trouble de l’identité ? Il y a un réel, un impossible à situer, impossible à symboliser, sauf dans, ou à partir de, ce que cette personne ressent comme vrai pour lui. Et ceci est un vrai vrai, ce n’est pas un mi-dire, mais un dire vrai univoque. Il n’est pas possible d’amener cette personne à développer ce qu’elle veut dire. Ainsi l’imaginaire est le ressenti. Cet imaginaire détermine le ressenti. Un imaginaire du désir de l’objet qui amène une logique des moments, mais pas forcement des temps. L’imaginaire semble ainsi absorber ou annihiler les temps. Le temps étant qu’imaginaire ne tient pas compte de l’inscription dans une réalité du temps, où ce temps est un entendement avec l’autre sur le temps et le contenu de ce temps.

Philosophie, langage et perceptions du monde

 

En prenant appui sur le sophisme, le champ de recherche est vaste, parce qu’à la fois philosophique, comme à la fois, inhérent au sophisme, n’étant pas philosophique. Pour le dire de façon plus psychanalytique, ce champ de recherche est aussi langagier. Quand est-ce l’homme parle et quel est ce hiatus inaugural à toute parole à partir d’un fait, à partir d’une idée. Comment se situent l’endogène et l’exogène ? 


Ce que Jacques Lacan et que Charles Melman nous apportent, peut orienter ce cas, par ce qu’ils en disent des formes de paranoïa ou de la paranoïa ordinaire dans la cité. Les ouvrages d’Eric Porge se réfèrent à plusieurs reprises au stade du miroir et à la paranoïa comme champ d’investigation vis-à-vis du sophisme de Lacan.


Dans L’agressivité en psychanalyse dans Écrits, Lacan revient avec plusieurs références sur Le stade du miroir, sur la jubilation, notamment. Lacan dit dans ce texte, page 114 : « dans les disruptions dépressives des revers vécus de l’infériorité, engendre-t-il essentiellement les négations mortelles qui le figent dans son formalisme : « Je ne suis rien de ce qui m’arrive. Tu n’es rien de ce qui vaut. »

Aussi bien les deux moments, se confondent-ils où le sujet se nie lui-même et où il charge l’autre, et l’on y découvre cette structure paranoïaque du moi qui trouve son analogue dans les négations fondamentales, mises en valeur par Freud dans les trois délires de jalousie, d’érotomanie et d’interprétation. C’est le délire même de la belle âme misanthrope, rejetant sur le monde le désordre qui fait son être. » 


Pour ce cas, comme je l’expose, c’est déjà de rejeter l’autre, pas seulement un autre, mais tout autre, c’est-à-dire même le reflet propre, on pourrait le dire comme ça, par exemple. C’est-à-dire par le fait, que cette personne ne comprend pas lui-même que c’est son propre reflet, où je mets comprendre en exergue. Il y a un trouble sur la distribution des places, pourrait-on dire.


C’est par une période de fatigue, de stress, de tourmente, d’hypocondrie, que le reflet n’est pas le sien. L’image amène, ou confirme, un tel mal-être, une forme de doute, où le Réel prend une ampleur dont il n’arrive pas à orienter ou à organiser sa réalité, Wirklichkeit, selon son propre désir. Je pourrais dire avec Lacan, que ce qui l’embête, cet homme, c’est ce qui lui est de structure. Puis en écrivant mon papier, il m’est venu : il est ce qu’il est, avec cette orthographe, comme Lacan le fait remarquer à plusieurs reprises : e.s.t. et h.a.i.t. Ainsi, il y a quatre possibilités. Restons sur : Il est ce qu’il hait. Ce n’est que dans la langue française, que ceci est possible.


Son angoisse et aussi son agressivité aboutissent au mieux, des jours meilleurs, à des formes de perversion. Il n’est pas rare que la perversion apaise par son salut d’être une forme de semblant d’être, un investissement du moi semblant, qui fait office d’être au moins normal. C’est-à-dire la perversion ordinaire. La version du père. Je fais référence à Lacan et à l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun La perversion ordinaire. Dans ses défenses par la colère, il en dit ceci, qui semble être un moment de délire d’interprétation, il dit : c’est « de faire de moi quelque chose qui sort de sa bouche ». Il s’agit de la bouche de la partenaire. Il n’y a qu’un ressenti absorbé, ingurgité. Le signifiant venant de l’autre l’identifie, non seulement il n’en veut pas, mais il se trouve dans un tel état de défaite, que sa seule défense, qui se situe au niveau du moi, un moi où il n’y a pas de coupure vis-à-vis de l’autre, l’amène à situer l’affaire comme un enjeu de vie et de mort, de sa vie et de la mort de l’autre, mort de ce qui n’est pas lui. Parce que ce qui lui vient de l’autre est la vérité. Il n’y a pas de manifestation à partir de son moi. L’objet ressenti est lui. Dans de telles circonstances pour cette personne, il n’y a aucune défense possible autre que le délire. Le délire lui donne consistance. C’est l’autre qui le met dans cet état pas possible. Il y a une méconnaissance du désir de l’autre. Le fait de saisir ou de comprendre la situation, la différence des désirs, la différence, ne peut pas être assimilée comme ce qui vaille comme un différend entre personnes.


Dans l’après-coup qu’il s’est emporté, il n’y a pas de lieu de l’autre pour autant. L’autre est le coupable de tout ça. Le désir de l’autre, que l’autre à un désir, ne semble pas pourvoir être obtenu par expérience. Il n’y a pas d’autres du moi. Il n’y a pas d’autres de l’Autre. Il faut l’entendre chez quelqu’un qui semble pourtant apte à s’y plaire dans les relations sociales. Ainsi ce qui peut en être dit de ses difficultés, pour apaiser et orienter une situation, ces dits sont reçu comme des formules à adapter, son désir et n’y est pas, parce qu’il ne comprend pas, il n’y a pas de savoir. Il organise seul son désir, quoi qu’on dise. On entend bien ici ce qu’en dit Lacan, que notre propre parole nous vient de l’autre sous une forme inversée. 


Quel est alors le rapport avec le sophisme ?


Mon propos est trop long, donc je survole seulement, que ceci semble avoir pour fond un traumatisme vis-à-vis de l’autre ou d’un autre. Cette personne peut parler de surtout deux scènes traumatiques auprès de son père. Les scènes ne sont qu’évoquées que de façon simple, automatique, dans le sens de son vécu, un vécu qui est le sien. Il n’y a pas de différenciation situationnelle possible, pas de possibilité de saisir ce en quoi son père avait agit ainsi ; pas de prise de conscience, avec le temps, qui change le point de vue sur les scènes vécues ou les scènes décrites comme vécues. Seulement une rancune manifeste donnant lieu à un impossible persistant ayant une fonction d’énigme de ce qui ne va pas, de ce en quoi le père était en colère, qui relève de ce qui reste énigmatique et qui porte sur la sexualité. Les scènes sont les preuves. C’est par le fait que cela a eu lieu, que ces moments de trauma, maintenus par leur récit, récités à chaque fois pareillement, presque mot à mot, sont comme des garanties, pas seulement de leur véracité, dite, mais aussi que c’est là raison, telle qu’elle, c’est là où cela s’est fait. C’est la raison du mal-être, c’est l’énigme du mal-être vrai. On pourrait qualifier ceci d’une tentation de symbolisation, qui pourtant n’arrange rien. L’objet ne tombe pas. Le vrai n’est pas un soulagement. Il n’y a pas de sujet divisé amené à se définir pour un temps. Ce qui est un manque à savoir, ce n’est pas un savoir qui pourrait être su ; de ce savoir, il n’y a pas de futur, c’est que c’est innommable ; et qui, dans ses rencontres intimes, on peut l’entendre comme un envers de « ça ne va pas », par ce qui devient alors : « ce n’est pas ça. ». Il n’y arrive pas. 


Nous sommes en plein, là, dans ce que Lacan qualifie de qu’il n’y a rien à comprendre, il me semble. Il n’y a pas à chercher à comprendre, cette personne ne sait pas ce qu’il y a à comprendre, dans le sens de différencier son propre désir, du désir de l’autre. 


La personne lambda, il sait qu’il n’y a rien à comprendre, il n’y a rien d’autre que ce qu’il a déjà compris, c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Le Réel a une fonction de pur trou, autant l’éviter, c’est comme ça, il s’agit de s’en accommoder et en même temps de ne pas céder sur son désir. Le sujet est clivé. Bon, je fais du lacanien avec des bottes de sept lieues, ce qui a au moins le mérite d’être métaphorique. Oui, le désir de connaître passe par le savoir, sinon il n’y a pas de désir. Cet homme, aussi, a déjà compris. Il a compris qu’il n’y a que sa façon à lui, qui est vraie ; sinon autant dire qu’il n’est pas, ce qui lui est un impossible. Dans des moments difficiles, ou lors des propos difficiles à saisir dans le sens de leur portée du désir des hommes, le fait de constater avec lui : « c’est comme ça » l’étaye bien, c’est-à-dire c’est de soutenir qu’il n’y a rien à comprendre.


Un dernier repère et repérage (on entend le mot père) sont les mots toujours et jamais qui lui sont insupportables. Un propos le concernant ne peut être qualifié par ces mots. Ces mots toujours et jamais, deviennent des absolus qui le désignent lui. Ce sont des absolus de temps, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’échappatoire possible sauf à interdire ces deux mots. Il ne conçois pas ainsi, pourrait-on dire, le temps. Il n’y a que sa définition du temps. Le temps est ce qui amène un autre, aussi en référence à Levinas, et lui, il s‘en préserve. Vous l’avez entendu, dans ce que j’ai dit, qu’il n’y a pas d’historicité ; cette personne évite le passé, et il n’a pas de projets futurs qui organise sa vie. Il évite, ou il est simplement désintéressé par tout ce qui pourrait le définir, pour être au mieux dans son désir à lui. Ceci semble en soi pouvoir être d’apparence assez simple sans présenter trop de difficultés. 

Un humanisme possible ou impossible

 

Nous l’avons entendu hier, que la solution parfaite a, pour Lacan, avoir avec le fait d’être homme parmi les hommes. C’est-à-dire que c’est « de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme » qui oriente la parole entre hommes. Selon ce cas, on entend bien la méfiance des hommes qui pourrait le définir par ce qui sort de leur bouche, ou par leur reflet, sans affect lui correspondant. Lacan le dit dans son texte sur le sophisme : « 1 Un homme sait ce qui n’est pas un homme ; 2 Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes ;  3 Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme. Voir annexe IV 


Voilà le miroir, entre hommes. Ne pouvant pas se refléter dans le miroir par peur de ne pas être homme, en tout cas de ne pas pouvoir se reconnaître comme homme parmi les hommes, de ne pas comprendre que c’est son propre reflet, il y a là déplacement, refus ou impossibilité de ce que l’image peut donner à savoir. Le reflet représentation du moi, que le Je pourrait nommer, ne se fait pas, puisque ce qu’il ressent ce n’est pas ce qu’il voit. Innenvelt et umvelt. L’idée du monde et le monde comme idée. Le moi freudien, ne peut pas être réfléchi dans le miroir, il n’y a pas d’image du moi, il s’agit du langage courant comme Lacan le dit. C’est le Je qui peut nommer ce qu’il voit et se dire : « c’est moi ». C’est l’image de soi projetée dans le monde, vue par les autres. C’est un représentant de ce qui est ressenti. Il n’y a en effet pas de cohérence entre le ressenti et l’image représentant l’idée que l’on se fait ou que l’on peut avoir de soi. La jubilation exprime bien un Réel à surmonter, à symboliser. Le moi dans le miroir relève ainsi du langage courant. Le moi psychique, c’est autre chose. Il est ainsi nécessaire de différencier ce qui, dans le langage, désigne, par le même mot, des champs différents. Il n’y a pas d’énoncé absolu ; l’accord fonctionne selon les convenances. Le ressenti n’a pas d’image, mais seulement un imaginaire. Qu’est-ce qui est, alors, oublié ?

Ce moment entre un fait et l’énonciation 

 

Donc pour faire le rapprochement avec le sophisme, comment est-ce que cette personne a su donner la solution parfaite ? Vous l’avez déjà saisi je suppose. J’en ai déjà dit quelques bribes. Je vais l’expliciter un peu. Comment savait-il ?


Au vu de la réaction de cet homme, les trois temps, comme Lacan les amène : l’instant de voir, le temps de comprendre et le moment de conclure, nous pouvons déjà par ces mots instant, temps et moment saisir ce qu’ils en disent du temps, et en quoi il relève de l’imaginaire, en tant que l’imaginaire est une interprétation de la réalité, Wirklichkeit. De quelle toute spéciale méconnaissance de la réalité d’autrui, s’agit-il ? Quelle est la méconnaissance des hommes qui sont pourtant des intellectuels qualifiés. 


L’instant de voir, je peux l’entendre comme l’instant chez Kierkegaard, øjeblikket, « parce que Lacan a lu Kierkegaard », c’est Rodolphe Adam qui le dit, c’est l’instant du sujet, l’instant où il ex-iste ou ek-siste avec le k du danois eksistens. Le mot øjeblikket veut littéralement dire l’instant de l’œil, l’instant que l’œil voit. Œil et øje ont les mêmes origines étymologiques, eye en anglais, augen, augenblick en allemand. Cet instant lié au fait de voir, il y a là un imaginaire de l’instant du sujet. C’est une prise de conscience pour quelqu’un qui n’est pas ce qu’il voit. Ou c’est par ce qu’il voit, ce regard de sa fiancée, ici c’est Kierkegaard, qui voit. Il l’est, cet instant. Nous sommes ici, pas loin de Descartes, comme Lacan en parle, entre penser et être, et leur distinctions. Mais je ne vais pas le développer là.


Le temps de comprendre, nous l’avons vu, est alors, c’est ce que je propose avec ce cas, ce qu’il n’y a rien à comprendre, un temps de raisonner réduit au point d’être presque plus nécessaire, parce que le raisonnement va chercher dans du préconçu, ou est éliminé, inabordable, puisque la réalité de relation à l’autrui est spéciale, c’est alors que le temps de la compréhension n’est plus, ou presque plus. C’est Lacan qui va le dire.


La personne m’avait renseigné que cela avait été par déduction, par des probabilités qu’il avait choisi blanc : « il y a plus de blancs que de noirs. » Je reste saisi par mon étonnement. C’est ainsi que d’argumenter n’est pas une mise possible, puisque c’est ouvrir la béance sur le Réel, c’est-à-dire qu’il y a le risque de quelque chose qu’il ne pourrait pas savoir. Dans la cure il y a une orientation du Réel possible qui peut apporter un apaisement. C’est le fait d’être un homme parmi les hommes, un homme intelligent, par exemple. 


Ainsi, l’instant et le moment de conclure peuvent être si aussi rapprochés que l’anticipation l’ordonne. Lacan le dit page 210 : «  Mais à quelle sorte de relation répond une telle forme logique ? À une forme d’objectivation qu’elle engendre dans son mouvement, c’est à savoir à la référence d’un « je » à la commune mesure du sujet réciproque, ou encore : des autres en tant que tel, soit : en tant qu’ils sont autres les uns pour les autres. Cette commune mesure est donnée par un certain temps pour comprendre, qui se révèle comme une fonction essentielle de la relation logique de réciprocité. Cette référence du « je » aux autres en tant que tel doit, dans chaque moment critique, être temporalité, pour dialectiquement réduire le moment de conclure le temps pour comprendre à durer aussi peu que l’instant du regard. » 


Je mets en exergue : dans chaque moment critique […] pour dialectiquement réduire le moment de conclure le temps pour comprendre à durer aussi peu que l’instant du regard. Voir annexe V. Ainsi, L’instant de voir, pourrions-nous dire, pour ce cas, si vous voulez bien, rend nécessaire le moment de conclure. C’est pourquoi la parole, qui assure le fait d’insister, un insister qui relève du désir inconscient, amène à poser une question sur cette parole : « Blanc ! » est-ce qu’elle relève du fait qu’il compte sur son inconscient, ou est-ce de ne pas pouvoir compter sur autre chose que ce qu’est une méconnaissance ?


Quand nous parlons, nous ne savons pas ce que nous disons. Même ayant fait un papier écrit. C’est notre inconscient qui parle à notre place, c’est notre désir, notre fantasme que nous exprimons. Nous sommes des analysants en parlant, même étant analyste en pratique. Ceci ne dit pourtant pas sous quel discours notre parole à lieu. 

Pour finir, je ne vais pas conclure, mais poser une question

 

Y a-t-il une coupure possible pour cette personne, pour ce cas que je vous apporte ? L’objet ne tombe pas, symboliquement, dans des moments de demande vis-à-vis de l’autre. Ainsi des trois temps il n’y a presque qu’un. Pour cet homme, l’objet du désir ne tombe pas, que ce soit devant l’image dans le miroir ou dans la solution parfaite du sophisme. L’hiatus est rapidement, par la hâte, éliminé par l’anticipation. L’hésitation, et le doute, par peur de ne pas être reconnu et de pouvoir reconnaître, donne un impact à l’objet petit a, un petit tas, nécessaire à lui seul. Au vu de ce qui lui est traumatique avec son père, il me semble qu’il y a forclusion sur ce qu’est un désir et sa réalité admises parmi ses pairs.  


Quel est le fil que Lacan tient peut-être depuis sa thèse en 1931 sur les paranoïas jusqu’à La Topologie et le Temps en 1978-1979 ; où il dit dans ce dernier séminaire : « Il y a une correspondance entre la topologie et la pratique. Cette correspondance consiste en les temps. La topologie résiste, c’est en cela que la correspondance existe. […] La topologie […] permet dans la pratique de faire un certain nombre de métaphores. ». Ce fil, est-il alors, que la résistance, vis-à-vis les temps, permette des métaphores. Est-ce qu’une méconnaissance c’est de ne de pas parvenir à comprendre, et ainsi ne pas pouvoir saisir la portée du savoir des métaphores ?

Je vous en remercie de votre invitation.


ANNEXE I

 

Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée dans Écrits, de 1945, l’Éditions du Seuil, Paris, 1966, page 197


Un problème de logique

 

Le directeur de la prison fait comparaître trois détenus de choix et leur communique l’avis suivant : «Pour des raisons que je n ‘ai pas à vous rapporter maintenant, messieurs, je dois libérer l’un d’entre vous. Pour décider lequel, j’en remets le sort à une épreuve que vous allez courir, s’il vous agrée.» 


«Vous êtes trois ici présents. Voici cinq disques qui ne diffèrent que par leur couleur : trois sont blancs, et deux sont noirs. Sans lui faire connaître duquel j’aurai fait choix, je vais fixer à chacun de vous un de ces disques entre les deux épaules, c’est-à-dire hors de la portée directe de son regard, toute possibilité indirecte d’y atteindre par la vue étant également exclue par l’absence ici d’aucun moyen de se mirer.» 

 

«Dès lors, tout loisir vous sera laissé de considérer vos compagnons et les disques dont chacun d’eux se montrera porteur, sans qu’il vous soit permis, bien entendu, de vous communiquer l’un à l’autre le résultat de votre inspection. Ce qu’au reste votre intérêt seul vous interdirait. Car c’est le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur qui doit bénéficier de la mesure libératoire dont nous disposons.»

 

«Encore faudra-t-il que sa conclusion soit fondée sur des motifs de logique, et non seulement de probabilité. A cet effet, il est convenu que, dès que l’un d’entre vous sera prêt à en formuler une telle, il franchira cette porte afin que, pris à part, il soit jugé sur sa réponse. Ce propos accepté, on pare nos trois sujets chacun d’un disque blanc, sans utiliser les noirs, dont on ne disposait, rappelons-le, qu’au nombre de deux.» 


Comment les sujets peuvent-ils résoudre le problème ?


La solution parfaite

 

Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble quelques pas qui les mènent de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit alors une réponse semblable qui s’exprime ainsi : «Je suis un blanc, et voici comment je le sais. Étant donné que mes compagnons étaient des blancs, j’ai pensé que, si j’étais un noir, chacun d’eux eût pu en inférer ceci : «Si j’étais un noir moi aussi, l’autre, y devant reconnaître immédiatement qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir.» Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs. S’ils n’en faisaient rien, c’est que j’étais un blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion.»


C’est ainsi que tous trois sont sortis simultanément forts des mêmes raisons de conclure.


ANNEXE II


LACAN Jacques, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée Un nouveau sophisme dans Écrits de l’Éditions du Seuil de 1966, page 199

 

Valeur sophistique de cette solution

 

Cette solution, qui se présente comme la plus parfaite que puisse comporter le problème, peut-elle être, atteinte à l’expérience ? Nous laissons à l’initiative de chacun le soin d’en décider. Non certes que nous allions à conseiller d’en faire l’épreuve au naturel, encore que le progrès antinomique de notre époque semble depuis quelque temps en mettre les conditions à la portée d’un toujours plus grand nombre : nous craignons, en effet, bien qu’il ne soit ici prévu que des gagnants, que le fait ne s’écarte trop de la théorie, et par ailleurs nous ne sommes pas de ces récents philosophes pour qui la contrainte de quatre murs n’est qu’une faveur de plus pour le fin du fin de la liberté humaine.


Mais, pratiquée dans les conditions innocentes de la fiction, l’expérience ne décevra pas, nous nous en portons garant, ceux qui gardent quelque goût de s’étonner. Peut-être s’avérera-t-elle pour le psychologue de quelque valeur scientifique, du moins si nous faisons foi à ce qui nous a paru s’en dégager, pour l’avoir essayée sur divers groupes convenablement choisis d intellectuels qualifiés, d’une toute spéciale méconnaissance, chez ces sujets, de la réalité d’autrui. »

 

ANNEXE III


L’éthique de la psychanalyse dans la leçon du 23 décembre 1959, pages 129-130 :

«Le paradoxe dit d’Épiménide, c’est celui qui avance « Tous les hommes sont des menteurs ». « Que dis-je, en avançant avec l’articulation que je vous ai donnée de l’inconscient, que dis-je ? répond le sophiste, sinon que moi-même je mens, qu’ainsi je ne puis rien avancer de valable [– 130 –] concernant non pas simplement la véritable fonction de la vérité, mais la signification même du mensonge. »


Revenons au sophisme. Le sophisme est une forme de mensonge, comme Lacan nous le rappelle dans  L’éthique de la psychanalyse : 

«Je veux en venir à l’interdiction du mensonge, pour autant que vous la voyez rejoindre ce qui, pour nous, s’est présenté d’abord comme étant le rapport essentiel de l’homme, pour autant qu’il est commandé, à la Chose, par le principe du plaisir, à savoir ce rapport auquel nous avons affaire tous les jours dans l’inconscient et qui est un rapport menteur. Le « Tu ne mentiras point » est le commandement où, pour nous, se fait sentir de la façon la plus tangible le lien intime du désir, dans sa fonction la plus structurante, avec la loi. Car à la vérité, le «Tu ne mentiras point » est quelque chose qui, suspendu dans son projet, est là pour nous faire sentir la véritable fonction de la loi. Et je ne pourrais mieux faire, pour vous le faire sentir, que d’en rapprocher le sophisme par lequel se manifeste au maximum le type d’ingéniosité le plus opposé à celui de la discussion proprement juive et talmudique, c’est le paradoxe dit d’Épiménide, c’est celui qui avance « Tous les hommes sont des menteurs ».


« Que dis-je, en avançant avec l’articulation que je vous ai donnée de l’inconscient, que dis-je ? répond le sophiste, sinon que moi-même je mens, qu’ainsi je ne puis rien avancer de valable [– 130 –] concernant non pas simplement la véritable fonction de la vérité, mais la signification même du mensonge. » Le « Tu ne mentiras point », pour autant qu’il est un précepte négatif, est ce quelque chose qui a pour fonction de retirer de l’énoncé le sujet de l’énonciation. Rappelez-vous ici le graphe. C’est bien là, pour autant que je mens, que je refoule, que c’est moi, menteur, qui parle, que je peux dire « Tu ne mentiras point ». Et dans « Tu ne mentiras point » comme loi est incluse la possibilité du mensonge comme désir le plus fondamental. »


Pour rappel, le sophisme ne relève pas du vécu de quelqu’un. Nous pouvons ainsi le situer comme un mythe. C’est-à-dire qu’il y a des parties de vérité, du vraisemblable des hommes, mais le récit court-circuit le sens de, justement, ce qui a un sens pour les hommes en général et en particulier. Ce point a déjà été développé hier ou le sera aujourd’hui par les collègues.


ANNEXE IV


Lacan dit, LACAN, Jacques, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée Un nouveau sophisme dans Écrits de l’Éditions du Seuil de 1966, page 213 : 

« Nous montrerons pourtant, quelle réponse, une telle logique devrait apporter à l’inadéquation qu’on ressent d’une affirmation telle que « Je suis un homme », à quelque forme que ce soit de la logique classique, qu’on la rapporte en conclusion de telles prémisses que l’on voudra. (« L’homme est un animal raisonnable »…, etc.) Assurément plus près de sa valeur logique apparaîtrait-elle présentée en conclusion de la forme ici démontrée de l’assertion subjective anticipante, à savoir comme suit : 1, 2, 3 – Mouvement qui donne la forme logique de toute assimilation « humaine », en tant précisément qu’elle se pose comme assimilatrice d’une barbarie, et qui pourtant réserve l’indétermination existentielle du « je » […] »  En exergue : L’assertion subjective anticipante.

 

ANNEXE V


LACAN, Jacques, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée Un nouveau sophisme dans Écrits de l’Éditions du Seuil de 1966, page 210 – «  Mais à quelle sorte de relation répond une telle forme logique ? À une forme d’objectivation qu’elle engendre dans son mouvement, c’est à savoir à la référence d’un « je » à la commune mesure du sujet réciproque, ou encore : des autres en tant que tel, soit : en tant qu’ils sont autres les uns pour les autres. Cette commune mesure est donnée par un certain temps pour comprendre, qui se révèle comme une fonction essentielle de la relation logique de réciprocité́. Cette référence du « je » aux autres en tant que tels doit, dans chaque moment critique, être temporalité, pour dialectiquement réduire le moment de conclure le temps pour comprendre à durer aussi peu que l’instant du regard. »


Sophisme et vérité de Pierre MARCHAL

SOPHISME ET VÉRITÉ

QU’EN EST-IL DE CE « NOUVEAU » SOPHISME?

Pierre MARCHAL
  


JOURNÉES ORGANISÉES PAR 
L’ALI, LE COLLÈGE DE PSYCHIATRIE ET L’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
samedi 2 décembre 2023 
 

 

J’ai intitulé mon propos « Sophisme et Vérité » pour tenter de rappeler que c’est dans le cadre d’une approche de la place, de la fonction de la vérité pour la psychanalyse que Lacan aborde la question d’un « nouveau » sophisme. Et c’est en cela qu’elle, la psychanalyse, se démarque de l’entreprise philosophique, et même, quoiqu’en pense Freud, de la volonté scientifique de cerner le vrai.

Mais avant d’en venir à cette question du « nouveau » sophisme que propose Lacan dans le texte sur le Temps logique, je voudrais vous dire que je doute aujourd’hui qu’il soit « vraiment » un sophisme. Au sens bien entendu où on l’entend généralement, encore aujourd’hui, dans l’enseignement universitaire classique de la philosophie.

C’est d’ailleurs la question que se pose Erik Porge au chapitre 3 de son ouvrage sur le temps logique : le temps logique (1)  reste-t-il un sophisme, puisque Lacan y trouve une solution ? Il y répond pourtant affirmativement. D’une part, parce que « les temps de l’erreur sont intégrés au raisonnement lui-même » et d’autre part, et c’est cette raison qui m’intéresse davantage, parce que, je le cite :

« … cette issue salutaire dépend d’un acte lié à une rhétorique qui excède la déduction, le raisonnement, voire l’écriture. La partie raisonnement resterait suspendue à la possibilité de l’erreur sans l’acte qui donne la certitude. Mais l’acte est une dimension qui est en extériorité par rapport au raisonnement »(2)

La question subsiste donc : pourquoi Lacan, à la suite de Freud d’ailleurs, reprend-il cette question de la vérité que nous avons directement hérité de la philosophie ? Alors que, comme l’a bien montré Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan n’est pas philosophe. Et s’il n’est pas philosophe, c’est « qu’ il s’attache  à penser que la vérité d’une pensée philosophique, qu’il relit, est ailleurs qu’en elle-même. »(3)

Cela me paraît me paraît très pertinent. C’est sans doute cet ailleurs qui amènera Lacan à parler de la dimension du Réel et du champ des jouissances qu’il considère comme l’une de ses trouvailles, sinon sa trouvaille. Et c’est sans doute pourquoi il ne parlera pas de sophisme, au sens où la pensée philosophique l’a systématisée, mais de « nouveau » sophisme.

Qu’en est-il de cette nouveauté sophistique ? Ne vient-elle pas bousculer quelque chose de notre rapport à la vérité ? De même, ce que Lacan nomme la « certitude anticipée » – il ne parle pas de « vérité anticipée » – ne marque-t-elle pas la même tension, d’avec la vérité : la certitude anticipée dont parle le temps logique n’est pas la vérité ! Descartes est passé par là ! Mais aussi Hegel que Lacan a rencontré via le commentaire de Kojève.(4)

N’est-ce pas cela qu’interroge Lacan en parlant de « nouveau » sophisme puisqu’à lire et relire son texte, il m’apparaît que son enjeu – qui restera sans doute le même dans tous ses écrits, ses séminaires et ses interventions – n’est autre que de pointer ce qu’il en est de la cure analytique et de la position de l’analyste. S’il y a un enjeu dans tout le travail de Lacan, c’est bien celui-là que je qualifierais d’épistémologique. Dès le séminaire II, déjà cité, Lacan parle de l’épistémè dans la leçon 24 novembre 1954. Leçon qui est intitulée, dans la version du Seuil : « Savoir, Vérité, Opinion ». Dans la version de l’ALI (sans date), il n’en est donné qu’un bref résumé, compte tenu que la sténotypie de cette leçon n’était pas accessible, du moins à ce moment. Toutefois, dans ce court résumé, la référence au Ménon de Platon en dit assez pour qu’on y entende déjà quelque chose qui nous renvoie au Temps logique :

« Il suffit d’éveiller l’esclave Ménon en l’occurrence, dit Socrate, pour voir qu’il sait tout. […] L’esclave commence par se tromper […] C’est Socrate qui en fournit la solution. C’est là qu’il a une faille entre l’élément intuitif et l’élément et c’est le maître qui réalise le passage de l’imaginaire au symbolique, par le biais de ceci que 8 est la moitié de 16. Ménon se contente de repérer la bonne forme.

Quand une partie du monde symbolique émerge, elle crée son propre passé. C’est une erreur propre à tout savoir. Cette erreur consiste en l’oubli de la fonction créatrice de la vérité sous sa forme naissante. C’est ce que nous, analystes, qui travaillons dans la dimension de cette vérité, nous ne pouvons éviter. »

Et Lacan de conclure :

« Ainsi « l’orthodoxa » laisse derrière lui, nous, nous la mettons au cœur de notre expérience »

Où on entend bien, me semble-t-il que la « logique » dont se soutient la psychanalyse est tout autre que celle de la philosophie platonico-socratique. C’est pourquoi, il me semble « vraiment » important de croiser ce texte du Temps logique avec d’autres textes des Ecrits, à savoir : d’une part « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse »(5), et d’autre part les deux textes qui clôturent les mêmes Ecrits : « Du ‘Trieb’ de Freud et du désir de l’analyste » et « La science et la vérité » dont nous avons la chance de de disposer d’un commentaire de Charles Melman.

Ou pour le dire encore autrement, plus radicalement, trop radicalement peut-être, c’est du «vraiment » qu’il va s’agir : le « vrai-ment » : à vouloir dire la vérité, le vrai, on ne peut que mentir ! 

Comment entendre ce « mentir » ? Je tenterai d’y revenir. 

*

Je commencerai par dire ce qu’il en est du sophisme tel qu’aujourd’hui encore on peut l’entendre non seulement dans le discours philosophique – j’en ai déjà parlé – que je qualifierais de « classique », mais aussi dans la pratique langagière quotidienne.

Et tout d’abord, un exemple un peu comique mais aussi très instructif, tiré du théâtre de Ionesco, dans sa pièce Rhinocéros, au premier acte où le « Logicien » s’adresse au « Vieux Monsieur » pour lui proposer le raisonnement suivant :

« Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat », affirme le logicien au vieux monsieur. Et ce dernier acquiesce : « C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate »

 

Ce qui est le plus étonnant, de mon point de vue, c’est moins le sophisme du logicien que la réponse du « vieux monsieur » qui, d’une certaine manière, en ramenant son chat nommé « Socrate », semble pouvoir lever la dimension sophistique de ce raisonnement. Il n’en évidemment rien. Mais quelle importance. On voit le « Vieux Monsieur » s’accommoder de ce sophisme. Il faudrait relire tout le premier acte de cette pièce pour comprendre l’enjeu même de la critique de Ionesco par rapport à la logique et son pouvoir sur « les vieux messieurs » que nous sommes trop souvent !

Mais revenons à des références qui peuvent paraître plus ‘sérieuses’. Je vous citerai l’article ‘sophisme’ tel qu’on le trouve dans l’Encyclopedia Universalis et dont l’auteur, Françoise Armengaud, docteur en philosophie a enseigné dans l’Université française. Elle a beaucoup travaillé sur la pragmatique et la théorie des noms propres.

Elle définit le sophisme de la manière suivante. Il s’agit d’un

« … artifice dont usait le sophiste de l’Antiquité, le raisonnement trompeur ou embarrassant pour l’interlocuteur, l’argumentation fallacieuse, voire la faute de raisonnement. Primitivement, c’est, le tour d’adresse ingénieux, la prestidigitation habile dans l’ordre du langage : on n’y voit que du feu ; le raisonnement paraît valide, bien que sa conclusion soit inacceptable, mais on sait déceler la faille. »

Cela se réfère à une pratique du discours qui, comme l’avancent aussi bien Gorgias que Protagoras (tous deux sophistes célèbres et influents) se fonde sur l’argument de l’impossibilité du discours faux : « Dire, c’est dire quelque chose, c’est dire ce qui est ». Et Françoise Armengaud de commenter :

« Il faut ou bien que toute énonciation soit vraie, ou bien qu’il n’y ait pas d’énonciation. »

On est bien là dans une perspective fort différente, plus subtile que celle de la pensée philosophique classique que j’ai évoqué plus haut et qui n’est pas sans rappeler la formule qui conclut le Tractatus Logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (1922) qui se termine par la fameuse formule : 

« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »(6).

Je conclurai ces quelques réflexions avec le rappel de cette pratique du discours qui a précédé l’avènement de la philosophie, en citant Barbara Cassin quand elle définit ce qu’il en est de la sophistique :

« … au lieu de méditer sur l’être comme les Eléates ou sur la nature comme les physiciens d’Ionie, ils [les sophistes] choisissent d’être des éducateurs professionnels, étrangers itinérants qui font commerce de leur sagesse, de leur culture, de leur compétence. […] Mais ce sont aussi des hommes de pouvoir, qui savent comment persuader des juges, retourner une assemblée, mener à bien une ambassade, donner ses lois à une cité nouvelle, former à la démocratie, bref faire œuvre politique »(7). 

 

*

 

J’en reviens à la problématique « Sophisme et Vérité » qui n’a de sens que de s’inscrire dans celle, plus générale, de notre rapport à la vérité. D’où la question : comment inscrivons-nous ce rapport ? La multiplicité des cultures témoigne de la diversité de ces écritures. Mais aussi l’histoire d’une même culture où cette écriture est le lieu d’une véritable confrontation.

C’est ainsi que l’histoire de notre culture a été marquée, de ce point de vue, par ce qu’on pourrait appeler la « révolution philosophique » qui nous a fait passer de la « mètis » à l’« alètheia », de l’intelligence sophistique, d’un véritable « faire avec » ce qui nous arrive » -et on peut entendre là une sorte d’écho au savoir-faire avec le symptôme ! Mais un écho seulement- à la vérité philosophique qui prétend en quelque sorte enfermer la vérité dans la sphère du Symbolique, le Réel étant entièrement (en principe du moins) traductible en termes symboliques. Mais on sait qu’une telle entreprise est en fait impossible. D’où une sorte d’aveuglement des philosophes de prendre en compte les échecs de ce que Lacan nommera : les ‘ce n’est pas ça’. Et de mettre en œuvre un rebondissement, en espérant toujours en arriver à produire enfin l’équation parfaite et totale du monde : l’équation entre le Symbolique et le Réel.(8) Un rebondissement qui n’a rien avoir avec le moment de conclure du Temps logique.

 

On peut donc penser qu’il n’y a de ‘sophistes’ et de ‘sophisme’, au sens habituel du terme, que par rapport à cette révolution philosophique qui est caractérisée par le passage de la ‘mètis’ à ‘l’alètheia’ et qui s’inscrit ans la visée des philosophes de discréditer la manière de penser, la mètis, antérieure à la philosophie.

Deux choses sont à relever qui jettent un doute sur ce jugement, par la philosophie, de la pensée grecque qui la précède :

– d’une part, de la pensée ‘sophistique’ ne nous sont parvenus que des courts extraits, le plus souvent cités par les philosophes et qui n’avaient, sans doute, pas d’autre objectif que de discréditer cette pensée antérieure. Or nous savons, par d’autres sources, que les soi-disant sophistes avaient beaucoup écrit et surtout avaient eu une grande influence dans la cité athénienne.

– D’autre part la philosophie ne s’impose qu’au IVe avant JC. Elle est donc postérieure au grand siècle, celui de Périclès qui a marqué l’apogée de la civilisation athénienne. Apogée à laquelle les sophistes ont sans doute remarquablement contribué.

*

Je voudrais me référer à une auteure qui a réfléchi d’une manière très perspicace à ce qu’il en est de la sophistique. Il s’agit de Jacqueline de Romilly qui, dons son livre Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès(9), met en lumière l’importance de ces penseurs que la philosophie un siècle plus tard, disqualifiera en donnant à la dénomination « sophistes » un sens tout-à-fait péjoratif.

Et de rappeler d’abord ces sophistes ont été, un siècle avant l’émergence de la philosophie, de grands personnages du Ve siècle avant JC.

« Les noms de Protagoras et de Gorgias, à plus forte raison ceux d’Hippias, de Prodicos ou de Thrasymaque ne sont guère familiers qu’aux spécialistes. Tout semble en effet s’être accompli sous leur influence et avec leur participation. »

 

Et de prendre l’exemple de celui qui, sans doute, fut le plus influent, en liaison étroite avec Périclès : Protagoras dont l’importance et l’influence semble avoir été décisive dans l’Athènes de ce Vème siècle.

Et pourtant …

La philosophie a réussi son coup de réduire la sophistique à une supercherie. Et cette conviction a perduré. Il ne faudrait donc pas penser que cette question du « sophisme » est une affaire qui ne concerne que la philosophie aristotélicienne, reprise par une théologie qui s’en inspire. Je parle de la théologie thomiste. Au tout début du XXème siècle encore, en 1901, un philosophe-théologien, le père A. Castelein, jésuite et moraliste, publie un cours de logique. Il y aborde la question du sophisme qu’il considère comme la forme la plus subtile d’une sorte de perversion logique : faire croire acceptable des propositions qui dérogent aux lois de la logique. Cette démonstration se conclut par l’affirmation que « la vérité existe » (sans jeu de mot, sans « Witz ») et qu’elle « est une équation entre notre pensée et son objet » !

*

Je terminerai mon intervention en rappelant ma position quant à ce « nouveau » sophisme qui a pour objectif, je le rappelle, de cerner ce que Lacan nommera le désir de l’analyste, agent de la cure, Vous l’avez certainement compris, c’est ma « thèse », sans synthèse d’ailleurs ( ! ), qui s’appuie en quelque sorte, sur les développements de Lacan dans son texte « Du « Trieb » de Freud et du désir de l’analyse »(10). En quelques mots, voici ce que Lacan nous dit dans ce texte des Ecrits :

  1. La « Trieb » freudienne n’a rien à voir avec l’instinct. 
  2. On pourrait la traduire par « libido ». 
  3. « Sa couleur sexuelle, si fortement maintenue par Freud comme inscrite au plus intime de sa nature, est couleur de vide : suspendue dans la lumière d’une béance. Cette béance est celle du désir »
  4. Cette béance se manifeste dans le champ de la praxis où apparaît « un désir dont le principe se trouve essentiellement dans des impossibilités »
  5. Et de ramener cela à « la conciliation des contraires ».
  6. Un pas de plus, un pas plus spécifiquement lacanien : « C’est grâce au Nom-du-Père que l’homme ne reste pas attaché au service sexuel de la mère, que l’agression contre le Père est au principe de la Loi et que la Loi est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste.
  7. « …l’inconscient montre que le désir est accroché à l’interdit, que la crise de l’Œdipe est déterminante pour la maturation sexuelle elle-même »(11)

Suite à ce rappel et reprise de la position freudienne, Lacan introduit la dimension de la castration en se positionnant différemment : il ne s’agit plus de faire de la castration l’objet d’une peur mythique(12), mais l’opération par laquelle un père réel (j’entends un père dans le Réel) introduit l’impossible qui signe le Symbolique et permet à l’analyste de « s’autoriser de soi-même ». Et donc :

« C’est plutôt l’assomption de la castration qui crée le manque dont s’institue le désir. Le désir est désir de désir, désir de l’Autre, soit soumis à la loi »

*

 

(1) Erik Porge, Se compter trois, Le temps logique de Lacan, Erès, 1989.

(2) Op.Cit.,p.36. C’est moi qui souligne.

(3) Je le cite dans l’article « Pourquoi Lacan n’est pas philosophe », qui a paru sur le site du GNiPL (Groupe Niçois de Psychanalyse Lacanienne), sans date. On trouve là une analogie significative avec la manière dont Lacan parle du moi dans son séminaire II,  Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse  en reprenant le dire du poète, en l’occurrence Rimbaud  : « Je est un autre ».

 

(4) Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Leçons sur le Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1947. Il y aurait aussi intérêt à se référer à un ouvrage antérieur d’Alexandre Kojève Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne : Tome I : Les présocratiques.

 

(5) J. Lacan, Ecrits, pp.401 à 416. C’est dans ce texte qu’on trouve la formule « Moi, la vérité, je parle » sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.

 

(6) Je voudrais vous rappeler aussi que ce même Wittgenstein a rédigé un traité intitulé De la certitude, dans les mois qui ont immédiatement précédés son décès en 1951. La publication ayant été assurée post mortem par des maîtres de la philosophie analytique anglosaxonne. On a dit qu’il rivalisait avec les Critiques d’Emmanuel Kant, l’objectif étant de réfuter l’ambition des scientifiques qui était de parvenir à dire ce qui est. Bref la « vérité ».

(7) Encyclopedia Universalis, Entrée « sophistique ».

 

(8) Equation. Du latin classique aequatio (« égalisation » et « compte, calcul ») en latin médiéval.

(9) Editions de Fallois, 1988.

 

(10) J. Lacan, Ecrits, pp. 851-854

 

(11)  Dans ce rapide résumé du texte de Lacan , c’est moi qui souligne les passages en gras.

 

(12) Lacan rappelle d’ailleurs  que « Les pulsions sont nos mythes, a dit Freud ».